Le rapport des sexes au fil de l’histoire de la révélation

Le rapport des sexes au fil de l’histoire de la révélation

Pierre BERTHOUD*

Elaine Storkey, dans un ouvrage consacré au rapport des sexes, note que depuis la deuxième guerre mondiale le débat a passé par trois phases distinctes:

– l’époque pré-moderne, qui insiste sur l’idée que les rôles s’intègrent à un ordre fixe souvent confirmé par la tradition.

– l’époque moderne, à partir des années 60, qui rejette le déterminisme biologique et souligne l’apport culturel et social dans la structuration des rôles masculins et féminins.

– l’époque moderne-post, à partir des années 90, qui considère que c’est le sujet qui, au sein de son expérience subjective, construit son identité sexuelle propre.

Suite à une analyse approfondie de ces trois modèles, E. Storkey constate leur insuffisance et la nécessité de revenir aux fondements bibliques qui sous-tendent l’unité et la diversité qui caractérisent notre humanité et les conséquences relationnelles qu’il faut en tirer1. Cette étude voudrait procéder de la même manière tout en tenant compte de la faute en Eden et des perturbations que les rapports des sexes ont connu au fil de l’histoire, perturbations pouvant être contenues par la loi et même surmontées par l’intervention gracieuse et bienveillante de Dieu.

I. Les ordonnances créationnelles2

Les pharisiens, après le discours de Jésus sur l’humilité et le pardon (Mt 18), l’abordent pour le mettre à l’épreuve. Ils sou­lèvent la question du divorce et de la loi de Moïse (19.1-12). Dans sa réponse, le Seigneur replace le mariage dans sa juste perspective :

– La loi de Moïse est seconde par rapport à l’ordonnance créa­tionnelle.

– La sexualité est un don de Dieu à l’homme et à la femme. Elle est bonne et exprime la différence, l’altérité.

– Dieu situe cette sexualité dans un contexte précis: celui de l’union légitime. Il n’y a pas de liberté sans forme.

Puisque Jésus a renvoyé ses interlocuteurs « au commence­ment », il s’avère nécessaire de se pencher sur le début de la Genèse.

1) La sexualité, don de Dieu (Genèse 1.26-28)

Lorsque Dieu créa l’homme, la Genèse nous dit qu’ « il les créa mâle et femelle » (27c)3. Elle souligne par là que la diffé­renciation sexuelle trouve son origine dans l’acte créateur lui-­même. Comme celle-ci est unique, elle exclut toute autre distinction qui pourrait opposer les hommes entre eux. A ce propos, K. Barth dit fort à propos:

« La différenciation sexuelle est jus­tement la seule dans laquelle l’homme soit créé ; par consé­quent, une création et une existence de l’homme impliquant des groupes, des espèces, des races, des peuples, etc.., ne sauraient entrer en ligne de compte. »4

La sexualité a donc Dieu pour auteur. Elle s’accorde avec la notion d’image de Dieu5. Mais cette perspective est incompatible avec le mythe d’androgynie primitive. La dualité des sexes implique la pluralité des person­nes. C’est comme « autres » que l’homme et la femme sont faits. Ils possèdent l’un et l’autre ce privilège. Ainsi, comme le dit avec pertinence H. Blocher: « L’homme et la femme sont sépa­rément images de Dieu et ils le sont ensemble en procréant comme il a créé. »6 Et l’auteur de citer à l’appui Genèse 4.1 et 5.1 à 3. Ce dernier passage, qui évoque la création de l’hom­me et de la femme, est particulièrement significatif. Le texte précise que Dieu « les appela du nom d’homme » (v. 2) et que « Adam engendra (un fils) à sa ressemblance, selon son ima­ge… » (v. 3). Ainsi en inscrivant la différenciation sexuelle dans l’acte créateur, la Genèse souligne d’emblée l’unité du couple avec sa diversité qui devient aussitôt complémentarité. Notons enfin que c’est ensemble que l’homme et la femme reçoivent le mandat culturel et qu’ils sont appelés à soumettre la terre et à dominer les autres créatures (Gn 1.28).

2) L’être humain, un être avec (Genèse 2.18- 24)

La solitude contredit la vocation de l’homme (v. 18). « L’être humain est un être avec ». Tout en renonçant à l’illusion d’être seul, à l’autosuffisance, il affirme sa vocation communautaire. L’androgynie constitue l’idéal de la « solitude suffisante » puis­que l’individu possède les attributs des deux sexes. Dans ce passage de la Genèse, la communauté fonde l’individualité. K. Barth et H. Blocher remarquent que la non-solitude de l’hom­me renvoie à la « non-solitude de Dieu », soulignée, en particu­lier, par la doctrine de la Trinité. Ainsi l’amour et la communi­cation en Dieu fondent la référence au prochain. Celle-ci, inscrite dans la nature de l’homme, rappelle à la créature son besoin de l’ultime vis-à-vis, et sert à rendre possible une relation avec lui. Par contre, l’androgynie, en refusant la diversité relation­nelle, rejette toute référence au Créateur. Le contraste avec la perspective biblique est frappant. En donnant à l’homme un vis-à-vis, un prochain, une présence lui correspondant, Dieu établit la vocation communautaire de l’individu. Ainsi, comme le remarque encore H. Blocher, si la sexualité « rend nécessaire l’être avec », elle n’est cependant pas « nécessaire à l’être avec ».

3) « Le rapport de l’homme et de la femme »

Nous avons vu quelle solution la Genèse offre à la solitude de l’être humain. Il nous faut maintenant aborder le rapport de l’homme et de la femme. Ce rapport revêt trois aspects princi­paux: la similitude, la différenciation et l’ordre ou la fonction de l’homme et de la femme7.

