Le cantique de Moïse – Son reflet dans le prisme du canon des Ecritures

Le cantique de Moïse – Son reflet dans le prisme du canon des Ecritures

Ronald BERGEY*

Le cantique de Moïse se trouve vers la fin du cinquième livre du Pentateuque, en Deutéronome 32. C’est le temps des adieux. Dans le chapitre qui précède, Moïse fait part aux Israélites de son départ imminent (31:29). Il prononce ses bénédictions ultimes sur les douze tribus dans le chapitre qui suit le cantique. Le dernier chapitre du livre (34) est, en quelque sorte, le faire-part de décès de Moïse. Le cantique, enseigné au peuple lors des derniers jours de ce prophète, législateur et dirigeant, constitue donc ses dernières volontés.
Si les événements entourant le crépuscule de la vie de Moïse clôturent le Pentateuque, pour le peuple de Dieu, c’est une aube nouvelle, un temps de nouveaux commencements. Un nouveau chapitre dans son histoire s’ouvre devant lui. Quarante ans se sont écoulés depuis la sortie d’Egypte1. Moïse, dans le contexte plus large du Deutéronome, saisit l’occasion. Il s’adresse à une nouvelle génération.
La génération adulte « rachetée » de l’esclavage est maintenant morte, à l’exception de Moïse, Josué et Caleb. Seuls, les jeunes enfants de cette génération et ceux qui sont nés après l’exode ont été épargnés lors du jugement de Dieu à l’heure de la révolte à Kadesh Barnéa (1:36-39). Ces enfants sont maintenant adultes. Ils vont, eux et leurs enfants, entrer et prendre possession de la terre promise2.
Il s’agit d’une génération qui n’a pas connu personnellement la grande délivrance de l’Egypte. Ces gens n’ont pas vu l’immense défaite des forces égyptiennes à la mer des Joncs. Certains d’entre eux ont un vague souvenir de l’expérience redoutable vécue par leurs parents à l’occasion du premier don de la loi et de la conclusion de l’alliance au Sinaï. Ce qu’ils savent du passé leur a été raconté. Cette connaissance leur a été transmise. Et, maintenant, cette génération est au seuil du pays de Canaan, territoire donné en héritage d’abord à Abraham, Isaac et Jacob, à savoir Israël, et ensuite à sa descendance. C’est le peuple à qui l’histoire de la génération passée est racontée, à qui sont adressés les exhortations, les promesses, les avertissements et les bénédictions et avec qui l’alliance est renouvelée (chap. 29-30).
C’est pour ce peuple que Moïse narre l’histoire des quarante années d’errance dans le désert et les conséquences tragiques des échecs de leurs parents3. Il veut qu’ils la connaissent mais non pas comme une histoire que ne les concerne pas. En effet, c’est leur histoire. En vue de leur avenir proche dans la terre promise, Moïse exhorte cette génération à mettre en pratique la parole (4:1) et à prendre au sérieux les événements du passé (4:9). Moïse veut qu’ils réactualisent les grands moments du passé et les fassent leurs4. C’est le peuple pour qui ce cantique-testament va entrer en vigueur après le décès du testateur.
Cette histoire nous concerne aussi bien qu’eux. Les Israélites de la génération de l’Exode, comme le dirait Paul, « sont des exemples (litt. « types », tupoi) pour nous »5. Le jugement qui est tombé du ciel « leur est arrivé, dit Paul, à titre d’exemple et fut écrit pour nous avertir, nous aussi pour qui la fin des siècles est arrivée »6. C’est exactement pourquoi Moïse entonne son cantique: pour avertir le peuple et pour lui dire ce qui lui arrivera à la fin des temps7. Ce cantique a joué un rôle primordial dans l’histoire de la révélation. Aucune portion des Ecritures de l’ancienne alliance, à l’exception des Dix Commandements, n’a autant influencé la rédaction et la mise en forme des livres de l’Ancien Testament que Deutéronome 32.Cette influence existe à maints égards. Il y a des rapports unissant le cantique aux prophètes antérieurs, c’est-à-dire aux livres historiques, de Josué à 2 Rois. Les liens sont plus étroitement tissés avec les écrits des prophètes postérieurs, d’Esaïe à Malachie. Ce rapport est percevable au niveau littéraire et théologique. Les mots, les groupes de mots, les expressions et les phrases entières tirés du cantique sont parsemés tout au long de l’Ancien Testament. Les thèmes et les citations de Deutéronome 32 jalonnent les Ecritures jusqu’à l’Apocalypse. L’agencement de l’enseignement du cantique a fourni la charpente non seulement des livres prophétiques, mais encore de l’eschatologie biblique.

