Mon Credo

Mon Credo

Cornelius VAN TIL

Le texte suivant a été tiré du livre Jerusalem and Athens1écrit en hommage à Cornelius Van Til à l’occasion de son soixante-quinzième anniversaire et de sa quarantième année d’enseignement comme professeur d’apologétique au Westminster Theological Seminary, en reconnaissance des efforts inlassables qu’il a déployés dans l’exposé et la défense de la foi chrétienne.

Comme auteur de livres tels que The New Modernism, The Defense of the Faith, Christianity and Barthianism et A Christian Theory of Knowledge, il a eu une influence aussi stratégique que polémique qui s’est trouvée amplifiée par la diffusion privée de nombreux cours « non publiés ». Les conférences de cet apologète original et incisif, qu’elles aient été données dans des institutions catholiques, juives, fondamentalistes, libérales ou calvinistes, n’ont rien perdu de leur pertinence. Cornelius Van Til a marqué des générations d’étudiants avec lesquels il a partagé ses convictions et ses préoccupations durant ses quarante années à Westminster.

Van Til n’a pas seulement été un philosophe et un théologien. C’était un professeur-né, un conférencier et un prédicateur exceptionnel et persuasif qui savait rester simple. Homme chaleureux et humble, il suscitait un amour et une fidélité qu’il savait lui-même manifester aux autres.

Cornelius Van Til est né le 3 mai 1895, en Hollande, et a fait partie d’une famille nombreuse. Celle-ci a émigré aux Etats-Unis en 1905 et s’est établie dans l’Indiana, se consacrant à l’agriculture, à la frontière de l’Indiana et de l’Illinois, près de Chicago, à Highland. Elle était de confession réformée, membre de la Christian Reformed Church.

Le grand respect et l’intérêt constant que Van Til a portés à Abraham Kuyper et à son œuvre remontent à sa jeunesse et ont eu sur lui une influence déterminante. Van Til est diplômé du Calvin College, du Princeton Theological Seminary et de la Princeton University. En 1925, encore étudiant, il a épousé une amie de longue date, originaire de sa ville natale, Rena Klooster.

Après une année de pastorat, il a enseigné, durant une année (1928-1929), l’apologétique au Princeton Theological Seminary. Après la réorganisation de cet établissement et, bien qu’invité par la nouvelle commission de contrôle à y rester, il a choisi d’accepter le poste de professeur d’apologétique au Westminster Theological Seminary, nouvellement fondé.

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I. L’auto-attestation du Christ de l’Ecriture

Le Christ tel qu’il se présente lui-même dans l’Ecriture a toujours été le point de départ de tous mes propos. Ce que cela implique pour différents problèmes apparaîtra de manière plus claire, je l’espère, au long de mon exposé. Permettez-moi ici d’illustrer cela en rappelant l’incident de la guérison, par Jésus, du paralytique de Capernaüm. Quand Jésus déclare à cet homme: « Mon enfant, tes péchés te sont pardonnés », un certain nombre de scribes raisonnent en leur cœur. « Pourquoi cet homme blasphème-t-il ainsi? Qui peut pardonner les péchés, si ce n’est Dieu seul? » (Mc 2.7) A plusieurs reprises, les Juifs ont accusé Jésus de blasphème. C’est pourquoi ils l’ont cloué sur la croix.

Ces Juifs, des pharisiens, étaient tout à fait orthodoxes. Ils se réclamaient de Moïse et des prophètes. Abraham était leur père et le Dieu d’Abraham était leur Dieu. « Nous te remercions, ô Dieu, de ne pas être des polythéistes comme les autres nations », priaient-ils. Il n’y a et il ne peut y avoir qu’un seul Dieu. « Ecoute, Israël! Le Seigneur, notre Dieu, le Seigneur est un. » (Dt 6.4) Aussi, quand Jésus a prétendu être un avec le Père, ces pharisiens étaient-ils certains qu’il blasphémait. Quel sacrilège de la part de Jésus, un simple homme, de prétendre être le Fils de Dieu! « Qu’il soit supprimé! »

Quel zèle a ainsi été déployé pour le Dieu un, le seul vrai Dieu, le Dieu de Moïse! Bien sûr, ces pharisiens ne pouvaient pas aimer soumettre un homme à la torture de la crucifixion. Mais le Dieu de Moïse l’exige; il convient de sauver le peuple de son amour sentimental pour cet homme. Bientôt on pourrait estimer qu’il a « sauvé » le peuple. « Alors ils se remirent à crier: pas lui, mais Barabbas! Or Barabbas était un bandit. » (Jn 18.40)

L’ironie de l’affaire, c’est que les chefs des Juifs n’ont jamais vraiment aimé et servi le Dieu d’Abraham. Tout comme les peuples autour d’eux, et particulièrement les Grecs, ils s’étaient mis à adorer la créature plutôt que le Créateur! Ils faisaient de leur propre conscience morale apostate le critère du juste et du faux. Avec leur conception d’une « Torah vivante », ils pensaient être en mesure, croyaient-ils, de respecter le caractère immuable de la Loi et, en même temps, de vivre selon les principes de la « nouvelle moralité ».

C’est face à cette opposition pharisaïque que l’affirmation de l’identité de Jésus comme Fils de Dieu et Fils de l’homme prend toute sa signification. Chaque fait dans le conflit entre les pharisiens et Jésus impliquait, en fin de compte, que Jésus soit le Fils de Dieu et, donc, le Messie promis. Jésus a dit aux pharisiens, en effet, qu’ils avaient tordu jusqu’à le rendre méconnaissable le sens de chaque mot de l’Ancien Testament.

Dès lors, il était normal qu’ils pensent que Jésus était un blasphémateur. Non pas que l’idée de blasphème puisse avoir une quelconque influence sur leur point de vue, mais si les prétentions de Jésus à être le Messie promis, le Fils de Dieu, étaient justes, c’étaient eux, les pharisiens, qui étaient réactionnaires, révolutionnaires et apostats. Ils auraient été obligés de reconnaître qu’ils avaient tort intellectuellement, moralement et spirituellement dans tout qu’ils disaient et faisaient. Pouvaient-ils admettre que Jésus avait raison en disant qu’ils avaient pour père le diable? Jésus avait-il raison en affirmant (bien qu’ils aient été les descendants d’Abraham généalogiquement et spirituellement) qu’Abraham n’était pas du tout leur père? Jésus avait-il raison de leur dire: « Mais je vous connais, vous n’avez pas l’amour de Dieu en vous »? (Jn 5.42)

