Les défis du postcolonialisme

LES DÉFIS DU POSTCOLONIALISME

Samuel KAMANO*

Introduction

Ma tâche sera de répondre clairement aux questions suivantes:

– Quels sont les défis liés à la colonisation et quelles sont les conséquences qui en découlent?

– Où se situent les enjeux dans les défis auxquels les pays colonisés sont confrontés, qu’il s’agisse des défis politiques, économiques, culturels et sociaux pour bâtir l’avenir?

– Comment mobiliser les chrétiens d’aujourd’hui pour relever ces défis?

Il serait judicieux que nous parlions des défis du postcolonialisme dans tous les pays du monde qui ont connu le colonialisme, mais le travail serait colossal et fastidieux. Nous avons donc limité notre sujet au continent africain.

1. Quelques précisions sur les trois systèmes de colonisation

Le colonialisme1

Le colonialisme est un processus bien connu. Il est basé sur l’occupation militaire et l’exploitation des ressources humaines et naturelles à des fins économiques. La possession de colonies donnait au colonisateur un poids politique sur le plan international. La population locale n’avait aucun droit de participation dans les systèmes de prise de décisions concernant la région ou le pays.

La période coloniale a été très longue, près de cinq cents ans si l’on tient compte du début de la colonisation du continent américain. Des mouvements de résistance se sont constitués pour libérer les colonies dès le début du XXe siècle. C’est ainsi que la «décolonisation» a commencé après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le mouvement s’est amplifié durant les années 1960 et s’est plus ou moins achevé dans les années 1970.

Le néocolonialisme2

Avec l’indépendance, il s’est graduellement établi de nouveaux rapports avec l’ex-colonisateur dans le cadre de la «coopération». C’est ainsi que le «néocolonialisme» avec le concours conscient ou inconscient des cadres et décideurs des anciennes colonies.

Le néocolonialisme permettait à la Métropole de garder ses marchés, sa présence culturelle et parfois sa présence militaire à des frais très minimes.

Quant à la classe dirigeante en place, elle obtenait une aide technique pour l’exécution de modèles de développement totalement inadaptés et basés sur un mimétisme aveugle. Cela permettait cependant la vente d’équipements, l’octroi de prêts, le placement d’experts et l’acquisition d’informations précieuses sur la situation économique, sociale et politique du pays. Le système facilitait la corruption et l’enrichissement excessif d’une minorité de «responsables» des deux bords. Pour ce faire, les dirigeants bénéficient, d’une forme de protection politique et militaire leur permettant de rester au pouvoir avec une immunité presque totale. Dans de pareils cas, l’ancienne métropole ne parle ni d’absence de démocratie, ni d’abus des droits de l’homme ni d’excès de corruption. Ce qui compte ce sont les intérêts stratégiques, politiques et économiques du néocolonisateur.

Le postcolonialisme3

Le postcolonialisme a ses caractéristiques propres qui le distinguent du colonialisme et du néocolonialisme. Il est un phénomène très récent qui date du début des années 1990, comme suite à la chute des régimes communistes, à la guerre du Golfe et à l’effritement du peu d’unité que le tiers monde était parvenu à construire (Conférence des non-alignés, Groupe des 77, Organisations régionales…). Le postcolonialisme est, avant tout, le produit du «nouvel ordre mondial». Mahdi Elmandjra a utilisé le terme «postcolonialisme», pour la première fois, en septembre 1990 (après le déploiement des troupes américaines en Arabie Saoudite) dans le titre d’un article publié par la Revue Futuribles et intitulé «La crise du Golfe, prélude à l’affrontement Nord-Sud 4. Cet auteur définit le postcolonialisme de la façon suivante:

«Celui-ci est le produit d’une fausse décolonisation dont les populations du Sud sont aujourd’hui pleinement conscientes, d’une part, et de la peur du Nord qui craint les transformations radicales qu’une telle prise de conscience ne manquera pas d’apporter, d’autre part. La peur de la «déstabilisation» explique le renforcement de l’alliance naturelle entre les faux décolonisés et les faux décolonisateurs, et justifie des actions «préventives» à visage découvert.»5

