Pour lire l’Apocalypse de Jean : l’intérêt d’une approche thématique

Pour lire l’Apocalypse de Jean : l’intérêt d’une approche thématique

W. Gordon CAMPBELL*

I. Entrée en matière: parallélisme antithétique et perspective thématique

Notre thèse de doctorat sur l’Apocalypse de Jean, récemment soutenue, s’intéresse à l’un des facteurs d’unité compositionnelle de ce beau livre: nous baptisons parodie littéraire intra-textuelle ce trait que l’étude savante de l’Apocalypse a quelque peu négligé. Pourtant, nous nous sommes efforcés de montrer qu’il s’agit, là, d’une stratégie qui, en se déployant partout dans cet écrit, contribue de manière significative à la cohérence littéraire et théologique de l’ensemble.

Notre travail nous a amené à repérer, à rassembler et à étudier exhaustivement les données textuelles de l’Apocalypse qui se combinent pour créer un parallélisme antithétique d’une étonnante complexité. Ces matériaux, « parodiquement » disposés, contribuent aux diverses expansions thématiques que connaît la narration globale de l’Apocalypse entre son point de départ et sa conclusion. C’est pourquoi une investigation à la fois littéraire et théologique nous a conduit, inévitablement, à entreprendre une lecture thématique de ce récit complexe et tortueux – la première en son genre, semble-t-il. Concrètement, il nous a fallu étudier de près un faisceau de huit thématiques contrastées, huit vecteurs qui en se combinant et s’entrecroisant traversent le texte de l’Apocalypse.

Pourquoi huit? Le chiffre n’a rien de magique et ne fait que de rendre compte d’une démarche d’axiomatisation imposée par les richesses thématiques de l’Apocalypse dans toute leur complexité. Il a été nécessaire de trouver le moyen de suivre la logique ou le mouvement du texte au travers de ses visions et auditions successives, où les nombreux matériaux disposés selon une logique de l’antithèse, connaissent des configurations changeantes et opèrent un conditionnement progressif du contenu. Si nous procédons, dans notre thèse, à l’identification de huit itinéraires thématiques distincts, c’est pour insister simultanément sur les complexes entrelacements et corrélations de ces trajectoires dans le texte de l’Apocalypse: de fait, notre compréhension de ces convergences nous a conduit à regrouper les huit thèmes au sein de trois « macro-thématiques » que nous avons étudiées dans trois grands chapitres réunissant, tour à tour, quatre puis trois puis un seul de ces huit itinéraires.

Parmi ces huit thèmes, en étroite association à trois autres qui participent tous, selon nous, à une même parodie du divin, se trouve celui que nous souhaitons présenter ici pour illustrer l’intérêt d’une approche thématique de l’Apocalypse et que nous intitulons l’adoration de Dieu et de l’Agneau, et sa contrefaçon.

Un parallélisme antithétique d’une très grande ubiquité conditionne tous les grands thèmes de l’Apocalypse de sorte qu’au cours de son intrigue, tout ce qui se présente au lecteur comme étant digne, bon ou véritable fera systématiquement l’objet d’une contrefaçon soignée. Pour synthétiser d’avance les traits saillants de ce procédé dont les diverses thématiques de l’Apocalypse, selon notre proposition, portent toutes l’empreinte, en voici une brève présentation à l’abstrait, attentive aux modalités de son déploiement dans le texte ainsi qu’aux conditions de sa lisibilité pour le lecteur de l’Apocalypse.

L’importance du parallélisme antithétique de l’Apocalypse, comme procédé de composition, se déduit des multiples rapports de partie à contrepartie développés au cours de sa narration. Tout phénomène textuel (personnages, objets, slogans, titres, sous-intrigues/micro-récits…) à qui revient, dans le récit, le rôle et le statut d’un modèle ou d’un original, appartient au pôle positif de ce parallélisme. Chaque fois que surgit, dans le développement de l’intrigue, le pendant parodique d’un quelconque original ou modèle déjà rencontré par le lecteur, le rapport de partie à contrepartie ainsi créé rend visible le pôle négatif correspondant.

L’intelligibilité de ce parallélisme antithétique dépend d’un certain conditionnement du regard, de l’ouïe et de l’imagination du lecteur par des éléments du texte qui se donnent à voir en amont de l’apparition de leurs contreparties à caractère imitatif. Souvent, le lecteur est également supposé connaître, dans d’autres textes de référence, des modèles et contrefaçons que l’Apocalypse reprend à son compte et redéploie. De cette connaissance préalable des composants d’un matériau-souche, dépend la capacité ou « compétence » du lecteur à percevoir un jeu de correspondances littéraires reliant une contrefaçon à son original au moyen d’une double caractérisation: une nécessaire proximité entre un élément parodique et son référent est assurée par des traits de ressemblance ou de concordance entre les deux; et un distanciement correspondant résulte des différences (on pourrait dire, des anti-traits) qui, en séparant le modèle de sa contrepartie, creusent un écart permettant de constater une opposition – le « sosie » apparent s’avère être un mutant de valeur parodique et un adversaire.

C’est au moyen d’une stratégie littéraire d’altération ou de distorsion – procédé essentiellement comique – que l’intrigue de l’Apocalypse façonne, pour toutes sortes d’originaux, des contreparties simiesques et grotesques dont les traits défigurent et dénaturent leurs modèles. Le lecteur découvre qu’au-delà des affinités de surface avec leurs référents, ces caricatures s’en différencient en profondeur et, de ce fait, dissimulent à peine une profonde négation ou annulation des réalités qu’elles singent. Mais ces prétentions n’aboutiront à rien: malgré des revers essuyés au cours de la narration, tout modèle triomphera de sa caricature usurpatrice dans une intrigue où sera progressivement neutralisé chacun des éléments du pôle négatif.

Notre itinéraire choisi – l’adoration de Dieu et de l’Agneau, et sa contrefaçon – nous permettra d’observer, dans le concret, comment fonctionne ce parallélisme antithétique et surtout, l’intérêt de la méthode de lecture adoptée. Dans la mesure où nous dégagerons du texte de l’Apocalypse le détail de la thématique choisie, se référer aux passages concernés s’avérera indispensable. Et avant de commencer cette lecture, un petit résumé du thème à découvrir peut servir d’orientation utile.

