– Liminaire

Liminaire

Pourquoi publier, un demi-siècle après, cette série d’articles des années 50? Ne serait-ce pas donner l’impression que le calvinisme est incapable de se mettre à jour et se contente toujours de réchauffer de vieux plats?

Il y a deux bonnes raisons au moins à cette réédition.

En premier lieu, malgré quelques différences dans la manière de s’exprimer – car la langue française a évolué pendant cette période –, le lecteur sera étonné, en lisant ces études, de voir combien les choses ont peu changé. Aujourd’hui, nous entendons souvent dire que la modernité a fait place à la post-modernité, que nous baignons dans un nouveau subjectivisme, que les sensibilités ont évolué, que la réaction du lecteur face à un texte est devenue souveraine, que les maîtres à penser ont laissé leur place à la soft-idéologie… tout cela est, sans doute, vrai.

Cependant, les grands problèmes auxquels la foi chrétienne a à faire face restent toujours plus ou moins les mêmes: le naturalisme, le relativisme, le syncrétisme et l’évolutionnisme. Ce sont toujours là les points sur la boussole qui orientent nos contemporains, même si leurs nouvelles expressions sont plus radicales et plus subjectivistes qu’auparavant. Ces attitudes, communes au modernisme et à la modernité tardive, constituent les présupposés que les essais de Berkouwer démasquent et critiquent de façon remarquable.

En effet, les sujets de préoccupation qu’aborde notre théologien néerlandais ne sont guère différents des grands défis auxquels le christianisme fait face aujourd’hui, même s’il y aurait lieu d’en ajouter quelques-uns d’inédits: le problème herméneutique, la déchristianisation totale de l’Occident et la migration du christianisme vers les continents austraux, la poussée du mouvement pentecôtiste-charismatique mondial ou le nouvel âge. Les développements de Berkouwer sur l’autorité de l’Ecriture, le libéralisme théologique (qu’il appelle « néo-protestantisme »), le problème de la source de l’autorité, la foi et les œuvres (les nouvelles expressions de la doctrine de la justification, résultant du dialogue œcuménique), les problèmes éthiques et la question de la nature de l’Eglise sont plus que jamais d’actualité.

Mais, et ceci nous intéresse de façon existentielle, notamment en France, à cause du changement de visage du protestantisme et la re-distribution des cartes effectuée par la montée des « évangélismes » avec leurs nouvelles communautés. Les grandes questions que Berkouwer a envisagées comme étant des défis à relever par les Eglises réformées de son époque – les anciennes Eglises instituées, « main line » –, sont aujourd’hui placées devant les Eglises évangéliques. Le combat de la foi biblique a été largement perdu dans les anciennes « grandes Eglises » et ceux qui cherchent encore à l’y maintenir vivent souvent, aujourd’hui, une situation malaisée de cessez-le-feu ou de compromis qui, politesse oblige, interdit de trop demander. C’est, en grande partie, pour cette raison que ces Eglises ne sont plus « grandes » et sont qualifiées, abusivement, d’« historiques ».

Il reste à voir comment les évangéliques vont s’en sortir. Sont-ils conscients du combat spirituel qu’ils ont à mener? Savent-ils même qu’il y a un combat à mener à propos de l’Ecriture, de la foi, du salut par la croix, de la vie chrétienne vécue conformément aux principes de sainteté? Autour de nous, en bien des domaines, n’apparaît-il pas que des conceptions et des attitudes qui étaient récusées par les évangéliques d’il y a une génération, parce qu’elles relevaient du libéralisme théologique ou étaient reconnues comme « mondaines », prennent place insidieusement dans nos pensées et dans nos pratiques? Les « évangéliques » savent-ils encore, aujourd’hui, ce qu’est la vérité biblique et comment la distinguer de l’erreur afin de s’élever contre celle-ci avec les armes spirituelles que l’Ecriture fournit? Ou se sont-ils laissés plus ou moins prendre par l’esprit, ô combien séduisant, de l’époque-faut-tout-tolérer? Pour les évangéliques que nous sommes, le grand besoin de l’heure est un esprit de discernement, certes charitable, mais lucide et sans complaisance. A commencer par nous-mêmes.

