4. Incertitude moderne et foi chrétienne

CHAPITRE IV

Incertitude moderne et foi chrétienne

Dans notre précédente conférence, nous avons abordé le problème de l’autorité, très certainement l’un des plus importants de notre époque. Mais un autre problème, tout aussi actuel, se trouve en étroite connexion avec lui: celui de la certitude. Je ne pense pas que l’on m’accuse d’exagération lorsque j’affirme que l’incertitude est un grave danger pour l’humanité; un danger qui sape tous les solides fondements et qui assombrit notre monde. Dans le monde moderne, le manque de certitude est à l’origine de nombreux autres problèmes et la cause de bien des désespoirs.

On se demandera peut-être si le problème de la certitude est bien un problème essentiellement moderne, car l’incertitude règne depuis fort longtemps. N’a-t-il pas occupé une place de choix dans la philosophie moderne et, surtout, dans la tendance subjectiviste de la pensée moderne depuis le XVIIe siècle? Il y a progression dans l’incertitude depuis cette époque jusqu’à la nôtre. A tous les âges, le problème de l’incertitude et du doute menace la vie humaine. C’est pourquoi la prédication de l’Evangile est vitale en tous temps. Le message de l’Evangile peut donner la certitude au cœur de l’homme, car il est la lumière qui resplendit dans les ténèbres des hommes.

Absence de certitudes

Cependant, nous croyons pouvoir affirmer que le problème de l’incertitude a pris un aspect plus dangereux que jamais au XXe siècle. C’est toujours ce qu’il advient à l’heure de la catastrophe, lorsque les fondations sont ébranlées et que la certitude disparaît. Plus que jamais, il semble impossible de se tenir sur les vieilles assises de la certitude. Pendant des siècles, les hommes ont connu la confiance et le bonheur, sûrs de la stabilité de leur monde, de la sécurité de leur culture et de leur foi, de leur Eglise et de leur système politique. Ceci est particulièrement vrai de certaines périodes du Moyen Age, ainsi que d’autres siècles où, malgré les troubles et même malgré les guerres qui menaçaient la vie humaine, il restait un fond de sécurité, le sentiment que la quiétude et la sérénité reviendraient, alors que troubles et guerres passeraient. Même au XVIIIe et au XIXe siècles, alors que l’incertitude menaçait bien des individus, l’espérance continuait d’exister. La menace ne pesait que sur certains lieux et pendant un certain temps. Bien entendu, cette certitude n’était pas toujours la certitude de la foi. Elle était surtout faite de confiance en la raison humaine qui expliquait le pourquoi de la vie humaine, de l’existence de Dieu et de l’immortalité.

C’est surtout le XIXe siècle qui a mis sa confiance dans la raison humaine et dans les découvertes stupéfiantes de la science, en particulier des sciences naturelles. L’homme attendait sa sécurité et son salut de l’œuvre des hommes. Dans cette sécurité, il n’y avait guère de place pour un Dieu tout-puissant et agissant réellement dans le monde. Dans leur optimisme scientifique et culturel, dans leur orgueil d’un monde moderne qui devait être meilleur chaque jour, les hommes n’avaient nul besoin de Dieu. Ils connaissaient les lois qui régissent l’univers et ne croyaient pas qu’aucun miracle authentique ait jamais eu lieu, aucun miracle biblique, tel que, par exemple, la résurrection de Jésus-Christ d’entre les morts. Ils vivaient dans un monde plein de certitude à cause de ce que l’homme avait accompli et de ce qu’il était encore capable d’accomplir. Quant à l’avenir, ils jugeaient bien impossible qu’il pût jamais y avoir un véritable jugement dernier, un jour où Dieu, le Dieu vivant, le Dieu de vérité, le Père de Jésus-Christ, jugerait le monde. Ceux-là se sentaient en sécurité dans ce monde!