Dès le dialogue liturgique d’ouverture, en 1:4-8, et jusqu’à l’ultime emploi du langage liturgique, eucharistique surtout (22:17ss), des épisodes à caractère cultuel rythment ou ponctuent la narration de l’Apocalypse. Entre ce début et cette fin, huit principaux jaillissements de louange sont à signaler: 4:1-11; 5:8-14; 7:9-17; 11:15-18; 12:10-12; 15:1-5; 16:5-7; 19:1-10; à cette série de moments cultuels, il convient de relier d’autres textes encore, tous ayant un même caractère cultuel. Dans sa traversée du texte de l’Apocalypse, la thématique cultuelle, avec ses enjeux, constituent une sous-intrigue de l’Apocalypse où il y a culte véritable et faux culte, prostration pieuse et adoration idolâtre, louanges et blasphèmes correspondants, attribution de gloire et salutation satanique. Si Dieu et l’Agneau sont dignes d’adoration, le dragon et ses acolytes les monstres en sont, eux aussi, friands; et entre les deux, l’être humain – adorateur de toute manière – risque fort, dans ce monde de gris, de se tromper de cible cultuelle.

II. Un itinéraire thématique choisi: l’adoration de Dieu et de l’Agneau, et sa contrefaçon

Dès le début de la narration, comme encore au moment où le rideau tombe, la mise en scène situe l’action dans un cadre liturgique. Au départ, une bénédiction ou béatitude conditionnelle est prononcée sur le liturge qui fait une lecture publique de cette prophétie ainsi que sur l’assemblée cultuelle qui l’écoute: cette lecture doit déboucher, pour tous les présents, sur une obéissance (1:3). La bénédiction se fait prolonger par une doxologie que l’assemblée elle-même semble prononcer, peut-être en dialogue liturgique avec son ou ses liturges (1:5b-8). Et, à son point culminant, c’est par un autre dialogue antiphoné, plus élaboré, que l’Apocalypse s’achèvera, dialogue auquel prend part, à plusieurs reprises, le Christ lui-même, avec cette fois-ci deux béatitudes, plusieurs attestations qui authentifient la parole prophétique et, à nouveau, des exhortations à la fidélité.

Ce cadre cultuel convient parfaitement à un dévoilement où Dieu se donne à connaître en Jésus-Christ (1:1) qui est, était et vient (1:4,8): nous sommes le jour du Seigneur, comme cela sera explicité plus loin (1:9), et le Dieu de l’alliance prend rendez-vous avec son peuple par le truchement de son prophète (1:10-11) ou plus exactement, par écrit prophétique interposé. A l’issue de la rencontre révélatrice – à la sortie du culte – la venue du Seigneur est encore invoquée car, en temporalité liturgique, le Dieu de l’alliance rejoint toujours à nouveau son peuple adorant (22:17,20). Pour l’auteur et les destinataires, semble-t-il, rien n’est plus important que cette relation, structurée par le culte: à sa manière, le faux culte qui rivalisera avec le vrai dans les vicissitudes de l’histoire racontée, ne fera que le souligner.

Chapitre 1:4-8

Dans les différents textes aux dimensions cultuelles qui jalonnent l’Apocalypse, il s’agit toujours d’un seul et même enjeu essentiellement: le statut et la dignité de celui, l’unique, qu’on doit adorer. Tel est, par exemple, déjà le cas pour 1:5-6, où tous les prédicats qui qualifient Jésus-Christ sont mis au service d’une louange. Nous verrons que la logique de la composition exigera que soit créée de manière parallèle, dans la suite du récit, la parfaite caricature de cette adoration du Dieu de l’alliance.

Prenons pour exemple, au début de l’Apocalypse, la triple désignation du Christ en 1:5 – témoin fidèle, premier-né d’entre les morts, souverain des rois de la terre. Ce condensé sert de première anticipation thématique des divers rôles que le Christ adoptera dans la suite des événements et qui provoqueront tous une imitation. Un exemple: la troisième épithète, « souverain des rois de la terre », arme d’avance le lecteur attentif pour que, sachant préalablement qui est souverain, il puisse distinguer, dans le premier monstre aux dix diadèmes (13:1), une contrefaçon de cette seigneurie ou encore, reconnaître dans le cavalier couronné de multiples diadèmes (19:12), celui qui est désigné comme Seigneur dès le début.

Par rapport à 1:5 toujours, celui qui est appelé « premier-né d’entre les morts » se trouvera singé par une rivale qui survit à une blessure d’épée (13:14), en simulacre de la crucifixion et de la résurrection véritables du Messie Jésus. Enfin, quant au témoignage fidèle du Christ et de l’Esprit, « témoin fidèle », c’est la volonté de rivaliser directement avec ce témoignage qui prêtera force et conviction aux actions pseudo-prophétiques, décrites en 13:13ss, dont seront si impressionnés les habitants de la terre. L’attribution de la gloire au Christ en 1:6 – anticipant des louanges dont il fera l’objet en 5:8-10,12,13-14 – inaugure un thème important de l’Apocalypse: donner gloire au Dieu digne d’éloge, ou refuser de la lui donner; puisque Dieu habite les louanges de son peuple, le culte chrétien, reflétant l’adoration céleste, est le lieu privilégié pour attribuer la gloire au Père et au Christ.

Somme toute, l’adresse épistolaire de 1:4-8 est une salutation liturgique qui prépare tous les autres moments doxologiques de l’Apocalypse, y compris toute contrefaçon liturgique qui se produira. Car Jean ne manquera pas de faire en sorte que cette glorification légitime provoque une pseudo-glorification rivale et, finalement, dérisoire. Cette stratégie de négation a sans doute pour but de renforcer la conviction que toute gloire revient à Jésus-Christ et à Dieu son Père.

Chapitre 2-3 et ch. 4:1-5:14

Dès le septénaire des messages aux Eglises, le lecteur – auditeur chrétien de Smyrne, Thyatire ou Philadelphie – est fait participant de la souveraineté et de l’autorité juridique du Christ seul: je lui donnerai autorité sur les nations (2:26) ; d’emblée, une perspective se dégage qui permettra à ces adeptes de Jésus de situer, à leur apparition, les tentatives des puissances maléfiques de s’accaparer le pouvoir du Christ sur les nations. Ainsi, une légitimation préalable de la seigneurie divine précède toute irruption usurpatrice. On l’observe encore dans le cantique de victoire de 12:10 qui conteste, avant même qu’ils n’aient eu lieu, les vains exploits des monstres (13:2,4,5,7,12) comme l’autorité qu’ils revendiquent!

