LE COMBAT DE L’ÉGLISE HIER ET AUJOURD’HUI
Quelques témoignages
Jacques BLANDENIER*
On raconte qu’un empereur mongol convoqua ses vénérables savants pour leur ordonner d’écrire l’histoire de l’humanité. Ces savants travaillèrent durant une vingtaine d’années et, finalement, l’un des seuls survivants, très âgé, vint au palais impérial avec un mulet chargé d’une bibliothèque d’au moins quinze gros volumes. «C’est bien trop tard, lui dit l’empereur, je n’ai plus le temps, je suis aux portes de la mort et presque aveugle. Résume-moi donc en trois mots, avant que je meure, le fruit de vos recherches.» Et le savant de lui répondre: «Sire, l’homme souffre.»
Sire, l’homme souffre… Et c’est dans cette humanité-là que le Fils de Dieu est venu, portant cette souffrance pour offrir à l’homme paix et espérance. Mais aussi pour confier à ceux qui croiraient en lui une mission de compassion et de libération face à toute forme de fatalisme et de misère.
A la suite de son Maître, l’Eglise a été placée en permanence, au cours de son histoire, face à cette dure réalité: l’homme souffre. Comment y a-t-elle répondu? Il est bien difficile, dans les limites d’une conférence, de rendre compte de ce combat. Un travail de synthèse nous condamnerait aux généralités; une énumération même fort partielle prendrait l’allure d’une nomenclature peu instructive. Nous évoquerons donc, tirés de périodes et de contextes volontairement très différents, quelques exemples qui nous paraissent significatifs et stimulants face à la tâche qui nous incombe aujourd’hui – j’assume la subjectivité de mes choix!
Le bilan de l’action de l’Eglise au cours des siècles est ambigu. La richesse et l’esprit de domination de l’institution hiérarchique, sa collusion avec les puissants, ont laissé les traces visibles d’un contre-témoignage. Ou alors son indifférence et son repli sur elle-même et sur ses querelles théologiques. Mais que cela n’occulte pas une autre réalité! Et c’est de cette réalité dont nous voulons parler – au risque de laisser une impression unilatéralement positive!
Au cours des siècles, des hommes et des femmes inspirés par l’amour et l’exemple du Christ ont été sur le front de la détresse humaine pour la soulager. Les uns ont laissé leur nom dans l’histoire par les œuvres qu’ils ont fondées, d’autres, par myriades, sont restés anonymes; parfois isolés et incompris, parfois aussi organisés en communautés: n’est-ce pas là qu’il faut trouver l’Eglise véritable, celle qui observe les commandements de son Seigneur?
Ils (elles) recueillirent les nouveau-nés abandonnés, portèrent secours à la veuve et à l’orphelin, aux vieillards et aux étrangers sans ressources, aux prisonniers… Souvent, ils furent des inventeurs d’œuvres de compassion, auxquelles personne n’avait songé auparavant. Les premiers hôpitaux – les basiliades du théologien cappadocien Basile le Grand – puis ceux qu’on appela les hôtels-Dieu, l’accueil des lépreux (les lazarets). Plus tard aussi, le souci de prévenir la pauvreté, par l’instruction et la formation, l’amélioration des conditions de vie, notamment en perfectionnant l’agriculture. Enfin, plus rarement peut-être, des actions au niveau politique.
Tout cela, nous l’évoquerons, en soulignant que la plupart de ces actions créatrices n’ont, semble-t-il, pas vu le jour ailleurs dans l’histoire de l’humanité que dans un terreau nourri par l’Evangile. On dira, et c’est vrai, que par la suite beaucoup de ces activités et de ces mouvements philanthropiques ont été repris par d’autres et ne sont pas restés l’apanage des chrétiens. Mais oui! Vous êtes le sel de la terre: il se dilue et, devenu invisible, donne saveur à l’ensemble de la nourriture. Nous n’avons pas, nous n’avons plus, et heureusement, le monopole du cœur! Il n’empêche que les initiatives novatrices de ces hommes et ces femmes mus par l’amour du Christ témoignent de la grande nouveauté du Royaume de Dieu. Vous êtes la lumière du monde: irruption dans une histoire humaine, hélas si enténébrée, d’une clarté qui vient d’ailleurs, prémices de l’éternité.
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Alors que, dans l’Empire romain, les pauvres étaient méprisés et tenus à l’écart (ainsi selon le poète et moraliste latin Juvénal, le drame de la pauvreté, c’est qu’elle rend les gens ridicules), les chrétiens des générations postapostoliques ont accueilli dans leurs communautés d’innombrables indigents et ont vécu la solidarité fraternelle. Il serait trop long de citer des textes des Pères de l’Eglise, Denys de Corinthe, Justin, Tertullien, et d’autres encore. Ils illustrent que la mise en commun des biens de l’Eglise de Jérusalem après la Pentecôte, selon Actes 2 et 4, ne fut pas simplement considérée comme un souvenir décoratif, mais a inspiré un réel partage des ressources. Le ministère des diacres, qui apparaît déjà en Actes 6, puis dans diverses épîtres, trouve dès le IIe siècle un statut bien identifié à côté des épiscopes et des presbytres, revêtu d’une dimension à la fois liturgique et caritative: le «social» n’était pas considéré comme une activité mineure sur le plan spirituel! Le «service des tables» incluait et l’organisation des repas de sainte cène et la distribution de vivres aux membres sans ressources.