Mais c’était là la certitude d’un monde fermé, entièrement replié sur lui-même. Il était impossible que rien d’étrange, rien d’inattendu n’advienne jamais. Le XIXe siècle a connu la raillerie des moqueurs, dont Pierre parle dans son épître, et qui disaient: « Où est la promesse de son avènement? Car, depuis que nos pères sont morts, toutes choses demeurent dans le même état que depuis le commencement du monde. » (2P 3.4). L’orgueil humain ne pouvait plus être menacé par le jugement de Dieu! Cette fausse sécurité a rempli le XIXe siècle, une sécurité fondée sur les résultats de la science au sein d’un monde fermé. Et cette sécurité se trouva de plus en plus affermie par l’idée de l’évolution de la vie humaine. Une tendance déterministe traversa tout le siècle, et il n’est pas étonnant que ce fût une période de modernisme religieux et théologique, qui attaqua vigoureusement le fondement même de la foi chrétienne. Ce fondement était devenu inutile! Et, dans la mesure où l’on parlait encore de Dieu, il s’agissait d’un Dieu qui n’était rien de plus que la fine pointe de l’autonomie humaine et un synonyme de la « raison humaine ».

Mais c’est un fait qu’aujourd’hui cette toile de fond et cette sécurité ont disparu. Aujourd’hui, nous sommes en présence d’aspects de la vie humaine bien différents de la seule glorification de la puissance et de la raison de l’homme. Certes, nous avons découvert les immenses possibilités de la puissance et de l’intelligence humaines, mais chacun sait maintenant que les œuvres de l’homme sont une menace nouvelle qui pèse lourdement sur la sécurité et sur la culture de l’humanité. A parler humainement, cette puissance peut être tout simplement celle de la destruction finale, et c’est pourquoi le problème de la sécurité et de la certitude est aujourd’hui placé au centre de l’actualité. Dans presque chaque livre, chaque article, chaque brochure, nous constatons que ce problème inquiète le monde et qu’il est la préoccupation majeure de tous les esprits. La littérature contemporaine révèle une tension étrange et remplit d’épouvante: elle exprime l’âge de la peur.

Et, pourtant, le déclin de la certitude ne s’amorça pas seulement après la seconde guerre mondiale ou après qu’on ait pris conscience des possibilités de l’énergie atomique. Il se peut que ces dix dernières années aient le plus profondément influencé le cœur de beaucoup, mais la réaction contre une certitude de raison est bien antérieure à la seconde guerre mondiale. Au présent siècle, les hommes se sont mis à douter de plus en plus de la portée de la raison humaine. Je pense, par exemple, à ce Juif russe bien connu, Leo Sjestow (1866-1938) et à sa véhémente protestation contre la raison. Il nia l’autonomie de la raison humaine, et tout ce qui, dans la vie humaine, ne dépend que du raisonnement. Ce n’est là qu’un exemple; il y en aurait beaucoup d’autres. Aujourd’hui, nous observons une dégradation de la confiance de l’homme dans les possibilités de sa raison, un fait qu’on désigne ordinairement par l’expression: invasion de l’irrationalisme. La lutte entre le rationalisme et l’irrationalisme est devenue l’un des grands conflits de l’actualité philosophique.

Démission de la raison, naissance du subjectivisme

Certains considèrent avec faveur ce passage du rationalisme à l’irrationalisme, car ils se souviennent des sombres attaques menées par le rationalisme contre l’Eglise de Jésus-Christ. Ils n’ont pas oublié avec quel orgueil la raison humaine s’est attaquée à la foi chrétienne, ni le ridicule dont cette raison l’a trop souvent affublée.

