La célébration de la sexualité : le Cantique des cantiques
Ronald BERGEY*
En entrant le jardin secret des amoureux il faut savoir que…
Pénétrer le parc paradisiaque du Cantique des cantiques, c’est entrer dans ce beau jardin sensuel des fleurs et des animaux exotiques, des épices et des aromates aphrodisiaques, des fruits exquis et du vin parfumé. Ce jardin éveille et excite tous les sens. On aspire la senteur des parfums qu’exhalent la myrrhe, le nard, ainsi que la fragrance du pommier en fleur. On regarde les bondissements des gazelles sur les montagnes. On savoure des gâteaux de raisins et de dates et on déguste le meilleur des vins et des liqueurs. On entend les roucoulements de la tourterelle et de la colombe. On cueille des lis et caresse le poil doux d’un faon.
La bien-aimée invite son amour à entrer dans son jardin pour manger de ses fruits exquis (4.16). Il y vient pour recueillir sa myrrhe avec ses aromates, manger son miel et boire son vin (5.1). Il y descend, comme une gazelle, pour paître parmi les lis (6.2-3,11). Ce jardin, comme le vignoble, le verger ou le champ, symbolise le corps, plus précisément, la sexualité.
Voilà pourquoi ce Cantique est « Le Cantique des cantiques » au sens superlatif. C’est le chant incomparable, le poème le plus beau, le cantique sublime1.
I. « Mangez, amis, buvez, enivrez-vous, amants » (5.1): dimensions métaphoriques de la sexualité
Entrer dans ce paradis (pardes, 4.13) des amoureux, dans lequel sentir ces fragrances et savourer ces délices symbolisent le désir et le plaisir, c’est évidemment franchir le seuil du monde de la métaphore. Les métaphores du Cantique éveillent les sens, d’où la conscience de la sensualité. Aspirer des parfums, c’est l’appréciation mutuelle de leurs attraits et l’anticipation de l’amour de l’autre (1.2-3,12-13). Cueillir des fruits ou paître parmi les fleurs, c’est jouir des intimités: embrasser, étreindre, caresser (1.12, 2.4, 6.2,11). Manger ou boire les délices, voire s’enivrer, c’est la jouissance sublime mutuelle, l’extase sexuelle (4.16-5.1). Si le désir est gourmand, l’assouvissement du désir, le plaisir, est gastronomique. Il ne manque pas de mets (1.12, 2.4, 5.1).
Dans le monde de ces amants, le bien-aimé n’est pas seulement un berger ou un jardinier (1.7, 6.2-3). Pour elle, lui, c’est aussi un « roi », et même un « Salomon » (shelomoh, 1.5, 3.7,9,11, 8.11-12; cf. 1.1). Quant à la bien-aimée, si elle est bergère ou jardinière (1.6,8, 4.16), elle est aussi, pour lui, une « Salomonesse » (shulamit, 7.1), une « fille d’un prince » (7.2). Tous les mets succulents, les festins et banquets, la litière somptueuse sont dignes de ce couple « royal » au jour de leurs noces (3.11) et de leur lune de miel (4.16-5.1).
1. « Tes caresses sont meilleures que du vin » (1.2, 4.10)
Contrairement à nos usages de la métaphore, qui renvoient souvent à la forme ou à la qualité d’une chose comparée, dans le Cantique, la métaphore, mettant en rapport deux choses différentes, véhicule un effet ou un état. Ainsi, en entendant « tes caresses sont meilleures que du vin », on ne cherche pas le rapport entre les caresses, ou plus précisément la jouissance sexuelle (dôdîm, 1.2,4, 4.10, 7.13; cf. Ez 16.8, 23.7; Pr 7.18) et la substance liquide du vin, que ce soit son aspect, son goût ou son odeur, mais l’effet ou l’état que celui-ci produit: l’allégresse, l’exaltation, l’ivresse (5.1). La mise en rapport métaphorique du vin (le donneur de sens) et de l’amour (le récepteur de sens) vise à dynamiser la jouissance suprême. Et voici le fondement (le point de comparaison) de la métaphore: cette jouissance dépasse la réjouissance produite par le vin, le plaisir sexuel est plus exaltant que l’effet enivrant du vin.