Durant les siècles de persécutions dans l’Empire romain, l’action caritative ne put guère se développer qu’à l’intérieur des communautés – ce qui était déjà considérable: ainsi, en l’an 250, les sept diacres et sept sous-diacres des sept districts de l’Eglise de Rome assistaient 1500 indigents, selon l’évêque Corneille. Jamais, pourtant, la parole de Jésus n’a été oubliée: «Si vous aimez seulement ceux qui vous aiment, que faites-vous d’extraordinaire? Les païens en font autant!» Lactance, théologien du IIIe siècle, témoigne que les chrétiens portaient aussi secours «aux autres». Une preuve irréfutable, plus tardive il est vrai, qu’ils ne se sont pas limités à une charité «interne» nous est donnée par un adversaire: on est alors en période constantinienne, mais l’empereur Julien l’Apostat, qui veut rétablir le paganisme, écrit, en l’an 360, à ses prêtres: «Nous avons oublié ce que la religion chrétienne a principalement revendiqué, à savoir la philanthropie envers l’étranger, l’inlassable sollicitude d’une sépulture pour les morts et le sérieux de la vie morale. (…) C’est une honte [pour nous, païens] que les Galiléens impies [= les chrétiens!] nourrissent non seulement leurs pauvres, mais aussi les nôtres.»
Au siècle suivant, on recommande aux diacres d’aller régulièrement faire le tour des hôtelleries (lieux de vices et de misères, non de tourisme!) pour voir s’il y a des pauvres, des infirmes, des malades à l’abandon et, dans l’affirmative, de trouver dans l’Eglise des familles aisées qui puissent les recueillir.
La dimension sociale du ministère diaconal va décliner durant la période constantinienne: vu l’afflux des gens dans les églises, les diacres furent de plus en plus considérés comme adjoints des évêques, des prêtres n’ayant pas encore reçu l’ordination. Cependant, les Constitutions apostoliques (fin du IVe siècle) accordent encore une grande importance à l’ordination des diaconesses: peut-être justement parce qu’elles ne pouvaient être destinées à la prêtrise! Mais l’action caritative privée avait aussi sa place et, puisqu’il vient d’être question du rôle des femmes, on peut évoquer, située à la même époque, la figure de Fabiola, cette noble romaine dont saint Jérôme, qui l’a personnellement connue, loue la générosité: «Tout ce qu’elle pouvait acheter avec sa fortune considérable, elle le distribuait aux pauvres. Elle s’empressa de faire construire [à Ostie] un hospice pour les malades, dans lequel elle rassembla ceux qui traînaient dans les rues et soigna les corps meurtris par l’épuisement et la faim. (…) Quelqu’un aurait-il été dans le besoin sans qu’elle le secoure immédiatement par sa générosité? Même Rome était trop petite pour sa miséricorde.»
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Le haut Moyen Age est une longue période tragique, à la suite des ravages des invasions barbares. Les évêques sont des seigneurs guerriers plutôt que des pasteurs, le diaconat a presque disparu. De vastes régions sombrent dans l’anarchie, les pauvres, innombrables, ne sont plus ceux qu’on secourt, mais ceux dont on a peur et contre lesquels on se défend, car, pour survivre, ils se groupent en hordes de pillards. Les gens n’attendent plus rien de cette terre et sombrent dans la superstition, exaltant quelques saints personnages d’exception, qui ont pratiqué la charité de façon miraculeuse. Mais ces figures appartiennent au monde du mythe plus qu’à celui de la réalité historique.
Ce qui va relayer le diaconat défaillant, c’est le mouvement monastique, notamment l’ordre des bénédictins, et cela dès le VIe siècle. La règle de Benoît de Nursie se soucie des pauvres: «A la porte de chaque monastère, on placera un vieillard sage. (…) Aussitôt que quelqu’un frappe ou qu’un pauvre appelle, il répondra (…) avec toute la douceur de la crainte de Dieu et se hâtera de répondre avec la ferveur de la charité.» (Article 66)
Par la suite, les bénédictins sont devenus les grands missionnaires du centre de l’Europe; imitant les moines irlandais qui les y avaient précédés, ils fondèrent des monastères – des stations missionnaires, en somme – appelés à être des vecteurs de développement économique pour des régions entières: éducation des jeunes, création de routes, assèchement des marécages, défrichage des forêts.
Puis l’ordre des bénédictins s’est enrichi et assoupi. Son renouveau après quelques siècles (Cluny, Cîteaux) reprit l’engagement social des débuts. Un document émanant de Cluny, en 1070, est particulièrement intéressant par les mesures pratiques qu’il préconise. Nous résumons: «Le maître infirmier des épidémies doit disposer pour son service auprès des malades d’un cuisinier et d’une cuisine à part. Il fera tout son possible pour que les malades obtiennent rapidement ce qu’il faut pour l’amélioration de leur état de santé. Il fera des prières nocturnes, puis, au matin, passera auprès des malades pour voir lesquels n’auront pu se lever. Il verra ce qu’il faut prévoir comme nourriture pour remettre les alités sur pied. On ira dans les prés chercher des herbes médicinales. Dans l’infirmerie, il y aura trois infirmiers, dont deux dormiront auprès des malades et leur serviront les repas. Ils iront en forêt faire du bois pour que les malades soient convenablement chauffés…»1
Dans ces périodes où la majorité de la population vit dans une grande pauvreté, ce sont les moines et les moniales qui ont été les seuls instruments de la compassion du Seigneur. Notamment, aux XIe et XIIe siècles, des ordres «hospitaliers» apparaissent. L’un d’eux, en particulier, l’ordre de Saint-Jean (première moitié du XIIe siècle) a une orientation nettement diaconale, dans un esprit qu’on pourrait appeler «préfranciscain».