Comme chrétiens, nous ne sommes pas, par nous-mêmes, meilleurs ou plus sages que ne l’étaient les pharisiens. Le Christ s’est, par sa parole et par son Esprit, identifié avec nous et, en même temps, nous a montré qui nous étions. En tant que chrétien, je crois, avant tout, le témoignage que Jésus donne de lui-même et de son œuvre. Il déclare avoir été envoyé dans le monde pour sauver son peuple de ses péchés. Jésus me demande de faire ce qu’il a demandé aux pharisiens de faire, à savoir lire les Ecritures à la lumière du témoignage qu’elles rendent de lui. Il a envoyé son Esprit demeurer dans mon cœur afin que je puisse croire et donc comprendre que toutes choses sont telles qu’il a dit qu’elles étaient. Par son Esprit, j’ai appris à comprendre un peu ce que Jésus signifiait lorsqu’il disait: « Je suis le chemin, la vérité et la vie. » J’ai appris un peu ce que signifie amener toute pensée captive à l’obéissance au Christ, être converti à nouveau chaque jour, réalisant qu’aucun fait ne peut être compris correctement à moins d’être vu dans sa juste relation au Christ, comme Créateur et Rédempteur aussi bien de moi que de mon environnement. Je cherche par-dessus tout son Royaume et sa justice. Je sais maintenant, par le témoignage rendu par son Esprit à mon esprit, que mon travail n’est pas vain dans le Seigneur. « Je sais en qui cru et je suis persuadé qu’il a la puissance de garder mon dépôt jusqu’à ce jour-là. »(2Tm 1.12) Tout dans ma vie – familiale, ecclésiale, sociale, comme dans l’accomplissement de ma vocation comme ministre de l’Evangile et professeur d’apologétique chrétienne ­- est rassemblé sous la bannière: Pro Rege! (Pour le Roi!) Je ne suis pas un héros mais, en Christ, je n’ai pas peur de ce qu’on peut me faire. Les portes de l’enfer ne peuvent pas contrarier la marche victorieuse du Christ, à qui tout pouvoir a été donné dans le ciel et sur la terre.

II. Le Christ m’a écrit une lettre

Je n’ai pas rencontré le Christ en chair et en os, mais c’est sans importance; il m’a écrit une lettre. Pas lui-même, mais les assistants qu’il a choisis. Par son Esprit, l’Esprit de Vérité, ces assistants ont écrit ce qu’il voulait que je sache. Du ciel, mon Seigneur a alors envoyé son Esprit Saint, à la Pentecôte, pour habiter le cœur de tous ceux pour lesquels il est venu dans le monde afin de les racheter. Je suis, par sa grâce, l’un d’entre eux. Tous ensemble, nous formons l’Eglise, son peuple. En nous et par nous, il établit son Royaume. En tant que soldat de la croix, fortifié par son pouvoir dans mon être intérieur, je lutte quotidiennement contre Satan, qui s’efforce, en toute occasion, d’établir son propre royaume dans les cœurs, pour le malheur des hommes.

Dans sa lettre, Jésus me dit que tous les hommes sont d’un même sang, parce que tous sont créés par Dieu. De ce point de vue, tous les hommes sont des enfants de Dieu; ils portent tous son image. Mais le premier couple, dont toutes les générations sont issues « par filiation ordinaire », a péché contre Dieu. Dieu avait placé devant eux la joie parfaite qu’il voulait leur donner s’ils menaient leurs vies dans la direction qu’il avait indiquée. Cette direction devait être marquée par l’amour et l’obéissance à leur Créateur et bienfaiteur. Mais nos premiers parents ont été confrontés à Satan, qui leur a indiqué comment il était devenu libre depuis qu’il avait pris son indépendance vis-à-vis de Dieu. Un homme autonome doit certainement être capable de déterminer ce qui est bien sans avoir à se soucier de ce que Dieu dit à ce sujet.

Adam entre dans la démarche de Satan. « Tu as raison, Satan, je dois d’abord décider si le Dieu qui nous a parlé si souvent, 1) sait ce qui est « bon » pour nous, 2) a le contrôle du cours de l’histoire au point de pouvoir déterminer ce qui se produira si nous lui désobéissons et 3) a le droit d’exiger notre obéissance. Quand j’aurai étudié ces questions et si la réponse est ‹oui›, alors je lui obéirai. Certainement pas avant. »

Mais en se donnant le droit de tirer des conclusions, Adam avait déjà résolu en lui-même de dire « non ». Si Dieu est tel qu’il sait ce qui est « bon » pour nous, s’il contrôle tout ce qui arrive et s’il a droit à une obéissance inconditionnelle, alors l’homme obéit à sa parole parce que c’est sa parole. Adam, par désobéissance, est devenu un homme « libre ». Mais Satan a mal calculé! Refusant de croire que Dieu contrôle le cours de l’histoire, il a tenté de dominer sur la totalité de l’humanité. Après avoir réussi avec le premier Adam, il a essayé sa ruse avec le second Adam. Mais le second Adam a répondu à la suggestion de Satan: « Arrière de moi, Satan! » Et: « Il est écrit! » Le second Adam connaissait et recevait pleinement la Parole de Dieu, parce qu’il était Dieu, la Parole. Il a mené sa vie conformément à ce qu’il avait écrit d’avance dans son programme. Même les mots « j’ai soif », prononcés sur la croix, l’ont été en accord avec ce qui avait été écrit.

Désormais, ce qui a été écrit est essentiellement la promesse faite à son peuple, face à Satan et à ses légions, de le racheter de ses péchés. Jésus voudrait être son grand prêtre, s’offrant lui-même en tant que son substitut: « Maudit soit quiconque est pendu au bois. » Il voudrait être son prophète, comme Moïse, l’assurant de sa délivrance, l’établissant dans la vérité face aux efforts déployés par Satan pour qu’il croie au mensonge. Il voudrait être son roi, affermissant la nation élue de « ses saints » face aux efforts faits par Satan pour établir un royaume basé sur l’autosatisfaction des pharisiens.

Il est venu, il a vu, il a vaincu: on est passé de la colère à la grâce, dans l’histoire. Le nouvel âge est arrivé, l’âge de la grâce et de la gloire. Dans sa lettre, Jésus nous parle de ce nouvel âge. Une grande partie de cette lettre nous est parvenue par son serviteur Paul. Une grande partie de la première croissance du Royaume de Christ est due à l’œuvre de son serviteur Paul. Comment Paul a-t-il raconté l’histoire du Christ?

Dans l’épître aux Romains, Paul nous parle de l’entêtement de l’humanité. Les Juifs comme les Grecs étant, dès le commencement du monde, confrontés à la vérité de Dieu, ils ont remplacé la vérité de Dieu par un mensonge et ils ont adoré et servi la créature plutôt que le Créateur. Puisqu’ils ont choisi de ne pas reconnaître Dieu, la colère de Dieu s’est manifestée du ciel contre ces hommes qui repoussent la révélation de Dieu comme s’il s’agissait d’un déluge terrible et destructeur. Un tel déluge tombera sur ceux qui refusent de se tourner vers Dieu par son Fils.