A qui y prête l’oreille, ce qui doit arriver prochainement – ce dont il s’agit à l’ouverture du ciel en 4:1 – énonce une vérité théologique qui, pour préparer la suite, reprend ce qui précède. Car aux adorateurs membres de l’Eglise au septuple des chapitres deux et trois, Jean ouvre dès maintenant un accès liturgique à la salle du trône où Dieu siège et où le Christ sera installé. Or, ce partage du règne vient d’être à peine promis dans le message à Laodicée (en 3:21) et, par conséquent, la promesse commence sans tarder à trouver son accomplissement. Après, la louange devant le trône de 7:15 prolongera encore cette participation. Les trônes, les vêtements blancs et les couronnes dont jouit le peuple de Dieu des deux alliances pour glorifier le Créateur (ch.4) et le Rédempteur (ch.5), ont là aussi déjà fait l’objet de promesses aux Eglises (3:4,5,11,21).

Les quatre créatures vivantes (4:8ss) entonnent, de manière représentative, un hommage à rendre conjointement à Dieu et à l’Agneau, car le Christ mérite la même acclamation que le Père: « tu es digne »(4:11; 5:9). Les autres membres du chœur reprennent in excelsis la mélodie, proclamant en sept termes la divinité du Christ (5:12) tandis qu’une louange universelle (en quatre termes correspondants) jaillit de profundis à la fin du diptyque (5:13). La doxologie de 5:8-14 complète la louange de 4:1-11 et assoit l’adoration double offerte, dans l’Apocalypse, au Dieu Créateur et au Christ. Ainsi, la création chante non seulement celui qui l’a créée, comme le faisaient les vingt-quatre anciens en 4:11, mais aussi celui qui l’a rachetée et ce faisant, recréée: cette rédemption (tu as racheté pour Dieu, par ton sang, des hommes…, 5:9; cf. en 1:5, qui nous a délivrés de nos péchés par son sang) est de pareille envergure que la création.

Le crescendo d’adoration qui est ici porté à l’expression, attribuant à Dieu et à l’Agneau une gloire qui leur est due, est la raison d’être de sa parodie dans l’adoration quasi-universelle donnée, en 13:4, à la bête. Son anticipation suit l’amen de 5:14, où il s’accomplit un geste – le prosternement rituel des anciens, exprimant le culte véritable – qui sera singé au cours des anti-liturgies à venir: chaque fois que cette action d’abaissement sera pratiquée ailleurs que devant Dieu ou devant l’Agneau (comme en 13:4, etc.), il s’agira d’une idolâtrie. L’homme qui n’adore pas Dieu, se prosterne obligatoirement devant les puissances maléfiques. C’est pourquoi quasiment tous les habitants de la terre, hormis ceux dont les noms sont inscrits auprès de Dieu (13:8), offriront à leurs idoles un culte déformé tissé de blasphèmes (13:1,5,6). La question sur leurs lèvres – qui est semblable au monstre? (13:4) – est l’adaptation démoniaque de « ô Eternel, qui est semblable à toi? » sur les lèvres de Moïse (Ex15:11) ou encore des Psalmistes (Ps 89:7; 113:5).

Plus loin, nous reviendrons à l’action du chapitre 13, charnière. Mais notons d’ores et déjà comment Jean, avant que ces événements se produisent, veille à ce que la seule vraie adoration possible disqualifie, par avance, toute louange détournée par les bêtes: bien avant le moment où le dragon et ses séides exigeront de l’humanité, comme contrefaçon blasphématoire, un faux culte universel (en 13:4,14), tout ce qui habite ciel, terre/mer et même abîme (5:13) se sera préalablement prosterné devant Dieu et devant l’Agneau; si le faux culte, qui surgira dans la suite de l’action, se calque sur le vrai, celui-ci anticipe de manière délibérée le faux. Parce que l’activité divine et providentielle de créer et de recréer est incessante, l’adoration des chapitres 4 et 5 ne cesse jamais (4:8) et devance les activités effrénées, partielles et vaines des puissances du mal.

Chapitre 7:11-17

Dans ce texte qui fait suite au grand cri de victoire des rachetés pour accueillir le salut de Dieu (7:10), on assiste à une grande scène d’adoration. La même doxologie qu’a reçue l’Agneau antérieurement en 5:8-14, se trouve adressée à Dieu maintenant: six sur sept termes du cantique viennent de celui qui est adressé à l’Agneau (l’exception: richesse/abondance est remplacé par action de grâces). Les trois groupes (créatures, vieillards, anges) ne sont distingués en rien, par contraste avec 5:8-14, apparemment pour exprimer à l’unisson, comme en 4:1-11, une même joie et louange. On peut dire que Dieu est ici remercié de l’œuvre de rédemption qu’il a confiée à l’Agneau. L’œuvre de celui-ci, immolé-mais-dressé, semble inaugurer une immense fête perpétuelle, anticipée par les Ecritures juives; et dès à présent (p. ex., en 15:3,4), ce service (cf. 22:3) d’adoration véritable, qui continue jour et nuit (7:15), ne sera offert qu’à Dieu seul.

Chapitre 11:15-19

L’irruption de l’adoration falsifiée est prévenue par un autre texte où il y a prostration, adoration et un hymne d’action de grâces chanté au Seigneur Dieu, Tout-puissant, qui est et qui était (11:17). Les voix fortes, victorieuses de 11:15 répondent à l’exigence de la septième trompette qui appelle les chants de louange célestes que beaucoup de voix portent (cf. 4:8; 5:11,12 et peut-être 7:9-10). Cette liturgie, qui correspond à et complète celle de 7:9-12, amène le drame eschatologique des trompettes à sa conclusion. L’hymne a, pour sujet, l’annonce du jugement et du règne de Dieu et du Christ, dont la narration racontera, plus loin, la réalisation.