A cette étape de l’histoire médiévale, il faudrait développer un chapitre sur François d’Assise. Son choix personnel, non seulement de donner ses biens aux pauvres mais d’être pauvre avec eux, son amour pour les lépreux et autres exclus, l’incroyable impact de sa vie, ont profondément modifié l’image de la pauvreté. Le pauvre n’est plus méprisé, il est honoré. Un renversement qui n’est pas sans risque: la pauvreté devient un idéal, voire un mérite, et ce n’est certes pas ainsi que la Bible la considère. Cependant, François ne cède pas au dualisme: son ascèse n’est pas un rejet du monde matériel; le Cantique des créatures démontre le contraire. En revanche, quelle que soit l’immense influence du pauvre d’Assise et des 3000 frères qui le rejoignirent de son vivant déjà, on ne saurait voir en lui un réformateur social. Il panse les blessures, mais ne se sent pas appelé à s’attaquer aux causes structurelles qui produisent la pauvreté.
L’esprit franciscain a rayonné dans toute l’Europe. Qu’il me soit permis d’évoquer une seule personnalité qui le symbolise: Elisabeth de Thuringe (ou de Hongrie), dont on a fêté en 2007 le huit centième anniversaire de la naissance. Dès son mariage princier à l’âge de 14 ans, elle vécut au château de la Wartburg, rendu célèbre par un autre pensionnaire qui y séjourna trois siècles plus tard: Luther eut le loisir d’étudier la vie d’Elisabeth durant son séjour forcé dans ce château et la cita, à plusieurs reprises, comme un exemple d’amour inspiré par l’esprit de l’Evangile. Veuve à 22 ans, elle devint une femme de prière et consacra toutes ses richesses au secours de pauvres. Au point qu’elle fut chassée de la Wartburg par ses beaux-frères, qui lui reprochaient de dilapider la fortune familiale. Elle vécut dès lors dans une grande pauvreté, se privant souvent de ses propres repas pour les donner aux affamés. Etablie à Marbourg en 1228, elle y fonda un hôpital pour les gens sans ressources, où elle travailla elle-même comme la dernière des servantes, avant de mourir à l’âge de 24 ans des suites de sa vie de privations.
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Le XVe siècle connaît le début d’une profonde mutation économique, avec l’émergence de la bourgeoisie citadine, en général ouverte à l’humanisme. Bientôt, ce n’est plus l’Eglise, mais les autorités civiles qui établissent des règles pour gérer le problème de la pauvreté et contrôler les abus. Elles fixent un cadre permettant une organisation et une régulation des secours, mais aussi la répression de la mendicité envahissante, y compris celle des moines mendiants. Le cas des frères Fugger est intéressant. Cette famille catholique de la bourgeoisie allemande fit rapidement fortune grâce au commerce mondial. Jakob Fugger décrit leur initiative, prise en accord avec les syndics et conseillers de leur ville d’Augsbourg: «Convaincus d’une part d’être nés pour servir la ville, et d’autre part conscients de notre devoir de restituer à Dieu, grand et généreux, les grands biens qu’il nous a accordés, nous avons, par piété et générosité particulière qui doit servir d’exemple, remis et dédié à nos concitoyens pauvres cent six maisons (logements et jardins).»
Le texte est daté de 1519; nous sommes au moment où émerge la Réforme luthérienne. D’autres exemples plus ou moins semblables montreraient que, contrairement à ce qu’on entend parfois, ce n’est pas la Réforme qui a sécularisé l’aide sociale, mais qu’elle a été rendue nécessaire par la défaillance de plus en plus flagrante – dans ce domaine comme dans d’autres – du clergé et des ordres religieux. Au contraire, les réformateurs (surtout Bucer et Calvin) ont milité pour la réintégration d’un véritable ministère diaconal ecclésiastique, chargé, d’une part, des soins aux malades et, d’autre part, de la récolte et de la distribution aux indigents des offrandes de l’Eglise. A Genève, dès l’introduction de la Réforme, on fonde l’Hospice général (hôpital pour les pauvres), décrète la scolarité obligatoire et vote une loi pour fixer le prix du pain, afin d’éviter l’inflation en période de pénurie.
Je renonce cependant à parler des réformateurs, malgré tout l’intérêt qu’il y aurait à étudier leur doctrine sociale, chez Calvin surtout. Ils ont été des réformateurs religieux et non des réformateurs sociaux, mais il est évident que la puissance libératrice du message retrouvé de l’Evangile a eu d’énormes conséquences sur le plan économique et social: le fait est aisément mesurable.
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Jusqu’ici, nous avons eu recours au grand angulaire, et balayé le champ immense de quinze siècles d’histoire. Il faut, cependant, passer au zoom ou, pour rester dans la comparaison photographique, proposer quelques flashes, sans prendre le temps de les relier les uns aux autres.