i)La similitude

Le Seigneur Dieu dit… « Je lui ferai une aide qui sera son vis-à-vis » (Gn 2.18). Le terme « aide » (`ézèb) a un sens positif. Il s’emploie souvent pour Dieu qui vient en aide à l’homme ou à une tribu, etc. Dans ce passage, Dieu veut accorder à l’homme une aide qui soit à sa mesure, qui lui cor­responde. C’est ce que souligne le mot « vis-à-vis » (nègèd). On pourrait aussi traduire, avec la Bible de Jérusalem (B.J.), « qui lui soit assortie ». L’homme a besoin d’un vis-à-vis, d’un prochain ­- être à son image ­- avec qui communiquer, communier et partager son ouvrage. La similitude est essentielle à cette rela­tion personnelle. Elle implique une différence qualitative entre l’être humain – homme et femme – et les autres êtres vivants. Lorsqu’Adam s’écrie : « Cette fois c’est l’os de mes os, la chair de ma chair » (v. 23), il emploie une expression qui indique un lien de famille8et véhicule l’idée d’une relation de proche parenté, une relation continue. Ce lien de famille, cette relation de proche parenté, implique une « communauté de nature ». La Bible en français courant l’a fort bien saisi. Elle traduit: « Ah! cette fois, voici un autre moi-même, qui tient de moi par toutes les fibres de son corps. » Lorsque le terrien nomme la femme (v. 23), on a en hébreu un jeu de mot. On l’appellera ishshâh (femme), car elle a été prise de îsh (homme). C’est encore l’identité d’essence ou la communauté de nature qui est affirmée. Remarquons enfin que « Dieu bâtit une femme de la côte qu’il avait prise à l’homme » (vv. 21 et 22). En hébreu, le mot « côte » signifie aussi « côté » et inclut la notion de l’ alter ego9.Cette formule donne du relief à l’expression « os de mes os, chair de ma chair ». Ainsi l’aide que l’homme reçoit de Dieu est bâtie de sa côte. Elle participe de son être, de son identité, de sa spécificité. Elle est l’égale de l’homme. Cet accent placé sur la similitude, sur la co-humanité, relativise donc sans l’effa­cer, la différenciation. Elle devient une vérité seconde, puisque l’homme et la femme sont de Dieu10. A ce sujet, P. Chaunu, commentant Genèse 2, dit: « On néglige, en général, de voir que le texte renverse en conclusion la dépendance et que la réciprocité et l’égalité de dignité sont affirmées avec autant de force que l’évidence de la différence. »11

ii) La différenciation

Elle indique l’importance de la sexua­lité. H. Blocher souligne avec couleur que ce n’est pas un simple accessoire: « Comme les hormones, le corps, la féminité imprè­gne la personne entière, intelligence, sensibilité, vie volontaire ». Il en est de même pour la masculinité. L’homme et la femme ne sont pas antagonistes, ni simplement côte à côte. Il y a correspondance et complémentarité. Cette diversité des sexes s’exprime très clairement dans les passages de la Genèse qui nous concernent. On l’a déjà remarqué, Genèse 1 parle de « mâle et de femelle », de différenciation (v. 27c), après avoir évoqué l’unité et la spécificité de l’être humain (v. 27 a et b). Comme l’homme et la femme, « les hommes ne peuvent perce­voir leur mandat de créatures à l’image de Dieu, qu’en étant tournés l’un vers l’autre et en se complétant l’un l’autre. »12 Poursuivons notre réflexion avec quelques remarques sur Ge­nèse 2. Si l’expression « une aide comme son vis-à-vis » met l’accent sur l’identité et l’unité d’essence, elle implique aussi altérité. Le « profond sommeil » dans lequel Dieu fit tomber l’homme (v. 21) est un sommeil surnaturel suscité dans une intention précise13. Il est lié à une activité de Dieu en l’homme qui, par ailleurs, demeure mystérieuse. La femme n’est pas une simple extension de l’homme, de son corps. Elle n’est pas « créa­ture de l’homme ». Dans sa grâce, Dieu agit sur Adam passif, qui subit cette intervention mystérieuse et reçoit ce don, cet autre lui-même, ce vis-à-vis. Au moment où elle apparaît sur scène, la femme devient, comme le remarque D. Bonhoeffer, la limite de l’homme: « Dans sa bienveillance insondable, le créa­teur savait que cette existence de créature libre ne pouvait être endurée dans sa limitation que si elle était l’objet d’amour. Dans sa bonté, il créa donc une compagne pour l’homme, qui devait être à la fois l’incarnation de sa limite et l’objet de son amour. »14

L’importance première de la différenciation est de rappeler au terrien que le Seigneur de l’univers est son ultime vis-à-vis. Plus encore, cette différenciation doit contribuer à l’épanouissement d’une relation personnelle et intime avec Dieu. Mais elle écarte toute idée de confusion ou de fusion entre la créature et le Créateur.

Par contre, l’homosexualité, en effaçant la diversité sexuelle, ne suppose-t-elle pas le refus de l’autre? De même, l’idolâtrie, en divinisant la créature, n’implique-t-elle pas le refus de l’Autre. A ce sujet, il n’est pas sans intérêt de remarquer que l’apôtre Paul rapproche homosexualité et idolâtrie dans son épître aux Romains (1. 22-27). H. Blocher commentant ce passage dit: « Les perversions sexuelles sont le triste reflet de la corruption de l’esprit. »15

iii) L’ordre ou la fonction

Maintenant que nous avons abordé l’unité d’essence et la diversité sexuelle, nous pouvons nous pen­cher sur l’ordre, ou la fonction, dans le couple. Dans la première épître de Paul aux Corinthiens, l’apôtre écrit: « …Christ est le chef de tout homme, l’homme est le chef de la femme, et Dieu est le chef du Christ. »16Quelques pensées s’imposent. Dès qu’il y a communauté, la question de l’ordre se pose. Elle n’implique aucune infériorité d’essence, puisque Paul nous in­forme que le chef du Christ est Dieu. Or l’égalité de nature et de gloire entre les personnes de la Trinité est entière. Chacun exerce sa fonction: on ne tolère pas le désordre dans l’exis­tence trinitaire. De même, par analogie, la répartition des rôles est significative dans la relation homme-femme. Dans le début de la Genèse, on trouve déjà quelques indices de cet ordre. L’aide que Dieu donne à l’homme comme son vis-à-vis serait une pre­mière indication. Ainsi, E.J. Young dans son petit ouvrage ­- ­remarquable à bien des égards – souligne ce point, sans oublier d’insister sur l’unité d’essence des êtres humains. Voici ce qu’il dit: « La femme réalise sa plus haute destinée lorsqu’elle est une aide pour l’homme. »17Mais il faut relativiser quelque peu cette interprétation, car sur les 21 emplois de ce mot dans l’An­cien Testament, 15 concernent Dieu qui vient au secours de l’homme ou des tribus d’Israël! Par ailleurs, si on veut mettre tout l’accent sur l’ordre créationnel, en Genèse 1, l’homme, créé en dernier, reçoit la domination. Dans le prolongement de cette perspective, on pourrait donc dire que la femme a la priorité sur l’homme puisqu’elle est créée après lui!

Cependant, en 1 Corinthiens, Paul s’appuie sur la succes­sion dans la création d’Adam et Eve, pour établir la diversité des rôles: « En effet, l’homme n’a pas été tiré de la femme, mais la femme a été tirée de l’homme; et l’homme n’a pas été créé à cause de la femme, mais la femme à cause de l’homme. »18La succession est donc significative. Aux yeux de Paul, cet ordre est vital à toute vie communautaire. Mais, comme pour prévenir tout abus, si souvent présent, hélas! dans les rapports homme-femme, l’apôtre s’empresse de qualifier ses propos: « Toutefois dans le Seigneur, la femme n’est pas sans l’homme, ni l’homme sans la femme. Car de même que la femme a été tirée de l’homme, de même l’homme naît de la femme et tout vient de Dieu. » (v. 11-12). Comme tout être humain se définit par rapport à Dieu, que tous sont égaux devant lui, cette répartition des rôles de chacun n’est nullement une atteinte à l’identité de l’un ou de l’autre.