Chapitre 12:10-12

Un autre hymne, doxologique, prolonge l’acclamation de la victoire de Dieu en focalisant la réalité du salut, de la puissance et de l’empire de Dieu et du Christ, désormais inaugurés. Il faut dire qu’entre temps, le dragon a été précipité du ciel sur la terre (12:9) et que sa défaite est double: au ciel, il n’accusera plus personne devant Dieu (12:10), tandis que sur terre les accusés le vaincront grâce au sang de l’Agneau et à leur témoignage (12:11). Le malheur que sera, pour la terre, cette précipitation (12:12) est mis en perspective par une réjouissance céleste qui rétorque à l’autre exultation, prématurée, qui avait accueilli la mort des témoins (11:10). S’il se trouve que le Satan rôde désormais sur la terre, l’Eglise en écho à l’hymne qui jaillit au ciel, par son témoignage le vainc (12:11). L’absence apparente de l’Agneau dans tous ces événements se fait remarquer, mais il serait faux de croire au succès des monstres, dès que ceux-ci chercheront à se substituer à lui: pour les fidèles, l’Agneau reste présent et son « absence » n’est qu’un corollaire de la parodie.

Chapitre 13:4ss

Arrêtons-nous un instant sur ce seul anti-hymne proprement dit de l’Apocalypse, chant que Jean place sur les lèvres des adorateurs du premier monstre: Qui est semblable au monstre et qui peut le combattre? Aussi court qu’il soit, cet hymne, par sa diction, renvoie au style des cantiques de l’Ancien Testament. Ces chants sont repris afin de parodier et l’acclamation liturgique du transfert d’autorité de Dieu à son Christ, et le prosternement qui l’accompagne, singeant ainsi la soumission des pieux à leur Seigneur. Peut-il y avoir, pour des oreilles juives ou chrétiennes, de blasphème plus osé que d’appeler « incomparable » un autre que le Dieu de l’alliance (13:5)? Ce chant idolâtre est intolérable et on peut s’attendre à ce que soit dénoncée et châtiée cette fausse adoration qui brouille la vraie: en effet, une réplique à ce pseudo-cantique ne tardera pas à se faire entendre, lorsque sera entonné une nouvelle fois le chant nouveau des rachetés de la terre (14:3).

Mais nous avançons trop vite. Qu’est-ce qui inspire cette adoration? C’est une surnaturelle guérison (13:3,12) du premier monstre, qui impressionne la terre et donne lieu à un culte dénaturé que le deuxième monstre renforcera. Ce culte veut travestir la double liturgie des chapitres quatre et cinq, mais ne saura être autre chose qu’une idolâtrie (13:14,15); comme l’avaient fait de nombreuses fois ses prédécesseurs les psalmistes ou les prophètes, Jean tonne contre ce faux culte. Tout comme la cour céleste avait vu l’intronisation du Christ et s’était prosternée, les hommes sur la terre en voient maintenant la contrefaçon et sont contraints de rendre, à leur tour, un culte de nature creuse et vaine.

L’importance du culte et du cultuel aux chapitres quatre et cinq justifie et rend intelligible la place accordée, ici, à leur caricature. L’hymne de révérence offert au monstre (13:4), cantique diabolique pour chanter la victoire du Satan sur les saints de Dieu (13:7), est en contrepoint de la louange qui revient à Dieu et à l’Agneau. Mais cet hymne reste faible et incolore! Il ne peut égaler le chant nouveau de 5:9,10, magnificat où le droit de l’Agneau à assumer la souveraineté eschatologique du monde reposait sur une justification triple: sa mort, la rédemption que celle-ci avait effectuée et le règne de Dieu à ce prix instauré.

Trois vocables traduisent et concentrent la fausse adoration de la terre et de ses habitants: une admiration (13:3); un prosternement (13:4, 2x, et 13:8); et un blasphème. Tout comme les créatures célestes dans leur acclamation de l’Agneau (5:14), ces idolâtres se prosternent, car le monstre dans la déification de son pouvoir voudrait s’en prendre à Dieu lui-même. Aux prières prononcées et aux chants entonnés par les voix innombrables devant le trône céleste (5:8,9), correspondent les blasphèmes crachés par le monstre et repris par les pratiquants du faux culte (13:5,6,8) – piètre louange à l’évidence, car ces blasphèmes sont simplement anti – et Jean se gardera bien de dire quoi que ce soit sur les pratiques liées à ce faux culte tant évoqué par la suite (13:8,12,15; 14:9,11; 16:2; 20:4). Les forces du mal, incapables d’apprendre une louange véritable (14:3), ne peuvent que défigurer et souiller tout ce qui est Dieu ou de Dieu en s’acharnant contre sa gloire et sa majesté.

Chapitre 14:9-11

Replaçons tout de suite ce texte charnière dans son contexte. Si le cantique des rachetés de la terre (14:3) retentit pour étouffer toute l’adoration blasphématoire du chapitre 13, ces mêmes comportements idolâtres appellent aussi le jugement de Dieu. C’est pourquoi les anges (14:6ss) crient la bonne nouvelle de la réplique de Dieu contre ses adversaires. L’énoncé du troisième ange condamne explicitement tout ce que le chapitre 13 vient de raconter: le verdict frappe quiconque se prosterne devant le monstre et son image et reçoit une marque sur le front ou sur la main (14:9), c’est-à-dire tous ceux qui ont participé à la fausse adoration et ont reçu la marque de cette alliance.

Le point est crucial, comme l’indique sa répétition, légèrement modifiée, en 14:11 (ceux qui se prosternent devant le monstre et devant son image, et quiconque reçoit la marque de son nom). La parodie du véritable culte rendu à Dieu est monstrueuse et elle permet de démasquer, pour ne pas dire exhiber, la vraie nature de ces idolâtres et de leur faux culte: ses pratiquants qui méprisent la grâce de Dieu, auront affaire à sa colère (14:10) et leur châtiment non voulu sera tout aussi incessant (14:11) qu’est sans fin la véritable adoration (le trisagion, 4:8) des êtres vivants.