En dignes enfants d’Adam, les hommes ont toujours fait, et continuent de faire, des efforts pour se dissimuler la vérité à leur sujet et au sujet de Dieu. Ils voient chaque fait autrement qu’il n’est en réalité. Sur tous les modes – littéraire, poétique et philosophique -, ils essaient de se prouver à eux-mêmes que le monde n’est pas le domaine de Dieu et qu’ils ne sont pas faits à son image. Juifs et païens ont fermé leurs yeux sur leur propre condition et sur celle du monde, qu’il s’agisse du passé, du présent et de l’avenir. N’étant pas des créatures de Dieu, ils ne peuvent pas avoir péché contre lui! Ils n’ont donc pas besoin de la mort expiatoire du Christ pour la rémission de leurs péchés. Ce qu’Etienne a dit des Juifs doit être également dit aux païens: ils ont toujours résisté au Saint-Esprit pour leur propre malédiction. Dans son discours devant l’aréopage, Paul proclame le nom du Christ ressuscité aux païens qui ne sont pas dans l’Alliance – puisqu’ils l’ont rompue -, afin qu’ils échappent au jugement divin. Paul ne se place pas à leur niveau afin d’étudier avec eux la nature de l’être et de la connaissance en général et de découvrir si le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob pourrait éventuellement exister. Il leur dit franchement que ce qu’ils prétendent ne pas savoir, lui, il le sait. Il leur dit que leur prétendue ignorance est coupable, parce que Dieu est aussi proche d’eux qu’ils le sont d’eux-mêmes (Ac 17.27). Il leur dit donc d’avoir à se repentir du culte qu’ils rendent aux idoles et de se tourner vers le Dieu vivant, de peur de ne pas être revêtus de la robe de justice devant le Christ, le Seigneur ressuscité, au jour du jugement.

La prédication de Paul aux Grecs ressemblait à celle que Noé a adressée aux hommes de son temps. Quand Noé a commencé à annoncer que Dieu lui avait donné une parole d’avertissement, périlleuse pour ceux qui la rejettent, ses contemporains n’en étaient pas moins sûrs de pouvoir tenir compte de tels avertissements selon leur propre sagesse. Il n’y avait, disaient-ils, aucun « fait » ni « aucune raison objective » qui les contraignent à prendre au sérieux le message de Noé, à moins d’accepter le « fait » que Dieu avait parlé à Noé. Mais il n’y avait que la parole de Noé et qui était Noé? Ce n’est que lorsque les derniers hommes étaient en train de se noyer qu’ils ont vu, eux et leur sagesse, ce qu’ils étaient vraiment: des fous! Il était alors trop tard. De même à la fin des temps, face à la colère de l’Agneau, les hommes se verront à nouveau, avec leur sagesse, pour ce qu’ils sont… et ils demanderont aux montagnes de les recouvrir, de peur de tomber dans les mains d’un Dieu en colère.

Paul savait que les Grecs ne pouvaient pas avoir une juste vue des choses étant donné leur philosophie. « Chaos » et « Nuit des temps » étaient leurs seuls équivalents pour éclairer ce que Paul leur disait sur l’origine et la destinée du monde. Ils ont essayé diverses formules pour définir la rationalité complète (l’unité) et la chance absolue (la diversité) par des termes tels que forme et matière en lieu et place de création et de providence, mais ce n’était pas satisfaisant. Néanmoins, Paul ne pouvait pas prouver aux Grecs – avec le sens qu’ils donnaient au mot « prouver » – que ce qu’ils croyaient, eux, était stupide et que ce qu’il croyait, lui, était du « bon sens ». Paul ne pouvait pas adopter les principes du premier Adam « libre » pour « prouver » les principes du second Adam. Il reconnaissait, de même que son auditoire grec l’estimait, que ses idées étaient en totalité une folie pour l’esprit d’un non-croyant. Les Grecs ne croiraient pas les plus simples d’entre elles, encore moins toutes ses idées liées les unes aux autres, à moins que, par la régénération de l’Esprit Saint, il leur ait été donné des yeux avec lesquels ils puissent voir toute la vérité de Dieu en Christ. Paul savait que l’homme naturel continuera à dire, jusqu’à son dernier souffle, que le Christ a tort et que Satan a raison, à moins que l’Esprit ne lui donne, par compassion, lumière et vie.

Ensuite, il y a le message de la lettre écrite pour moi et pour l’Eglise tout entière par le Christ lui-même. Aussi loin qu’il m’en souvienne, c’est cette lettre du Christ que mon père nous lisait, à moi et à toute la famille. C’est encore cette lettre que j’ai entendue dans l’église, prêchée par le ministre du Christ. Aussi, lorsque je suis devenu professeur d’apologétique, a-t-il été normal que je me préoccupe non seulement de mon niveau académique, mais plus encore du ministère de la Parole de Dieu!

Comment, pensais-je, faire autrement que de suivre les traces des réformateurs? Calvin et Luther ont interprété les Ecritures pour l’édification de l’Eglise du Christ. Ils ont maintenu la Bible comme Parole de Dieu pour le peuple de Dieu contre l’Eglise de Rome. Quand ils ont insisté sur la nécessité, l’autorité, la suffisance et la clarté de l’Ecriture, ils ont rejeté, en principe, toute la structure théologique romaine qui était alors, en grande partie, basée sur la pensée grecque contre laquelle Paul a si vigoureusement prêché.

Voulant suivre les réformateurs, il était normal que je lise et goûte les travaux de ceux qui, avant moi, avaient essayé de faire de même. J’ai commencé par utiliser les travaux d’Abraham Kuyper et de Herman Bavinck. Quelles perspectives larges et fondamentales ils avaient! La notion que l’on a de l’Ecriture, disaient-ils, ne doit jamais être séparée de son message.

Les catholiques romains, par exemple, en séparant les deux, gauchissent les vues bibliques sur le péché et sur le salut. Selon la position de Rome, le passage de l’état de pécheur à celui de sainteté est un processus métaphysique d’élévation sur l’« échelle de l’être ». Cette métaphysique gréco-chrétienne du salut véhicule avec elle une vue erronée de la nature de l’Ecriture. L’Ecriture, de ce point de vue, ne peut pas être « suffisante ». L’Eglise romaine se considère comme un organe chargé de continuer la révélation écrite, assurant ainsi la suffisance dont l’Ecriture manquerait par elle-même. Comme Bavinck le dit avec raison, la nature du message du salut et celle de l’Ecriture sont toujours liées l’une à l’autre.