Or, voici que la certitude est sur le déclin et qu’elle disparaît presque. Au début du siècle, les hommes, sondant l’avenir, parlaient du siècle de l’âme, du siècle de la paix, du siècle de l’enfant; mais ce fut jusqu’à présent le siècle de deux guerres mondiales, et non un siècle de félicité! En rapport avec ces événements catastrophiques, se développe un nouveau courant de la pensée philosophique, un irrationalisme: il n’y est plus question de raison, mais d’intuition, de sentiment, de vie dangereuse et d’existence menacée. Et certains estiment que l’atmosphère ainsi créée est très favorable à l’Eglise et à la prédication de l’Evangile. Mais prenons garde! Humainement parlant, il est bien possible que certains soient troublés par la capitulation de la raison,et prêtent à nouveau l’oreille à la Parole de Dieu. Mais nous ne devons pas oublier que la réaction contre la suprématie de la raison humaine devient de nos jours, et de plus en plus, une protestation contre toute certitude, contre toute forme de certitude dans le monde. La vie, affirme-t-on, ne peut être saisie par la raison ou à partir d’un point de vue intellectuel; la vie est une expérience; l’homme doit vivre dangereusement. Telle est la solution irrationaliste. Ni essence, ni raison, ni certitude, mais incertitude, existence et rien de plus. C’est pourquoi l’irrationalisme n’est pas moins dangereux pour la foi chrétienne que le rationalisme. Nous ne saurions choisir l’un ou l’autre.

Contre les tendances irrationalistes, l’Eglise catholique romaine a toujours défendu le dogme des aptitudes de la raison humaine, et, quand dans la théologie et la philosophie françaises, des tendances irrationalistes devinrent évidentes, le Pape promulgua son Encyclique célèbre, Humani Generis (1950), qui fut vivement discutée et dans laquelle, il déclarait que la philosophie de Thomas d’Aquin était la seule philosophie valable pour notre époque. Il y mettait en garde contre tout mépris envers la raison humaine et l’apologétique. Cette réponse était facile puisque l’Eglise romaine a rejeté le dogme de la Réforme, selon lequel l’homme tout entier est un pécheur corrompu, même et jusque dans sa raison.

Le protestantisme doit aussi s’opposer à l’irrationalisme, bien que d’une autre façon. Quelle sera sa réponse dans cette crise de la certitude? Il est très remarquable que l’irrationalisme moderne proclame que la situation de l’homme moderne est imputable à la raison humaine: non pas à l’homme lui-même, mais à l’usage coupable de sa raison, Cependant il saute aux yeux que l’irrationalisme n’est pas le résultat d’une véritable conversion du rationalisme. Il n’y a qu’un changement de situation, une conception différente, mais sans la moindre conversion. L’irrationalisme cherche à construire un nouvel édifice sur les ruines de notre vieille culture, mais sans conversion préalable au Dieu vivant.

Il est évident que l’incertitude irrationaliste va à l’encontre de l’assurance de la foi chrétienne. Le rationalisme n’est pas le seul ennemi de la foi chrétienne: l’irrationalisme l’est tout autant. Car, au milieu de toutes les incertitudes du cœur humain, la foi chrétienne proclame une merveilleuse certitude en lui donnant la vision de ce qui est et demeure au-delà des ruines du temps. Le catholicisme romain affirme que toute certitude individuelle est impossible, car le croyant doit coopérer avec la grâce de Dieu; mais la Réforme proclame qu’une certitude est possible et qu’elle est une réalité de la foi chrétienne dans notre communion avec Dieu.

Cette affirmation chrétienne a subi les violentes attaques de l’irrationalisme: elle serait une affirmation orgueilleuse, une prétention impossible, une profonde erreur. Ce que la foi chrétienne tient pour un don merveilleux, accordé au moyen de la Parole de Dieu et par le Saint-Esprit, est stigmatisé par l’irrationalisme comme une douce illusion. On ne peut croire qu’il soit possible à quiconque d’avoir ici-bas la certitude que Paul proclamait: « Je suis assuré que rien ne pourra nous séparer de l’amour que Dieu nous a témoigné en Jésus-Christ, notre Seigneur. » (Rm 8.39). Cette connaissance, cette assurance: « nous sommes assurés », est la pierre d’achoppement de tout irrationalisme, et nous pouvons être sûrs que les attaques de l’irrationalisme seront aussi violentes que celles du rationalisme, car il lui est impossible de concevoir que le christianisme possède une source de connaissance qui lui soit propre.