2. Les indépendances

La prise en main de l’Afrique par les Africains

Face à cette situation, il est intéressant de lire la déclaration des archevêques de l’Afrique noire française, réunis à Dakar en avril 1958, juste avant le retour du général de Gaulle au pouvoir:

«De récentes réformes vous ont déjà donné une autonomie et une responsabilité accrues. De nouvelles reformes s’annoncent. Mais, à l’heure où vous êtes ainsi en train de prendre votre sort entre vos mains, il ne faudrait pas qu’un avenir peut-être très long soit grevé, au départ, par des orientations dangereuses ou même des erreurs. C’est pourquoi, notre charge pastorale nous oblige à vous inviter, avec une insistance, à une particulière vigilance devant certains mirages qui peuvent se présenter à engager votre recherche sur une route périlleuse à tous points de vue.»6

Les soleils des indépendances

La colonisation avait bien affecté la vie des peuples africains sur tous les plans (social, politique, économique et culturel). Ces peuples ont lutté activement pour avoir leur indépendance. Cet élan africaniste au début des indépendances met le président Sékou Touré sur orbite, qui devient alors le grand pionnier de la lutte anticoloniale. En 1960, de très nombreux pays d’Afrique deviennent indépendants.

 

Mais malheureusement, l’indépendance une fois acquise, l’espoir s’est transformé en inquiétude par l’installation d’une nouvelle tragédie provoquant ainsi la déception ou l’indignation généralisée. Dans la plupart de ces pays, la rupture a été tellement brutale avec les anciennes puissances coloniales que les conséquences ont été immédiates sur tous les secteurs de la vie nationale des jeunes Etats nouvellement indépendants.

Alors, les thèmes qui prévalent dans la littérature des indépendances sont entre autres: désenchantement, désillusion et malaise. C’est pourquoi, la plupart des œuvres littéraires, publiées après 1960, se montrent très critiques vis-à-vis des régimes issus des indépendances en Afrique, d’où le procès des indépendances.

Si certains esprits peuvent accuser le fait colonial de retarder le développement de l’Afrique, on ne peut plus rendre la colonisation totalement responsable de la mauvaise gestion qui caractérise les administrations des pays africains devenus souverains. Après le retrait du colonialisme, l’Afrique a dû faire face à un certain nombre de problèmes dont la solution est au-dessus des moyens disponibles.

Il s’agit:

De la conduite des affaires politiques 

 

Selon Winston Churchill, «la démocratie est le moins mauvais système, parmi tant d’autres systèmes». En Afrique, il nous faut distinguer deux Afrique, celle où la démocratie s’enracine progressivement, et l’autre, celle tenue par les dictateurs et les présidences à vie. C’est cette deuxième catégorie qui nous intéresse dans ce qui suit.

Pour exemples, les événements qui se sont produits en Côte d’Ivoire, longtemps considérée comme havre de paix et qui a basculé dans un cycle de violences entre le Nord et le Sud, avec un problème d’«ivoirité». Le Kenya, quant à lui, un pays touristique que de nombreux étrangers visitaient en toute quiétude, vient de briser son image de paix.

Ces deux cas sont la conséquence d’une démocratie mal intégrée.

Et pourtant, le principe de la démocratie est simple: le pouvoir d’un dirigeant devrait être un pouvoir délégué par le peuple souverain. Dans ce sens, le pouvoir prend l’apparence d’un pouvoir sans domination et sans écrasement du peuple souverain. En effet, le respect de la reconnaissance du peuple souverain est un des fondements des libertés du peuple. Le pouvoir du dirigeant perd ainsi son autonomie et dépend du peuple. En définitive, l’avantage de la démocratie permet une compétition démocratique et honnête, d’où il sortira de l’émulation (vote) due au peuple souverain, le moins mauvais qui assurera la destinée nationale.