Toujours dans la même perspective, la fin de Genèse 2 est significative. « C’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme… » (v. 24). Il ne faut pas voir, dans ce verset, une allusion à un matriarcat primitif, mais l’indi­cation que l’homme a l’initiative d’un nouveau foyer19. Notons, enfin, que la femme reçoit de son compagnon son nom générique, ishshah (v. 23), mais aussi son nom propre, Eve (3.20). Mais quelle est la portée de ces considérations? H. Blocher, reprenant les propos où Paul dit: « L’homme est l’image et la gloire de Dieu, tandis que la femme est la gloire de l’homme », nous per­met de mieux cerner la raison d’être de cette diversité au sein du couple. L’apôtre poursuit une réflexion sur l’ordre. Il ne veut pas dire que la femme n’est pas créée à l’image de Dieu, mais qu’elle a, tout comme l’homme, un rôle représentatif à jouer. Et l’auteur de préciser « …, dans la relation des sexes, le privi­lège d’autorité, représentation de Dieu, se trouve du côté mas­culin… Dans tous les rapports terrestres, l’homme représente Dieu plus évidemment que ne le fait la femme… Mais du coup, c’est la femme qui représente le mieux l’humanité dans le rap­port avec Dieu… »20.Il en découle, comme l’ont remarqué plu­sieurs théologiens, que tout être humain se trouve vis-à-vis du Seigneur, dans une « situation féminine, être de lui et pour lui, recevoir et porter la semence de sa parole, recevoir et porter le nom qu’il donne. »21 On pourrait encore ajouter, produire du fruit de qualité en abondance.

Ayant abordé la sexualité, la vocation communautaire de l’individu et la nature des rapports de l’homme et de la femme, il nous faut parler de l’institution du mariage.

4) L’institution du mariage

i)Une ordonnance créationnelle

Le mariage s’enracine dans l’intention de Dieu. Il est une institution établie par le Créateur lui-même. Le mariage n’est donc pas le résultat d’une évolution; il n’est pas non plus le produit de conditions sociologiques particulières; il n’est pas une solution de commodité liée à toutes les variantes de l’his­toire. Sans doute le mariage répond-il aux besoins personnels et sociaux des hommes en société et sa forme institutionnelle va­rie-t-elle selon les cultures. I1 n’en demeure pas moins que Dieu en est l’auteur. C’est lui qui en a précisé les contours et les normes qui le définissent. Le mariage se présente comme « une alliance » : « …L’Eternel a été témoin entre toi et la femme de ta jeunesse que tu as trahie, bien qu’elle soit ta compagne et la femme de ton alliance » (Ml 2.14). Cet engagement a une dimension verticale. Il se prend devant Dieu. Le sage met en garde contre la courtisane « qui abandonne l’ami de sa jeunesse (le mari) et qui oublie l’alliance de son Dieu » (Pr 2.17), tout comme Matthieu 19, où Jésus réaffirme la loi du mariage, ces deux passages font allusion au début de la Genèse (2.21-24). Après avoir constaté la solitude de l’homme, les versets 20 à 23 racontent la création de la femme. En amenant Eve vers Adam, non seulement Dieu permet la rencontre et la reconnaissance mutuelle, mais il les invite à la vie commune. Le cri de joie qui s’élève de la bouche de l’homme à la vue de la compagne que son Père céleste lui présente, constitue comme l’institution du mariage, son fondement théologique. H. Blocher précise même que « comme l’époux s’engage devant le magistrat, c’est à Dieu que l’homme répond son oui »22(v. 23). Quant au verset 24, il donne la définition du mariage, il en contient la formule même, à condition de comprendre l’expression ils deviendront une seule chair » au sens large.

En soulignant que le lien matrimonial est une ordonnance créationnelle, la perspective biblique indique qu’il concerne tous les hommes. A sa façon, une vieille tradition juive relative à l’alliance que Dieu avait conclue avec Noé (Gn 8.20 à 9.17) l’avait compris. Il s’agit, en fait, du renouvellement de l’alliance créationnelle dans le contexte d’un monde déchu. C’est à ce passage que cette tradition juive rattache les commandements de Noé. Ces sept commandements, les prosélytes de la porte étaient tenus de les observer, tandis que les prosélytes de la justice devaient se soumettre à la loi tout entière. Le quatrième commandement condamnait l’adultère et mettait ainsi en valeur l’engagement conjugal ; le sixième instituait l’autorité civile.

ii) La constitution du mariage: la cérémonie civile et religieuse

Mais qu’est-ce qui constitue la validité d’un mariage? Aussi important que soit l’amour, on n’est pas marié parce qu’on s’est promis un amour éternel. On n’est pas marié non plus parce qu’on a « glissé dans l’union physique ». La relation sexuelle ne fait pas le mariage, n’est pas le mariage. Dans le cas de la séduc­tion d’une vierge (Ex 22.15), la relation en cause n’est pas le mariage. Il est envisagé par la suite (cf. Gn 34). En 1 Corin­thiens 6.16, celui qui a des relations avec une prostituée est uni avec elle sans pour autant être marié. Le rapprochement entre le quatrième et le sixième commandement de Noé, cité plus haut, nous fournit déjà des éléments de réponse.

Nous dirons avec H. Blocher qu’un mariage valide est une « alliance sanctionnée par l’autorité responsable de l’ordre so­cial, par laquelle un homme et une femme s’engagent sans contrainte à mener une vie commune et s’unir sexuellement. »

­- Une alliance: un contrat institué par Dieu et non pas un contrat bilatéral que l’homme pourrait façonner comme il l’entend.

– Une alliance sans contrainte: un engagement qui s’assume dans la liberté et la responsabilité. Dans l’Ancien Testament surtout, la solidarité familiale l’emporte sur la décision personnelle. Mais même dans ce cas, le consentement des inté­ressés est requis (Gn 24.58; 26.34).

– Une alliance qui mène à la vie commune et à l’union du corps: « ils deviendront une seule chair ». Si cette expres­sion signifie au sens étroit l’union physique (1 Co 7.3-5), elle a, nous l’avons signalé, un sens plus large: ils devien­dront une « seule existence extérieure », une seule entité socio-économique23. Cela implique la cohabitation (1 Co 7.12 et 13) et la bienveillance réciproque (Ep 5.29).