Jean manie ici une fine technique littéraire qui lui permet de répéter, tout en les variant, des locutions lourdes de sens. « Ils ne cessent jour et nuit », précédée par « aux siècles des siècles » (en 14:11) reprend 4:8-9, « ils ne cessent… jour et nuit », doublée par « aux siècles des siècles »: d’une part, les adorateurs de la bête n’ont pas de repos (14:11) tandis que les martyrs, eux, se reposeront (14:13). Mais d’autre part, au non repos jour et nuit des adorateurs de la bête (14:11), correspond l’activité tout aussi incessante des quatre êtres vivants, adorateurs de Dieu au ciel (4:8) – seulement, c’est pour une tout autre raison (4:8)! L’ironie met donc en parallèle formel le culte de Dieu et le culte de la bête.

Chapitre 15:1-5

Voici un autre texte qui s’éclaire à la lumière du va-et-vient entre vraie et fausse adoration. Jean a à l’esprit l’acte libérateur de l’Exode comme démonstration, face aux prétentions idolâtres du monstre, que Dieu reste l’incomparable. C’est pourquoi les paroles dont se sert le monde entier pour adorer la bête (13:4) parodient, nous l’avons vu, les mêmes paroles dans le chant de Moïse. Pour Jean, le nouvel exode que sont la mort et la résurrection du Christ permet à Dieu de révéler aux nations sa divinité incomparable, en réfutation des revendications de la bête. Que le cantique de l’Agneau adapte la même strophe du même chant de Moïse parodié en 13:4, chantée maintenant par les martyrs qui triomphent de la bête, n’est pas le fruit d’un hasard. Là, le rétablissement du monstre malgré sa blessure mortelle devait établir son invincibilité (13:4); ici, il est protesté la seule divinité du vrai Dieu, tandis que la mort et la résurrection de l’Agneau neutralisent les prétentions liées à la blessure mortelle guérie (15:2-4).

Qui chante le cantique de l’Agneau? On le trouve sur les lèvres des saints vaincus (13:7), des mis-à-mort du second monstre restés intransigeants devant sa coercition. La mer céleste conduisant au trône de Dieu, où ces personnages chantent debout, semble remplacer la mer de l’épreuve. Vaincus en apparence seulement (13:7), ils sont vainqueurs ayant le droit de participer au culte céleste, devant Dieu et l’Agneau, comme cela avait été prévu (ch.4 et 5). Les louanges d’Israël, détournées par le chant des peuples aveuglés (13:4), retrouvent ici leur juste écho dans un cantique qui, en célébrant le nouvel exode qui les concernera toutes, anticipe la future adoration unanime des nations.

Le lecteur doit se rappeler tout le contraste déployé, plus haut, entre la vraie puissance de Dieu et le pouvoir illusoire et vaincu qui lui est opposé; la locution dense (vainqueurs) du monstre, de son image et du chiffre de son nom, réitère la chose. Dans la crainte et la révérence qu’inspirent les bienfaits de Dieu (15:3), l’émerveillement parodique des païens éblouis par la bête (13:3) trouve sa réponse. Les actions chantées (tes œuvres, 15:3; tes actions justes,15:4), ont tout l’air de résumés des versements des coupes et elles constituent la réplique exacte du Dieu éternellement vivant (15:7), vrai roi des nations (15:3), aux blasphémateurs qui l’ont trahi (15:4) – même si les blasphèmes reprendront en 16:21! Le versement de la première coupe inaugurant la série atteint, précisément, les hommes qui avaient la marque du monstre et qui se prosternaient devant son image (16:2).

Chapitre 16

Mais la litanie diabolique du chapitre 13 trouve d’autres relais encore dans la suite de l’Apocalypse. Tant de rapports rigoureusement contrastés nous font soupçonner une résurgence, quelque part, de ces blasphèmes et de ces louanges qui se trompent de cible. C’est exactement ce qui se produit, au cours des versements des autres coupes. La justice de ces jugements est saluée par un ange (16:5-6) et par l’autel (16:7), mais les adeptes des monstres, atteints par ces châtiments, réagissent autrement et insultent Dieu; leur blasphème est même triple: 16:9,11,21.

Il fallait rendre gloire à Dieu en vue de son jugement (14:7; 15:4) mais, à l’encontre de cet avertissement solennel, les hommes se cabrent dans leurs blasphèmes pour s’opposer opiniâtrement à Dieu, à l’image des récalcitrants que les trompettes n’avaient pas réussi à convertir (9:20-21). Le triple blasphème pourrait signaler une intensification qui finalement rime bien, dans la logique de l’antithèse, avec un tableau à coloration hautement liturgique où, pour verser toutes ces coupes, les anges viennent du trône et sortent du temple (16:1,17): c’est comme si les blasphèmes répétés devaient confirmer que les suiveurs du monstre ont fini par ressembler à celui dont le blasphème est caractéristique (13:5-6).

Chapitre 18:1-24 et chapitre 19:1-10

On trouve en 18:9-10; 18:11ss et 18:17ss, trois complaintes parallèles, aux codas semblables, que les trois lamentations au sujet de Tyr, en Ezéchiel 27, semblent avoir inspirées. Ce chapitre 18 de l’Apocalypse, véritable bijou littéraire, mériterait une étude en profondeur qu’il n’est pas possible d’entreprendre ici. Mais du point de vue de la trajectoire empruntée par la thématique cultuelle, nous pourrons lire 18:1-24 et 19:1-10 comme deux entités qui, de manière antithétique, se correspondent: précisément, le premier passage fait entendre le chant de cygne d’une anti-liturgie tandis que le second fait retentir à sa place l’authentique adoration appelée à lui succéder à tout jamais.

Le deuil des trois thrènes1 qu’on trouve dans la bouche des rois, des marchands et des marins (18:9-19), ne nous paraît pas sérieux mais d’une insincérité creuse, car personne sur la terre ne pleure vraiment Babylone. Dès le cri de dérision censé aiguiser notre oreille (18:2), ces lamentations suspectes à l’effet cumulatif concernant une ville lointaine, invisible, détruite par des actions off, creusent un écart avec celle-ci et avec son sort que le lecteur doit, avant tout, éviter de partager (18:4-8). Il est de la logique narrative que, dans les décombres de Babylone, cité bâtie de mains d’homme et prostituée condamnée (19:2) dont bientôt on n’entendra plus rien (18:22), il doive s’ériger, pour la remplacer, la cité de Dieu, nouvelle Jérusalem et belle mariée (21:2). Si les anciens alliés de la ville des hommes ne réalisent pas encore que le malheur qui frappe leur idole parée (18:10,16,19; cf. 8:13) est véritablement le leur, en revanche le lecteur, lui, peut saisir ce qui pour l’instant leur échappe.