Passons donc à l’évocation de quelques personnalités qui sont des repères importants dans l’histoire du protestantisme. Tout d’abord, un chrétien anglais qui fut, à la fin du XVIIIe siècle et durant le premier tiers du XIXe siècle, un éminent politique: William Wilberforce (1759-1833).
Sa famille anglicane, fortunée, fut touchée par le Réveil wesleyen et lui-même, après une vie d’étudiant quelque peu dissolue, passa par une profonde conversion évangélique en 1785, à l’âge de 26 ans. Il était alors, depuis quelques mois déjà, député du Yorkshire au Parlement britannique. Dès sa conversion, il engagea un long combat politique pour l’abolition de l’esclavage. Année après année, il prépara des motions et plaida par ses prises de parole à la Chambre des communes, dont il devint, par la force de ses convictions, l’orateur le plus réputé de son époque. Son discours de 1789 est resté dans les annales: il démontrait que la traite des Noirs allait à l’encontre du droit naturel, était moralement inacceptable et attirerait sur l’Angleterre le jugement divin. Avec l’aide de ses amis de la Société abolitionniste, qu’il rejoignit en 1794 (Anti Trade Slavery Society, fondée en 1787), et également celle des quakers, qui comptent parmi les premiers antiesclavagistes, il rassembla une documentation considérable pour démontrer l’horreur et la cruauté du commerce des esclaves. Il fit appel à des témoins oculaires de ces scènes, mais beaucoup se récusèrent, à la suite des menaces des marchands conservateurs.
Parmi ceux qui l’encouragèrent dans ce combat, on trouve en première ligne John Wesley. La dernière lettre que le grand revivaliste eut la force d’écrire sur son lit de mort, le 24 février 1791, fut pour son ami William Wilberforce. En voici quelques lignes: «A moins que Dieu ne vous ait suscité pour cette œuvre-là, vous vous userez à lutter contre les hommes et contre les démons. Mais, si Dieu est pour vous, qui sera contre vous? Sont-ils tous ensemble plus forts que Dieu? Ne vous lassez pas de faire le bien! Allez de l’avant au nom de Dieu et dans la puissance de sa force, jusqu’à ce que l’esclavage américain lui-même (le plus cruel de tous) s’évanouisse devant lui!»
Wilberforce fut l’un des initiateurs du boycott du sucre provenant des plantations de cannes aux Antilles, où les esclaves travaillaient dans des conditions inhumaines. Un ardent supporter de ce boycott fut William Carey, qui se préparait alors pour sa mission au Bengale.
William Wilberforce ne se lassa pas de chercher des alliances politiques parmi les membres influents du Parlement, notamment son ami de jeunesse, le premier ministre William Pitt junior, qui lui apporta un franc soutien jusqu’à sa mort en 1806. Ce n’est finalement qu’en 1807 que Wilberforce, avec une immense émotion, obtint le vote d’une forte majorité du Parlement interdisant le commerce des esclaves. Durant l’année précédente, il avait travaillé à la publication d’un livre de 400 pages, dont l’influence fut considérable: Une lettre sur l’abolition du trafic des esclaves.
Le combat avait duré vingt ans, et il n’était pas terminé. Il fallut attendre encore vingt-six ans, jusqu’en 1833, pour que le fait de posséder des esclaves soit totalement interdit dans les colonies britanniques. Wilberforce avait alors remis le flambeau antiesclavagiste à une génération plus jeune, ayant lui-même quitté le Parlement, depuis plusieurs années, pour raison de santé (il y siégea durant quarante-cinq ans!). Il mourut un mois après avoir pris connaissance de cette dernière victoire, âgé de 74 ans.
Le combat abolitionniste ne fut pas le seul auquel Wilberforce consacra ses forces au nom de l’Evangile. Il présida pendant longtemps ce qu’on appelait la «secte de Clapham», du nom de la banlieue londonienne où se réunissait un groupe de militants évangéliques, fondateurs de diverses sociétés philanthropiques et d’évangélisation. En 1787 déjà, il fut à l’origine d’un mouvement pour la réforme de la moralité publique et la répression du vice. Il dénonça les conditions de travail inhumaines des ouvriers dans les usines, tout en condamnant grèves et manifestations publiques. Il s’associa à Hannah More, qui avait fondé la Société pour le respect du dimanche (par souci social plus que par puritanisme!), milita pour la scolarisation gratuite des enfants pauvres, et même s’impliqua dans la Société royale pour la prévention des cruautés envers les animaux. Parmi ses engagements les plus significatifs, sa participation à la création de la Church Missionary Society (1799), la grande société missionnaire anglicane évangélique. Il encouragea fortement l’envoi de missionnaires aux Indes en dépit de l’hostilité ouverte de la Compagnie britannique des Indes orientales. Il figure aussi parmi les membres fondateurs de la Société biblique britannique et étrangère (1804).
Nous avons, avec William Wilberforce, l’exemple d’un chrétien qui mena son combat contre la pauvreté et les injustices pas tellement par des actions caritatives directes, mais par un engagement politique au plus haut niveau très explicitement ancré dans sa foi évangélique.
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Après un homme politique anglican, un missionnaire baptiste, compatriote et contemporain de Wilberforce. De l’œuvre immense de William Carey (1761-1834), le père des missions évangéliques modernes, je ne retiendrai ici que quelques aspects en rapport avec notre propos: développer un pays pauvre et lutter contre les injustices. Nous y découvrons des projets dûment réfléchis et planifiés pour enrayer l’appauvrissement, et des mesures pour réformer la société indienne.