– C’est une alliance sanctionnée par l’autorité compé­tente. Le mariage n’est pas une affaire privée. Il a une di­mension sociale. La collectivité en est témoin. Les fiançailles constituaient l’aspect juridique du mariage en Israël. La dot offrait à la femme une garantie objective de l’engagement de son mari. La fête et les célébrations donnaient un caractère public à la noce. Une fois conclu, le lien matrimonial relevait de la surveillance de l’autorité civile (Dt 22.13 et Rm 7.2). Si l’état de mariage regarde le magistrat, alors l’entrée en cet état le regarde aussi (Rt 4.9s). Ainsi l’autorité civile a reçu de la part de Dieu la responsabilité, la fonction de veiller à « l’ordre social dans ces aspects extérieurs ». Le mariage appartient aussi à ce domaine24.

– Enfin, c’est une alliance dans laquelle la fidélité, l’intégrité et l’amour que l’homme et la femme se manifestent l’un envers l’autre est un miroir de la fidélité, de l’intégrité et de l’amour que Dieu initie entre lui et son peuple, Israël (Os 1-3; Ez 16). Mais plus encore « le mariage chrétien lui se réfère consciemment au grand mystère de l’alliance nuptiale entre Jésus-Christ et l’Eglise. »25 (Ep 5.25-33)

II. La faute en Eden et ses conséquences

Les deux premiers chapitres de la Genèse posent les fondements de la sexualité. Ils en accentuent l’unité, la diversité et la complémentarité, et offrent une vue haute de la moralité sexuelle correspondant à la dignité de la personne, homme et femme. Mais force est de constater que de nombreux textes bibliques relatent avec réalisme et même rudesse des comportements où violences et perversions diverses se conjuguent pour bafouer la créature créée à l’image de Dieu. En particulier, la femme devient objet de désirs inavoués et de violences sexuelles extrêmes et humiliantes qui aboutissent à l’écrasement de l’autre et à la réification de la personne humaine26. Comment rendre compte d’un tel contraste?

1) La connaissance du bien et du mal et ses conséquences

C’est le troisième chapitre de la Genèse avec son récit de la faute en Eden qui permet de rendre compte de l’irruption du mal et de la puissance du péché dans le monde qui sème désordre, confusion et mort. Tout se joue autour du principe de mise à l’épreuve symbolisé concrètement par l’arbre de « la connaissance du bien et du mal »27 (cf. Gn 2.9,17, 3.1-7, 3.22). Qu’est-ce que la connaissance du bien et du mal? On a proposé plusieurs interprétations de cette expression dont l’explication sexuelle. On a suggéré que le serpent était associé aux cultes de la fécondité. « Manger du fruit interdit s’apparente à un acte magique dont le but est d’éveiller la sexualité. » On a aussi émis l’hypothèse que l’usage de la sexualité, « obtenue sans l’avis de Dieu, se cacherait derrière l’acquisition de ‘connaissance de ce qui est bon ou mauvais’. » L’éveil de la honte et le sentiment de pudeur qui surgit entre Adam et Eve après la faute seraient un indice confirmant cette interprétation28. Certains ont été jusqu’à dire que l’arbre de la connaissance du bien et du mal « permettait d’atteindre l’immortalité par le moyen de la procréation, l’établissement d’une famille et d’une postérité. »29 Cependant, cette exégèse n’est pas satisfaisante. Elle impose au texte une grille de lecture qui lui est étrangère et ne fait pas justice à la mentalité biblique. S’il est vrai que la racine « connaître » peut s’appliquer aux rapports sexuels, il n’est pas employé seulement dans un sens négatif (Gn 4.1). Nous y reviendrons. D’autre part, on ne voit pas très bien à quoi correspond l’institution du mariage (2.24) si cette interprétation est correcte. Ensuite, le fait qu’Adam et Eve cachent leur nudité après la Faute témoigne que leur action affecte jusqu’à leur intimité physique et non pas que la sexualité est mauvaise en elle-même. Enfin, c’est oublier ou ignorer que nous assistons dans les récits des premiers chapitres de la Genèse à une désacralisation de la sexualité qui tranche radicalement avec la mentalité cananéenne avoisinante30.

Une étude attentive de cette expression, connaissance du bien et du mal, permet d’en saisir le sens profond. Elle signifie connaissance autonome qui s’émancipe de la souveraineté de Dieu. Celui qui y accède choisit d’être sa propre finalité, fondant sa connaissance, ses valeurs, son bonheur, sur une perspective purement horizontale. S’affirmant « adulte » par rapport à Dieu, il devient son propre Dieu, et devient « comme dieu », s’arrogeant la faculté, lui, un être fini, de décider ce qui est bien et mal et d’agir en conséquence (Gn 24.50, 31.24 et 29; Nb 24.13). C’est l’acte par lequel l’homme se révolte non seulement contre Dieu, mais contre sa propre nature de créature et revendique son autonomie totale. C’est l’origine de l’idolâtrie: la créature devient l’absolu. C’est aussi l’avènement de la mort spirituelle et physique: « L’homme vit maintenant de lui-même à partir de sa connaissance du bien et du mal et en cela il est mort. »31 La véritable nature de la faute, nous dit P. Debergé « consiste à refuser d’être créé, d’être fondé en un autre que soi. »32 A ce sujet, les propos de Calvin sont d’une remarquable pertinence: « …il a été défendu à l’homme non parce que Dieu voulut qu’il vaguât ça et là sans jugement ni discernement, à la façon des bêtes, mais afin qu’il ne désirât point plus qu’il n’était convenable et ne se constituât soi-même juge et arbitre du bien et du mal, en secouant le joug de Dieu en se fiant à son propre sens. »33 Les conséquences de la révolte de l’homme sont désastreuses pour la création tout entière. L’homme est un agent libre, il est une cause première, son action a une portée plus ou moins longue. Par leurs choix Adam et Eve, sa femme, bouleversent le cours de leur histoire. La rupture étant consommée la mort s’installe. C’est une des manifestations du jugement de Dieu qui s’exerce selon le principe de causalité et dont les effets se répercutent dans le cours de l’histoire. En d’autres termes, la malédiction – parole par laquelle Dieu fait tomber le malheur et la mort sur l’homme ou sur les choses à cause du péché – la malédiction tient compte des choix funestes de l’homme révolté et des conséquences dramatiques qui l’accompagnent. C’est ainsi que la rupture, conséquence de la désobéissance affecte tous les aspects de la vie humaine:

– Aliénation34 de l’homme avec Dieu: rupture de la relation verticale qui engendre peur et méfiance.

– Aliénation de l’homme avec lui-même. L’homme devient un étranger pour lui-même.

– Aliénation de l’homme avec son semblable y compris avec son vis-à-vis le plus intime. C’est la rupture de la relation horizontale.

– Aliénation de l’homme avec la création animale, végétale et géophysique, c’est-à-dire son environnement de vie.

