Des livres à lire

Des livres à lire

Luc Ferry: QU’EST-CE QU’UNE VIE REUSSIE? (Paris: Grasset, 2002)

Luc Ferry appartient à ces philosophes qui ont dès le début de leur parcours intellectuel refusé la facilité des « autoroutes balisées »1 que décrivait Michel Serres il y a quelques années. Le point de départ de son dernier ouvrage: Qu’est-ce qu’une vie réussie? est classique2. La question de « la vie bonne » renvoie par delà les préoccupations morales à une angoisse humaine fondamentale: la peur de la mort. Cette angoisse oriente la philosophie vers la recherche des moyens et des conditions du salut pour l’homme. Ce faisant, cette dernière se place d’entrée de jeu en position tout à la fois de proximité et de rivalité avec la religion. Philosophie et religion ont le même but: le salut, mais alors que la religion attend le salut d’un principe extérieur à l’humain, la devise de la philosophie sera de « se sauver par soi-même ».

Luc Ferry consacre, ensuite, l’essentiel de son livre à développer une typologie des réponses possibles à cette problématique du salut. Un premier type de philosophie, qui donne sa coloration à l’atmosphère intellectuelle de notre époque, est représenté par Nietzsche, avec Spinoza comme précurseur, et Marx ou Freud comme compagnons de route. Toutes ces pensées ont en commun le « matérialisme » dont « l’axe principal est le refus radical de toutes les figures de la transcendance ». La déconstruction nietzschéenne des valeurs spirituelles dénoncées comme autant de manifestations de la haine de la vie est bien mise en valeur. Plus originale est la volonté de montrer qu’il y a aussi une « sagesse » de Nietzsche qui fait système avec l’art comme modèle de la connaissance, le « grand style » de la conciliation harmonieuse des forces vitales comme éthique, et enfin les thèses de « l’Eternel Retour » et de l‘amor fati comme moyens d’atteindre le salut dans l’immanence.

Le deuxième type de philosophie s’identifie avec la pensée grecque, et se caractérise par ce que Ferry propose d’appeler le « cosmologico-éthique ». Cette attitude, dont le stoïcisme est un des exemples les plus achevés, commence avec la contemplation de l’ordre du monde, dont se déduisent les « exercices spirituels » de la sagesse pratique, et culmine dans l’adhésion sans réserve à la valeur de l’instant présent.

La pensée du troisième type est constituée par la religion chrétienne. Luc Ferry nous donne de très belles pages sur la « nouveauté inouïe » de l’Evangile et la rupture forte qu’il introduit avec la philosophie grecque à travers la personnification du Logos, mais aussi sur l’antagonisme entre l’attitude philosophique (orgueil de la raison) et l’attitude chrétienne (humilité de la foi), et encore sur la signification chrétienne de l’amour, ou sur l’importance de la personne humaine singulière et de sa liberté.

La quatrième attitude que Ferry dégage est l’humanisme, dont le versant « utopique » (scientiste, marxiste ou nationaliste) cherche à identifier la transcendance à l’humanité ou à la communauté, mais ignore la dimension individuelle du salut. Se dégage de ce parcours la thèse centrale de l’ouvrage. Le choix philosophique fondamental est l’alternative de la transcendance et de l’immanence. Ferry retrouve ici Deleuze déclarant: « Il y a religion chaque fois qu’il y a transcendance, Etre vertical, Etat impérial au ciel ou sur la terre, et il y a philosophie chaque fois qu’il y a immanence. »3

Mais ce que Ferry entend démontrer cette fois-ci contre Deleuze et le radicalisme « matérialiste », c’est que s’il y a des illusions de la transcendance, celle-ci demeure, en tant que telle, une dimension constitutive de l’expérience humaine. On peut se passer de Dieu, mais on ne peut pas abolir la transcendance. Ce faisant, Ferry entend se placer d’un des côtés de l’alternative moderne qui vise, soit à nier purement et simplement la transcendance, soit à l’installer dans l’immanence.

Cette théorie de la modernité suppose de lire l’histoire de la philosophie comme émancipation progressive de la religion. Ferry reprend à son compte la thèse bien connue de la « sécularisation » dont le processus débute par la lutte de la philosophie antique contre la mythologie, parvient à se maintenir à l’intérieur même de la pensée chrétienne avec la théorie de la double vérité (vérité de raison et vérité de foi) de saint Thomas, et prend son essor avec la naissance de la science moderne et le refus cartésien du principe d’autorité.