En effet, la vigne dans le Cantique est une métaphore très appropriée de la sexualité de la bien-aimée (1.6, 8.12). La vigne est la source du vin, tout comme le corps de l’un est la source du plaisir de l’autre. C’est dans les vignobles que la bien-aimée souhaite donner son amour (dôdîm, 7.13) à son amant (dôd, 7.11,14). Pour que le vignoble donne son fruit à la personne pour laquelle il est cultivé, il faut, comme elle le fait, bien le garder (1.6, 8.12). Le vignoble est entouré d’un mur et, en son sein, il y a des tours (cf. Es 5.2,5). Face à la question de sa chasteté avant le mariage, elle déclare: « Je suis un rempart et mes seins sont des tours » (8.10, cf. vv. 8-9). Le gardiennage du vignoble consiste aussi à chasser les « renards », ces « creuseurs de trous » en hébreu, qui ravagent les « vignes » (2.15), métaphore ici, comme dans des poèmes d’amour du Proche-Orient ancien, des coureurs de jupons. Ravager est le même mot (habal), traduit plus loin par « concevoir, devenir enceinte »: elle veut éveiller son bien-aimé sous un pommier, « le même où ta mère t’a conçu » (8.5). Dans ce monde des amoureux, où le désir risque de frôler le plaisir « avant l’heure », elle ressent la grande responsabilité que représente le gardiennage de cette « vigne à moi dont je dispose » (8.12).
Un commentateur résume: « (…) l’amour du bien-aimé et de sa fiancée s’exprime en longues effusions lyriques qui intègrent, franchement et sans arrière-pensée, tous les aspects de la joie amoureuse, du plaisir sexuel discrètement évoqué (1.1-3,16, 2.6, 4.16-5.1, 7.8-9,13-14) à l’attachement du cœur le plus délicat. »2
2. « Tes deux seins sont comme deux faons » (4.5)
Le désir et le plaisir mutuel s’entrelacent et font écho dans les mots tendres qu’ils expriment l’un envers l’autre. Quant aux attraits physiques, il s’exclame: « Que tu es belle, ma compagne, que tu es belle » (1.15, cf. 4.7); et elle répond: « Que tu es beau, mon chéri, combien agréable » (1.16). Quant aux intimités qu’elle désire: « Qu’il me baise des baisers de sa bouche » (1.2); et lui, il répond: « Tes lèvres distillent du miel… il y a sous ta langue du miel et du lait » (4.11); « Ton palais est comme le vin le meilleur » (7.10). Elle souhaite qu’« entre mes seins il passe la nuit » (1.13); en les effleurant, il murmure: « Tes deux seins sont comme deux faons, jumeaux d’une gazelle qui paissent parmi les lis » (4.5, cf. 2.16, 7.4). Elle l’invite: « Sois, mon chéri, comme une gazelle ou un faon sur des monts séparés » (2.17); il répond: « Je m’en irai au mont ‹emmyrrhé› et à la colline encensée » (4.6). Dans l’étreinte mutuelle, elle soupire: « Sa main gauche est sous ma tête et sa droite m’enlace » (2.6, 8.3). Dans l’extase amoureuse, elle chuchote tendrement: « L’amour que tu fais est meilleur que du vin » (1.2); il répond: « L’amour que tu fais est beau, ma sœur, mon épouse, l’amour que tu fais est meilleur que du vin » (4.10). L’appartenance, corps et âme, est mutuelle et exclusive: « Mon bien-aimé est à moi et je suis à lui » (2.16, 6.3, cf. 7.11).
3. « Que mon amour vienne dans son jardin… Je viens… » (4.16-5.1)
Au centre exact du Cantique, dans une petite section de vers (4.16-5.1), le bien-aimé, après le mariage (3.11), répond à l’invitation amoureuse de la bien-aimée: « Que mon amour vienne dans son jardin et qu’il mange de ses fruits. » Il répond: « Je viens dans mon jardin, ma sœur, ma mariée. Je recueille ma myrrhe avec mes aromates. Je mange mon rayon de miel avec mon miel. Je bois mon vin avec mon lait. » Auparavant un jardin clos (4.12), celui-ci lui est maintenant ouvert.
Le poème atteint son apogée thématique et structurelle à la consommation du mariage. Ce couplet de versets, célébrant les intimités conjugales, est au cœur même du Cantique en gradation avec 111 lignes (ou 60 versets, plus le titre 1.1) de 1.2 à 4.15 et 111 lignes (55 versets) de 5.2 à 8.143.
En plus, toutes les métaphores principales du Cantique s’y concentrent et s’articulent autour de la métaphore par excellence de la sexualité, le jardin: y venir, manger, boire et recueillir, c’est la jouissance4. Là où la jouissance s’intensifie, les métaphores se multiplient: myrrhe et aromates, rayon de miel et miel, vin et lait5. L’époux jouit des fruits exquis que son épouse a gardés uniquement pour lui (7.14, cf. 8.12).