Les affinités entre le cantique et, en particulier, les écrits prophétiques sont bien perçues par le commentateur allemand Franz Delitzsch. Voici, en résumé, ce qu’il dit: ce chant est une esquisse compendieuse (concise) et le passe-partout (la clef) de toute prophétie. Son rapport avec la prophétie est similaire à celui qui existe entre le Décalogue et toutes les lois particulières. Il est semblable au rapport entre le Notre Père et toutes les autres prières. Le cantique met devant la nation d’Israël son histoire entière jusqu’à la fin des temps8. Cette histoire se divise en quatre grandes parties:

1) la création et l’établissement d’Israël (vv. 4-14);2) l’ingratitude et l’apostasie d’Israël (vv. 15-19);3) la soumission du peuple à la puissance des païens (vv. 20-35);4) la restauration d’Israël, châtié mais pas anéanti, et l’unanimité de toutes les nations dans la louange du Seigneur, qui se révèle à la fois dans son jugement et dans sa miséricorde (vv. 36-43).
En tout âge, ce chant a présenté à Israël un reflet de sa condition actuelle et de son avenir. C’était la tâche des prophètes à leur époque de tenir ce miroir devant le peuple9.
D’autres interprètes ont également vu ce rôle charnière du cantique. Pour Cornill, le cantique est un compendium de la théologie prophétique10. Selon S.R. Driver, le cantique consiste en la présentation de la pensée prophétique dans un habillage poétique11. H.H. Rowley décrit le cantique comme un psaume prophétique qui incarne le message religieux caractéristique des prophètes12.
Une des grandes particularités du cantique, sur le plan théologique, est son portrait de la personne et de l’œuvre de Dieu. Par exemple, au verset 4: « … son œuvre est parfaite. Certes toutes ses voies sont équitables. C’est un Dieu fidèle et sans injustice. C’est lui qui est juste et droit. » Il est créateur et rédempteur (v. 15); il fait expiation pour son peuple (v. 43). Il y a également toute une panoplie de ses noms ou épithètes: Elohîm (p. ex. v. 3); la forme abrégée El (vv. 4 et 8) et une autre forme courte Elôah (v. 15). Ces trois noms hébreux sont traduits « Dieu ». Il y a une seule occurrence du nom Elyôn « le Très-Haut » (v. 8). Le nom se trouvant le plus souvent est Yahveh, nom par excellence du Dieu de l’alliance, traduit « Eternel » ou de préférence « Seigneur » (p. ex. vv. 3, 6, 9), comme le traduisent la version grecque de l’Ancien Testament et le Nouveau Testament.
Il y a aussi des titres: le Rocher ou le Rocher du salut13. Le Rocher, selon l’apôtre Paul, c’est le Christ qui suivait le peuple dans le désert et qui était son breuvage spirituel (1 Co 10:4). Moïse, en frappant ce Rocher deux fois au lieu de lui parler pour faire couler l’eau de vie, a nui à la préfiguration christologique; c’est la raison pour laquelle il n’a pas pu entrer dans la terre promise (Nb 20).
Plus remarquable est le titre Père14. On pense souvent que la révélation de Dieu en tant que Père a ses origines ou ses racines dans le Nouveau Testament. Pourtant, en Deutéronome 32 se trouve la première de sept occurrences dans l’Ancien Testament, trois fois en Esaïe (63:16 bis; 64:8 « Seigneur, tu es notre Père »), deux fois en Jérémie (3:4 et 19) et une seule occurrence dans le Psaume 89:26. Dieu se révèle comme Père dans le contexte des débuts de la nation d’Israël: « N’est-il pas ton Père, ton Créateur? » (V. 6) Or le mot hébreu traduit « créateur » n’est pas celui employé dans le récit de la création (Gn 1:1 bara’). Il s’agit d’un mot particulier (qanâh) qui est employé ailleurs pour parler de l’acquisition du peuple pour Dieu lors de l’exode d’Egypte15. En Esaïe 11:11, l’usage de ce mot a en vue le rachat du reste, à savoir le second exode du peuple, cette fois des nations ennemies où il a été banni, que ce soit en Assyrie, en Egypte, en Babylonie ou ailleurs.