Parvenu au terme de cette histoire, il devient nécessaire d’en évaluer les composantes: la sagesse des Anciens se trouve invalidée à cause de la destruction des cosmologies grecques par la science moderne, la transcendance chrétienne, dont Ferry souligne qu’elle peut fort bien s’accommoder de la science moderne, serait plutôt rendue inactuelle par l’avènement de la démocratie. Quant au « matérialisme », son radicalisme même le rend contradictoire et inopérant, incapable de nous soustraire au tragique de la vie sans nous reconduire à une attitude religieuse, incapable de construire la sagesse des modernes sur la négation absolue de la liberté humaine. Il ne reste plus qu’à se tourner vers la tradition humaniste, tout en évitant le piège des « grandes utopies laïques », et à tenter de penser un « humanisme de l’homme-dieu ».

Cette ambition philosophique consiste à définir la transcendance comme un « horizon de sens » au cœur même de l’humain. Le recours à cette « transcendance horizontale » se fonde sur le caractère irréductible de la liberté humaine ainsi que sur la persistance en nous de l’impératif des valeurs éthiques, scientifiques ou même esthétiques. Ferry termine par un rapide aperçu de quelques aspects du nouvel humanisme qu’il appelle de ses vœux. Il englobe un renouveau de la vocation éthique de la théorie à partir de la conception autoréflexive de la science contemporaine, une nouvelle humanisation du cosmos dans le prolongement du « Règne des fins » de Kant, et enfin une doctrine moderne du salut reposant sur quatre dimensions: la prise en compte de la singularité par le concept kantien d’une « pensée élargie », le recours au critère nietzschéen de « l’intensité harmonieuse de la vie », l’exigence retrouvée de l’amour chrétien et la capacité stoïcienne d’éprouver l’instant comme éternité. Mais, pour séduisante que soit cette énumération, elle n’est pas entièrement convaincante. L’humanisme philosophique que Luc Ferry se propose de fonder ne saurait se satisfaire en fin de compte de ces emprunts conceptuels, ni se contenter de prendre la figure toujours décevante de l’éclectisme.

Au sortir de ce livre brillant, qui réussit le tour de force d’aborder toute l’histoire de la philosophie sans jamais tomber dans la caricature, le lecteur de bonne foi ne peut qu’éprouver de l’admiration. Mais surtout cet ouvrage présente un intérêt philosophique durable sur au moins quatre points. Tout d’abord, il rétablit avec éclat les droits de ce que Kant appelait « la philosophie populaire », et qui demeure inséparable de l’esprit des Lumières. La philosophie n’est légitime que si elle traite des questions concernant tous les hommes, et si elle le fait dans une langue accessible à tous les hommes. Ensuite, il démontre que toute l’histoire de la philosophie peut se lire comme un conflit entre les partisans de la transcendance et ceux de l’immanence, et que l’acte philosophique essentiel consiste à ramener toutes les questions éthiques, politiques, épistémologiques ou esthétiques à l’horizon d’une transcendance maintenue ou d’une immanence radicale. Davantage encore, Ferry n’hésite pas à souligner les incohérences et les insuffisances de ce radicalisme de l’immanence dans lequel est toujours installée une majorité des philosophes dans notre pays. Puisse ce courage être payé en retour, non par des invectives, mais par une volonté d’argumenter et de débattre civilement, et même amicalement, conformément à l’esprit de la véritable laïcité républicaine!

Enfin, le livre de Ferry aborde la question trop souvent occultée du rapport de notre culture européenne avec le christianisme. Sur ce point tout spécialement, le débat doit se poursuivre. Tout d’abord, il paraît difficile d’en rester au constat d’une opposition irréductible entre le christianisme et la démocratie, et cela pour au moins trois raisons: les démocraties modernes sont apparues dans les pays de culture chrétienne et nulle part ailleurs, la puissante démocratie américaine ne peut pas, même aujourd’hui, être considérée comme « sécularisée », et sur le plan théorique, le christianisme ne se laisse tout simplement pas réduire à la structure autoritaire du « théologico-politique », qu’il a bien plutôt contribué à déconstruire. D’autre part, il convient d’affiner le concept philosophique du christianisme, qui ne se laisse pas ramener à celui de la religion en général, ni même à celui des trois monothéismes. L’exception chrétienne dans l’espace du religieux doit être mieux prise en compte, comme nous y invitent, sur des registres différents, René Girard, Marcel Gauchet ou Alain Besançon. On ne peut aussi que regretter le peu de place accordée à la version protestante du christianisme, en particulier par rapport à l’émergence de la science et de la démocratie modernes, et on ne peut que souligner l’insuffisance de l’interprétation de la Réforme en termes de sécularisation du christianisme. En dernier lieu, l’humanisme à venir ne sera crédible que s’il accepte de se confronter à la question de la vérité de l’existence de Dieu et de l’historicité du Christ. En quoi Dieu ou le Christ ne seraient-ils que des « illusions de la transcendance », voilà qui mérite mieux dorénavant, comme Ferry lui-même nous y invite, que des pétitions de principe. L’humanisme de l’homme-dieu pourra-t-il éviter la rencontre avec la révélation du Dieu fait homme?