4. « Les contours de tes cuisses sont comme des joyaux, œuvre de mains d’artiste » (7.2)
L’éloge du corps de la femme le plus éloquent se trouve dans la bouche du bien-aimé (7.2-6, cf. 4.1-5). Son corps entier, sa beauté, le fascine. Il le décrit avec passion. Dans son grand plaisir, il fait des délices de ses membres. Commençant par les pieds, il regarde ensuite les cuisses6et, montant à la partie la plus intime du bassin, puis à l’abdomen et aux seins, il arrive à la tête, au cou, aux yeux, au nez ainsi qu’aux cheveux. Pour lui, cette partie intime est « une coupe arrondie où le cocktail ne manque pas » (v. 3). En contraste avec la jouissance trouvée ailleurs dans le Cantique (1.2, 2.4, 5.1, 7.10), mise en rapport avec le vin, son sexe est métaphoriquement intensifié par l’image d’une boisson extrêmement enivrante (7.3, cf. 8.2)7. Le fondement métaphorique, c’est l’extase qui en dérive.
5. « Je le cherche… » (3.1-2, 5.6)
Cette pudeur trouve son rival dans deux poèmes ayant comme thème l’insomnie amoureuse de la bien-aimée ou sa recherche passionnée de son amour. Dans le premier poème (3.1-5), elle est sur son lit cherchant au long de la nuit celui qu’elle aime (3.1). Elle soupire: « Je cherche celui que j’aime, je le cherche mais je ne le trouve pas » (vv. 1-2). Elle cherche et elle cherche, mais en vain. Elle a envie de faire entrer son amour dans la chambre où sa mère l’a conçue (3.4). La consommation, certes, c’est ce qu’elle veut. Mais elle sait que satisfaire ce désir, cet amour éveillé, doit attendre le juste moment (v. 5, cf. 2.7, 8.4), le jour du mariage (3.6-11).
Dans le second poème de la recherche sur la couche nocturne (5.2-8), elle dormait mais elle s’est éveillée, attendant son mari. Elle avait tout préparé. Elle est sans chemise de nuit et lavée (v. 3)8. Enfin, il arrive. Il fait des ouvertures mais, maintenant, pour elle ce n’est plus le moment (v. 3)9. Il n’est pourtant pas découragé et il persiste10. Pleinement éveillée maintenant, elle commence à « ouvrir » à son chéri (vv. 5-6), mais il n’est plus là. Elle « cherche », mais elle ne le trouve pas. Il n’est plus au rendez-vous (v. 6). Dans son ardeur amoureuse, elle se sent comme une fille des rues (v. 7, cf. 3.2). Frustrée, elle s’exclame: « Je suis malade d’amour! » (5.8)
II. « Fort comme la mort est l’amour… une flamme du Seigneur » (8.6): considérations pastorales de la sexualité
1. « Le jour de son mariage, le jour où il est dans la joie » (3.11)
Le poème qui, en termes métaphoriques de la jouissance des fruits d’un jardin, célèbre l’acte sexuel, la consommation du mariage, est au centre précis du Cantique (4.16-5.1). Cette couronne est le commentaire par excellence de l’ordre créationnel: « Ils deviendront une seule chair » (Gn 2.24); après quoi, le constat de l’état idyllique du premier couple dans le jardin d’Eden (signifiant « plaisir »): « Tous deux étaient nus, l’homme et sa femme, sans se faire mutuellement honte » (v. 25). Dans le Cantique, son jardin à elle est maintenant « son jardin » à lui (4.16-5.1). Il n’y a pas de fruits défendus (7.8-9)!
Le mariage, union scellée sur le lit conjugal, établit une alliance à vie entre un homme et une femme (Pr 2.16-17; Ml 2.14-15). Cette union est à la fois spirituelle et physique. Celle-ci est charnelle, car c’est le moment où les deux deviennent « une seule chair » (Gn 2.24; Mt 19.5; 1 Co 6.16; Ep 5.31). Elle est spirituelle car, comme le dit Jésus: « Ils ne sont plus deux; ils font un. Que l’homme ne sépare donc pas ce que Dieu a uni. » (Mt 19.6; Mc 10.7-8; cf. Ml 2.16; Rm 7.2)
Le mariage est le reflet de l’amour de Dieu pour son peuple et de Christ pour l’Eglise. Cet amour divin est dépeint en termes de mariage. Dieu ou le Christ, c’est le Mari, l’Epoux. Le peuple ou l’Eglise, c’est la Mariée, l’Epouse. Ce rapport, scellé par une alliance, est présenté en termes de mariage, y compris sa consommation (Os 2.8-22; Jr 2.2; Ez 16.8; Ep 5.25; Ap 19.7-8, 21.9).