Arrivé au Bengale en 1793, Carey fut un observateur très attentif du monde rural grâce à son travail en liaison avec les plantations d’indigotiers, qui lui permettait de rencontrer des centaines de fermiers. Il mit son intérêt et ses compétences, dans le domaine des sciences de la nature, au service de la population rurale du Bengale, qui vivait dans des conditions climatiques difficiles et subissait la loi des grands propriétaires terriens impitoyables.
Carey fonda un institut d’agriculture et d’horticulture, pour coordonner les recherches visant à améliorer les techniques agricoles et former les paysans à des méthodes de culture plus efficaces, afin de combattre la malnutrition dont souffrait la population (alternance des cultures, fertilisation, irrigation, techniques de drainage, entre autres). Il établit un plan pour la préservation de la forêt indienne menacée par le défrichage sauvage et une exploitation incontrôlée, mais le gouvernement, qui en tirait de gros bénéfices, n’en tint pas compte. On mesure mieux aujourd’hui le discernement prophétique de ce missionnaire autodidacte, qui fut parmi les tout premiers à être conscient de la nécessité de préserver l’environnement et l’équilibre écologique: l’anachronisme de ces termes illustre à quel point il était en avance sur son temps!
Carey créa des coopératives agricoles, dont le rôle prioritaire était de gérer les stocks de semences pour la saison suivante. Un des grands problèmes de la population rurale du Bengale était l’endettement qui survenait chaque fois qu’une mauvaise récolte ne permettait pas de faire la soudure avec la récolte suivante. Les banques officielles n’avaient aucun intérêt à prêter aux pauvres, et les créanciers prêtaient à des taux qui mettaient les paysans dans l’incapacité de rembourser. On les dépouillait donc de leurs terres et ils tombaient dans l’esclavage. Pour prévenir ces drames, la première caisse d’épargne des Indes fut organisée par Carey et ses collaborateurs. Malheureusement, faute de soutien officiel et de l’appui de gens plus fortunés qui auraient pu assurer un fonds de roulement, l’expérience échoua après quatre ans.
Inspirés par l’Evangile, Carey et ses amis luttèrent pour l’émancipation des femmes, pauvres parmi les pauvres. La grande imprimerie de la mission fournit un emploi à nombre d’entre elles pour des travaux de composition, qui requéraient une évidente compétence. Employer et salarier des femmes était une initiative tout à fait novatrice. L’objectif était de les aider sur le plan social, mais aussi de démontrer qu’elles étaient capables autant que les hommes d’accomplir des tâches requérant des aptitudes poussées. De même, les toutes premières écoles pour filles aux Indes furent crées par Hannah Marshman, épouse d’un des plus proches collaborateurs de Carey.
Il n’existait, alors, aucun traitement médical pour soigner les nombreux lépreux du pays. La solution la plus fréquemment adoptée était de les tuer, souvent en les brûlant vifs par souci de purification. Carey fut témoin de tels drames et les décrivit dans une lettre ouverte aux membres du Parlement de Londres et aux journaux britanniques, afin de créer un mouvement d’opinion visant à l’interdiction de cette pratique. Sur place, la mission ouvrit une léproserie pour tenter de répondre au besoin moral et social des lépreux. En outre, un dispensaire offrait des soins gratuits aux malades indigents.
Le contact avec la culture locale, s’il nécessite respect et compréhension et exige un travail d’approche sans préjugés, ne peut pas non plus échapper à la confrontation et il conduit le témoin de l’Evangile à un engagement pour une transformation fondée sur la vision biblique de l’homme et de la société.
Ainsi, dans l’Eglise baptiste toute nouvelle fondée par la mission, il n’y avait aucune place pour le système des castes, incompatible avec le message de l’Evangile. S’il n’y a plus «ni Juif ni Grec, ni esclave ni libre», alors il n’y a plus ni brahmane ni hors-caste. Lettrés et intouchables s’asseyaient sur les mêmes bancs d’église, il en allait de même dans les collèges de la mission. Le premier mariage chrétien fut célébré entre la fille d’un membre de la caste des artisans et un des premiers brahmanes devenus chrétiens, ce qui était totalement illégal! De même, lors des services funèbres, les dépouilles étaient portées en terre par des représentants de diverses castes. Scandale aux yeux des gens, mais signe éloquent du Royaume de Dieu. Le système des castes jouait un rôle important dans la structuration d’une société injuste, mais stable. Car les plus pauvres savaient qu’ils ne pourraient jamais, du moins dans leur existence présente, franchir les barrières de la caste à laquelle ils appartenaient par leur naissance, selon leur karma, ce qui brisait tout élan de révolte. L’Evangile, comme ferment social, pouvait paraître redoutable pour ceux qui appartenaient aux castes favorisées.
L’éthique de l’Evangile n’accordait pas le droit aux missionnaires de garder le silence face à des coutumes cruelles, malgré leur respect des cultures locales. Ainsi, il était fréquent de jeter les enfants, surtout les petites filles, dans le fleuve ou la baie du Bengale. William Carey fouilla les textes sacrés sanskrits pour trouver l’origine de cette pratique. Au terme de sa recherche, il put prouver que les sacrifices d’enfants provenaient d’une superstition populaire visant à apaiser la colère du dieu Gange. Un décret abolit les infanticides qualifiés de meurtre passible de la peine capitale, sans que les dirigeants religieux puissent se réclamer de l’hindouisme pour s’y opposer.