Il va sans dire que la notion jumelle de paternité et de filialité est liée au titre « Père ». Dans le même verset (v. 6), il est dit que ce Père a fait son peuple. Plus loin, c’est lui qui l’a fait naître, l’a engendré (v. 18). Au verset 5, il est question de « ses fils » et, au verset 19, de « ses fils et ses filles ». Mais l’idée de paternité et de filiation n’est pas la seule. La notion apparentée est celle d’héritage.En effet, l’usage du mot « Père » est dans un contexte plus large qui parle d’un héritage16. Au verset 7, le père paternel transmet sa connaissance spirituelle de génération en génération. Il s’agit de la transmission du patrimoine de la foi. Cet héritage spirituel est mis en avant non seulement dans le Deutéronome et dans les prophètes, mais aussi dans la prédication apostolique en Actes 3:25: « Vous êtes les fils des prophètes et de l’alliance que Dieu a traitée avec nos pères, en disant à Abraham: Toutes les familles de la terre seront bénies en ta descendance. »17 Cette bénédiction, selon l’apôtre Pierre, est transmise par le Christ envoyé du Père et consiste en pardon du péché18.
Or, la finalité de l’alliance était la propagation de la bénédiction universelle: « Toutes les nations de la terre seront bénies en toi. »19 Cette bénédiction, qualifiée par Paul d’« Evangile annoncé d’avance à Abraham (…) se trouve en Jésus-Christ »20. Cela peut nous surprendre, mais il faut aussi comprendre ce que Jésus a dit au sujet de ce patriarche: « Abraham… a tressailli d’allégresse à la pensée de voir mon jour. Il l’a vu et s’est réjoui. »21 Il se peut que le jour dont Jésus parle soit celui de la conclusion de l’alliance avec Abraham en Genèse 15. En passant seul entre les animaux coupés par le milieu, le Seigneur prend sur lui-même l’imprécation résultant de la rupture de l’alliance. Après l’exécution de ce rite sanglant nécessaire pour la ratifier, il est dit: « En ce jour-là le Seigneur conclut une alliance avec Abraham… » (V. 18) En Galates 3:13-14, nous apprenons que le « Christ nous a rachetés de la malédiction de la loi, étant devenu malédiction pour nous… afin que, pour les nations, la bénédiction d’Abraham se trouve en Jésus-Christ… »
Au verset 8, il s’agit d’un héritage territorial donné aux nations. Même le Père a un héritage, son peuple, Jacob (v. 9). Il y a également un héritage pour les enfants ou les fils du Père. C’est la terre promise22, un pays caractérisé par l’abondance alimentaire23. Entrer et vivre dans la terre promise nécessitait la foi, car l’objet ultime de l’entrée en Canaan n’était pas la conquête du territoire, mais la paix et la sécurité, qualifié « repos » dans l’Ancien Testament, résultant de la défaite par la puissance du Seigneur de tous les ennemis entourant le peuple24.
Or, il ne faut pas perdre de vue la portée spirituelle de cet héritage territorial. Par la foi, le peuple a compris que la vie en toute sécurité dans cette terre promise préfigurait, dans la patrie céleste, l’héritage éternel du repos du salut. Selon l’auteur de l’épître aux Hébreux, entrer en Canaan requérait la foi dans le même Evangile, la bonne nouvelle du repos de sabbat du salut, annoncée à ses interlocuteurs (4:2). Entrer dans ce repos éternel sans œuvres était l’objet ultime, l’héritage spirituel préfiguré par la terre promise. Dieu, qui s’est reposé de ses œuvres, a préparé un repos de sabbat pour son peuple qui doit se reposer de ses œuvres pour y entrer (4:6-10). L’héritage sur lequel la foi des patriarches et des Israélites s’est fixé n’était ni visible ni tangible pour deux raisons: 1) il était céleste et non pas terrestre; 2) il était futur et non pas présent.L’auteur de l’épître aux Hébreux dit: « C’est dans la foi qu’ils sont tous morts, sans avoir obtenu les choses promises, mais ils les ont vues et saluées de loin, en confessant qu’ils étaient étrangers et résidents temporaires25 sur la terre. Ceux qui parlent ainsi montrent clairement qu’ils cherchent une patrie. » (11:13-14) Plus loin il dit: « Mais en réalité ils aspirent à une patrie meilleure, c’est-à-dire céleste. » (11:16)
Malgré ce bien territorial et spirituel hérité, ses fils se sont levés contre le Père (vv. 5-6). Israël est devenu « gras », c’est-à-dire ingrat (v. 15). Il a méprisé le Rocher de son salut (v. 15), ceci en se détournant de Dieu, en se tournant vers les idoles, un « non-Dieu »26.