Au cœur de cette alliance est l’amour. L’amour passionné est dépeint dans le Cantique comme « la chaleur d’une flamme », « la foudre de Yah [forme abrégée de Yahveh] ». Le véritable amour dont il est question est un engagement à vie: « Fort comme la mort est l’amour. » Il est mutuel et exclusif: « Indomptable comme Shéol est sa passion. » Quoi qu’il arrive, « les grandes eaux ne pourraient éteindre l’amour et les fleuves ne le submergeraient pas ». Sa valeur est inestimable et « si quelqu’un donnait tout l’avoir de sa maison en échange de l’amour, on ne ferait que le mépriser » (8.6-7).
C’est l’amour qui régit la sexualité et la sexualité nourrit l’amour. La sexualité est le domaine de la vie par excellence, de la réciprocité, de l’appartenance mutuelle et de l’amour sans réserve. Le désir s’étend à l’autre et le plaisir vient de l’autre. On se donne, corps et âme, l’un à l’autre. Les deux font un.
2. « Vers moi est son désir » (7.11); « Je suis malade d’amour » (2.5, 5.8); « Ses flammes sont des flammes ardentes » (8.6)
Quant au poème où l’épouse est tenue éveillée sur son lit par langueur et désir amoureux (5.2-8), quel autre passage dans la Bible peut mieux commenter Genèse 3.16 où, au sujet de la femme, il est dit « ton désir se portera vers ton mari » et le Cantique 7.11 où, quant à son mari, elle dit « vers moi est son désir »? La traduction de ce désir (teshuqah) en intimité conjugale n’est pas toujours évidente. Le désir chez l’un n’est pas toujours là, en même temps et au même degré, chez l’autre. D’où les frustrations sur le plan sexuel. Finalement, c’est un « mal d’amour » dont le seul remède est homéopathique, que seule une dose d’amour peut soulager.
Ce passage présente une image remarquable des types d’ajustements qui sont nécessaires dans la vie conjugale. Les différences entre homme et femme, la paresse naturelle, l’incertitude de l’un à l’égard des intentions de l’autre, les variations dans les rythmes de vie, le fait qu’on est peu disposé à changer ses habitudes en faveur de l’autre soulèvent le problème de la lecture des désirs de l’autre.
Ces désirs inassouvis peuvent se traduire, par exemple, chez lui par la possession ou chez elle par la manipulation. L’abstinence imposée, non négociée, n’est pas à l’ordre du jour (1 Co 7.1-5): « Ne vous privez pas l’un de l’autre, si ce n’est momentanément d’un commun accord » (v. 5). L’enjeu est d’être, peut-être, tenté par le manque de maîtrise de soi et, au pire, de s’ouvrir à l’occasion de l’adultère (v. 2)11.
Tout en étant conscient et soucieux des besoins de l’autre, il est nécessaire de prendre en compte le rythme de vie avec ses pulsations inégales dans le couple, les divers degrés de pulsions sur le plan affectif, les différents moments de fatigue et de stress, des sentiments ondulants… L’amour dans la reconnaissance de l’autre oblige parfois que l’on renonce à ses droits, que l’on s’en prive pour un temps, ou, à l’inverse, que l’on se donne même si le moment n’est pas le meilleur. C’est ce climat de compréhension et de consentement mutuels qui permet la résiliation des désirs insatisfaits, pour un laps de temps défini, dans l’assurance mutuelle de l’amour inchangé, inconditionnel l’un pour l’autre. Trouver l’équilibre commence par la soumission du corps à l’autre, comme Paul le dit: « La femme n’a pas autorité sur son propre corps, mais c’est le mari; et, pareillement, le mari n’a pas autorité sur son propre corps, mais c’est la femme. » (1 Co 7.4)
L’amour doit gouverner la sexualité et la sensualité. L’amour d’alliance est inconditionnel. Cet amour cherche le bien de l’autre et ne connaît ni limite ni épuisement. L’amour demeure au-delà du désir et du plaisir et il les régit. Sans l’amour, la jouissance sexuelle est un instinct animal, égoïste.