Cette attaque de l’irrationalisme est d’ailleurs conduite contre tout ce qui est absolu dans le monde, parallèlement à celle, non moins violente, menée contre le pharisaïsme; comme l’écrivait un jour un poète de chez nous: « Je hais ceux qui héritent le royaume, qui dorment, qui vivent et qui meurent sans peur. Rien ne peut leur enlever leur certitude! » Ils ne connaissent ni le doute, ni la lutte; leur foi repose toujours sur une autorité absolue; ils n’ont pas de difficultés, ils ne connaissent pas d’inquiétudes dans cette crise des certitudes. C’est pourquoi, à mesure que l’incertitude du monde grandit, grandit aussi la violence des attaques contre l’assurance de la foi. A ceux qui ne possèdent pas cette foi, cette assurance semble une forme de l’orgueil. Quoi? Personne ne sait rien, et l’Eglise affirme qu’elle sait! Elle prétend tout savoir: de Dieu, du passé, de l’avenir! Les pharisiens n’avaient-ils pas la même prétention? Ils étaient convaincus du bien-fondé de leur religion; et ils étaient si fortement ancrés dans leur certitude qu’ils envoyèrent même des missionnaires dans le monde entier. L’irrationalisme attaque avec âpreté le christianisme, parce qu’il voit en lui le pharisaïsme et rien de plus, et il a forgé cette expression redoutable: le pharisaïsme chrétien.

De fait, le pharisaïsme a toujours été fort dangereux pour la religion. Nous savons quelle fut la lutte entre le Seigneur Jésus-Christ et le pharisaïsme de son temps. Ce pharisaïsme était « science » et « certitude », et c’est lui le responsable de la mort du Sauveur. Mais cette certitude était fondée sur l’indépendance de la religion envers la grâce de Dieu, et c’était là une effroyable perversion de l’Alliance de grâce. Ils savaient; ils étaient sûrs, mais ils ne connaissaient pas le Dieu vivant, le Dieu de la grâce. Ils croyaient tout connaître de la Loi de Dieu, mais ils ne connaissaient pas le Législateur. Cette science ne leur venait pas du Saint-Esprit: elle ne jaillissait que de l’abîme du cœur humain!

Pourtant, même s’il est toujours nécessaire de mettre l’Eglise de Jésus-Christ en garde contre le pharisaïsme, pour qu’elle puisse être vraiment une bénédiction pour le monde, la théorie de l’incertitude n’en est pas moins fausse, parce qu’elle rejette toute certitude et toute ferme connaissance. A l’arrière-plan de cette critique de la certitude se trouve le relativisme du temps présent. Gardons-nous de sous-estimer l’influence de ce relativisme dans certains milieux chrétiens, quand nous y voyons une opposition violente contre toute continuité, contre les principes chrétiens, contre le sens de la loi et des normes de la vie chrétienne. Tous les remparts de notre foi sont attaqués les uns après les autres, et la vie chrétienne devient de plus en plus une expérience de foi, en harmonie avec le caractère dynamique de notre temps. Une inquiétude profonde, tel est le résultat final de la démarche du relativisme, de la maladie du relativisme.

La lutte contre l’incertitude

L’Eglise du Christ, dans tous les pays, n’a pas de plus grande tâche aujourd’hui que de lutter contre cette maladie-là. L’incertitude est une fièvre dévorante et beaucoup sont plongés dans une épouvantable solitude. C’est alors que les paroles de l’Evangile nous reviennent à l’esprit: « En voyant les foules, Jésus fut ému de compassion pour elles, parce qu’elles étaient épuisées et dispersées comme des brebis qui n’ont pas de berger. » (Mt 9. 3,6).