Un Dieu incapable de contrôler l’histoire, en raison du très grand nombre d’hommes ayant des volontés ne dépendant pas pleinement de la sienne, ne pourrait faire du salut qu’une « simple possibilité ». Le Christ pourrait alors être mort en vain. Etant « libres », tous les hommes pourraient refuser d’exercer leur liberté (supposée donnée par Dieu) en renonçant à « tirer-leur-chèque-pourla-vie-éternelle-à-la-banque-du-ciel ». Le plan de Dieu, qui consiste à appeler à lui son peuple, risquerait de ne jamais se réaliser! Inutile de dire que l’enseignement central de l’Ecriture exclut un tel « schéma ». Dieu est Dieu! Le Christ a accompli l’œuvre du salut pour les siens. Seuls ceux qui sont « en Christ » depuis la fondation du monde sont morts avec le Christ sur la croix. Le Christ a sauvé ses brebis; il n’a pas simplement rendu leur salut « possible ». L’accent mis sur l’autonomie humaine dans la théologie évangélique non réformée, non seulement opère des ravages en ce qui concerne le message de l’Ecriture sur le salut par la seule grâce, mais tord la doctrine de l’Ecriture elle-même, en donnant le dernier mot à l’expérience subjective de la liberté humaine et en refusant, à l’Ecriture et à l’Esprit Saint, la puissance, l’autorité et la nécessité de conquérir l’âme des hommes. L’Esprit Saint et la Parole de Dieu ne changeraient pas les hommes, ce serait les hommes qui accepteraient, d’abord, d’être changés! Pour cette raison, aucune théologie non réformée par la Parole de Dieu ne peut, à proprement parler, être appelée une « théologie de l’Esprit Saint ». Une théologie qui perd le droit d’être considérée comme une « théologie de l’Esprit Saint » perd également celui d’être une « théologie de la Parole de Dieu ». Il n’est donc pas étonnant que G.C. Berkouwer évoque, à ce sujet, l’« isolement du point de vue réformé sur l’Ecriture »2.

Cela est encore plus marqué dans le cas de la théologie existentielle.

Si les théologies évangéliques non réformées tendent vers le subjectivisme, la théologie non évangélique moderniste le fait bien plus encore! Prenez la théologie de Karl Barth, par exemple. La libre grâce de Dieu, selon Barth, n’a pas pu être communiquée par une révélation figée et objectivée. La théologie orthodoxe, critique-t-il, a ramené la révélation vivante et active de Dieu à celle d’une forme sans vie. Et lorsque Barth a parlé, de manière assez sympathique, de l’inspiration verbale, il l’a « actualisée » et, en conséquence, il l’a adaptée à son « système »3. Barth accuse: « En réduisant la Bible à la dimension ‹de relations causales›, l’orthodoxie rabaisse toute la relation religieuse entre Dieu et l’homme au niveau de concepts et d’idées impersonnels. L’orthodoxie est une théologie ‹des possesseurs de la bénédiction›, la théologie de ceux qui contrôlent la liberté de Dieu. Le Dieu de l’orthodoxie, en clair le Dieu du calvinisme, n’est pas souverain! Le Dieu de Calvin n’est pas le Dieu de la grâce souveraine et universelle. »

Nous pouvons donc dire que la sotériologie de Barth, « de la grâce libre et souveraine » qui vient à nous seulement dans notre subjectivité, impose une vue radicalement nouvelle de l’Ecriture elle-même. Ainsi la Bible ne peut être appelée Parole de Dieu que si elle nous apporte ce message de subjectivité. Pour Barth, dire que « la Bible est la Parole de Dieu » n’implique pas une révélation directement perceptible de Dieu dans l’histoire, comme nous le savons.

Avec ces exemples catholique romain, arminien (wesleyen ou luthérien) et, pour finir, de la théologie moderniste, il est clair 1) que la conception de l’Ecriture ne peut jamais être séparée de son message et 2) qu’aucune de ces théologies, néo-évangéliques et modernistes non réformées, n’a une conception de l’Ecriture selon laquelle le Seigneur, le Christ, parle à l’homme avec une autorité absolue. L’auto-attestation du Christ des Ecritures n’est pas absolument centrale pour ces théologies. Et donc, elle ne pourra pas non plus être centrale pour soutenir une apologétique destinée à défendre celles-ci.

III. Vers une apologétique christocentrique

Ayant décidé de suivre les réformateurs en théologie, il était normal que j’essaie de le faire également en apologétique. Je me suis tourné vers des apologètes réformés tels que Warfield, Greene et d’autres. Qu’ai-je trouvé? Des théologiens convaincus de « l’auto-attestation du Christ dans les Ecritures », mais qui défendaient leur foi par une méthode niant précisément ce point! Un bref aperçu de ce que j’appelle la méthode « traditionnelle » d’apologétique chrétienne le montrera.

Proposée, d’abord, de façon détaillée par Thomas d’Aquin dans sa version catholique romaine et par Joseph Butler dans sa version protestante (mais déjà avancée par les Pères apologètes de l’Eglise ancienne), la méthode traditionnelle est basée sur la supposition que l’homme jouit d’une certaine autonomie, que le monde espace-temps est, dans une certaine mesure, « contingent » (imprévisible) et que l’homme doit, ultimement, créer pour lui-même sa propre épistémologie.

La méthode traditionnelle faisait des concessions sur ces points fondamentaux alors qu’elle aurait dû être intransigeante! A cause de cela, elle a été continuellement en porte-à-faux. La méthode traditionnelle a explicitement admis le droit et la capacité de l’homme naturel, indépendamment de l’œuvre de l’Esprit de Dieu, de juger du bien-fondé de l’autorité de la Parole de Dieu. C’est l’homme qui, à l’aide de ses propres outils intellectuels, donne son imprimatur à la Parole de Dieu et, ensuite seulement, décide de l’écouter. La Parole de Dieu devrait, d’abord, être soumise aux critères humains décidant du bon et du mauvais, de la vérité et de l’erreur. Mais une fois que vous aurez exposé cela à un non-croyant, pourquoi se soucierait-il de tout ce que vous pouvez lui dire d’autre? Vous lui avez déjà laissé entendre qu’il est sur le bon chemin! Ensuite, que l’Ecriture se trompe quand elle parle d’« intelligence obscurcie », de « vains raisonnements », de « mort » et d’« aveugle »! Ainsi, avec la méthode traditionnelle, on déclare recevable ce qui est problématique pour l’homme naturel, à savoir son rejet de la foi chrétienne.