2) L’aliénation au sein du couple

i) Peine et douleur

Comment cette aliénation de vie se manifeste-t-elle au sein du couple que représente Adam et Eve? Le passage qui relate la conversation de Dieu avec nos premiers parents et rapporte la sentence que Dieu prononce contre les trois protagonistes impliqués dans le drame qui vient de se jouer, nous permet de répondre à cette question (Gn 3.8-19). Notons, d’abord, comme conséquence immédiate le rejet de la responsabilité sur l’autre: Adam sur Eve et cette dernière sur le serpent. Dans les paroles qu’il prononce à l’encontre des acteurs de la scène, le Seigneur commence par maudire le serpent. Commentant Genèse 3.14, voici ce que dit J. Calvin: « Car Dieu parle au serpent de telle manière que la fin du propos s’adresse au diable. »35 A travers le serpent, c’est le diable lui-même qui est maudit. Le serpent est maudit parce qu’étant créé pour l’homme (c’est-à-dire l’homme et la femme), il a participé à précipiter leur ruine. Il est condamné à une perpétuelle ignominie. Manger la poussière est le signe d’une nature vile et sordide (Es 65.25)36. C’est la gravité du mal qui est ainsi soulignée.

Non seulement la malédiction frappe le serpent et Satan, mais c’est la condition de vie de l’homme et de la femme qui est changée. La condition de vie des premiers parents est changée parce que la terre est maudite (v.17), parce que la mort jette son ombre sur leur vie, parce que la puissance des ténèbres a libre cours. La vie de l’homme, dans un monde devenu anormal à cause de la réalité du péché, est marquée par la douleur et la peine. Mais dans ces conditions nouvelles, cette peine peut être « un bien », elle est porteuse d’espérance, car elle souligne le dénuement de l’être humain, condition essentielle à la réception de la grâce. Voici ce que Dieu dit à la femme: « augmenter, j’augmenterai (rendre nombreuse) tes douleurs et tes conceptions, dans la peine (douleur) tu enfanteras des fils » (Gn 3.16a)37. Les termes « peine », « labeur », en particulier agricole (istabon), « douleur » (esteb) sont significatifs. En Genèse 5.29, la peine de la femme est aussi celle de l’homme: « celui-ci nous réconfortera de nos labeurs et des peines qu’impose à nos mains un sol maudit. » La peine de la femme la frappe dans son activité essentielle « en tant qu’épouse et mère »38. Il faut préciser cependant que les douleurs portent comme pour Adam (3.17-19) sur toute son activité et pas seulement sur le « travail » et « l’enfantement ». Au sein de cette condition nouvelle, c’est désormais la grâce divine qui est décisive: « C’est la bénédiction de YHWH qui enrichit sans que l’effort (la peine ou la douleur) n’y ajoute rien (Pr 10.22, 15.1, 14.23, 5.10; Ps 127.2).

ii) Désir et violence

La dernière phrase du verset 16 mérite notre attention: « vers ton mari se porteront tes désirs et lui dominera sur toi. »39 Le mot hébreu teshouqah signifie désir d’une femme pour un homme (Gn 3.16); désir d’une homme pour une femme (Ct 7.11); le désir du péché pour l’homme: « Si tu n’agis pas bien, le péché, tapi à ta porte, est avide de toi. Mais toi domine le » (Gn 4.7). H. Blocher, dans son étude des premiers chapitres de la Genèse, aborde le verset 16b. Voici ce qu’il dit: « Le désir de la femme vers l’homme est un élan positif mais la femme sera écrasée par l’homme. »40 Il se démarque ainsi de la lecture de Susan H. Foh qui voit dans ce désir de la femme le « désir de dominer »41. Comment faut-il comprendre la deuxième partie du verset? Tout dépend de la manière dont on comprend « le désir » de la femme vers l’homme: positivement et/ou négativement. Mais faut-il choisir? Désormais le désir humain est caractérisé par la duplicité. Ne faut-il pas voir dans ce verset la relation de puissance qui s’instaure entre l’homme et la femme? La tentation pour la femme, c’est de s’attacher à l’homme, d’en faire son absolu tout en voulant devenir son absolu et réciproquement avec cette différence, que l’homme sera tenté d’exercer une domination écrasante. Comme il y a rupture dans la relation la plus intime, la relation conjugale, une relation de puissance s’installe. C’est la conséquence normale de la mort spirituelle. L’homme et la femme ayant perdu le nord, ayant perdu le point de référence absolu deviennent l’un pour l’autre l’absolu et source de déception, puisqu’un être créé, fini, ne peut assumer le rôle de Dieu. C’est là une forme d’idolâtrie et, avec l’idolâtrie, l’introduction de la servilité et de la domination réciproque au cœur même de la relation la plus intime. La violence a désormais droit de cité au cœur du couple, de la conjugalité. Mais au sein même de cette malédiction retentit déjà la promesse: l’hostilité entre la semence (descendance) de la femme et celle du serpent s’achève avec l’écrasement de Satan (Gn 3.15)42. C’est la première promesse de délivrance. Ainsi dès la révolte initiale, la justice et l’amour du Seigneur se rencontrent afin de mettre en œuvre le projet de salut, source de réconciliation et de paix, conditions pour que s’épanouisse une humanité renouvelée, une relation personnelle restaurée.

Pour illustrer cette ambiguïté et la tension ou plus encore la violence qui l’accompagnent, revenons un instant à la racine, yada’, « connaître » dont l’un des usages signifie avoir des relations sexuelles. Cette racine est employée à plusieurs reprises pour évoquer le caractère positif des relations sexuelles: « L’homme connut Eve, sa femme; elle devint enceinte et enfanta Caïn et dit: ‘J’ai procréé un homme, avec le Seigneur’ » (Gn 4.1, cf. aussi 24.16, 38.26; Jg 11.39; 1 S 1.19; 1R 1.4), mais cette expression peut décrire l’immoralité et la violence sexuelles. Ainsi dans le livre des Juges on nous raconte l’histoire terrible du lévite et de sa concubine qui ayant trouvé l’hospitalité auprès d’un vieillard de Guibea furent assaillis par une bande de vauriens qui voulaient d’abord abuser du prêtre. N’ayant pas obtenu gain de cause, ils se contentèrent de sa concubine! Le récit est d’une rare violence: « Ils la connurent et la brutalisèrent toute la nuit, jusqu’au matin; puis ils la renvoyèrent au lever de l’aurore. » Elle ne devait pas survivre à ce traitement inique et abject (Jg 19.22-25, cf. Gn 19.5, 8)43. Les passages mentionnés plus haut illustrent bien l’ambivalence et l’ambiguïté qui caractérisent désormais les relations sexuelles. Perçu positivement « connaître quelqu’un » signifie s’engager entièrement, donner toute sa personne, esprit, âme et corps, appartenir pleinement à l’objet de connaissance. Ce vocable dénote la nature profonde des relations sexuelles. Celles-ci supposent une communication et un amour personnels entre deux êtres libres qui se sont choisis mutuellement. Sans les dimensions culturelle et spirituelle de la relation, il n’y a pas de communion physique et affective véritable, mais réification, détérioration et avilissement des rapports et, par conséquent, des personnes concernées. Cette expression souligne donc l’importance d’une révélation mutuelle au cœur même d’une relation qui suppose une altérité différenciée et dont le cadre prévu par Dieu est l’alliance du mariage. Cet acte, intime, dans lequel chacun se manifeste et se donne à l’autre, engendre une unité profonde dont le fruit est cette œuvre extraordinaire qu’est la procréation. En naissant, l’enfant incarne l’unité du couple et prolonge celui-ci tout en formant une entité distincte.