3. « Un roi est enchaîné » (7.6)
Si l’amour est au cœur des rapports conjugaux, la sexualité est au cœur de l’amour. Celle-ci peut détruire ou construire ces rapports. La peine sanctionnant la chute du premier couple touche la vie sexuelle des deux: « Ton désir (teshuqah) te portera vers ton mari, mais lui il te dominera. » (Gn 3.16) L’abus, de la part de la femme, de son désir pour son mari, c’est le refus, la disette sexuelle ou le travestissement de la séduction pour le manipuler afin de parvenir à ses fins à elle. L’abus, de la part du mari, de la domination qu’il a sur elle, c’est la dégénération en relation de possession psychologique ou physique pour parvenir à ses fins. Le désir et la domination défigurés deviennent des armes de combat. Le lit conjugal devient un champ de bataille. Ce conflit peut aller jusqu’à la destruction mutuelle.
Mais par la sexualité sous le régime de l’amour vrai, cette peine est renversée. Dans le Cantique, l’épouse s’exclame: « Je suis à mon chéri et vers moi est son désir » (teshuqah, 7.11). Quant à lui, l’époux, il est apaisé par l’amour qu’elle a pour lui et se dit « un roi enchaîné » par elle (7.6). Désirée par son « Salomon » (shelomoh), elle trouve sa force. Dominé et captivé par les charmes de sa « Salomonesse » (shulamit), lui, il trouve sa paix (shalom, 8.10). Le couple Pacifique ou Pacifié, dans la réalisation de cet amour mutuel, surmonte les conséquences du péché. Qu’il soit pour elle six fois un « Salomon » (1.5, 3.7,9,11, 8.11-12; cf. 1.1), et elle pour lui, la septième fois, sa « Salomonesse » (7.1), signifie que, grâce à l’épouse, l’époux est au comble de sa joie, sa plénitude. Ce couple traduit Genèse 2.18: « Il n’est pas bon que l’homme soit seul; je lui ferai une aide qui sera son vis-à-vis. »
4. « Là je te donnerai mon amour » (7.13)
La sexualité est à la fois charnelle et spirituelle12. La sexualité est, d’abord, spirituelle parce que celle-ci a été créée. Dieu a créé un couple bisexué, mâle et femelle (en hébreu « percée »), l’a doté des pouvoirs de procréativité et il qualifie ce qu’il a fait de « très bon » (Gn 1.27-28.31). Ce couple que Dieu a formé est homme et femme, les deux os et chair, qui, unis sexuellement, sont une seule chair (Gn 2.22).
La sexualité s’exprime par le corps, par la sensualité, par ses désirs et ses plaisirs. La sensualité est un subtil mélange entre les sensations physiques et les émotions psychiques. Dans le Cantique, elle (l’épouse) veut qu’il (l’époux) la touche, la goûte, la voie, l’entende, la sente. Elle veut qu’il la désire, jouisse d’elle, se repaisse d’elle: sa bouche, ses lèvres, sa langue, ses seins, ses cuisses, son sexe, son corps entier sans réserve! C’est un don de présence. C’est l’invitation « que mon amour vienne dans son jardin » (Ct 4.16) que la jeune mariée lui lance pour qu’il se repaisse de ses charmes. C’est l’invitation de l’épouse: « Viens, mon amour… aux vignes… Là je te donnerai mon amour » (dôdim, 7.13).
La sexualité est charnelle parce qu’elle est du corps. Dans le Cantique, le couple fait ses délices des membres du corps de l’autre (5.10-16, 6.4-7, 7.2-6). Sans corps, le désir et le plaisir n’existent pas. Le désir est sensuel. Il relève d’un sens: le toucher, la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût. Plus les sens sont engagés et stimulés, plus fort est le désir. Le désir est poussé par les sens et cherche la personne désirée qui, seule, peut le satisfaire. On comprend pourquoi, dans le Cantique, pour exprimer le désir, tous les sens sont engagés au maximum. C’est la sensualité. La sexualité et la sensualité vont de pair et elles sont inséparables. Chacun des sens est augmenté au point qu’ils débordent. Le débordement du désir, c’est le moment où, dans la sensualité, le désir et le plaisir s’entremêlent. Le désir et le plaisir se confondent.
La traduction du désir en plaisir est charnelle. C’est la réponse physique et psychique à l’appel du désir. Le plaisir relève d’un acte: un mot tendre, un baiser, une caresse, on fait l’amour. Plus intenses sont ces actes, accomplis avec tendresse et affection, plus grand est le plaisir.