Si l’Eglise est à son tour, et si peu que ce soit, émue de cette compassion, il lui faut trouver le remède à la fièvre de notre époque. Mais cette infection ne sera pas jugulée par des solutions qui pécheraient par un excès de simplicité. La solution catholique romaine maintient la rectitude de la raison humaine et prône les armes d’une logique générale. Certaines formes de fondamentalisme nous offrent, d’autre part, une autre solution. Mais il m’est assez difficile de parler du fondamentalisme, parce que l’acception de ce terme n’est pas toujours très claire. Aux Pays-Bas, on nous appelle souvent, nous les calvinistes, des fondamentalistes, parce que nous croyons à l’autorité des Saintes Ecritures, que nous adoptons l’attitude de la foi réformée et que nous ne nions pas les miracles de la Bible, comme l’exigerait la conception moderne de l’univers. Les théologiens modernistes ont une prédilection particulière pour ce terme, comme s’il n’était pas vraiment beau de pouvoir s’appuyer sur un solide fondement. Avec une telle acception, toute discussion sur le « fondamentalisme » ne pourra qu’accroître la confusion et rester infructueuse. Tout dépend des fondements! Mais je crois que le mot: fondamentalisme, est employé, en Amérique, dans un autre sens.

Pour en revenir à notre sujet, je voudrais indiquer, qu’à mes yeux, certains penseurs fondamentalistes cherchent à s’opposer au courant moderne du relativisme, en ignorant certains problèmes de la science moderne. Dès lors, la solution est simple! Mais cette solution simpliste n’est pas une bénédiction pour le monde. Bien entendu, on peut toujours se débarrasser des problèmes qui se posent en niant leur importance. Nous pouvons tout aussi bien nier l’importance d’une science chrétienne et de toute tentative réellement chrétienne d’aborder les problèmes de notre temps. Nous pourrons alors continuer à parler de l’autorité des Saintes Ecritures, mais cette confession ne sera plus qu’une proclamation purement formelle.

Ce n’est en tout cas pas ce que proclame le calvinisme. Selon lui, nous n’avons rien à craindre des faits. Sans doute a-t-il été fréquent, dans l’histoire de la science, que certaines théories aient été affirmées comme s’il s’agissait de faits réels, alors qu’il s’agissait tout bonnement d’hypothèses conçues par l’intelligence humaine. Mais les chrétiens n’ont pas à craindre les faits, s’ils croient vraiment que Dieu est le vivant Créateur des cieux et de la terre.

C’est pourquoi notre attitude ne peut pas être seulement défensive. Nous ne pouvons négliger le monde où nous sommes et donner l’impression de nous désintéresser des problèmes de notre temps. Le calvinisme et la foi réformée n’ont pas à craindre que la science, au fur et à mesure qu’elle progresse, puisse, dans quelques années ou dans quelques siècles, exciper d’un résultat ou faire une découverte qui rende impossible la foi chrétienne. Telle est pourtant l’attitude de certains chrétiens. Ils ont abandonné, l’un après l’autre, des points traditionnels de résistance, dans l’espoir qu’il resterait tout de même un ou deux remparts qui pourraient encore être défendus: par exemple, celui de la vie intérieure, du sentiment religieux, et de l’expérience mystique. Mais c’était là une apologétique défensive et négative.

Car, une autre attaque survint de plein fouet, et ce fut celle de la psychologie moderne, affirmant que la religion n’était rien de plus qu’une construction de nos propres désirs. Cette attaque fut conduite, au XIXe siècle, par Marx, Feuerbach et Nietzsche, et, au XXe siècle, par Freud et plusieurs autres. Elle était dirigée contre ce domaine spécial de la vie religieuse que l’apologétique défensive cherchait encore à conserver comme le champ clos de la croyance « personnelle ». Le résultat de cette attitude négative fut, pour l’Eglise, un étrange sentiment de la faiblesse du christianisme.

Nous ne saurions affronter l’incertitude moderne et le relativisme avec ce genre de fondamentalisme. Nous devons nous placer en plein milieu de notre temps et ne redouter aucun problème, parce que nous croyons, envers et contre tout, que la Parole des Saintes Ecritures est, aussi pour la science et pour tous les problèmes à l’ordre du jour, une lampe à nos pieds et une lumière sur notre sentier.