L’abolition de la terrible coutume du sâti (crémation des veuves avec le corps de leur mari défunt) fut l’occasion d’un combat difficile qui dura vingt ans. Enquêtes statistiques, conférences, débats publics, articles dans des journaux indiens et anglais, tout fut mis en œuvre avec, il faut le dire, l’appui de quelques intellectuels hindous novateurs, pour lutter contre cette pratique très généralisée. Pour l’ensemble du Bengale, on évaluait à 10 000 par année le nombre de veuves, souvent des adolescentes, forcées par les lois religieuses à être jetées vivantes sur le bûcher de leur mari.
Carey put établir que les textes sacrés hindous mentionnaient la pratique du sâti, mais sans la prescrire. L’opposition des Hindous conservateurs fut néanmoins virulente. C’est en 1829 seulement que le Parlement de Londres vota le décret ordonnant l’abolition du sâti, reconnu comme un homicide.
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En dernière partie de ce survol, nous décrirons quelques personnalités évangéliques francophones, dont chacune mériterait bien sûr un plus long développement.
Précurseur du Réveil francophone, le pasteur piétiste alsacien Jean-Frédéric Oberlin (1740-1826) eut une profonde influence sur les conditions de vie d’une population très pauvre dans sa paroisse luthérienne du Ban-de-la-Roche, au nord-est des Vosges. La terre était aride, les récoltes maigres, la sous-alimentation menaçait si les conditions atmosphériques étaient défavorables. A sa prédication centrée sur l’appel au salut, le pasteur joignit des conseils aux paysans, leur apprenant à utiliser le fumier pour enrichir le sol et à irriguer les champs, à planter des vergers. Pour développer l’entraide, il crée une mutualité, une caisse pour les pauvres, le travail communautaire. Il instaure des cours professionnels, fonde une imprimerie et une bibliothèque itinérante, une pharmacie gratuite, des cours d’hygiène. Il remplaça des sentiers par une route pavée et fit construire des ponts pour sortir la vallée de Waldesbach, où se trouvait sa paroisse, de l’isolement et favoriser la vente aux marchés citadins des produits de la ferme désormais plus abondants. Avec l’aide de son humble servante Louise, une femme de foi remarquable qui fut la diaconesse de la paroisse, Oberlin ouvrit les premières écoles maternelles, alors inconnues en France. Il était un visionnaire, qui «eut le génie d’associer le ciel et la terre, faisant pénétrer le règne de Dieu dans tous les domaines de l’existence»2.
Un industriel chrétien, Jean-Luc Legrand, vint s’établir dans la région pour prêter main forte à Oberlin; il implanta une fabrique de rubans de soie, introduisant les métiers dans les fermes pour éviter de «délocaliser» les gens en usine. Ainsi, les habitants purent garder leur activité agricole et toute la région bénéficia d’un réel développement économique, sans que le tissu social soit perturbé. Legrand donna un nouvel essor à la scolarisation, bâtissant des classes, formant des instituteurs selon une pédagogie renouvelée. Il fut un des premiers à réclamer pour la France l’instruction gratuite et obligatoire. Sous son impulsion, «un projet de loi fut déposé sur le bureau de la Chambre [des députés, à Paris] qui interdisait le travail des enfants avant l’âge de 8 ans; on le restreignait aussi, pour les enfants de moins de 12 ans, à huit heures par jour avec interdiction formelle de les employer durant les heures de nuit. Aussi incroyable qu’il paraisse, de violentes protestations s’élevèrent, au nom de la liberté de l’industrie et de l’autorité paternelle. (…) La loi fut votée le 22 mars 1841 et l’on ajouta un texte demandant que le nom de M. Legrand soit désigné à la reconnaissance publique.»3 Ses fils poursuivirent son entreprise dans le même esprit.
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Le Réveil francophone du XIXe siècle débuta à Genève, peu après 1810, et fut marqué à la fois par une influence morave et un enracinement dans l’orthodoxie calviniste. De la ville de Calvin, il se répandit très vite dans toute la francophonie. Renouveau de la foi et de la théologie, il eut aussi un impact dans le domaine social, dont le fruit se fit sentir en Europe et en terre de mission tout au cours du XIXe siècle.
Le premier à retenir notre attention est Félix Neff (1797-1829), un des convertis du Réveil de Genève. Il travailla avec un zèle infatigable dans les vallées de Fressinières et du Queyras, dans les Hautes-Alpes françaises. Régions impropres à l’habitat humain où, des siècles auparavant, avaient dû se réfugier les descendants des disciples de Valdo pour échapper aux massacres. Au fil du temps, isolement et consanguinité aidant, cette population était tombée dans la déchéance et une misère indicible. Voici comment Neff décrit ses premières impressions: «Beaucoup de maisons sont sans cheminées et presque sans fenêtres. Toute la famille, pendant les sept mois de l’hiver, croupit dans le fumier de l’étable, qu’on ne nettoie qu’une fois par an. Leurs vêtements, leurs aliments sont aussi grossiers et aussi malpropres que le logement. On cuit du pain de seigle une fois par an. Les femmes sont traitées avec dureté, elles ne s’asseyent presque jamais et ne mangent pas avec les hommes; ceux-ci leur donnent quelques pièces de pain et de pitance par-dessus l’épaule, sans se retourner; elles reçoivent cette chétive portion en baisant la main et en faisant une profonde révérence. Les habitants de ces tristes hameaux étaient si sauvages à mon arrivée qu’à la vue d’un étranger ils se précipitaient dans leurs chaumières.»4 C’est la prédication de l’Evangile dans sa simplicité qui va être la puissance capable de transformer ce triste tableau!