III. L’EXIGENCE BIENVEILLANTE DE L’ALLIANCE MOSAIQUE44

1) Les concessions à l’obstination

C’est à partir de cet arrière-plan qu’il nous faut faire quelques remarques sur la législation biblique. Lorsque Jésus répond aux Pharisiens au sujet du divorce, il établit un contraste entre la vraie nature du mariage tel qu’il a été établi à l’origine et les concessions que la loi fait à l’obstination rebelle de l’homme afin d’en limiter ses effets négatifs: « C’est à cause de votre obstination (de votre dureté de cœur) que Moïse vous a permis de répudier vos femmes; au commencement il n’en était pas ainsi. » Jésus, par sa réponse, montre bien que les règlements sur le divorce (répudiation) et le remariage, inclus dans les clauses (stipulations) de l’alliance, est de l’ordre d’une concession, d’une tolérance. Le divorce n’est pas un commandement du Seigneur. Il s’agit d’une législation de type conditionnelle qui aboutit à la conclusion qu’il est impossible de reprendre une femme qui a été répudiée comme épouse (Dt 22.1-4). Agir ainsi signifierait qu’il est possible de prêter sa femme à un autre! Or, aux yeux de Dieu, c’est une abomination et c’est une manière « de charger de péché le pays » (v. 4). La finalité de cette stipulation est d’empêcher des répudiations trop faciles et, ainsi, de protéger la femme, créée à l’image de Dieu.

2) L’humanité de la loi

Ce souci de décence et de dignité habite l’ensemble des lois de l’Ancien Testament qui touchent à la sexualité. La violence sexuelle et la versatilité dans le comportement sont des atteintes à la valeur unique de la personne. Ainsi le viol est considéré comme une humiliation (Dt 22.28, 29) de même, les agissements capricieux de l’homme qui a pris une esclave pour femme. Si celle-ci cesse de lui plaire il a l’obligation de lui rendre sa liberté (Dt 21.10-14). Une protection comparable est illustrée par la législation concernant les esclaves-servantes filles israélites (Ex 21.7-11). S’il est vrai qu’il n’est pas possible d’éliminer les tensions inhérentes à la polygamie, la législation garantissait l’égalité des droits conjugaux des femmes de second rang et de leurs enfants (Ex 21.10; Dt 20.15-16). C’est ainsi que pouvait être évitée la rivalité cruelle que les deux sœurs, Léa et Rachel, ont connue en tant qu’épouses de Jacob (Gn 29s.). En effet, la loi interdit explicitement ce cas de figure (Lv 18.18). Ce respect de la dignité d’une personne est, en réalité, une manière de respecter Dieu qui a créé le monde et choisi Israël comme son peuple. Il n’est pas permis d’exploiter les choses et les personnes pour satisfaire ses intérêts égoïstes ou ses désirs capricieux et changeants. Ceci est d’ailleurs aussi vrai pour le corps, manifestation concrète de la personne et de sa dignité.

3) L’altérité et le refus de la confusion

La législation consacrée à la sexualité (Lv 18) illustre bien cette perspective. Cet ensemble de prescriptions commence et se termine par cette phrase: « Je suis le Seigneur votre Dieu » (v. 5, 30). Elle souligne à nouveau, si besoin était, le lien qui existe entre le respect de Dieu et le respect de sa création et, en particulier, de la dignité du prochain et de son corps. Ces lois sont là pour promouvoir le respect de la différence des sexes, des liens familiaux et de la dissemblance de nature entre les êtres humains et les animaux. Comme le dit P. Debergé45 sont donc interdites, les relations consanguines (18.6-18), l’homosexualité (18.22; 20.13) et la zoophilie (18.23 ; Ex 22.18 ; Dt 27.21). La zoophilie est formellement écartée pour deux raisons:

– C’est une manière de se rendre impur, comme d’ailleurs l’adultère (v. 20). En d’autres termes, c’est se souiller moralement.

– C’est en plus pratiquer la confusion, refuser la différence de nature prévue par le Créateur.

C’est mélanger ce que Dieu a séparé. C’est se livrer à « la perversion » (NBS), à « la dépravation » (B.S.) 46. Quant à l’homosexualité, elle est considérée comme une « abomination » (v 22)47 et même qualifiée d’acte de folie »48 dans l’épisode tragique de Guibeah (Jg 19.23-24). Ces paroles sont dures. Par là, ces textes soulignent que « tout comportement qui refuse la différence des sexes, et n’assume donc pas la dimension procréatrice de la sexualité », n’est pas conforme au projet de Dieu sur la création. »49 Ce que la perspective biblique nous propose, c’est une altérité différenciée au sein du couple homme-femme. Elle seule renvoie à l’altérité avec le tout Autre! Le refus de l’ordre de création implique le refus de celui qui en est l’auteur50. On comprendra mieux, à la lumière de ces considérations pourquoi l’exemple de l’amitié de David et Jonathan ne peut pas être interprétée comme une « histoire d’amour » librement consentie entre deux individus du même sexe. Certes, les mêmes termes et phrases, employés pour décrire l’amour entre un homme et une femme, sont utilisés pour évoquer la qualité de l’amitié entre David et Jonathan (1 S 18.1 19.1; 2 S 1.26). Ce n’est cependant pas l’intention de l’auteur de cette histoire de suggérer que la relation des deux amis était de nature homosexuelle. Il cherche avant tout à souligner que l’engagement des deux hommes était caractérisée par la fidélité. Le lien qui les unit est l’expression à la fois de leur amitié forte et de leur loyauté politique, qui inclut protection mutuelle mais aussi des générations ultérieures. Jonathan a, en effet, compris que Dieu avait choisi David comme le successeur de Saül son père! Cette alliance implique affection, loyauté et solidarité dans la mise en œuvre du projet du Seigneur pour son peuple51.