L’étrange situation actuelle

Un autre problème se trouve aussi en connexion étroite avec 1’irrationalisme, Au cours du XIXe siècle, on critiqua vivement les « a priori » de la foi chrétienne. La science moderne exigeait une attitude sans aucune idée préconçue, comme la seule, disait-elle, qui permit une science véritable et des résultats objectifs. On combattît avec violence toute idée de science chrétienne et la légitimité d’une université chrétienne. Aucune solution possible hors d’une neutralité pure et simple! Il devint, cependant, de plus en plus évident que cette neutralité n’était point elle-même dépourvue d’a priori et que l’un des plus essentiels était celui de l’autonomie de la raison humaine. Ses partisans proclamaient que le monde était sans Dieu et qu’il n’y avait nulle trace, en son sein, d’une souveraineté et d’une loi divines. Ils parlaient, au contraire, de l’indépendance du monde, sans s’apercevoir qu’il est impossible de comprendre le monde sans la révélation de Dieu.

Nous nous en apercevons tout particulièrement dans le problème de l’homme. Au cours de l’histoire de l’humanité, toutes les interprétations possibles de l’homme ont été données. On a dit que l’homme était matière; on a dit aussi qu’il était esprit; et, au bout du compte, on ne peut faire autrement que de considérer l’homme comme un être étrange. De tout temps, on a été frappé du caractère unique de l’homme, et, comme Pascal l’écrit, de la grandeur et misère de l’homme. L’homme est capable de grandes choses; il est aussi capable d’une inhumanité et d’une immoralité sordides. Mais les philosophes n’ont pas vu la solution à la lumière de la révélation divine qui affirme que l’homme a été créé à l’image de Dieu, car telle est la seule explication valable des potentialités humaines. Ils n’en ont pas moins maintenu le postulat de la neutralité absolue, et c’est ainsi qu’ils ont pensé connaître l’être humain!

Mais voici l’époque irrationaliste, qui apporte avec elle un changement. Nombreux sont ceux qui, bien qu’incroyants, reconnaissent que le postulat de la neutralité est une erreur. Chaque penseur a ses a priori et ces a priori sont subjectifs. De tous côtés, on affirme que la neutralité est impossible. Certains estiment que cette attitude permet de mieux comprendre le principe chrétien des vrais a priori. Il n’en est rien, car ceux qui proclament que la neutralité est impossible, affirment en même temps que tous les a priori ont une égale valeur, et ils les mettent tous sur le même plan. Aucun a priori ne peut être attaqué et ils ont tous les mêmes droits.

Telle est l’étrange situation actuelle. Il semblerait qu’il y ait là un changement radical, quand on pense aux attaques orgueilleuses dont la certitude de la foi chrétienne a été l’objet au XIXe siècle; mais, en fait, nous n’avons là rien de plus qu’un symptôme de l’irrationalisme moderne. Vous avez votre a priori et c’est l’a priori chrétien? Eh bien, nous, nous avons le nôtre! Il n’y a pas lieu de choisir. Tel est le résultat le plus dangereux de l’irrationalisme moderne. Et c’est là qu’est notre tâche, une tâche chaque jour plus lourde! D’un côté, cet irrationalisme extrême, et, de l’autre, les prémices d’une réaction néo-rationaliste contre cet irrationalisme. Impossible de prévoir lequel des deux prévaudra dans l’avenir. J’ignore quelle est, en Amérique, la situation exacte sur ce point. Mais je sais bien que nous constatons dès à présent cette réaction, la réapparition de l’ancienne position du rationalisme. Par exemple, dans l’une des Universités des Pays-Bas, un professeur s’attaque aujourd’hui à l’irrationalisme moderne et proclame l’autonomie de la raison humaine; et les étudiants viennent l’écouter en foule. Mais il est hors de question que l’irrationalisme subjectiviste fasse partie de l’ambiance de notre époque et qu’à sa lumière toute certitude soit parfois considérée comme l’une des pires choses qu’une personne puisse posséder.

Et la vérité?