En 19:4, avec les vingt-quatre anciens et les quatre êtres vivants qui se prosternent, nous sommes comme au retour à 4:10 et 5:8 tandis que les hymnes de 19:1ss correspondent logiquement, dans la narration globale, à ceux de 5:8-14: remarquons l’irruption du voyant Jean dans les deux contextes, 5:4-5; 19:9-10. Plus qu’un simple contraste avec la triple complainte des rois, des marchands et des marins précédemment, 19:1-10 préserve la double signification jugement/grâce qu’ont les actes du Dieu souverain de la terre: la destruction de Babylone est une victoire du salut et de la justice de Dieu; c’est donc tout naturellement que la première voix qui chante la destruction de Babylone et du Satan (19:1), se trouve doublée par une deuxième pour célébrer l’avènement du règne messianique et des noces de l’Agneau (19:6). Le son et lumière de la chute d’une ville des hommes est le prélude indispensable au vrai spectacle que sera la descente d’une ville faite pour les hommes.

En même temps, cette liturgie céleste sert de contrepoids au deuil terrestre qu’on vient d’entendre. La fumée de la ville embrasée qui monte éternellement (19:3; voir précédemment 17:16,18; 18:8-9,18 et cf. Es.34:9-10) revêt, par ironie, une valeur liturgique: l’expression aux siècles des siècles l’indique bien, cette fumée fonctionne ironiquement comme une sorte d’encens (8:3-4; 14:11). Au silence de Babylone désertée (18:22) succède, ici, une clameur immense venant des cieux, et les éléments contribuant à la liturgie de 19:1ss permettent d’y voir une réplique délibérée aux complaintes du chapitre 18. Déjà, le ton est tout différent pour exprimer un profond sentiment de reconnaissance devant l’intégrité de la justice de Dieu: comme en témoigne le vocabulaire de la justice, il s’agit du verdict réclamé depuis 6:10, anticipé en 11:18; 14:18; 15:4 et 16:5-6 et repris ici en 19:2.

Aux complaintes des rois, des marchands et des marins divorcés d’avec Babylone (à distance, 18:10; 18:15; 18:17) et sortis d’elle (18:4!), répond le chant des participants aux épousailles de l’Agneau et à sa cité nouvelle (19:7). Aux trois catégories d’habitants de la terre entonnant des chants funèbres, répondent exactement trois groupes de fidèles qui chantent des louanges. A la justification des uns, correspond la condamnation des autres, car Babylone doit tomber pour céder sa place à la Nouvelle Jérusalem.

L’agencement des éléments composant le texte confirme sa correspondance antithétique avec ce qui précède. En réponse explicite à l’impératif de 18:20, Jean a trouvé trois voix pour doubler et juguler celles des anciens amis de Babylone: la voix de la foule immense (19:1-3,6), celle des vingt-quatre anciens et des quatre vivants chantant ensemble (19:4), celle enfin de la voix anonyme venant du trône (19:5). Puis, ce sont trois allélouias (19:1,3,6) qui gomment la série de trois complaintes. D’autres trinômes ponctuant la liturgie, renforcent ce jeu de trois: par exemple, le salut, la gloire et la puissance sont à notre Dieu (19:1); ou encore le triple son harmonieux des eaux et des tonnerres, orchestré par la foule (19:6, repris au cantique de 14:2); enfin, les trois exhortations de 19:7: réjouissons-nous, réplique formelle, comme en 12:12 déjà, au « ils se réjouiront » de 11:10; soyons dans l’allégresse; et, donnons-lui gloire.

D’autres détails encore sont mis à contribution dans la narration du démantèlement de l’édifice parodique. Deux précisions de portée liturgique relient ce texte au précédant: d’abord, l’habillement de Babylone en fin lin (18:16), article commercialisé chez elle (18:12), sert pour vêtir également l’épouse de l’Agneau; mais toute la différence est dans les épithètes, car seul le vêtement de l’épouse est à décrire comme fin lin, éclatant et pur (19:8; est-ce un rappel de 15:6, de la tenue des anges revêtus d’un lin pur, éclatant?). Ce contraste est renforcé, ensuite (19:8 toujours), par la correspondance antithétique entre les œuvres-vêtements des saints que sont leurs actes de justice, et les injustices de Babylone (18:5).

L’adoration de 19:1ss ferme la parenthèse du mal qui, avec les anti-hymnes du chapitre 18, se sera finalement épuisé et aura tourné court. Plus aucune fausse liturgie célébrant un quelconque rival de Dieu et de l’Agneau ne se fera entendre, car aucune voix et aucun instrument (18:22) ne porteront plus ces louanges contrefaites. Avec le dernier allélouia (19:6), acclamant l’entrée du Tout-puissant dans son règne, tout cantique usurpateur disparaît: on ne chantera plus désormais que le salut, la gloire et le triomphe de Dieu.

Plus aucune fausse adoration ne se formulera dans l’univers entier; Jean, dans la suite de l’intrigue, sera empêché d’en inaugurer une nouvelle fois la pratique: son faux pas de vouloir adorer l’ange en 19:10 et doublé par celui de 22:8,9. En racontant ironiquement comment il a été tenté, et par deux fois, de l’oublier, notre auteur peut-il mieux souligner, auprès de ses lecteurs, que le seul vrai culte est celui qu’on offre à Dieu et à l’Agneau? Il semblerait qu’aux yeux de Jean se confondent trop facilement en ce monde, ceux qui loueront Dieu dans la Jérusalem céleste (7:15; 14:3; 15:3-4; 22:3; cf. 11:1) et ceux, en proie à l’idolâtrie (2:14,20; 9:20), qui sont adorateurs du dragon et de la bête (13:4,8,12,15; 14:9,11; 16:2; 19:20; 20:4). On comprend pourquoi deux visions, et non pas une seule, se terminent avec l’injonction « adorez Dieu! » ou encore, le choix de deux refus d’adoration angéliques pour insister qu’il ne faut adorer ni la bête, ni même les anges-serviteurs de Dieu, mais Dieu seul.