Neff devait faire à pied 230 kilomètres pour visiter l’ensemble des hameaux de sa paroisse, ce qu’il faisait fidèlement chaque trois semaines, par tous les temps, parcourant 1600 à 1800 kilomètres par année, franchissant des cols en plein hiver, parfois avec de la neige jusqu’aux cuisses. Il dit n’avoir pas dormi cinq nuits de suite dans le même lit (le terme lit est un euphémisme…) durant quatre ans. Lorsqu’il arrive, même au milieu de la nuit, les habitants de ces hameaux reculés se réunissent pour écouter ses messages. On passe les veillées dans les étables; on chante des psaumes, on explique quelques paroles de la Bible, Neff fait le catéchisme, appelle à la repentance et à la conversion dans le plus pur style du Réveil, déclenchant parfois des torrents de larmes. Avant tout évangéliste, il fut l’instrument d’un réveil spirituel qui, comme ce fut le cas pour son modèle Jean-Frédéric Oberlin, toucha tous les domaines de l’existence. Ce Réveil fut long à venir, mais porta des fruits remarquables, éveillant cette population fruste et quasi abandonnée par les Eglises en un pays qui s’éveille à une foi vivante et à une activité économique entièrement renouvelée.
Il fallut construire des maisons plus salubres et des écoles. Jusque-là, les classes, quand il y en avait et c’était rare, se tenaient dans d’humides et obscures étables où, selon Neff, les écoliers, enfoncés dans le fumier, devaient défendre leurs cahiers et leurs livres des poules et des chèvres qui sautaient sur la table.
Neff fonda à Dormillouse, en 1825, une école pilote pour former des instituteurs: ce fut la première école normale de France, à 1800 mètres d’altitude! Durant les quelques mois d’une session, les élèves travaillaient jusqu’à quatorze heures par jour.
L’évangéliste initia la population à de nouvelles cultures, notamment la pomme de terre, jusqu’alors quasi improductive (Neff avait fait, dans sa jeunesse, un apprentissage de jardinier). Il recruta une cinquantaine d’hommes pour des travaux communautaires, afin de créer des canalisations pour diriger l’eau des torrents, qui se perdait dans les ravins, vers les pâturages et les jardins potagers.
L’«apôtre des Hautes-Alpes» meurt, épuisé par sa tâche, à l’âge de 32 ans, figure exemplaire du Réveil alliant le zèle pour l’évangélisation à l’engagement pour améliorer l’existence d’une population vivant dans un grand dénuement.
Henri Dunant (1828-1910), premier lauréat du prix Nobel de la paix (1901), connu comme le fondateur de la Croix-Rouge, est un enfant du Réveil de Genève. Dans sa jeunesse, avec sa mère, il porte secours aux pauvres, puis consacre ses dimanches à visiter et évangéliser les prisonniers. Il fonde à Genève, en 1852 (il a 24 ans), une Union chrétienne de jeunes gens dans l’esprit de George Williams, et établit à travers l’Europe tout un réseau de relations avec d’autres unions chrétiennes, leur écrivant des lettres dont la sève spirituelle est remarquable. Se trouvant en Italie du Nord en 1859, il est témoin de la terrible bataille de Solferino, une tuerie qui laisse d’innombrables blessés et agonisants sur le terrain. Lui-même soigne les blessés, prie avec les mourants, console ceux qui souffrent. Il écrit une lettre pathétique à ses amis évangéliques, qui la feront paraître dans le Journal de Genève du 8 juillet 1859. Impressionné, Merle d’Aubigné, professeur à l’Institut de théologie, fondé dans l’élan du Réveil, lance lors de l’assemblée générale de la Société évangélique de Genève un appel pour la création d’un Comité pour les blessés. Mis sur pied dès le lendemain, ce comité se voit chargé d’envoyer des infirmiers sur les champs de batailles. Des étudiants s’annoncent, l’argent afflue, on prie, et quatre infirmiers se mettent en route sans délai, deux Français, dont un pasteur, et deux Belges. Ils resteront sept semaines à Solferino, pansant les blessures, soutenant moralement et matériellement des multitudes de blessés entassés dans des ambulances de campagne, des fermes, des églises; ils distribuent aussi des traités évangéliques, ce qui les conduit pour quelques jours en prison…
Tel est le germe de la Croix-Rouge internationale qui sera fondée quelques années plus tard.
La publication par Dunant du Souvenir de Solferino, en 1862, fait une profonde impression, donnant une impulsion décisive à la signature, en 1864, de la Convention de Genève, qui «ordonne» que les blessés de guerre soient soignés sans distinction de nationalité et qu’un personnel, neutralisé et identifié par une croix rouge, ait un accès protégé dans toutes les zones de conflit armé.