Devant l’échec des théologiens et des apologètes réformés dans leurs efforts pour défendre, de manière cohérente, le Christ tel qu’il se révèle lui-même dans les Ecritures, il m’est clairement apparu qu’il fallait travailler sur un terrain nouveau. Je n’ai cependant pas entrepris cette tâche à partir de zéro. J’ai beaucoup appris d’autres, tout comme, en théologie, cela avait été le cas avec Kuyper et Bavinck. Puisque je concevais que l’apologétique chrétienne devait se concentrer sur l’auto-attestation du Christ dans l’Ecriture, il était normal que j’approfondisse ma connaissance du développement et de la défense de la doctrine de la personne du Christ tout au long de l’histoire et à travers l’évolution de l’Eglise. Il y a trois périodes dans l’histoire au cours desquelles l’apologétique chrétienne a progressé dans la bonne direction.

– Au Concile de Nicée, en 325, l’Eglise a conclu que la seule expression adéquate de l’enseignement du Christ le concernant lui-même et celui des apôtres au sujet de Dieu avait une formulation telle que les trois personnes de la Trinité étaient fondamentalement égales. L’Eglise a rejeté la subordination du Fils au Père dans tous les sens « ontologiques » du terme. Bavinck précise qu’ainsi ont été rejetées toutes les tentatives d’unir Dieu à l’homme en termes de « changement », Dieu cessant alors d’être lui-même Dieu.

– Ensuite, dans le Symbole de Chalcédoine, l’Eglise a traité particulièrement la difficile question de la relation entre les deux natures, divine et humaine, du Christ. Adopté en 451, le texte indique que les natures divine et humaine du Christ sont unies, sans confusion ni transformation, sans division ni séparation. Les deux premiers termes étaient dirigés contre les Eutychiens, les deux derniers contre les Nestoriens.

Cet effort de l’Eglise pour comprendre le Christ était théologique, donc crucial sur le plan de l’apologétique. L’œuvre du Christ demeure obscure jusqu’à ce que l’enseignement biblique relatif à sa personne soit clairement compris. La signification véritable de sa personne ne devient claire que lorsque nous comprenons ce qu’il a accompli pour son peuple. Pour cela, il convient de nous tourner vers les confessions de foi réformées. Elles donnent une définition plus exacte de l’œuvre de l’Esprit du Christ, l’Esprit Saint, en tant qu’élément de l’œuvre historique et permanente du Christ, et qui est maintenant avec nous.

– Il faut attendre jusqu’à l’époque des réformateurs pour trouver l’Eglise en tant qu’Eglise confessant devant le monde cette conception du Saint-Esprit, à savoir qu’il est celui qui nous communique, tout comme il l’a fait pour les disciples et les apôtres, la Parole même du Christ. C’est seulement dans la foi réformée (les credos réformés) que nous découvrons que l’Esprit du Christ a une part essentielle dans l’œuvre du Christ pour le salut de ses brebis. Prenons la Confession de Belgique comme illustration:

« Nous recevons ces livres, et ceux-là seulement, comme saints et canoniques, pour régler, fonder et établir notre foi, et sans douter nous croyons toutes les choses qui y sont contenues, non d’abord parce que l’Eglise les reçoit et les approuve comme tels; mais parce que le Saint-Esprit témoigne dans notre cœur qu’ils sont de Dieu, et que c’est une évidence même pour les aveugles qui peuvent apercevoir que les choses qui y sont prédites s’accomplissent. » (V)

Ces trois périodes nous montrent comment s’est développée la compréhension de l’Eglise au sujet de la personne et de l’œuvre du Christ. Différents théologiens ont aidé à la faire avancer. Parmi eux, Tertullien et Augustin. Tout deux avaient des conceptions très « élevées » du Christ et de son œuvre. L’un et l’autre voyaient la place centrale de l’Esprit Saint dans l’œuvre rédemptrice du Christ. Ils ont essayé d’être cohérents avec leurs conceptions dans leur argumentation avec les non-croyants. Tertullien a eu, à cet égard, plus de succès dans sa tentative qu’Augustin.

Dans le cas de Tertullien, nous avons, disait Warfield, un exemple remarquable de l’homme qu’il fallait au bon endroit et au bon moment: « Le véritable père de la doctrine chrétienne de la Trinité. »4 Avec sa très haute conception du Christ, Tertullien pouvait dire:

« Après Jésus le Christ, nous n’avons aucun besoin de spéculation, après l’Evangile, nous n’avons aucun besoin de chercher (plus loin). Dès que nous croyons, nous n’avons plus besoin de croire à autre chose; car nous commençons par croire qu’il n’y a rien d’autre qu’il faille croire. »5

Ce n’est pas là une simple soumission formelle à l’Ecriture. Pour Tertullien, c’est le Christ qui, dans l’Ecriture, donne le « système » de vérité que les hommes doivent croire. « Ce que vous devez chercher, c’est ce que le Christ a enseigné… » Pour Tertullien, toute recherche de la vérité n’a aucun sens à moins qu’elle ne se fasse à la lumière de la vérité de base placée devant les hommes dans les Ecritures, la Parole par laquelle le Christ nous parle du ciel. Tertullien n’était cependant pas un obscurantiste ou un littéraliste: « Pourvu que l’essence de la vérité ne soit pas bousculée, vous pouvez la chercher et en discuter autant que vous le souhaitez. »6 Ayant exposé ce « système » de vérité qui confronte les hommes au Christ de l’Ecriture, Tertullien conclut: « A partir de ce point, je contesterai toutes les objections de mes adversaires. »7 Les hommes ne doivent pas définir, avant d’avoir rencontré Christ, ce que doit être sa nature: « Notre Seigneur lui-même a déclaré, alors qu’il vivait sur terre, qui il était, qui il avait été, comment il accomplissait la volonté du Père, ce qu’il fixait aux hommes comme devoir. »8

Il est clair que j’ai beaucoup appris de Tertullien. Mais Tertullien était néanmoins, comme nous tous, un enfant de son temps. Il n’a jamais réussi à se débarrasser de la forte influence qu’a eue sur lui la spéculation de ses prédécesseurs sur le Logos. « En principe, le Logos était Dieu en relation avec les choses du temps et de l’espace: en conséquence, un Dieu non pas absolu, mais relatif. Dans son essence même, cette conception du Logos impliquait la forme la plus grande du ‹subordinationisme›. Le Logos avait donc nécessairement été conçu comme une divinité réduite, divinité, pour ainsi dire, périphérique plutôt que centrale », remarque Warfield9.