Chapitre 19:17-21

Si les dernières scènes de l’Apocalypse ne laissent entendre plus aucune louange détournée, la correspondance antithétique entre vrai et faux culte ne s’oublie pas à cause d’une image particulièrement forte: le festin. Le spectateur voit les invités au festin nuptial (19:9) mais, avant de les regarder passer à table pour ainsi dire, il découvre d’abord un tout autre festin parallèle (rassemblez-vous [les oiseaux] pour le grand festin de Dieu, 19:17) – macabre parodie celui-là qui s’inspire peut-être d’Ezéchiel 39:17 pour singer le repas messianique comme le sacrifice du Christ qui lui donne tout son sens.

Au cœur des dernières visions ce festin dégoûtant des charognards (19:18,21) oppose à une liturgie festive placée sous le signe de la bénédiction, une anti-liturgie caractérisée par la désolation et la mort. Ce qui assure le parallélisme antithétique reliant festin et anti-festin c’est, entre autres, la correspondance entre les deux invitations (au/pour le festin, 19:9,17). Le fidèle exulte parce que son Seigneur le convie à sa table de victoire (19:7-8), conformément au rappel et à la promesse reçus en assemblée cultuelle le jour du Seigneur (je dînerai avec lui et lui avec moi, 3:20). L’impie, par contraste, ne connaîtra, pour aboutissement de son service idolâtre du monstre, qu’un soi-disant festin de vautours qui signifie la défaite totale infligée par le cavalier invincible (19:17-21). Nous sommes au dénouement de l’intrigue où Dieu en la personne du cavalier messianique écrase, au grand jour et sans résistance possible, toute opposition à son règne et exécute la sentence de son jugement dernier.

Chapitre 21-22

Au cours des différents paragraphes de la finale de l’Apocalypse, plusieurs motifs continuent à évoquer, comme en sourdine, le souvenir d’une fausse adoration certes, réduite au silence mais dont le voyant se méfie encore. D’abord, tout ce qui est impur et qui rappelle l’impureté de l’anti-ville Babylone (18:2), doit être exclu de la ville sainte (21:8,27; 22:15) où vient habiter, désormais, le Dieu saint (21:2-3,10; 22:19) et le Dieu-lumière: cette illumination semble capitale pour Jean, puisqu’elle fait l’objet d’un refrain liturgique (cf. 21:11,23-24; 22:5).

Ensuite, la libération des nations et rois de la terre pour servir Dieu (21:24), constitue l’accomplissement du chant des rachetés (15:4) et offre un contraste patent avec l’apport du tribut des peuples à Babylone (18:11-17). Une transposition importante est opérée ici: au lieu d’amener leurs biens, les nations se présentent. Remarquons, également, qu’en apportant ainsi à Dieu leur offrande de gloire et d’honneur, les nations contrebalancent et compensent l’adoration jadis offerte au monstre mais réservée, désormais, au seul glorieux (21:11): l’honneur dû à Dieu et l’Agneau, rendu et reçu au cours des liturgies précédentes (4:9,11; 5:12-13; 7:12), est dorénavant apporté par les nations converties (21:26!

Une autre transposition encore – celle du trône venu du ciel sur la terre (22:1) – suppose la dislocation définitive du trône rival, arraché au ciel pour être jeté dans le lac de feu, en passant par la terre et l’abîme. Du coup, l’adoration exclusive de Dieu est établie, unique et sans appel, parmi les hommes (22:3) et cette immédiateté permet aux siens de lui offrir, en face-à-face, leur culte incessant (22:3,4) qui revêt apparemment un aspect sacerdotal (cf. le « service » de 7:1). Ce culte auquel se livre la ville entière est doté d’un cadre rituel et processionnel grâce aux précisions concernant l’avenue (21:21; 22:2), au défilé des nations et des rois (21:24), aux portes qui ne se ferment jamais (21:25) et à l’eau des sources (21:6) et du fleuve (22:1): faut-il en conclure à une ultime et grandiose Fête des Tabernacles? Le contraste est, en tous les cas, total avec l’autre grande ville que le peuple de Dieu devait abandonner (18:4).

III. En conclusion

Notre traçage de la trajectoire thématique – l’Adoration de Dieu et de l’Agneau – et sa contrefaçon, permettent de confirmer à quel point est central, pour l’Apocalypse johannique, cet enjeu cultuel. L’apport est considérable, à la construction de l’univers symbolique du livre, des divers matériaux qui ont trait à cette adoration comme, selon la logique de l’antithèse, à tout ersatz idolâtrique qui se présente.

Cette focalisation sur la rencontre de l’homme avec son Dieu (ou – seule autre possibilité – avec le néant) n’est pas nouvelle; elle représente une préoccupation majeure des Ecritures juives dont s’imprègne notre texte. S’engager sans faille à adorer Dieu en son Christ mort, ressuscité et exalté, en dénonçant tout autre prosternement comme un faux culte rendu à un non dieu, via un médiateur frauduleux, voici l’écho fidèle d’un thème cher aux prophètes hébraïques: eux aussi, de leur temps, avaient fulminé contre tout abandon de YHWH par son peuple choisi et contre les nations idolâtres que le témoignage d’Israël au vrai Dieu devait éclairer. L’Apocalypse renouvelle et réactualise ce discours en insistant sur le fait que, dans le ciel comme sur la terre, l’initiative du Dieu qui vient en Jésus-Christ sauver son peuple, exige la réponse de l’adoration en esprit (1:10; 2:7,11,17,29; 3:6,13,22) et, en vérité (1:1-2; 22:6,18-20).

Sachant que, dans l’Apocalypse, le culte véritable a, pour objet, Dieu le Créateur et l’Agneau le Rédempteur qui partagent un même trône, peut-on identifier le faux culte dont la liturgie et le rituel, comme l’objet et la finalité, sont décrits, nous l’avons vu, comme singeant en tous points le vrai? Dans les Ecritures juives, où Jean puise la plupart de ses modèles ou originaux, il est frappant de constater que c’est, tout d’abord, l’infidélité religieuse d’Israël qui pose problème aux prophètes. L’idolâtrie aveugle des nations fait également l’objet de maintes dénonciations, mais elle est seconde: elle résulte, en partie, d’un manque d’illumination dû aux défaillances d’Israël, dont la vocation au milieu des nations devait être de faire venir les païens à Sion pour qu’ils trouvent, en YHWH, le seul vrai Dieu et Sauveur.