4) Une parole-loi qui structure et libère

Pour revenir à nos propos sur la législation biblique force est de constater que le contraste avec les législations des voisins d’Israël est grand. Les textes égyptiens et cananéens ainsi que la législation hittite, pourtant considérée comme plus humaine, tolère la zoophilie et le travestisme (cf. son rejet en Dt 22.5). En Egypte, l’inceste est pratiqué au sein de la famille royale. En Mésopotamie, comme d’ailleurs chez les patriarches (Gn 20.12, 29), certaines formes d’inceste sont acceptées. Les Ammonites se livrent aux sacrifices d’enfants. L’homosexualité aussi est attestée chez les Hittites, en Canaan et en Mésopotamie. A Ugarite, on parle des relations sexuelles des dieux avec les animaux. Contrairement à la perspective biblique, la castration et la prostitution cultuelle font partie des habitudes sociales et religieuses très répandues dans le Proche Orient ancien52. L’opinion publique ne suffit pas pour garantir une moralité individuelle et publique de qualité. Ce qui fait la différence en Israël, c’est la présence du Dieu créateur, du Dieu de l’alliance qui a prononcé une parole-loi qui structure, libère et donne vie à tous ceux qui la reçoive avec confiance. Cette vue haute de la morale sexuelle et cette instance sur la dignité humaine sont bien présentes dans la législation d’Israël, quoique de manière imparfaite. Elles devaient néanmoins porter leurs fruits. Certaines concessions à l’obstination (à la dureté du cœur) s’estompèrent progressivement. Ainsi la monogamie devait se généraliser sauf à la cour du roi (1 R 11.1-4)53. Dans le livre des Proverbes, la mère de famille est décrite comme le partenaire de son mari et joue un rôle important dans l’éducation de ses enfants (Pr 6.20) et dans la vie économique de la cité (cf. Pr 31). D. Kidner signale même que des fidèles de la première alliance mettent en avant la chasteté intérieure annonciatrice du Sermon sur la Montagne!54 Ecoutons ces paroles saisissantes de Job: « J’avais conclu une alliance pour mes yeux; comment aurais-je pu fixer mon attention sur une vierge? (Jb 31.1; Sir 9.5).

En guise de conclusion

De nombreux passages bibliques, législatifs, narratifs et prophétiques pourraient encore être cités pour illustrer notre propos. Ceux que nous avons commentés nous permettent de voir comment la sexualité s’articule autour du motif biblique fondamental: création, faute et rédemption. La sexualité est bonne. Depuis la faute en Eden, elle est habitée par l’ambiguïté et l’ambivalence. Elle est, cependant, appelée à cueillir les fruits nouveaux de la rédemption! Le Sage l’avait bien compris lorsqu’il invite son disciple à aimer, sous le regard gracieux de Dieu, la femme de sa jeunesse avec passion et bienveillante loyauté (Pr 5. 15 à 20).

* P. Berthoud est professeur d’Apologétique et d’Ancien Testament à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence.

1 E. Storkey, Created or Constructed? The Great Gender Debate (Carlisle: Paternoster Press), 2000.

2 Les deux premiers paragraphes sont une reprise, avec quelques modifications, d’un article intitulé « Couple et ordonnance créationnelle », La Revue réformée, n° 144 (1985), 176-183.

3 Le mot « femelle » (féminin, femme) vient d’une racine nàqab qui signifie, « perforer, creuser », tandis que le mot « mâle » (masculin, homme) zàkar, n’est pas un euphémisme. II s’agit du « membre viril ».

4 K. Barth, Dogmatique. La doctrine de la création (Genève: Labor & Fides, 1960), livre 10, 198.

5 Elle n’est pas non plus le seul aspect de cette image, comme le prétend K. Barth. Pour une critique pertinente de ce dernier, cf. M.G. Kline, Images of the Spirit (Grand Rapids: Eerdmans 1980), 33s. J. M. Frame, abordant cette question, précise les points suivants: l’homme et la femme sont également créés à l’image de Dieu; la différentiation sexuelle est un aspect de l’image de Dieu en eux. Il ne s’agit pas de dire que Dieu est un être sexué, mais que notre sexualité reflète les attributs et capacités de Dieu. Elle reflète la créativité de Dieu qui engendre des fils et des filles (Jn 1.12; Rm 8.14s); l’amour d’un mari pour sa femme évoque l’amour de Dieu pour son peuple (Ez 16; Os 1-3; Ep 5.25-33); l’Ecriture emploie des métaphores masculines et féminines pour décrire Dieu. Il y a cependant une prépondérance pour des images masculines, sans doute pour mettre en valeur l’autorité de Dieu en tant que Seigneur. Cf. J.M. Frame « Men and Women in the Image of God » in J. Piper and W. Gruden ed. Recovering Biblical Manhood and Womanhood ( Wheaton Ill: Crossway Books, 1991), 227-230.

6 H. Blocher, Révélation des origines (Lausanne: PBU, 1979), 89.

7 H. Blocher, op. cit., ch. V, « L’homme et la femme », 89s.

8 Gn 29.14; Jg 9.2; 2S5.1 et 19.12s.

9 H. Blocher remarque qu’en arabe l’expression « il est ma côte » signifie « il est mon véritable ami », op. cit., 93.

10 1 Co 11.12d.

11 P. Chaunu, La France (Paris: Laffont, 1982), 166.

12 H.W. Wolff, Anthropologie de l’Ancien Testament (Genève: Labor & Fides, 1974), 142.

13 Les LXX parlent d’extase (ékstasis); cf. Gn 15.12; 1 S 26.12; Es 29.10; Jn 1.5; Jb 4.13 et 33.15.

14 D. Bonhoeffer, Creation and Fall (London: S.C.M. Press,1962), 60.

15 H. Blocher, op. cit., 97.

16 1 Co 11.3. Cf. 1 Tm 2.12 et l’ordre dans la communauté, les Eglises.

17 E.J. Young, In the Beginning (Edinburgh: The Banner of Truth Trust,1976), 77, traduction française par A. Coste: Au commencement Dieu (Aix-en-Provence: Kerygma,1986).

18 1 Co 11.8-9. Cf. encore 1Tm 2.13. Dans les deux passages Paul se réfère à Gn 2.21 et 22.

19 Cf. U. Cassuto, A Commentary on the Book of Genesis (Jerusalem: Magnes Press, 1972), 137.

20 H. Blocher, op. cit., 99.

21 Ibid., 99.

22 Ibid., 103. Cf. aussi F. Michaeli, Le livre de la Genèse, chap. 1 à 11 (Neuchâtel: Delachaux et Niestlé, 1957), 45.

23 H.W. Wolff, op. cit., 31 à 35.

24 Ibid.,145 à 148.

25 J.J. Von Allmen, Prophétisme sacramental (Neuchâtel: Delachaux et Niestlé, 1964),189.

26 On peut penser à la polygamie qui dans les textes anciens est évoquée par rapport à certaines « personnes riches et puissantes » et qui sera lors de la monarchie pratiquée essentiellement par des rois tel Salomon qui, nous dit le livre des rois, eut « sept cents femmes de rang princier et trois cents concubines » (1R11.3).