Ainsi, Tertullien, un très grand théologien chrétien, tout en développant l’idée du Christ « auto-attesté dans l’Ecriture », tombe dans le piège de la spéculation grecque conduisant à nier ce Christ in toto (dans son intégralité). Dans son argumentation avec les gnostiques, il n’adopte pas simplement la « forme » mais le contenu même de leurs propres théories, espérant les convaincre qu’il souhaite ajouter le « Christ » à leurs idées déjà justes sur l’origine de l’homme et du monde. Il n’essaie même pas « de contester sur le terrain de ses adversaires », comme il aurait dû le faire. Il n’a donc pas réussi à être cohérent avec ce qu’il a lui-même proposé. C’est à Calvin qu’il est revenu de suivre la méthode de Tertullien, en la purifiant de sa mauvaise théologie du Logos.

J’ai dit que le développement de la doctrine du Christ dans l’Eglise a eu lieu en trois étapes fondamentales et que celles-ci étaient des préalables nécessaires à une apologétique véritablement biblique. Ensuite, j’ai observé que Tertullien était un homme en avance sur son temps, en christologie et en apologétique. La troisième, celle de la foi réformée, a été fondamentalement celle de la théologie de Jean Calvin. Nous comprendrons mieux cette troisième étape en considérant en détail la christologie de Calvin. Ce faisant, nous verrons également un développement et une application de la méthode de Tertullien et, avec cela, les débuts d’une apologétique centrée sur le Christ.

Pour Calvin, toute spéculation au sujet de Dieu, indépendamment de l’Ecriture, est exclue. La théologie naturelle est, donc, également écartée. La théologie naturelle commence avec un homme autonome et un monde « donné ». La théologie naturelle suppose que la « raison », la « logique » et les « faits » sont « religieusement neutres ». Ce sont des « outils » avec lesquels l’homme peut et doit déterminer ce qui est possible et ce qui ne l’est pas.

S’il y a une idée fondamentale parmi celles de la Réforme, c’est ce que Calvin exprime au tout début de son Institution: l’homme est ce que Dieu, en Christ, par l’Ecriture, dit qu’il est. Ce Dieu est trine. « La tri-personnalité » de Dieu est conçue par Calvin non pas comme quelque chose de complémentaire à l’idée de Dieu ou comme quelque chose dans laquelle Dieu se développerait au cours de son existence, mais comme quelque chose d’intérieur à l’idée même de Dieu, « sans laquelle Dieu ne peut être conçu selon la vérité de son être »10. Pour Calvin, la doctrine de la Trinité était inclue dans son expérience du salut, « dans la certitude du chrétien que le Christ rédempteur et l’Esprit qui sanctifie sont, chacun, des Personnes divines »11. Le point central sur lequel il a insisté, c’est que les hommes peuvent croire de tout leur cœur qu’il y a un seul Dieu qui doit être servi; mais aussi que Jésus-Christ notre rédempteur et le Saint-Esprit sanctificateur ne sont pas, l’un et l’autre, moins Dieu que Dieu le Père à qui nous devons l’être; et pourtant les trois sont les objets, personnels et distincts, de notre amour et de notre adoration12. En raison de son profond intérêt spirituel à faire du Dieu trine de l’Ecriture le point de départ de toute sa théologie, Calvin a estimé nécessaire d’éliminer les derniers vestiges du « subordinationisme » encore perçus dans le « langage » de Nicée. Il a donc employé le mot autotheos (Dieu même) à propos du Fils de Dieu.

La signification de ceci pour l’apologétique chrétienne devrait être tout de suite claire. « Tous ceux qui étaient, pour quelque raison ou à quelque degré que ce soit, incapables ou peu disposés à accorder au Christ une déité en tous points égale à celle du Père ont été nécessairement offusqués par une telle revendication. »13 Calvin définit la personne du Christ exclusivement en termes scripturaires; autrement dit, sa méthode est plus exégétique que spéculative. Cette méthode est simple: le Christ est ce que lui-même a dit être. Si le Christ est ce qu’il dit être, alors toute spéculation est exclue, car Dieu ne peut jurer que par lui-même. Pour découvrir qui est l’homme et qui est Dieu, on ne peut y parvenir que par l’Ecriture. La foi dans le Christ qui se révèle lui-même dans les Ecritures est le commencement, et non la fin, de la sagesse!Ainsi, c’est seulement après que Calvin eut développé sa théologie trinitaire, établissant l’autorité du Christ autotheos, qu’on a pu élaborer une méthodologie véritablement chrétienne de la théologie et de l’apologétique. La méthode par laquelle un chrétien précise le contenu de sa foi ne doit pas être en opposition avec celle qu’il emploie pour le défendre. Calvin, voyant cela, a rejeté toute spéculation et la théologie naturelle comme étant des « chemins » conduisant à la foi. La foi comme la compréhension sont plutôt de purs cadeaux de la libre grâce de Dieu14.

Deux remarques s’imposent à ce sujet. Tout d’abord, n’importe quelle épistémologie non chrétienne, c’est-à-dire n’importe quelle théorie de la connaissance basée sur des principes intrinsèquement acceptables selon « la chair », est condamnée à un échec total; échec non seulement comme chemin vers la foi chrétienne, mais encore vers toute forme de connaissance, ce que moi-même et beaucoup d’autres avons démontré à plusieurs reprises.

En second lieu, le reproche fondamental souvent fait au calvinisme d’être un système « déterministe et irrationnel » est simplement inexact. D’abord, pour contrer le reproche de déterminisme faisant des hommes des « marionnettes », il suffit de lire Calvin pour se persuader qu’une telle compréhension du calvinisme est fausse. La notion calviniste de la souveraineté de Dieu n’a rien à voir avec la notion philosophique de déterminisme physique et causal. J’ai développé longuement cela ailleurs, notamment en rapport avec la conception entièrement alliancielle et personnaliste de la providence, qui fait clairement partie de la pensée de Calvin.

Quant au reproche d’« irrationalité », il est affirmé que, dans la position calviniste, l’homme est invité à se repentir de ses péchés et à accepter le Christ sans avoir de raisons pour le faire. Le calviniste ne peut pas donner de raison parce qu’il n’a aucun point de contact avec le non-croyant. Il n’existe, pour le calviniste, aucune raison à invoquer pour conduire son auditeur (son ami) à accepter le Christ.

Là encore, j’observe une erreur. Il est supposé qu’à moins de trouver un terrain d’entente avec l’homme naturel, terrain sur lequel on pourrait se mettre d’accord sur ses fausses conceptions de l’homme et du monde, on n’a aucun point de contact avec lui. Contre cette position, je maintiens, avec Calvin et après Paul, que mon point de contact est l’état réel de la situation des hommes, comme la Bible nous l’expose. Pour le calviniste, le point de contact est enraciné dans l’état réel de la situation. Comme l’Ecriture le rapporte, les choses sont ce qu’elles sont en raison de leur relation avec l’œuvre du Dieu trine. Le point de contact des évangéliques arminiens relève essentiellement d’une épistémologie kantienne, une épistémologie selon laquelle les hommes se trouvent sans véritable rapport les uns avec les autres et sont, du même coup, réduits à ces seules relations.