La Croix-Rouge est totalement laïque aujourd’hui. En réalité, Dunant lui-même écrivait, au moment de la quatrième édition du Souvenir de Solferino, quelques mois seulement après la première parution: «Je crois avoir bien fait d’éviter de donner à mon livre un caractère trop religieux, ou même protestant, car je vois que, dans toute l’Europe, on s’intéresse à cette idée de la création de sociétés de secours pour les blessés à former en temps de paix.» Il n’empêche que le berceau spirituel de la Croix-Rouge est bien le Réveil évangélique genevois. Les membres fondateurs du premier comité international étaient pour la plupart des chrétiens engagés, dont plusieurs membres actifs de la Société évangélique, née de ce Réveil.
C’est dans l’élan du même Réveil que les communautés de diaconesses apparurent, avec l’objectif de répondre aux détresses criantes du début de l’industrialisation. Les diaconesses fondèrent au nom du Christ des hôpitaux et des lieux d’accueil pour indigents. La première d’entre elles, l’œuvre des diaconesses de Reuilly, près de Paris, fut fondée en 1841 par Antoine Vermeil et Caroline Malvesin, avec le soutien des «Dames» du Réveil parisien.
Ces «Dames», dont plusieurs appartenaient à la haute aristocratie française, eurent des initiatives novatrices dans divers domaines, souvent financées par leur fortune personnelle: relèvement des délinquantes («œuvre protestante des prisons de femmes», créée par Caroline Dumas en 1839), soutien aux prostituées pour sortir de leur condition, maisons de santé et de retraite, écoles. C’est à Emilie Mallet qu’on doit la création des premières crèches en France et à Elise de Pressensé celle des premières colonies de vacances pour les enfants de familles indigentes. La baronne de Staël organisa les «dames visiteuses des hôpitaux de Paris» et une maison de convalescence pour femmes. Ces activités, qui en ont inspiré beaucoup d’autres en France et en Suisse, témoignent de l’importance croissante du rôle des femmes dans l’œuvre de Dieu, dans l’élan du Réveil spirituel.
John Bost (1817-1881), fils d’un des premiers militants du Réveil de Genève, Ami Bost, était un artiste, élève de Franz Liszt et professeur de piano. Il devint pasteur, en 1844, de l’Eglise libre de La Force, en Dordogne. C’est là qu’il fonda, entre 1848 et 1881, neuf asiles pour accueillir les êtres les plus déshérités. Sa devise était: «Ceux que tous repoussent, au nom de mon Maître je les accueillerai», notamment les épileptiques, pour lesquels on ne connaissait alors aucun médicament, et les malades mentaux profonds, qu’il refusait d’enfermer comme l’exigeait la loi, ayant recours à des procédés curatifs inconnus alors, comme l’ergothérapie ou la musicothérapie. La lecture de sa biographie, décrivant les épaves humaines qu’il recueillait à La Force, est bouleversante5.
Une œuvre analogue et tout aussi frappante a été créée dans l’Allemagne du XXe siècle par le pasteur piétiste Friedrich von Bodelschwingh. Il a victorieusement résisté au régime hitlérien en refusant, en 1940, de livrer les 800 malades et handicapés incurables accueillis dans son Centre de Bethel, à Bielefeld, menacés d’extermination au nom de la théorie nazie de l’eugénisme.
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Je ne peux terminer qu’en adaptant les versets 22 et 23 de Hébreux 11: «Et que dirais-je encore? Car le temps me manquerait si je passais en revue Gédéon, Samson, Jephté (…).» Ajoutons: Zinzendorf et ses missionnaires moraves, David Livingstone et son combat ardent contre la traite des esclaves en Afrique orientale, George Müller et ses 10 000 orphelins soutenus uniquement par la foi, Lilian Trasher et ses milliers d’orphelins en Egypte, Elisabeth Fry et les prisonnières, Florence Nightingale et la formation des infirmières, Louis-Lucien Rochat et la Croix-Bleue, Philadelphe Delord et les lépreux, William et Catherine Booth et l’Armée du Salut, Martin Luther King et son combat non violent pour l’intégration raciale. Sans parler, du côté catholique, de saint Vincent de Paul, d’Anne-Marie Javouhey, de mère Teresa, de sœur Emmanuelle, du père Pire, de l’abbé Pierre, de Jean Vanier, pour se borner à quelques grandes figures parmi tant d’autres, représentant cette nuée de témoins qui (je reprends Hébreux 11) «par la foi, vainquirent des royaumes, pratiquèrent la justice, obtinrent des promesses (…)».
* J. Blandenier, pasteur, conférencier et écrivain, professeur d’histoire de l’Eglise et des missions en instituts bibliques et à la Faculté de théologie évangélique de Vaux-sur-Seine.
1 Résumé d’une citation de G. Hammann, L’Amour retrouvé (Paris: Cerf, 1994), 115.
2 M. Bouttier, Encyclopédie du protestantisme.
3 J.-P. Benoit, Jean-Frédéric Oberlin (Strasbourg: Oberlin, 1967), 102.
4 Cité par S. Lortsch, Félix Neff, l’apôtre des Hautes-Alpes (La Bégude-de-Mazenc: Croisade du Livre Chrétien, 1978), 82.
5 Une récente biographie a été publiée aux Editions de La Cause (Carrières-sous-Poissy, 1998): M. Baron, La cité utopique, John-Bost La Force.