Mark Sherringham4

Pierre Courthial: DE BIBLE EN BIBLE. Le Texte sacré de l’Alliance entre Dieu et le genre humain, et sa vision du monde et de la vie (Aix-en-Provence/Genève: Kerygma/L’Age d’Homme, 2002)

Dans Le Jour des petits recommencements, Pierre Courthial se plaît à mettre en évidence deux périodes particulièrement glorieuses de l’histoire de l’Eglise. La première est celle des conciles œcuméniques des premiers siècles. C’est à ce moment qu’ont, en effet, été précisés et développés d’une part le dogme trinitaire et d’autre part le mystère de l’incarnation de Dieu le Fils (ou dogme christique). La deuxième grande période est celle de la Reformation des XVIe et XVIIe siècles (pour suivre l’orthographe de Courthial, qui omet volontairement l’accent sur le « e »), parce que c’est alors que les dogmes sotérique (relatif au salut) et scriptural (relatif à l’Ecriture sainte) ont connu leur plein développement. Si Le Jour des petits recommencements est une fresque grandiose du développement dans le temps et du fonctionnement de l’Alliance de Dieu avec les hommes, De Bible en Bible. Le Texte sacré de l’Alliance entre Dieu et le genre humain et sa vision du monde et de la vie est un agrandissement d’une partie de cette fresque. Comme le laisse deviner le titre de cet ouvrage, la partie de la fresque qui fait l’objet d’un agrandissement est le dogme scriptural, à savoir que « le Texte sacré est vraiment la Parole écrite de Dieu » (page 10) ou, formulé différemment, que « la Bible […] est le Texte sacré d’origine divine ayant pleine et souveraine autorité » (page 11).

L’ouvrage est composé de trois parties. Alors que les deux premières forment un tout consacré au développement et à la défense du dogme scriptural (« Le Texte sacré de l’Alliance entre Dieu et le genre humain », pour reprendre les termes du sous-titre), la troisième est relativement indépendante des deux premières et est consacrée à la Weltanschauung développée dans les Ecritures (« … et sa vision du monde et de la vie »). Le but du présent article est de mettre en évidence ce que nous considérons comme les traits saillants de l’ouvrage, sans aucune prétention à l’exhaustivité.

Approfondissement du dogme scriptural

Les deux premières parties de l’ouvrage sont consacrées au dogme scriptural tel qu’il a été cru par l’Eglise fidèle de tous les temps, reprécisé avec force aux XVIe et XVIIe siècles, affiné, mais également fortement attaqué aux XVIIIe, XIXe et XXe siècles. Ce dogme scriptural repose sur deux piliers distincts mais complémentaires, qui correspondent chacun à une partie de l’ouvrage de Courthial. Le premier pilier – ou première partie si l’on parle du livre – développe la question de l’inspiration du Texte sacré, le second celle de sa préservation au fil des siècles.

L’ensemble de la première partie de l’ouvrage de Courthial est consacré au développement du thème de l’inspiration des Ecritures (en fait, notre auteur évite d’utiliser le terme « inspiration » qu’il trouve flou et trop teinté de subjectivisme moderne et lui préfère celui de « théopneustie » (théo-pneustos = provenant du « souffle de Dieu », page 10) ainsi qu’à la réfutation des doctrines qui s’opposent à la foi héritée des pères en la matière. Deux questions orientent la réflexion de notre auteur. La première est d’ordre dogmatique: « Comment et par qui savons-nous, d’une certitude de foi divine, que les ouvrages et parties du Texte sacré de l’Alliance sont-ils vraiment théopneustes (= provenant du Souffle de Dieu) et donc Parole écrite de Dieu et Règle souveraine de toutes choses? » (Page 31) La seconde question est d’ordre historique: « Quelle est la liste authentique des ouvrages et parties du Texte sacré de l’Alliance? » (Page 31