En Afrique, ce principe élémentaire et fondamental a laissé la place à la confiscation du pouvoir par le biais des armes, à la corruption des consciences des opposants qui n’ont pas de moyens d’existence suffisants et par les modifications des constitutions7. Ainsi l’honneur laisse la place au déshonneur. Résultat, la crise de confiance en politique prend effet en même temps que le déficit démocratique. Ce déficit, à l’approche des élections, conduit toujours à une prudence de l’opposition, et efface l’espoir ou l’optimisme des sociétés africaines de la démocratie. La valeur de la paix se trouve écartée et, pourtant, la paix est la valeur consensuelle et contractive entre deux forces. D’ailleurs, Patrice Yengo ne dit-il pas que: «Ce ne sont pas les élections qui provoquent les guerres civiles, mais ce sont les fraudes électorales.»8

Dans ce contexte, deux constats peuvent être faits sur le continent africain: – D’un côté, l’opposition est traquée, intimidée par le pouvoir et devient résignée. La presse est muselée, le pouvoir politique n’a plus de contre poids. Dans un tel cas, la démocratie est confisquée et toutes les atteintes sont possibles (atteintes aux droits de l’homme, impunités, corruption, fraude).

– De l’autre côté, l’opposition présente une force politique incontournable qui est capable de contribuer à la recomposition du paysage politique. Le manque de respect du jeu démocratique par les dictatures de présidence à vie crée des forces sociales et populaires incontrôlées, d’où l’explosion de la violence et des troubles politico-ethniques.

Dans les deux cas de coercition et de dictature, la démocratie se trouve en panne. Les régimes dictatoriaux et archaïques africains inscrivent leur pouvoir, pour une gouvernance à vie. Cette ambition fantasmatique est intolérable dans la mesure où les Etats s’installent dans une usure du pouvoir dans le temps, et le pouvoir politique usé n’a plus d’idées et d’hommes politiques9 non usés, capables de conduire convenablement leurs charges.

On a tous compris que l’alternance démocratique a cédé sa place à la présidence à vie, dont la conséquence est l’usure du pouvoir.

L’usure du pouvoir et ses conséquences

L’usure du pouvoir se caractérise par la perte de contact avec la réalité et se traduit, le plus souvent, par une perte de légitimité vis-à-vis des citoyens. Un pouvoir usé ne se rend plus compte de son bilan catastrophique. Généralement, il se fonde sur des jugements insensés et la fuite en avant devient l’ultime bataille.

La longévité du pouvoir, l’articulation des différents comportements autour du pouvoir, les ambiguïtés qui existent parfois dans les discours témoignent résolument de la complexité des pouvoirs politiques usés. Ainsi l’analyse autour de leur personnage décrit, généralement, des hommes d’Etat qui deviennent progressivement monarques10.

Le pouvoir usé ne reconnaît plus l’altérité du temps et de l’espace, alors que la reconnaissance de ces deux vecteurs entraîne la maîtrise et le dépassement de soi sur le temps imparti. L’expansion fantasmatique illimitée ou le besoin effréné du pouvoir pousse à la négation de la puissance limitée dans sa fonction et dans le temps. En Afrique, ce rêve de pouvoir illimité a maintenu les anciens rapports sociaux du monopartisme, entraînant ainsi l’illusion d’un pouvoir politique héréditaire11 et l’illusion de nation démocratique. Il se passe donc en Afrique un conflit entre «l’ordre ancien», qui puisait ses excuses dans les sociétés traditionnelles africaines, où le pouvoir est absolu12, non partagé et non critiqué, et «le nouvel ordre» qui est l’aventure dans le temps et l’espace et les libertés fondamentales en utilisant les moyens modernes que nous offrent les nouvelles technologies.

De ce conflit naissent des rebellions qui ont pour principal objectif de briser le monopole du pouvoir détenu injustement par un Clan et de mettre fin à l’usure du pouvoir. Les contestations d’aujourd’hui ressemblent à celles qui ont conduit à l’acceptation de la démocratie comme moyen de bonne gouvernance en Afrique. Et force est de constater qu’en Afrique ces nouvelles contestations contre la confiscation du pouvoir et de l’usure du pouvoir qui s’ensuit permettent des évolutions démocratiques.

Le chemin vers le bonheur: les partis politiques

Habitués à vivre sous des régimes de parti unique depuis les années 60 jusqu’aux années 90, les Africains arrivent aujourd’hui, assez difficilement, à se regrouper autour de programmes consistants pour bâtir des partis politiques en vue de l’amélioration de la gouvernance. Les regroupements politiques auxquels nous assistons en Afrique se font sur la base de considérations économiques: se mettre dans un parti politique dont le leader est jugé nanti, ou rejoindre le parti au pouvoir, pour tirer des avantages liés à un poste qu’on espère occuper un jour, ou simplement essayer de se regrouper parce qu’on est de la même ethnie, de la même région ou parce qu’on est coreligionnaire.