Comme tout père, Dieu ressent profondément ce mépris, ce rejet (v. 19a). Il est irrité par ses fils et filles (v. 19b). Il est en colère (v. 22). Par conséquent, il va les punir (vv. 20-27). Comment? Par un « non-peuple »27, une « nation insensée » (v. 21c, d). Dieu s’est servi des nations païennes comme instrument de châtiment, bâton d’instruction, pour corriger ses enfants. Comme le dit l’auteur de l’épître aux Hébreux, « le Seigneur corrige celui qu’il aime »28. Il poursuit en disant: « … c’est comme des fils que Dieu vous traite… Dieu nous corrige pour notre véritable intérêt, afin de nous faire participer à sa sainteté. » (Hé 12:7-10)Les prophètes, en tant que pères et maris, vont vivre les mêmes expériences que Dieu le Père. La vie familiale de certains d’entre eux va véritablement incarner les paroles prophétiques du cantique.
Esaïe, qui signifie, comme Josué et Jésus, « le Seigneur sauve », doit appeler ses fils Shéar Yashouv et Maher Shalal Hash Baz29. Le nom du fils aîné signifie « un reste reviendra » ou « un reste se convertira ». Le nom du cadet veut dire « vite au pillage en hâte au butin ». Esaïe s’explique: « Moi et mes enfants que m’a donnés le Seigneur, nous sommes des signes et des présages en Israël. »30 Les deux garçons sont ainsi nommés pour illustrer, certes, le jugement proche sous lequel beaucoup seront retranchés de l’alliance, mais aussi le salut ultime du reste fidèle. Ainsi les noms des fils d’Esaïe résument la mauvaise et la bonne nouvelle du cantique de Moïse.
Osée, signifiant aussi « il [le Seigneur] sauve », va, sur l’ordre de Dieu, épouser une femme infidèle, une prostituée, et avoir à élever les enfants de la prostitution (chap. 1). Pourquoi une chose pareille? Parce que Dieu veut démontrer concrètement au peuple sa condition. Le peuple est son épouse. Elle est une épouse infidèle, adultère, une prostituée à cause de son idolâtrie. Les enfants de cette femme projettent par leurs noms le sort de la femme infidèle de Dieu. Le premier a pour nom Yizréel, « Dieu sème », la deuxième Lo Rouhama, « pas de compassion », et le troisième Lo Ammi, « pas mon peuple », ceci pour dire que Dieu va semer la destruction; il n’aura pas de compassion pour son peuple lorsqu’il le châtiera par ce qui n’est pas un peuple31. Osée doit tout de même aimer et pourvoir aux besoins de son épouse adultère (chap. 3), comme le Seigneur continue à aimer et à subvenir aux besoins de son peuple infidèle.
Comme leçon pour le peuple, Ezéchiel va perdre son épouse (Ez 24:15ss). A son sujet, Dieu dit au prophète: « Voici que j’enlève d’un seul coup les délices de tes yeux. » (V. 16) Quelle belle expression de l’amour d’Ezéchiel pour sa femme! Quant à lui, il ne doit pas pleurer, ni faire de funérailles. Il doit soupirer en silence (v. 17). Le soir même, sa femme est morte (v. 18); tout ceci pour dire à la nation d’Israël que Dieu va enlever tout ce qui lui est cher.
Michée connaît, lui aussi, les conséquences tragiques de la rébellion au sein de la famille. Il parle d’une femme à qui on ne peut plus se fier, du fils qui méprise son père, de la fille qui se soulève contre sa mère32.