Pour répondre à ces deux questions, Courthial va guider son lecteur le long d’un sentier riche et passionnant, que nous renonçons à résumer dans ces colonnes. Relevons simplement deux éléments qui nous ont particulièrement intéressé. Le premier réside dans le récit de la formation en quatre « vagues » du Témoignage apostolique (ou Nouveau Testament). Cette approche, fondée sur les travaux de grands spécialistes du Nouveau Testament, représente une contre-attaque importante aux datations tardives des textes néotestamentaires proposées par des théologiens d’inspiration libérale. Inutile de rappeler que l’enjeu est de taille: il en va ni plus ni moins de la défense de l’historicité des événements relatés dans les évangiles, socle de la foi chrétienne. Rien que pour cela, le livre mérite d’être lu. Le deuxième élément que nous souhaitons relever est la contestation – déjà esquissée dans Le Jour des petits recommencements – de la distinction habituellement opérée entre Ancien et Nouveau Testament. L’approche historico-dogmatique de Courthial montre, en effet, que cette distinction est malheureuse en ce qu’elle ne tient pas compte de la grande diversité interne aussi bien de l’Ancien que du Nouveau Testament. Malheureuse, elle l’est également en ce qu’elle conduit à dévaloriser une partie au profit de l’autre:

« En bon français comme en n’importe quelle bonne autre langue, parler d’un ancien et d’un nouveau testaments, c’est parler, d’une part, d’un testament dépassé, obsolète, caduc, périmé, frappé de nullité, bref: devenu sans valeur; et, d’autre part, du testament actuel et valide, ayant remplacé l’ancien. » (Page 86)

Et cette dévalorisation, loin d’être anodine, conduit à une mauvaise compréhension du message biblique, notamment de l’articulation entre la grâce et la loi.

Le deuxième pilier du dogme scriptural développé par Courthial est celui de la préservation historique du Texte sacré. Rien ne sert en effet de croire à l’inspiration (ou théopneustie) des Ecritures saintes si l’on pense qu’elles ont été définitivement perdues dans les méandres de l’histoire. Courthial expose alors la théologie dite du Texte reçu telle qu’elle a notamment été développée au XVIIe siècle, puis il montre comment celle-ci a été contestée – mais aussi défendue – aux XIXe et XXe siècles. Le débat, d’une grande importance, est assez pointu et peu connu dans les milieux francophones. Brièvement résumée, la question consiste à savoir si le théologien chrétien est habilité – comme le font la plupart de nos Bibles francophones – à mettre entre crochets certains passages en affirmant que ceux-ci « ne figurent pas dans les meilleurs manuscrits ». Autrement dit, la raison humaine est-elle en droit de déterminer ce qui appartient au Texte sacré et ce qui ne lui appartient pas? Courthial, fidèle à la théologie du Texte reçu, répond par la négative à ces questions. Cette réponse, propre à étonner plus d’un lecteur moderne, est abondamment argumentée dans son livre. Craignant de défigurer le développement de Courthial, nous ne pouvons faire mieux que d’y renvoyer directement le lecteur. Là encore, rien que pour cela, le livre mérite d’être lu.

Théopneustie et préservation historique du Texte sacré: tels sont les deux piliers du dogme scriptural développés et défendus par Courthial. Avec de tels piliers, l’édifice de la foi tiendra ferme, même en des temps comme ceux que nous vivons, où l’infaillibilité des Ecritures saintes fait l’objet d’attaques protéiformes et répétées. L’auteur aurait pu en rester là, sans qu’il soit possible de l’accuser de laisser son lecteur sur sa faim. Cependant, il nous gratifie encore d’une troisième et dernière partie intitulée « Une vision théocosmonomique », dans laquelle il développe la « vision du monde et de la vie » développée par les Ecritures saintes.

La vision « théocosmonomique »

Le mot « théocosmonomique » peut paraître étrange, mais c’est à dessein que Courthial y fait appel. En voici l’étymologie: « Le Texte sacré nous présente, nous donne, à la fois, une vision du monde (cosmonomie) et une vision de Dieu (théonomie) constituant ensemble la théocosmonomie. » (Page 155) Cette affirmation lapidaire appelle un développement, exercice auquel se livre notre auteur:

« Ainsi nous sommes appelés et conduits, à la fois, à considérer:

– Dieu comme le Créateur-Recteur de l’univers, l’univers comme sa création, et l’homme-

image-de-Dieu comme créature responsable, égarée depuis la chute, et cependant appelée à revenir à Dieu pour entrer, dès ici-bas, dans une vie nouvelle en sa communion; 
- et la théonomie qui s’ensuit: Dieu, seul autonome (= loi à soi-même) a placé toutes les créatures, l’homme y compris, sous ses lois; l’homme, libre et responsable, est, lui aussi, une créature théonome (= placée sous les lois de Dieu), mais tenue, en plus, pour la gloire de Dieu et pour son propre bonheur, à obéir à l’enseignement-fait-loi du Texte sacré du Sauveur-Seigneur Jésus-Christ.