5. « Sa main gauche est sous ma tête et sa droite m’enlace » (2.6, 8.3)
Les préliminaires à l’acte sexuel sont essentiels, non seulement pour éveiller le désir, mais pour que cet acte soit fait avec tendresse. Qu’elle dise « Qu’il me baise des baisers de sa bouche car faire l’amour avec toi m’excite plus que du vin » (1.2) exprime son désir pour ce jeu amoureux, car ceci augmentera son plaisir, sa jouissance. Ce sont les baisers profonds, à pleine bouche (4.11). Ses caresses lui donnent du plaisir: « Mon chéri pour moi est un sachet de myrrhe; entre mes seins il passe la nuit. » (1.13) Qu’il dise « Tes deux seins sont comme deux faons » (4.5) exprime le plaisir qu’il prend en les caressant, de l’effleurement à la pression tendre. Les seins stimulent le mari et sont pour lui les monts « emmyrrhés », encensés, embaumés (2.8,17, 4.6, 8.14)13. Comme le dit un proverbe: « Que ses seins te comblent en tout temps. Enivre-toi toujours de son amour. » (5.19) Elle désire que dans l’étreinte de l’amour « Sa main gauche soit sous ma tête et sa droite m’enlace » (2.6, 8.3). Cette main « libre » caresse et enlace tendrement. La jouissance complète de la femme est parfois longue à venir. Elle a besoin de caresses précises et rythmées, ce que le mari a parfois du mal à comprendre. Comme l’exprime E. Fuchs: « Il faut construire le couple avec toute l’attention requise, en réactivant toujours à nouveau l’élan érotique premier, le désir de l’autre, même si les formes d’expression de ce désir vont évoluer et se transformer au gré du temps. »14
En sortant du jardin secret des amoureux, il faut se souvenir que…
Le Cantique des cantiques est ainsi le cantique d’amour par excellence. L’amour célébré dans le Cantique est la sexualité humaine. La sexualité, avec ses désirs et ses plaisirs, est pure, sainte et saine, car elle relève de l’œuvre bonne créatrice de Dieu. Ce véritable amour unit deux créatures sexuellement différentes mais parfaitement complémentaires: « L’un face à l’autre, l’un pour l’autre, dans un amour où le charnel est spirituel, où le spirituel est charnel. »15
Cet amour, avec son expression dans la sexualité, trouve son modèle dans l’établissement divin du rapport d’alliance. L’alliance depuis la création encadre le mariage scellé par l’union sexuelle, où lui en elle et elle ayant en elle lui, font des deux un. Cette affection et cette tendresse réalignent le couple et le stabilisent au sein des vicissitudes et des peines de la vie de tous les jours.
Le désir pour l’autre et le plaisir avec l’autre définissent le caractère charnel et spirituel de la sexualité: un don de soi, corps et âme, qui est à son tour un don divin (8.6). La sexualité finissant en unissant l’homme et la femme dans le mariage permet aux deux – que Dieu a faits l’un pour l’autre – de s’accomplir mutuellement et exclusivement dans les joies de l’amour humain.
* R. Bergey est professeur d’hébreu et d’Ancien Testament à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence.
1Cf. l’expression « le roi des rois » (Dn 2.37), « vanité des vanités » (Ec 1.2) ou « le saint des saints » (Ex 26.33). Selon Rabbi Akiba: « Toutes les Ecritures sont saintes mais le Cantique des cantiques est le saint des saints » (M. Yad. 3.5).
2 P. Grelot, Le couple humain dans l’Ecriture, Foi Vivante 118 (Paris: Cerf, 1969), 64.
3 G.L. Carr, The Song of Solomon, TOTC (Leicester: IVP, 1984), 127. Ces deux versets sont « le centre même du Cantique (…), un chiasme thématique au centre du chiasme général du Cantique » W.H. Shea, « The Chiastic Structure of the Song of Songs », ZAW 92 (1980) 378-396 (394-395). D’après Shea, le schéma de 4.16 consiste en un couplet de tricola (c’est-à-dire trois strophes) et celui de 5.1 un triplet de bicola (c’est-à-dire deux strophes). Ainsi il y a non seulement un chiasme thématique – invitation et réponse – mais aussi un chiasme de forme 3 x 2 :: 2 x 3. Les six cola comprenant 4.16-5.1 correspondent aux six sections disposées de façon chiastique du Cantique: A 1.2-2.2 : B 2.3-17 : C 3.1-4.16 :: C’ 5.1-7.10 : B’ 7.11-8.5 : C’ 8.6-14.
4 « Venir » ou « entrer » pour s’unir, « pénétrer » sexuellement (4.16, 5.16-6.1; Gn 16.2, 38.8,16; Ps 51.2; Ez 23.44).