Rechercher un point de contact avec l’incroyant sur la base des notions que celui-ci a de lui-même et de son monde serait l’encourager dans sa rébellion pernicieuse et le confirmer dans sa propre frustration. Nous avons déjà vu que l’homme naturel vit avec l’illusion (qu’il s’est lui-même forgée) de se croire « libre », c’est-à-dire indépendant du contrôle et des conseils de Dieu; les « faits » le concernant le sont également dans le même sens. Il peut feindre d’être un esprit ouvert, prêt à considérer que Dieu existe. Mais, en étant ainsi « neutre », il commet le même péché qu’Adam et Eve.

Pourquoi chercher la vérité là où on ne peut trouver que le mensonge? Le non-croyant peut-il nous dire, et donc au Christ lui-même, ce que sont les faits, comment ils sont reliés entre eux et de quelle manière ils s’articulent, et cela tout en excluant la création et la providence? S’il le peut, et seulement s’il le peut vraiment, alors l’histoire chrétienne n’est tout simplement pas vraie! Mais parce que l’homme naturel ne peut pas faire cela, et parce que le message chrétien est véridique, j’ai cherché et je cherche toujours à tirer profit d’une théologie en laquelle le Dieu trine de l’Ecriture prend l’initiative dans le salut.

L’idée calviniste d’un point de contact réel, par opposition à un point de contact imaginaire, n’est pas dépourvue d’utilité. C’est le seul point de contact intelligible possible. Le non-croyant soutient que « le hasard et la nécessité » sont des concepts également irréductibles et mutuellement corrélatifs, ou des principes heuristiques que l’homme utilise pour expliquer que nous avons beaucoup appris au sujet du monde, où il règne un ordre uniforme même s’il y a également des changements et des développements continuels. Mais l’« explication » du non-croyant n’explique rien du tout. Donner comme seule explication d’un événement « c’est arrivé » revient à dire « je ne connais aucune explication à cela ».

Le calviniste, utilisant son point de contact, fait observer aux non-croyants que si le monde n’était pas ce que l’Ecriture dit qu’il est, si la connaissance de l’homme naturel n’était pas réellement enracinée dans la création et la providence de Dieu, il n’y aurait aucune connaissance. Le chrétien rappelle que si les non-croyants ont fait et font beaucoup de découvertes au sujet de l’univers, c’est justement parce que l’univers est tel que le Christ dit qu’il est. Le scientifique incroyant emprunte ou vole les principes chrétiens de la création et de la providence chaque fois qu’il déclare qu’une « explication » est possible, parce qu’il sait qu’il ne peut pas apporter sa propre explication. Comme porteur de l’image de Dieu et opérant dans un univers commandé par Dieu, l’incroyant contribue, indirectement et accidentellement, au développement de la connaissance et de la culture humaines.

Quand l’arminien maintient que la position calviniste est irrationnelle parce qu’elle ne peut pas formuler de « raisons » pour croire, il doit probablement vouloir dire qu’avec une position telle que la mienne, le chrétien n’accepte pas la démarche du non-croyant qui lui fait déterminer les « bonnes raisons » et les « preuves valides ». Il a parfaitement raison, mais la position calviniste n’est pas irrationnelle. Le chrétien doit plutôt proposer au monde le Christ auto-attesté comme seul fondement sur lequel l’homme doit se tenir s’il veut « donner des raisons » pour chaque chose. Vouloir « donner des raisons » est complètement illusoire en dehors de l’ontologie chrétienne. Le chrétien affirme que c’est seulement après avoir accepté l’ordre biblique des choses que l’homme, quel qu’il soit, est capable de comprendre et d’expliquer sa propre rationalité.

Je pense qu’il pourrait être utile que je présente, dans une dernière partie et sous forme schématique, une vue d’ensemble. Cela aidera le lecteur à voir d’un coup d’œil quelle est ma position.

IV. Vue d’ensemble

A) Mes difficultés avec la « méthode traditionnelle »

1. Cette méthode met en question Dieu lui-même en maintenant que son existence est seulement possible quoique fortement probable, plutôt qu’ontologiquement et rationnellement nécessaire.

2. Elle met en question le conseil de Dieu qu’elle ne comprend pas comme étant l’unique cause de tout ce qui arrive.

3. Elle met en question la révélation de Dieu:

a) En contestant sa nécessité. Elle ne voit pas que, même en Eden, l’homme a dû interpréter la révélation générale (naturelle) de Dieu selon les obligations de l’alliance que Dieu avait placée au-dessus de lui par une révélation spéciale. La révélation générale, selon la conception traditionnelle, pourrait être comprise comme « autonome ».

b) En contestant sa clarté. La révélation générale et la révélation spéciale de Dieu seraient si peu claires que l’homme pourrait seulement dire que l’existence de Dieu est « probable ».

c) En contestant sa suffisance. Elle le fait en donnant, en fin de compte, une place au « hasard » d’où surgissent des « faits » complètement nouveaux pour Dieu et pour l’homme. De tels « faits » seraient impossibles à interpréter et inexplicables en termes de révélation générale ou spéciale de Dieu.
d) En contestant son autorité. Avec la position traditionnelle, la caractéristique de l’auto-attestation de la Parole de Dieu ainsi que son autorité sont secondaires par rapport à l’autorité de la raison et de l’expérience. L’Ecriture ne se justifie plus elle-même, c’est l’homme qui la justifie et lui reconnaît l’« autorité » que lui confère la sienne.

4. Elle met en question la création de l’homme à l’image de Dieu, parce qu’elle estime que la création et la connaissance de Dieu sont indépendantes de l’Etre et de la connaissance de Dieu. Selon l’approche traditionnelle, l’homme n’a pas besoin « de penser les pensées de Dieu après lui ».

5. Elle met en question la relation d’alliance entre l’homme et Dieu en ne comprenant pas que l’action représentative d’Adam a été absolument déterminante pour le futur.

6. Elle met en question la nature pécheresse de l’humanité suite au péché d’Adam en ne comprenant pas que la dépravation morale de l’homme atteint tous les aspects de sa vie, y compris ses pensées et ses attitudes.

7. Elle met en question la grâce de Dieu en ignorant le préalable nécessaire du « renouvellement de l’intelligence ». Dans la conception traditionnelle, l’homme peut et même doit se renouveler lui-même pour accéder à la connaissance, grâce à une bonne utilisation de la raison.