Cet ensemble « Création-théonomie » est tellement un qu’au siècle dernier, alors que les philosophes sud-africains Hendrik Stoker et Jan Taljaard ont défini la philosophie chrétienne réformée comme une philosophie de « l’idée de Création », les philosophes néerlandais Hermann Dooyeweerd et Dirk Vollenhoven l’ont définie comme une philosophie de « l’idée de loi ». Il ne s’agissait pas, au reste, de deux philosophies différentes et encore moins opposées, mais de la même philosophie esquissée et développée selon deux perspectives complémentaires, la dépendance de l’homme à Dieu pouvant être aussi bien décrite du point de vue de la relation « Créateur-créature » que du point de vue de la relation « Enseignant souverain-disciple. » (Page 156)

Ces lignes présentent ce qui est, à nos yeux, l’enjeu central de cette dernière partie: celui du rapport qu’entretient la Parole-Loi de Dieu – dont il a été abondamment parlé dans les deux premières parties de l’ouvrage – avec l’ensemble de la réalité créée. Il ne suffit pas, en effet, d’être en possession d’une bonne théologie de l’Ecriture: encore faut-il que celle-ci soit insérée correctement dans la trame du réel.

Dans cette dernière partie, Courthial s’attaque implicitement à une vision dualiste de la théocosmonomie qui sévit dans des milieux restés généralement fidèles au dogme scriptural. Ce dualisme consiste à considérer les Ecritures saintes et le reste de la réalité créée comme relevant de deux sphères distinctes: d’un côté, la vie spirituelle, la piété, la foi au Christ et la vie éternelle; de l’autre, le reste de la vie et de la réalité, régi par ses lois propres non développées dans les Ecritures. Les dangers d’une telle position sont multiples et touchent aussi bien à la compréhension des Ecritures qu’à celle du reste de la réalité. Alors que la lecture du Texte sacré deviendra toujours plus spiritualiste et finira par déboucher sur une bulle de spiritualité cristalline mais « irréelle », les questions soulevées par la vie de tous les jours, en prise directe avec la réalité diverse de la création, s’émanciperont toujours plus radicalement de ladite spiritualité cristalline et trouveront une résolution indépendante d’un Texte sacré devenu muet.

En développant sa conception de la théocosmonomie, Courthial repasse de l’agrandissement d’une partie (le dogme scriptural) au tout de la fresque (l’histoire et le fonctionnement de l’Alliance de Dieu avec les hommes) et nous fait comprendre que s’il est nécessaire d’avoir une compréhension affermie du dogme scriptural, il importe tout autant de ne pas l’utiliser pour édifier un substitut de réalité éthéré et désincarné. En revanche, une bonne insertion dans la réalité du contenu de ce dogme permettra de développer une compréhension unifiée de l’ensemble du réel, compréhension qui débouchera sur une manière d’agir renouvelée et sanctifiante dans l’ensemble des sphères de la réalité.

Conclusion

Mentionnons enfin que Courthial présente De Bible en Bible comme son « livre-testament ». Testament, ce texte l’est assurément; d’abord parce que notre auteur livre un certain nombre de développements théologiques récapitulant les principales préoccupations qui auront conduit sa réflexion sa vie durant; ensuite, parce qu’il donne des moyens (ici intellectuels et spirituels) à ses héritiers qui continueront le combat dans les décennies à venir. Nous ne saurions donc mieux achever cette recension qu’en encourageant vivement les lecteurs de La Revue réformée, qui forment une partie des héritiers spirituels de Courthial, à soigneusement prendre connaissance du testament ante mortem du doyen honoraire de la Faculté d’Aix-en-Provence.

Bertrand Rickenbacher


1 M. Serres, Eclaircissements (Paris: François Bourin, 1992), 18-21.

2 L. Ferry est ministre de la Jeunesse, de l’Education nationale et de la Recherche.

3 G. Deleuze, F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie? (Paris: Les Editions de Minuit, 1991), 46-50.

4 M. Sherringham a été président du conseil de la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence de 1989 à 1998. Il est maître de conférences de philosophie et directeur de l’IUFM d’Alsace. Il est l’auteur d’une Introduction à la philosophie esthétique (Paris: Payot, 1992). Ce texte a paru dans la revue Commentaire, no 101, printemps 2003, 211-213.

Les commentaires sont fermés.