A la fin d’un congrès, fort médiatisé, d’un parti politique à Kinshasa, un spectateur s’exclama presque indigné:

«Ces gens-là avec leur parti politique ne changeront jamais! Leur réunion, c’est de la foutaise. Avec les élections qui s’approchent, ils tiennent seulement à faire bonne figure devant le peuple. Ce sont des menteurs et des voleurs. On ne peut pas leur faire confiance. Moi et les partis politiques? Plus jamais; désormais je suis indépendant.»13

De la gestion des affaires publiques

Au temps des partis uniques, le bien public profitait prioritairement aux gouvernants et à leurs familles. En raison du fait que, d’une façon générale, la recherche du quotidien occupe une grande place dans le programme de chaque citoyen, les hommes aux affaires utilisent toutes sortes d’acrobatie pour faire de la chose publique leur propriété personnelle. Tous trouvent que c’est là une attitude normale: se servir de sa position sociale pour s’enrichir avec la chose publique. Ils justifient leur action en utilisant cet adage populaire guinéen: «la chèvre ne broute qu’à son lieu d’attelage», pour dire que c’est de votre position administrative qu’il faut tirer votre fortune. Cela parce qu’en Afrique, par exemple, il n’y a aucun salaire payé par l’administration publique qui permette à son titulaire de couvrir l’ensemble de ses besoins. Il y a là un autre défi important à relever au plan des injustices.

Des injustices

Faute de transparence et de contrôle démocratique sur les relations financières entre la France et les pays africains, on ne peut avancer que des hypothèses. On estime qu’au moins 25% de l’aide bilatérale est détournée. La comptabilité publique interdit la corruption directe. Mais on peut aussi être un corrupteur passif si l’on prête à un pays en sachant pertinemment que cet argent sera détourné. Cette confusion permanente entre les patrimoines privés des dirigeants et les ressources nationales, agricoles ou minières, se retrouve au Gabon, au Congo, et au Cameroun. Les 90 000 titulaires de gros revenus ivoiriens ne paient jamais d’impôt, et ils oublient de payer leurs notes d’électricité. Pourquoi ces libéralités aveugles? Ces pays sont dirigés par de grands «amis de la France», ou plutôt par ses principaux décideurs économiques et politiques. L’«aide au développement» consisterait aujourd’hui à prendre l’argent dans les mains des pauvres (contribuables français) pour aller mettre ces montants dans les poches des plus riches d’Afrique (dirigeants politiques et administratifs).

Comment expliquer aux contribuables occidentaux que l’on apporte des aides financières à des Etats dont les chefs pillent ouvertement les budgets? Et comment continuer à subventionner les pays africains si, au vu et au su de tout le monde, des vols réguliers sont organisés vers la Suisse pour y déposer des valises de billets? Ce que la Suisse ne tolère plus pour l’argent de la drogue, l’accepte-t-elle pour le sang des pauvres?

3. Le défi socio-économique et culturel

Une culture sans emprunt est appelée à disparaître. Mais une culture qui se vide de son contenu pour en adopter une autre perd de son identité.

Après les indépendances, on a assisté à un phénomène d’acculturation des populations. Elles sont déconnectées et détournées de leur propre marche socio-économique pour adopter des systèmes socio-économiques pour lesquels elles n’ont ni les moyens, ni les compétences requises. Il y a une absence totale ou partielle des prêts requis pour mener les systèmes économiques importés et imposés aux ex-colonisés. On assiste alors à une chute brutale dans l’économie du marché (économie libérale) sans capitaux (sans accumulation des capitaux). Je prendrai pour exemple la notion du «développement». Axelle Kabou le dira clairement: «  La notion du développement en Afrique noire n’évoque pas la nécessité de mener un combat pour améliorer les conditions de vie. Le développement est ressenti comme une surcharge pondérale que supporteraient mal des cultures fragilisées par la traite négrière, la colonisation et le néo-colonialisme: il met mal à l’aise, profondément, durablement.»14 Il souligne ainsi un aspect très important en disant que les fondements mêmes du développement sont loin d’être motivants pour les Africains. Il va plus loin en disant que l’Afrique noire reste profondément humiliée par l’idée même du développement.