B) Ma compréhension du rapport entre le chrétien et le non-chrétien, du point de vue philosophique

1. Les deux ont des présuppositions au sujet de la nature de la réalité:

a) Le chrétien présuppose que le Dieu trine et son plan rédempteur pour l’univers sont fixés une fois pour toutes dans l’Ecriture.

b) Le non-chrétien présuppose une dialectique entre « hasard » et « nécessité », pour rendre compte, d’abord, de l’origine de la matière et de la vie, ensuite des progrès de la recherche scientifique.

2. Ni l’un ni l’autre, en tant qu’êtres finis, ne peuvent dire, au moyen de la logique, ce que la réalité doit être ou ne peut pas être.

a) Le chrétien essaie donc de comprendre le monde par l’observation et le classement logique des faits en se soumettant, en toute conscience, aux desseins du Christ auto-attesté par les Ecritures.

b) Le non-chrétien, tout en essayant d’adopter une attitude semblable à celle du chrétien, s’efforce néanmoins de détruire, par la « logique », la position chrétienne. D’une part, faisant appel à la non-rationalité de la « matière », il dit que le caractère fortuit des « faits » s’oppose, à l’évidence, à la position chrétienne. Puis, d’autre part, il maintient, comme Parménide, que l’histoire chrétienne n’est probablement pas vraie. L’homme doit être autonome, la « logique » doit être directive quant au champ du « possible » et le possible doit être au-dessus de Dieu.

3. Les deux affirment que leur position est en accord avec « les faits ».

a) Le chrétien affirme qu’il interprète les faits et son expérience à la lumière de la révélation du Christ auto-attesté par les Ecritures. L’uniformité et la diversité des faits ont toutes deux leur fondement dans le plan global de Dieu.

b) Le non-chrétien affirme qu’il interprète les faits et son expérience à la lumière de l’autonomie de la personnalité humaine, de la « gratuité » ultime du monde et de la subordination de la matière à l’esprit. Aucun fait ne peut contredire l’autonomie de l’homme ou prouver l’origine divine du monde et de l’homme.

4. Les deux affirment que leur position est « raisonnable ».

a) Le chrétien le fait en soutenant que non seulement sa position est cohérente, mais qu’il peut expliquer la subordination apparemment « inexplicable » des faits à la logique et à la nécessité ainsi qu’à l’utilité de la rationalité elle-même, selon l’Ecriture.

b) Le non-chrétien pourrait revendiquer la même chose. S’il le fait, le chrétien maintient qu’il ne peut pas le faire de façon crédible. S’il essaie de montrer la subordination des faits à la logique étant donné la rationalité ultime du cosmos, il sera alors paralysé lorsqu’il en viendra à expliquer l’« évolution » des hommes et des choses. Et s’il essaie de le faire dans le cadre du pur « hasard » et, en fin de compte, de l’« irrationalité », comme étant le puits d’où seraient sortis l’homme rationnel et un monde raisonnablement souple, alors nous soulignerons qu’en fait une telle explication n’en est pas du tout une et qu’elle démolit ce qu’elle affirme.

C) Mes propositions pour une méthodologie d’apologétique chrétienne en accord avec ses principes

1. Appliquer en apologétique le même principe qu’en théologie, à savoir que le Christ « s’auto-atteste » explicitement dans les Ecritures.

2. Ne plus faire appel à des « notions communes » sur lesquelles chrétien et non-chrétien s’accordent, mais se placer sur leur « terrain commun » réel, parce que l’homme et le monde sont ce que l’Ecriture affirme qu’ils sont.

3. Aborder l’homme en tant qu’homme, image de Dieu. Nous n’y arriverons qu’en mettant en opposition le principe non-chrétien de l’autonomie de la raison humaine avec le principe chrétien de la soumission de la connaissance humaine à ce que Dieu nous a révélé dans la personne et par l’Esprit du Christ.

4. Revendiquer que, seul, le christianisme présente une conception humainement raisonnable. Toute autre est complètement irrationnelle. Seul, le christianisme ne sacrifie pas la raison sur l’autel du « hasard ».

5. Discuter à partir de « présuppositions ». Le chrétien, à la manière de Tertullien, doit contester les principes sur lesquels se fonde la position de son adversaire. La seule « preuve » de la position chrétienne est qu’à moins de présupposer sa vérité, il n’y a aucune possibilité de « prouver » quoi que ce soit. L’état réel de la situation, comme le proclame le christianisme, est la base nécessaire à la « preuve » elle-même.

6. Prêcher en sachant que l’acceptation du Christ de l’Ecriture par les pécheurs – aliénés de Dieu, fuyant sa face – survient lorsque l’Esprit Saint ouvre leurs yeux de sorte que, devant l’évidence indéniable et claire, ils voient les choses comme elles sont vraiment.

7. Présenter le message et la position du christianisme le plus clairement possible, sachant que, parce que l’homme est ce que le chrétien dit qu’il est, le non-chrétien pourra en comprendre intellectuellement les conséquences. Ce faisant, nous lui dirons ce qu’il « sait déjà » dans une large mesure, mais qu’il cherche à occulter. Ce processus de « rappel » prépare un terrain fertile pour l’Esprit Saint qui, dans sa grâce souveraine, peut accorder la repentance au non-chrétien, de sorte que celui-ci puisse le connaître, lui qui est la vie éternelle.

1 E.R. Geehan, ed., Jerusalem and Athens. Critical Discussion on the Theology and Apologetics of Cornelius Van Til (Philadelphia: Presbyterian and Reformed, 1971), 3-21. Traduit par le pasteur Jacques André, de Cheseaux-Noréaz (Suisse).

2 G.C. Berkouwer, Het Probleem der Schriftkritiek (Kampen: J.H. Kok, 1938).

3 Ibid., 33.

4 B.B. Warfield, Studies in Tertullian and Augustine (New York: Oxford, 1930), 107.

5 Early Latin Theology, S.L. Greenslade, ed. (Philadelphia: Westminster Press, 1956), 36. Tertullian, Prescription Against Heretics, VII.

6 Ibid., 40.

7 Ibid., 41.

8 Ibid., 43.

9 Warfield, op. cit., 19-20.

10B.B. Warfield, Calvin and Augustine, ed. Samuel G. Craig (Philadelphia: Presbyterian and Reformed Publishing Co., 1956), 190-191.

11 Ibid., 195.

12 Ibid., 198.

13 Ibid., 251.

14Deux paragraphes référant au livre de S.C. Hackett, The Resurrection of Theism (Chicago: Moody Press, 1957), que Van Til prend comme un exemple de l’arminianisme évangélique ont été éliminés ici.

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