La seconde raison qui justifie cette publication est le parcours de Berkouwer lui-même qui, hélas, devrait nous servir d’avertissement. A notre grand regret et à notre immense étonnement, Berkouwer, qui a écrit les essais que l’on va lire, n’est pas resté longtemps le même. Il a, sans doute, accompli un tour de force remarquable en publiant les quatorze volumes de sa dogmatique auxquels s’ajoutent d’autres ouvrages, comme un livre perspicace sur la théologie au XXe siècle. Mais, après avoir vogué sous le pavillon du calvinisme, Berkouwer a changé d’enseigne pour hisser le drapeau d’une théologie « dynamique », caractérisée par une dialectique de plus en plus accentuée au fil des années. On a beaucoup discuté sa méthode de corrélation: la théologie vit, non en vase clos, mais en relation avec la Parole qu’elle écoute et, aussi, avec les troubles du moment. Elle a deux références, la Parole et l’Eglise avec son témoignage face au monde auquel elle est confrontée.

C’est cette « confrontation avec le monde » qui a poussé Berkouwer vers Karl Barth, qu’il a, pourtant, longtemps critiqué. Et, lentement, imperceptiblement, Berkouwer est allé, en un sens, plus loin que Barth. La corrélation avec les questions du jour a pris de plus en plus de place dans sa pensée. C’est ainsi que, dans le volume de sa dogmatique sur la Sainte Ecriture, la doctrine classique de l’inspiration est modifiée par l’accent mis sur sa forme humaine et son adaptation – « la forme du serviteur » – au contexte culturel. Ainsi conditionnée par le temps où vit son lecteur, l’Ecriture est aménagée, actualisée, rendue acceptable, avec le danger constamment présent d’en relativiser le message. Le résultat pour Berkouwer a été qu’il est devenu de plus en plus critique des confessions de foi réformées et qu’en particulier, dans son volume sur l’élection, il a contesté la doctrine soutenue par les Canons de Dordrecht.

L’attrait de la facilité est souvent ce qui nous guide et on ne s’en rend pas toujours compte. Or, il est difficile de revenir en arrière et de retrouver la bonne direction. En tant qu’évangéliques, le cheminement de Berkouwer doit nous servir d’avertissement et nous exhorter à bien voir que les idées à la mode, pour attirantes qu’elles soient, ne sont pas toujours innocentes. Elles ont besoin d’être placées, non en corrélation avec la Parole dans un balancement dialectique qui suscite une expression revue et corrigée de la « vérité », mais sous sa lumière du principe du sola Scriptura, si bien défendu par… Berkouwer, en ces pages.

Paul Wells

Bibliographie

Une bibliographie complète se trouve dans Septuagesimo Anno. Theologische Opstellen Aangeboden aan Prof. Dr G.C. Berkouwer, (Kampen: Kok, 1973), 301-311.

A Half Century of Theology, trans. L.B. Smedes (Grand Rapids: Eerdmans, 1977).

En français, « Foi réformée et conception moderne de l’homme », La Revue réformée 9 (1958:3) 26-35.

C.W. Bogue, Berkouwer: A Hole in the Dike? www.allofgrace.org/pub/others/hole_in_dike.html

N.L. Geisler, « The functional theology of G.C. Berkouwer » in Challenges to Inerrancy: a Theological Response, G.R. Lewis, B.A. Demarest eds. (Chicago: Moody Press, 1984).

H. Krabbendam, « B.B. Warfield versus G.C. Berkouwer on Scripture » in Inerrancy (Grand Rapids: Zondervan, 1979.

L. Smedes, « G.C. Berkouwer » in Creative Minds in Contemporary Theology, ed. P.E. Hughes, (Grand Rapids: Eerdmans, 1966) 63-98.

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