Sur le plan culturel, chaque métropole a imposé à sa colonie sa langue comme langue officielle de communication et de travail. Or, nous savons que, seule, la langue maternelle est capable de véhiculer avec réalité et bonheur les valeurs de la civilisation qui lui a donné naissance; toute autre langue ne peut que s’adapter à des réalités, des situations qu’elle n’est pas originellement appelée à exprimer. Ainsi, les multiples difficultés que rencontrent les auteurs africains dans leur production peuvent les contraindre à de nombreuses innovations, surtout dans le domaine romanesque, par exemple. Ecoutons l’écrivain ivoirien, Ahmadou Kourouma, auteur de Les Soleils des conférences:

«Qu’avais-je donc fait ? Simplement donner libre cours à mon tempérament en distordant une langue classique trop rigide pour que ma pensée s’y meuve, j’ai donc traduit le malinké en français en cassant le français pour trouver et restituer le rythme africain»15.

On peut donc convenir que les multiples problèmes que connaissent la plupart des systèmes éducatifs africains trouvent leur origine dans cette adoption des langues occidentales, dont le corollaire est la dépendance du continent noir vis-à-vis de l’Occident pour les problèmes de manuels scolaires (leurs ressources traditionnelles ne sont pas conformes aux réalités culturelles africaines), les formations post-universitaires et doctorales, qui provoquent une véritable hémorragie économique à l’Afrique. Nguéma Oban dénonce, pour sa part, dans l’ «Aspect de la religion Fang» le génocide culturel exercé par l’Eglise occidentale sur les religions traditionnelles. Il est donc aisé de comprendre que le développement des phénomènes de perversion des mœurs, de grand banditisme et de délinquance en Afrique dépend de cette aliénation culturelle.

Makhily Gassama, écrivain sénégalais, auteur de Kuma, une interrogation sur la littérature nègre de langue française dira:

«Un lien étroit existe indubitablement entre l’homme, sa langue et sa culture. Autant il est difficile de concevoir l’homme sans culture, autant il est difficile de concevoir la culture sans la langue qui est chargée de sa transmission à travers les âges.»16

C’est ce lien que l’Occident a brisé en Afrique. L’Afrique est en train de payer et continuera longtemps encore de payer un lourd tribut à la présence occidentale sur le continent. Les frontières arbitrairement installées représentent la marque la plus indélébile de cette présence coloniale, dont les effets ne sont pas pour disparaître demain matin: le morcellement politique du continent, la division de ses fils, synonyme de déchirure du tissu social africain et de conflits frontaliers entre Etats rivaux indépendants. Mieux, l’importation de certaines idéologies étrangères, comme la démocratie, provoque un choc culturel. On se souvient que la déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen de 1789 proclame dans son article 1er : «Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit». Diderot, dans Autorité politique précise: «Aucun homme n’a reçu de la nature le droit de commander aux autres.»17

Justement, le contenu de ces principes défavorise la sagesse africaine, conservatrice et hostile à toute revendication, pour qui le principe de la gérontocratie accorde traditionnellement la gestion du pouvoir politique. C’est pour cette raison que Seydou Badian dans Sous l’orage se lamente: «Les choses ont changé. Nos enfants ne veulent plus nous suivre.» Ainsi, on notera que toutes les structures politiques traditionnelles trouvées en Afrique ont été remplacées par celles importées par le colon. Et celles-ci tiennent la route difficilement aujourd’hui. En effet, la gestion de cet héritage colonial plonge le continent noir dans une perpétuelle ébullition et expose les Africains à un mythe, celui de l’unité africaine.

Dans le domaine économique, ce serait une erreur de penser que le pillage des ressources économiques de l’Afrique par les colonisateurs ne peut avoir d’effet sur le développement actuel de notre continent, dans la mesure où les richesses accumulées constituent un important moyen d’investissement dans le cadre de la néo-colonisation, astucieusement appelée coopération. René Maran dans Batouala (p. 22) affirme en dénonçant le système colonial: «Tu bâtis ton royaume sur des cadavres.» Les cadavres dont il est question, c’est l’appauvrissement du continent noir, c’est son sous-développement, sa misère, son marasme économique. C’est dire qu’il faut trouver un lien direct entre colonisation et néocolonisation, qui maintient, encore de nos jours, chaque puissance étrangère dans son ancienne colonie.