Si les prophètes ont incarné en chair et en os le message de Deutéronome 32, ils s’en sont aussi servi comme modèle de leur prédication. Ils décrivent la bonté de Dieu envers ses enfants et dénoncent leur infidélité et leur ingratitude, surtout étant donné qu’ils sont l’objet de bienfaits particuliers de la part de Dieu. Cette accusation se trouve parfois sous forme de procès judiciaire, procès d’alliance33. Le cantique, dans son contexte canonique, est à l’origine de cette forme34, dont voici les parties successives:

1) l’ introduction indiquant les préliminaires du procès (vv. 1-4) composéed’un appel aux témoins (v. 135) et d’un rappel de la justice et du droit (v. 4);2) l’exposition du cas et interrogatoire établissant le blâme du coupable (vv. 5-6);3) le réquisitoire en termes historiques rappelant les bienfaits de la partie offensée, c’est-à-dire le Seigneur (vv. 7-14);4) les infidélités de la partie accusée, c’est-à-dire Israël, le peuple du Seigneur (vv. 15-18);5) la déclaration formelle de culpabilité de l’accusé et la menace de châtiment de la part de l’offensé (vv. 19-27);6) la mitigation (adoucissement) de la peine (vv. 28-43).
L’irritation du Père envers son fils ne va pourtant pas durer indéfiniment, comme le montre le verset 36: « Le Seigneur jugera son peuple; mais il aura pitié ou compassion de ses serviteurs. » Il les délivrera de l’emprise des adversaires (vv. 27-35). Instrument du châtiment, la nation ennemie sera frappée par le même bâton dont elle s’est servie pour battre Israël. Quelle justice poétique!
Si Dieu délivre son peuple de la servitude une seconde fois, il fera une chose inouïe. Les nations ennemies seront amenées à lui. Elles aussi seront l’objet de sa compassion et feront partie de son peuple adorateur36. Selon Esaïe, même l’Egypte et l’Assyrie, les adversaires les plus redoutables d’Israël, rendront un culte au Seigneur et, avec Israël, seront une bénédiction par toute la terre37.
Chez les prophètes, les menaces de jugement du peuple, livré aux mains des nations, sont suivies de messages d’espérance et de délivrance de ces mêmes ravisseurs. Dieu délivrera son peuple, en exil dans les pays étrangers, dispersé parmi les nations qui le tiennent captif. Il punira ces nations. Mais en subissant le châtiment divin, elles reconnaîtront leurs torts. Elles se tourneront vers le Seigneur. Voilà un résumé du message prophétique. D’où viennent cette charpente et ce message? Du cantique composé par le prophète archétype, Moïse.
Or, l’influence du cantique de Moïse ne se limite pas aux livres de l’Ancien Testament. Jésus, lui-même, a cité le cantique en s’adressant à ces disciples incrédules: « Race perverse et retorse. »38 L’auteur de l’épître aux Hébreux s’est inspiré de cette source pour parler de la supériorité de Christ et de son droit de recevoir la louange: « Que tous les anges l’adorent. »39 Paul a puisé dans les paroles et dans l’enseignement du cantique pour parler, non seulement de l’infidélité d’Israël, mais aussi du rôle des nations dans l’évangélisation des Juifs et leur salut à venir: « Je vous rendrai jaloux de ce qui n’est pas une nation; par une nation sans intelligence, je provoquerai votre irritation. »40
Les persécuteurs de l’Eglise seront l’objet de la rétribution de Dieu; c’est pourquoi il ne faudrait pas se venger, car il est écrit: « A moi la vengeance, c’est moi qui rétribuerai. »41 C’est la même vengeance divine qui tombera sur les infidèles au sein de l’Eglise42. Les vainqueurs de la bête de l’Apocalypse chanteront au ciel le cantique de Moïse43. Dieu « vengera le sang de ses serviteurs » de tout temps44. Les nations jadis ennemies finiront par célébrer le Dieu d’Israël dans l’Eglise: « Nations, réjouissez-vous avec son peuple. »45 Quelle fresque! D’où vient ce panorama eschatologique? Du cantique de Moïse.
Revenons au dévoilement de Dieu en tant que Père au verset 6 du cantique de Moïse. Nous avons vu que la notion d’héritage est liée à celle de paternité. Oserai-je proposer que Deutéronome 32 présente en germe le fondement de la doctrine du Dieu trinitaire? Dans le cantique, le Père a un fils, Israël, qui est héritier de la terre promise. Le gage de cet héritage est la présence du Seigneur au sein de son peuple. Il y agit. Selon l’Ancien Testament, Dieu était présent par son Esprit46.