Nous sommes au temps où la question de Ponce Pilate: « Qu’est-ce que la vérité? », est de nouveau actuelle. Mais la situation de Pilate nous rappelle le fait que les gens peuvent demander avec scepticisme: « Qu’est-ce que la vérité? », à l’instant même où la vérité leur est toute proche. Telle est la situation de notre siècle. Et cela nous rappelle quelle doit être notre tâche. A l’accusation que notre foi n’est qu’une fausse certitude, il n’y a pas de meilleure réponse que le témoignage de l’Eglise dans le monde. Certes, nous ne pouvons savoir quelle sera la portée de ce témoignage. On entend dire parfois que la peur ouvrira le cœur de l’homme à la prédication de l’Evangile. Mais gardons-nous bien de sous-estimer l’influence considérable du relativisme moderne. Il est loin d’être évident que l’Evangile puisse être accepté par ceux qui ont peur de l’avenir et de l’étrange évolution de l’histoire humaine. Car, s’il existe un relativisme historique et psychologique, il existe aussi – ne l’oublions pas – un relativisme religieux qui façonne profondément d’innombrables cœurs. C’est pourquoi la tâche de l’Eglise de Jésus-Christ est immense.

Nous ne pouvons accomplir cette tâche que si l’influence du relativisme et de l’incertitude modernes trouvent résolument close la porte de notre cœur, parce que notre cœur n’est ouvert qu’au seul Seigneur, qui proclame avec une autorité vraie que nous sommes affranchis de toute crainte. A une époque où toute certitude est menacée, le témoignage de l’Eglise est, humainement parlant, le seul espoir pour demain. Si l’Evangile, qui bannit la crainte, n’est pas reçu avec amour dans notre cœur, si nous sommes aussi contaminés par le doute du relativisme moderne, alors l’Eglise n’est plus la lumière du monde: elle a placé la lampe sous un boisseau! Que de fois nous contentons-nous d’une certitude qui n’a trait qu’à notre seul salut personnel! Bien sûr, cela est très important! Mais il est un autre aspect, et nous l’oublions trop souvent. Lorsque l’Eglise n’est plus une véritable lumière, une tentation nouvelle assaille le monde: le désespoir. C’est pourquoi la responsabilité personnelle de chaque membre de l’Eglise est engagée: une responsabilité envers lui-même et simultanément envers le monde. Alors nous comprenons mieux que jamais la portée de cette parole de saint Paul: « Comment croiront-ils en celui dont ils n’ont pas entendu parler? Et comment en entendront-ils parler, si personne ne le leur prêche? » (Rm 10.14). Seule, l’Eglise qui porte en elle cette certitude peut illuminer le monde et peut avoir une influence dans tous les domaines de la vie moderne. La prédication de l’Evangile peut être, par la grâce de Dieu, une lumière nouvelle dans l’indicible faiblesse de la vie moderne. Veuille le Seigneur délier notre langue, et nous donner de parler un même langage dans les champs où la moisson blanchit déjà. Nous ne savons pas quelle peut être l’influence de la certitude de notre foi, de la réponse évangélique à l’incertitude de la vie moderne.

Mais le christianisme n’a pas le droit de ne rester que sur la défensive; il a le devoir, humblement, de prendre l’offensive. Non pas au sens humain d’un christianisme orgueilleux et militant. Nous savons bien que notre certitude n’est pas notre œuvre. Il ne s’agit pas de pharisaïsme, mais de responsabilité! Et voici notre certitude: « Nous savons que nous le connaissons si nous gardons ses commandements. » (1Jn 2.3). « Nous savons que nous sommes passés de la mort à la vie parce que nous aimons les frères. » (1Jn 3.14). Notre certitude ne pourra jamais être une certitude tranquille, car elle se trouve constamment en présence de tâches nouvelles. Il nous faut vivre dans la ferme conviction que l’Evangile reste inchangé et, alors que tout change, que Jésus-Christ est le même hier, aujourd’hui et éternellement. Plus que jamais, cette parole de notre Seigneur revêt une signification décisive: « Que votre lumière luise ainsi devant les hommes, afin qu’ils voient vos bonnes œuvres, et qu’ils glorifient votre Père qui est dans les cieux. » (Mt 5.16). Permettez-moi de souligner que cette parole a quelque chose à voir avec notre certitude, la certitude même de l’Evangile dans un monde qui ne connaît que la peur.

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