Au cours de notre étude de la thématique liturgique, nous avons accumulé des données qui vont dans le même sens: une idolâtrie d’inspiration démoniaque prenant la forme d’une liturgie déformée, parodie les louanges de Moïse ou des psalmistes d’Israël pour en faire des blasphèmes et entraîne les nations dans une contrefaçon du culte de Dieu et de l’Agneau; ce faux culte chante tour à tour: le dragon précipité et vaincu, qui fait figure de faux-dieu; le monstre aux marques de crucifié caricaturales, faux-messie à qui le serpent ancien délègue ses pouvoirs; et son frère siamois dont le faire imite celui de l’Esprit. Quant à leurs adorateurs aux blasphèmes répétés (16:9,11,21), ceux-ci portent la marque du monstre et se prosternent devant son image (16:2), montrant par là leur appartenance à un anti-peuple signataire d’une anti-alliance, et attendent d’être conviés à un festin messianique sans réaliser que cette table (19:17-21) sera celle d’un anti-festin de jugement, dernier et sans appel.

L’identification du faux culte et de ses adorateurs idolâtres pourrait se trouver dans la réponse aux interrogations que voici: les membres des assemblées de Jésus en Asie adressés par l’Apocalypse, avaient-ils à faire face à une lecture concurrentielle des Ecritures juives, lecture reprenant les mêmes éléments mais les disposant tout autrement, et à une interprétation opposée de l’histoire qu’elles véhiculent? Les suiveurs de l’Agneau devaient-ils affronter un messianisme rival qui rejetait explicitement le Messie Jésus? Ces fidèles vivaient-ils côte à côte avec les adeptes d’une autre vision de l’état de l’alliance réunissant YHWH et son peuple, hostile à une expansion d’Israël pour inclure, à cause de leur foi en Jésus Messie, des païens justifiés? Dans pareille situation, l’Apocalypse serait-il une apologétique énergique pour la foi au Messie Jésus, dont les paroles et les actes avaient renouvelé et sauvé Israël, et contre une foi antagonique dont le culte, qui a tout faux, se trouve ridiculisé, réfuté et neutralisé au cours du récit?

Si notre étude demande de poursuivre en procédant à de tels questionnements, nous ne pouvons le faire ici. Cependant ces questions, provoquées par les données du texte, invitent à revoir les reconstructions historiques du contexte socio-politique en Asie romaine que l’Apocalypse est couramment supposé refléter. Le plus souvent, en effet, ces restitutions servent d’appui à la suggestion que la polémique de Jean a pour cible, l’idolâtrie païenne et surtout un culte de l’empereur florissant tout particulièrement dans l’Empire oriental. Nos résultats suggèrent cependant que la préoccupation de Jean peut être ailleurs: le faux culte démasqué et annulé par l’Apocalypse de Jean est-il d’inspiration bien plus juive que l’on a eu l’habitude de le penser?


Petite bibliographie commentée :

1. Pour une esquisse des grandes lignes de notre lecture de ce livre : G. Campbell, « Pour comprendre l’Apocalypse », La Revue réformée, 205 (1999), 67-73.

2. Pour notre propos selon lequel un parallélisme antithétique affecte tous les thèmes majeurs de l’Apocalypse, avec pour illustration une exégèse-témoin d’Ap 13:1-14:5 : G. Campbell, « Un procédé de composition négligé de l’Apocalypse de Jean : repérage, caractéristiques et cas témoin d’une approche parodique », Etudes théologique et religieuses, 77 (2002), 491-516.

3. Pour se faire une idée de l’interprétation contemporaine de l’Apocalypse de Jean : P. Prigent, , « L’Interprétation de l’Apocalypse en débat », Etudes théologiques et religieuses, 75 (2000), 189-210.

4. Pour une prise au sérieux de la dynamique littéraire de l’Ap.ocalypse et une appréciation théologique du livre respectivement :

  • R. Bauckham, The Climax of Prophecy (Edimbourg,, 1993).
  • R. Bauckham, The Theology of the Book of Revelation (Cambridge, 1993).

5. Pour une analyse narrative de l’Apocalypse :

  • D. L. Barr, Tales of the End: A Narrative Commentary on the Book of Revelation (Santa Rosa, 1998).
  • J. L. Resseguie, Revelation Unsealed: A Narrative Critical Approach to John’s Apocalypse (Leyde/Boston/Cologne, 1998).

6. Pour une réflexion à partir des deux ouvrages précités ainsi que quelques suggestions en vue du renouvellement des recherches actuelles sur l’Apocalypse : G. Campbell, « How to say what. Story and Interpretation in the Book of Revelation », Irish Biblical Studies 23 ( 2001), 111-134.

7. Pour quelques bonnes intuitions sur l’Apocalypse léguées par l’analyse structurale : J. Calloud, J. Delorme, J.-P. Duplantier, « L’Apocalypse de Jean. Propositions pour une analyse structurale », in Apocalypses et théologie de l’espérance (Paris, 1977), 351-71.

8. Pour le culte et le cultuel dans l’Apocalypse., nombre d’études importantes existent en anglais ou en allemand; seules sont indiquées, ici, quelques contributions en français attentives à la question :

  • M. Carrez, « Le Déploiement de la Christologie de l’Agneau dans l’Apocalypse », Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses 79 (1999), 5-17.
  • J.-P. Charlier, Comprendre l’Apocalypse (Paris, 1991, 2 vols).
  • P. Prigent, L’Apocalypse de St. Jean (Genève, 2000).

9. Pour une interprétation politique de l’opposition entre l’Agneau et le monstre : E. Cuvillier, « Christ ressuscité ou bête immortelle? », in D. Marguerat et O. Mainville, Résurrection. L’après-mort dans le onde ancien et dans le Nouveau Testament (Genève/Montréal, 2002), 237-54.


* W. G. Campbell est professeur de Nouveau Testament à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence.

1 Chants funèbres accompagnés de danses.

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