5 Une autre illustration de ce principe d’intensification par l’emploi de « grappes » des métaphores se trouve en 4.12-15, le poème du jardin et de la source verrouillés, métaphores de la chasteté sexuelle de la fiancée avant le mariage et de l’exclusivité de sa sexualité réservée pour son mari. Ce jardin est arrosé par la « source » qui, avec le « puits », sont des métaphores bien connues se référant aux organes sexuels (Pr 5.15-18). Au v. 13, le substantif dérivé de shalah « envoyer », parfois traduit « pousses » ou « ruisseaux », peut signifier « canaux » qui, reliés à la « source » au cœur du jardin, l’arrosent (cf. shiloah = Siloé = « canal » alimentant Jérusalem à partir de la source de Guihôn, Es 8.6; Jn 9.7; cf. Né 3.15). Cf. O. Keel, Le Cantique des cantiques, LD 6 (Paris: Cerf, 1996), 188. Ainsi « canaux » seraient une autre métaphore du sexe féminin, ayant comme point la floraison du « jardin », sa sexualité. La confirmation de cette conclusion vient de la dizaine d’autres métaphores sensuelles, « paradis » y compris, intensifiant le récepteur de sens, les « canaux ».
6 Les « joyaux » de son corps (yarek « partie reculée », 7.2, cf. Nb 5.21-21,27 //beten « utérus »), « œuvre de mains d’artiste », est normalement traduit « cuisses » ou « hanches ». Il se réfère, peut-être, à la partie intérieure médiane du bassin, formant une éminence triangulaire, le pubis, qui figure, d’une façon prononcée, dans beaucoup de représentations de femmes nues dans l’iconographie du Proche-Orient ancien. Selon H.W. Wolff: « Yarék ( rein, hanche, partie supérieure de la cuisse) tient lieu de membre viril lorsqu’on désigne les enfants d’un homme ‹issus de sa yarék› (Gn 32.21,33, 46.26; Ex 1.5; Jg 8.30) et lorsqu’on évoque l’antique cérémonial de serment ‹mettre la main sous la yarék de› (Gn 24.2,9; 47.29). » Anthropologie de l’Ancien Testament (Genève: Labor & Fides, 1974), 62, n. 5. Pour Keel, « cuisses » est un euphémisme pour le « sexe ». Ibid., 248.
7 De nombreux commentateurs traduisent le mot shorer « sexe », c’est-à-dire la vulve ou le vestibule de la vulve. D’autres préfèrent la traduction « nombril », d’après l’usage d’un mot apparenté traduit « cordon ombilical » en Ez 16.4, tout en voyant ici soit une désignation pour l’ensemble des parties génitales externes féminines, soit un euphémisme pour le sexe. Deux arguments sont avancés pour cette compréhension: 1) l’ordre ascendant de sa description du corps, des pieds à la tête, en passant par les cuisses (voir ci-dessus), le sexe, le ventre et les seins; 2) les poèmes d’amour du Proche-Orient ancien qui célèbrent la vulve humide comme une boisson enivrante pour le mâle. Cf. Keel ibid., 250; D. Lys, Le plus beau chant de la création, LD 51 (Paris: Cerf, 1968), 258; M. Pope, The Song of Songs, AB 7C (Garden City: Doubleday, 1977), 617-618; R.E. Murphy, The Song of Songs, Hermeneia (Minneapolis: Fortress Press, 1990), 182, 185. En revanche, la partie de la métaphore « coupe arrondie » peut se référer à la région ombilicale plutôt qu’à la zone pubienne. Dans certaines figurines des femmes nues du Proche-Orient ancien, le creux du nombril est en forme de coupe prononcée mais, parfois, cette coupe est si basse qu’elle semble être une figure du sexe.
8 Les remarques de l’épouse à son mari montrent combien elle était éveillée: « J’ai enlevé ma chemise de nuit… j’ai lavé mes pieds. » Le verbe pashat signifie ici « déshabiller complètement » (Gn 37.23; Os 2.5; Ez 26.16) et l’habit enlevé est un sous-vêtement. « Laver les pieds » peut traduire, ici, comme en 2 S 11.8,11, son intention de « se coucher avec son partenaire conjugal ». Sa réaction à ses ouvertures – « comment me la remettrais-je… comment les salirais-je! » – montre, semble-t-il, qu’elle n’a plus l’intention de lui ouvrir. Selon Murphy, ce ne sont pas des remontrances, ni un refus, mais elle le taquine car, finalement, elle répond à sa sollicitation. Ibid., 170.