Le fait colonial a constitué, sans nul doute, le principal handicap à tout effort de développement économique de l’Afrique. Le commerce extérieur africain tributaire de la détérioration des termes de l’échange, la faiblesse des ressources envoyées par les institutions financières internationales, la présence obligatoire des coopérants pour soi-disant gérer les fonds d’aide au développement, le manque de correspondance entre les projets de développement imposés par l’Occident et les aspirations profondes des populations africaines, telles sont les difficultés qui minent l’illusion de la modernisation à outrance du continent africain et le cauchemar d’un sous-développement mortel. C’est ce qui pousse l’auteur de Jeune Afrique économie (N° 276 du 30 novembre au 13 décembre 1998) à affirmer que «nos dirigeants ne sont que de grands arbres qui cachent la forêt», autrement dit les nouveaux maîtres de l’Afrique dite libre ne sont que des paravents qui voilent la culpabilité de l’Occident dans les souffrances du continent.

4. Le défi des disparités

Cette partie insiste sur la dimension mondiale du problème de la pauvreté: disparités criantes entre les tenants du pouvoir et le reste de la population ainsi que la distorsion croissante qui éloigne de plus en plus les démunis des plus favorisés. D’ailleurs, Germain Gazoa écrira:

 

«La société est malade de son système et de tous ceux qui la dirigent. Tout le monde est engagé dans une course effrénée pour la vie. Chacun lutte pour soi-même et pour les siens. Ainsi voient le jour le népotisme et le favoritisme qui consistent à mettre à la place des plus méritants, les éternels assistés, les ‘ayant-droits’ nullement qualifiés pour le poste. La gabegie, la corruption sous toutes ses formes, les détournements, l’injustice (…), voilà les nouveaux noms de la société contemporaine. Les pauvres continuent de mourir de faim pendant que les riches meurent de trop manger.»18

Le revenu annuel des personnes les plus riches, représentant 1% de la population du monde, est égal à celui des 57% des plus pauvres, et 24.000 personnes meurent chaque jour des conséquences de la misère et de la malnutrition. La dette des pays pauvres ne cesse de croître, les rendant, ainsi, de plus en plus pauvres, alors que ceux-ci ont déjà remboursé plusieurs fois le montant des emprunts initiaux. Des guerres, déclenchées par la recherche de ressources, coûtent la vie à des millions de gens, tandis que des millions d’autres meurent des suites de maladies qu’on aurait pu prévenir. La pandémie universelle du VIH/sida atteint la vie dans toutes les parties du monde et touche les plus pauvres, là où il est impossible de se procurer des médicaments génériques. La majorité des personnes pauvres sont des femmes et des enfants, et le nombre des gens vivant dans la pauvreté absolue avec moins d’un dollar (Etats-Unis) par jour continue d’augmenter.

5. Le défi religieux

Il est important de noter que les indépendances sont intervenues à une époque (1960) où l’évangélisation était récente; l’Eglise était à ses débuts dans la plupart des pays africains. Les puissances coloniales (France, Espagne, Allemagne, Portugal, etc.) avaient aussi mal accueilli cette volonté des Africains de s’affranchir du joug colonial. On peut alors imaginer les difficultés de tous ordres auxquels les jeunes Etats étaient confrontés.

Pour l’Eglise, la première difficulté à l’égard des jeunes Etats africains a été l’option préférentielle que la majeure partie des dirigeants africains ont adoptée: le marxisme-léninisme. Cette idéologie ne pouvait faire «bon ménage» avec l’Eglise. Le bras de fer était donc inévitable entre la hiérarchie africaine des Eglises locales et les autorités des jeunes Etats africains. Face à ce phénomène, beaucoup de prélats et pasteurs, à l’instar de l’administration coloniale, ont dû faire leurs valises sous la menace des expulsions.  