Il y a le cas d’Abraham qui fait passer Sarah pour sa sœur et l’expose à devenir la femme du Pharaon d’Egypte (Gn 12.12-20); idem pour Isaac (Gn 26.6-14). Il y a aussi Juda qui couche avec Tamar, sa belle-fille, d’ailleurs sans le savoir puisqu’il croit que c’est une prostituée (Gn 38). On peut mentionner aussi Joseph qui résiste aux avances de la femme de Potiphar, son maître. Victime d’un faux témoignage, il se retrouvera en prison (Gn 39.7-20). Il y a aussi le viol de Dina par Sichem qui tombe ensuite amoureux d’elle et souhaite l’épouser. La vengeance de Siméon et Lévi sera terrible (Gn 34). La dramatique histoire de la concubine du lévite qui est livrée à des hommes sans morale ni scrupules qui abusent d’elle jusqu’à la faire mourir (Jg 19). Enfin, le viol de Tamar par Ammon, révélateur de l’ambiguïté du désir humain. Malade d’amour, il force Tamar à coucher avec lui. Puis une fois l’acte consommé, il a éprouvé « une haine plus violente que l’amour qu’il avait eu pour elle » (2 S13.1-22).

27 La NBS traduit: « ce qui est bon est mauvais ».

28 P. Debergé, L’amour et la sexualité dans la Bible (Montrouge: Nouvelle Cité, 2001), 91.

29 R. Gordes, « The knowledge of good and evil in the Old Testament and the Dead Sea Scrolls », Journal of Biblical Literature LXXVI (1957), 123-138.

30 P. Debergé, op. cit., 20-25.

31 D. Bonhoeffer, op. cit., 55.

32 P. Debregé, op. cit., 92.

33 J. Calvin, Le livre de la Genèse (Genève: Labor & Fides), 1961, 49.

34 Aliénation: le fait d’être étranger, éloigné ou même hostile, non dans le sens marxiste et hégélien d’Entfremdung: état de l’individu qui, par la suite des conditions extérieures (économiques, politiques, religieuses), cesse de s’appartenir, est traité comme une chose, devient esclave des choses et des conquêtes même de l’humanité qui se retournent contre lui (Petit Robert, 1992, 48).

35 J. Calvin, op. cit., 79.

36 Ibid., 80.

37 « Je vais multiplier tes souffrances et tes grossesses. C’est dans la souffrance que tu enfanteras des fils. »

38 Bible de Jérusalem (Paris: Cerf 2000), note ba, 113.

39 Calvin traduit: « Ta volonté sera sujette à ton mari »; La Bible de Chovet: « Tes désirs se rapporteront à ton mari et il aura seigneurie sur toi. »

40 H. Blocher, op. cit.,178.

41 S.H. Foh, « What is the Woman’s Desire? » Westminster Theological Journal 37 (1975), 376-83.

42 La LXX (traduction grecque) traduit « celui-ci » au lieu de « celle-ci » (v. 15) et voit dans ce verset poindre l’espérance messianique.

43 Dans ces deux passages, l’expression « connaître quelqu’un » s’applique aussi bien aux relations sexuelles entre hétérosexuels ou homosexuels. Cf. encore Nb 31.17-18; 21.11 où le sens est plutôt neutre.

44 Je suis redevable pour la trame de l’argumentation de ce paragraphe à une brochure de D. Kidner, Hard Sayings, The challenge of Old Testament morals (London: I.V.P., 1972), 17-19.

45 P. Debergé, op. cit., 26.

46 Tebel caractérise ici les relations sexuelles avec une bête (23) relations sexuelles d’une homme avec sa belle-fille (Lv 20.12). « Pour se rendre impur en elle. » Ce mot vient de la racine bâlal, confondre! Cf. confusion des langues à Babel.

47 tôkhebah = abomination: chose scandaleuse aussi bien éthiquement que religieusement (Gn 43.32; Lv 18.26; Pr 3.32; Dt 7.25; Lv 20.13).

48 hanebâlah hazôt: « cette folie ». Cet acte insensé se manifeste par une triple transgression: a) le viol; b) le refus de l’hospitalité; c) le rejet de la différenciation sexuelle. Cf. Gn 19.4-7; Jg 19.22; Lv 18.22, 20.13; Dt 23.17 (18).

49 P. Debergé, op. cit., 26.

50 Elle entraîne la souillure du peuple de l’alliance.

51 Voici ce que dit P. K. McCarter, jr., dans son commentaire sur 2 Samuel 1.26 au sujet de cette double perspective, à la fois politique et personnelle: « Dans le Proche Orient ancien, le vocabulaire de l’amour faisait partie du langage propre au discours politique. On constate, en effet, que bien des propos concernant l’amour que Jonathan éprouve pour David ont une connotation politique. Mais comme ce passage l’indique clairement, il existait entre les deux hommes une relation personnelle à la fois chaleureuse et intime. » Je ne connais pas de plus belle définition de l’amitié! Cf. P. K. McCarter jr., « II Samuel ». The Anchor Bible (New York: Doubleday, 1984), 77. A. Caquot et Ph. de Robert. Le livre de Samuel (Genève: Labor & Fides,1994), 219-221 (1 S 18.1-4); 251-252 (1 S 20.41); 371 (2 S 1.26); J. A. Thompson, « The Significance of the verb love in the David-Jonathan narratives in I Samuel », Vetus Testamentum 24 (1974), 334-338. Dans cet article, l’auteur argumente de manière convaincante que le lien qui unit Jonathan et David est à la fois affectif, personnel et politique, pratique attestée dans les traités du Proche Orient ancien. Pour des exemples bibliques cf. 1 R 5.15; 2 S 5.11; 1 S 16.21 (« …Saül aima beaucoup David, et il fit de lui son porteur d’armes »).

52 Pour les sources, cf. D. Kidner, op. cit.,18 et G. J. Wenham, The Book of Leveticus (Grand Rapids: Eerdmans,1979), 251, 252.

53 Dans la section du Deutéronome intitulé « les prescriptions pour le roi » (Dt 17.14-20); l’auteur met en garde le peuple de l’alliance contre trois tentations auxquelles le futur roi d’Israël aura à résister: l’idolâtrie de la puissance, de la richesse et de la sexualité (v. 16-17). La seule manière de se prémunir contre de telles tentations consiste à s’imprégner de la sagesse du Seigneur, de le craindre et de mettre en pratique sa volonté.

54 D. Kidner, op. cit.,19.

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