9 Son « frapper » (dopek), ce sont ses ouvertures. Il n’y a pas de porte et ce qui frappe, c’est sa voix (kôl, cf. 2.14), son empressement: « Ouvre-moi, ma sœur, ma compagne, ma colombe, ma parfaite… » (5.2).
10 Son chéri met « sa main dans le trou » (prép. min « de l’extérieur à l’intérieur », BDB, 1018b) et son « ventre [à elle] s’en émeut » (v. 4). Selon Keel: « Il est finalement concevable que cette image fasse allusion à la raison de la visite nocturne. Dans l’AT, comme en ougaritique, ‹main› est parfois utilisé comme euphémisme pour ‹phallus› (Es 57.8,10; KTU 1.23,33-35). Le ‹trou› pourrait alors symboliser le vagin. Le geste exprimerait ainsi silencieusement le désir de l’amant. (…) en tout cas, les sens de la femme s’éveillent. » Op. cit., 209; cf. M. Pope, op. cit., 519; D. Bergant, The Song of Songs, Berit Olam, ed. D.W. Cotter (Collegeville: Liturgical Press, 2001), 63; Carr, op. cit., 134.
« Le mot traduit par « sens » [me’eh, 5.4,14] désigne, littéralement, ce qui se situe dans le ventre, par exemple les entrailles (cf. 2S 20.10), mais le plus souvent les organes sexuels internes de la femme (cf. Es 49.1; Ps 71.6; Rt 1.11; [Nb 5.22]) ou de l’homme (cf. Gn 15.4; 2 S 7.12; 16.11). Dans l’AT, les processus psychiques ne sont jamais séparés du physique, mais toujours décrits comme des phénomènes survenant dans une partie déterminée du corps: « l’agitation » de ce qui est situé dans le ventre peut exprimer (…) passion et ardeur » (Es 63.15). » Keel, ibid., 209; cf. Pope, ibid., 519; Bergant, ibid., 63; Carr, ibid., 135; Wolff, op. cit., 62.
En 5.5, les « paumelles du verrou » (kappôt hamman’ûl) pourraient avoir comme référant « lèvres du vagin ». Les palmes ou les paumelles (kappôt) sont autour du « verrou » (man’ûl) sur lesquelles coule la myrrhe liquide. Avant, sa « source » et son « jardin » étaient verrouillés (n’ûl 4.12). La myrrhe liquide serait ainsi le lubrifiant féminin dû à l’excitation sexuelle. Dans le contexte, il veut qu’elle lui « ouvre » (v. 2) et elle veut lui « ouvrir » (vv. 5-6). Pour l’usage du mot « palme » signifiant « organe génital », cf. Gn 33.26,33, 46.26b; Dt 25.12 et l’étude de ces passages, Ct 5.5 y compris, voir L. Eslinger, « The Case of the Immodest Lady Wrestler in Deuteronomy XXV 11-12 », VT XXXI 3 (1981) 269-281 (275-276).
11 « Que le mariage soit honoré de tous, et le lit conjugal (koité) exempt de souillure. Car Dieu jugera les débauches et les adultères » (Hé 13.4). « Conduisons-nous convenablement; pas de (…) coucheries » (koité, Rm 13.13).
12 E. Fuchs cherche à préciser le sens théologique du désir et du plaisir sexuel. Il dit: « Un texte comme le Cantique illustre admirablement ce que nous appelons la valeur spirituelle de l’érotisme. » Le désir et la tendresse (Paris et Genève: Albin Michel et Labor & Fides, 1999), 225.
13 La caresse et la stimulation érotique des seins, en termes métaphoriques, sont les monts « emmyrrhés », encensés, embaumés (2.8, 4.6, 8.14). La métaphore pour celui qui jouit des seins, c’est la gazelle. Si lui est une gazelle, c’est pour qu’il puisse bondir et paître sur ces « monts » (2.8-9). Ses seins « sont comme deux faons, jumeaux d’une gazelle qui paissent parmi les lis » (4.5, cf. 7.4) et, quant à lui, il va paître, comme une gazelle, parmi les lis (2.16). Les seins sont aussi les grappes d’un palmier sur lequel il va grimper pour les saisir ou les grappes d’un cep qu’il va cueillir pour en manger (7.9-10). C’est pourquoi elle est une fille délicieuse (7.7)!
14 E. Fuchs, op. cit., 189.
15A.-M. Pelletier, Le Cantique des cantiques, CahEv 85 (Paris: Cerf, 1993), 55.