Du début des indépendances jusqu’au changement de régime politique, l’Eglise dans ses différents compartiments a été soumise à de rudes épreuves:

– suppression des mouvements d’action apostolique des jeunes;

– suppression des subventions des écoles privées chrétiennes;

– expulsion des pasteurs et des prêtres missionnaires étrangers;

– nationalisation et confiscation des biens de l’Eglise.

Qui relèvera ces défis?

L’Eglise sera au premier rang de ceux qui oseront, par tous les moyens dont ils disposent, rompre le cercle infernal de la pauvreté. Pour quatre raisons  au moins:

1. Nous croyons que Dieu a fait une alliance avec toute la création (Genèse 9.8-12). Dieu a suscité sur terre une communauté fondée sur la perspective de la justice et de la paix. L’alliance est un don de la grâce qui ne saurait être vendu au marché (Esaïe 55.1). C’est une économie de grâce pour toute la création et ses habitants. Jésus montre qu’il s’agit d’une alliance sans exclusive dans laquelle les pauvres et les marginaux sont des partenaires préférentiels, et il nous appelle à placer la justice «envers ces plus petits» (Mt 25.40) au centre de la vie de la communauté. Toute la création est bénie et intégrée dans cette alliance (Os 2.18ss).

2. Nous croyons que Dieu est un Dieu de justice. Dans un monde de corruption, d’exploitation et de convoitise, Dieu est, de façon toute spéciale, le Dieu des indigents, des pauvres, des exploités, de ceux à qui on fait du tort et que l’on maltraite (Ps 146.7-9). Dieu demande des relations justes avec toute la création.

3. Nous croyons que Dieu nous appelle à entendre les cris des pauvres et les gémissements de la création, ainsi qu’à suivre la trace de la mission publique de Jésus-Christ, venu pour que tous aient la vie, et qu’ils l’aient en plénitude (Jn 10.10). Jésus apporte la justice à ceux et celles qui sont opprimés et donne du pain à ceux et à celles qui ont faim; il libère les prisonniers et rend la vue aux aveugles (Lc 4.18); il apporte soutien et protection à ceux et celles qui sont brisés, aux étrangers, aux orphelins et aux veuves.

4. Nous croyons que Dieu nous appelle à nous tenir aux côtés de ceux et celles qui sont victimes de l’injustice. Nous savons ce que le Seigneur demande de nous: pratiquer la justice, aimer la miséricorde et marcher humblement avec Dieu (Mi 6.8). Nous sommes appelés à nous dresser contre toute forme d’injustice économique et écologique, «afin que le droit jaillisse comme les eaux et la justice comme un torrent intarissable» (Am 5.24).

L’Eglise insistera sur trois aspects:

a) Défendre la cause des démunis

Nous savons que la création continue de gémir, qu’elle est réduite en esclavage, qu’elle attend d’être libérée (Rm 8.22). Les cris de ceux qui souffrent nous interpellent, ainsi que les blessures de la création elle-même. Nous voyons un rapport tragique entre les souffrances des personnes et les dommages causés au reste de la création.

b) Dénoncer les injustes inégalités économiques entre riches et pauvres, les abus autoritaires et administratifs au détriment de la collectivité. Les racines de ces menaces massives envers la vie sont, avant tout, le résultat d’un système économique injuste défendu et protégé par de puissants moyens politiques et militaires. Les systèmes économiques sont une question de vie ou de mort. C’est pourquoi, l’Eglise doit annoncer l’Evangile aux riches et aux pauvres.

Aux riches: par sens de la justice, l’Eglise doit dénoncer l’exploitation et la violation des droits de l’homme, image de Dieu. Et, par son appel universel à la conversion et à la réconciliation, elle essaie de forger, autant qu’elle le peut, un monde plus juste, fraternel et humain pour tous. Nous sentons aussi l’importance et l’urgence de ne pas nous arrêter à la conversion individuelle, d’atteindre, au contraire, les structures injustes qui sont de vrais péchés. Il faut leur signaler en particulier que ces injustices ne sont pas seulement «occasionnelles et transitoires: ces injustices sont stratifiées dans des structures d’oppression qui exigent une solution d’une manière pacifique mais ferme et décidée»19.

Aux pauvres: annoncer aux pauvres l’Evangile dans sa totalité. Et surtout faire comprendre à certains pauvres que le refus de travailler et la mauvaise gestion sont des formes d’injustice. Cela veut dire que lutter contre la pauvreté. c’est aussi lutter contre toutes ces formes d’injustice.

c) Former la jeunesse. L’Eglise a un rôle irremplaçable à jouer dans la formation de l’homme juste; c’est, là même, l’exigence pour l’Eglise d’Afrique de former des cadres laïcs responsables et engagés, qui doivent se battre sur tous les fronts, en vue de la transformation positive de notre société, dans le but ultime qui est la sanctification de l’homme. En faisant l’homme à son image, Dieu a doté l’être humain de facultés créatrices exceptionnelles qu’il nous appartient de développer. Le devoir nous appelle à multiplier les «bons cerveaux» en Afrique en construisant des écoles et en créant un environnement propre à l’apprentissage sans soucis. Ces écoles, une fois créées, ont besoin d’équipement modernes et d’enseignants qualifiés. C’est là, un autre défi, et non des moindres, à relever en Afrique postcolonialisme: former des jeunes capables de prendre en main les destinées de nos nations avec toute la rigueur qu’exige le développement durable, en matière de gestion.

* S. Kamano est pasteur, président du Comité exécutif national de l’Eglise protestante évangélique de Guinée-Conakry et coprésident du Conseil chrétien de Guinée.

1 Les précisions données résultent de la compilation et de la synthèse de plusieurs sources (Larousse en trois volumes et dictionnaires Hachettes sur CD. Cf. Toupictionnaire: le dictionnaire de politique). (Colonialisme et néocolonialisme)

2 Ibid.

3 Ibid.

4 Futuribles, 147 (octobre 1990).

5 Ibid.

6 6 Commission française justice et paix, solidarité et développement, l’engagement de l’Eglise catholique (Paris: Cerf, 1992), 53.

7 Le président Paul Biya, du Cameroun, envisage la révision de la constitution pour se permettre d’être de nouveau président. Au Congo-Brazzaville, le président Sassou N’Guesso avait modifié la constitution consensuelle pour une constitution taillée sur mesure. Actuellement, son entourage au pouvoir souhaite une autre modification de la constitution pour mettre fin au septennat renouvelable qu’une fois, afin d’installer un quinquennat avec un mandat présidentiel non limité.

8 Journal de l’Indépendance, 12.

9 Ibid.

10 C’est le cas du Cameroun avec le président Paul Biya, le Congo-Brazzaville avec le président Sassou N’Guesso, le Gabon avec le président Bongo Ondimba, le Tchad avec le président Idriss Deby, la Libye avec le président Kadhafi, l’Angola avec le président Dos Santos, le Zimbabwe avec le président Robert Mugabe, le Soudan avec le président Omar Béchir, etc.

11 Au Togo, le président Gnassingbé Eyadéma avait le pouvoir à la suite d’un coup d’Etat de 1967, et il est resté le président à vie jusqu’à sa mort en 2005; il fut remplacé par son fils Faure Gnassingbé. En RDC, on déplore un cas analogue, où le président Kabilla, après sa mort tragique suite à un coup d’Etat, fut remplacé par son fils Joseph Kabila.

12 L’ex-président Zaïrois Mobutu Sésé Séko exprimait: «Chez nous, les Bantous, le pouvoir est à vie et le pouvoir d’un chef est absolu.» Quant au président Congolais Sassou N’Guesso, il affirme: «Un chef, ça se respecte et nul n’a le droit de lui apporter une critique.»

13 Juillet-septembre 2007.

14 Axelle Kabou, Et si l’Afrique refusait le développement? (Paris: L’Harmattan, 1991), 35.

15 Ahmadou Kouruma, L’Afrique littéraire et artistique, n° 10, cité par Makhily Gassama dans Kuma (Dakar/Abidjan: Nouvelles Editions Africaines, 1984), 237.

16 Makhily Gassama, Culture et civilisation (Paris: Seuil), 78.

17 Littérature francophone. Anthologie (Paris : Nathan, 1992), 69.

18 Germain Gazoa, Dieu en danger! J’accuse… (Abidjan: UCAO, 2002), 20.

19 D.C., n° 1664, du 17 novembre 1974.

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