Or, selon Hébreux 1:2, Dieu a établi son Fils héritier de toutes choses. En tant que « premier-né »47, il est prééminent48 et a, donc, le droit d’être héritier, oui, de toutes choses, l’Eglise y compris. Voyons ce qui est dit des fils de Dieu dans l’Eglise: « Parce que vous êtes des fils, Dieu a envoyé dans vos cœurs l’Esprit de son Fils qui crie: Abba! Père!… et si tu es fils, tu es aussi héritier, grâce à Dieu. »49
Concernant l’Esprit qui habite son peuple, il est dit qu’il est « le gage de notre héritage »50. C’est « l’Esprit qui rend témoignage à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu. Or, si nous sommes enfants, nous sommes aussi héritiers, héritiers de Dieu et cohéritiers du Christ. »51 Bien sûr, cet héritage est notre salut éternel qui sera réalisé dans sa plénitude au paradis. A ce sujet, Pierre dit: « Béni soit le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus-Christ qui, selon sa grande miséricorde, nous a régénérés… pour un héritage… réservé dans les cieux. »52 Il s’agit de la patrie céleste préfigurée par la terre promise, une patrie meilleure que celle que tous les héros de la foi énumérés dans le chapitre 11 de l’épître aux Hébreux cherchaient et à laquelle ils aspiraient53.
Dans le cantique, le Seigneur, lui-même, a un héritage, son peuple (v. 9). En Ephésiens 1:18, Paul prie « qu’il illumine les yeux de votre cœur afin que vous sachiez quelle est… la glorieuse richesse de son héritage dans les saints ». L’héritage de Christ, c’est son peuple. Pour son peuple, l’héritage en question n’est plus la terre promise de Canaan mais le royaume de Christ et de Dieu54 qui existe dans les cieux55 et qui consiste en la vie éternelle56.
La doctrine de la Trinité – Père, Fils et Saint-Esprit – est fondée sur la notion d’héritage. Et nous avons matière à méditer et à nous réjouir. En effet, le cantique nous exhorte: « Nations, réjouissez-vous. » (V. 43) Le Père a donné toutes choses en héritage – cieux, terre, Eglise – à son Fils. A son tour, il fait de l’Eglise son cohéritier sa cohéritière de tout. C’est l’Eglise des premiers-nés57. Il envoie son Esprit comme gage de cet héritage éternel.
Au début du cantique, Moïse a exhorté le peuple en disant: « Que mon enseignement se déverse comme la pluie; que ma parole coule comme la rosée. » (V. 2a, b) Après avoir prononcé toutes les paroles du cantique pour les faire entendre au peuple, Moïse a terminé en disant: « … Ce n’est pas pour vous une parole creuse; c’est votre vie… » (32:44 et 47)
Si Moïse, dans le cantique, avertit le peuple des conséquences tragiques de la désobéissance, il l’exhorte tout au long du Deutéronome à aimer Dieu et à lui obéir58. L’insistance sur l’amour et l’obéissance, dans ce livre, vient aussi de son cadre allianciel, comme en témoignent les anciens traités du Moyen-Orient ancien. La loyauté du vassal envers le souverain est exprimée en termes d’amour et d’obéissance. L’amour et l’obéissance se trouvent dans le Deutéronome côte à côte59. Aimer Dieu implique la fidélité, la loyauté, l’obéissance et le service. Ce que Dieu exige, il y pourvoit aussi par sa grâce. Si l’amour pour lui-même (et pour autrui) est exigé, c’est parce que Dieu a aimé son peuple en premier60. Dieu dispose le cœur de son peuple de façon à ce qu’il l’aime61. Si son peuple aime celui qui donne la loi, l’obéissance n’est pas un fardeau.Moïse insiste sur la foi en un seul Dieu62, créateur et rédempteur, qui se révèle par sa parole63, sur la vraie adoration de Dieu en reconnaissance pour ses bienfaits et sur le comportement conforme à sa volonté. Croire en lui, l’adorer et vivre pour lui est l’essence de la vraie spiritualité. Aimer Dieu relève d’une vraie connaissance de lui, à savoir la connaissance de sa personne et de ses œuvres (4:9). Il est miséricordieux et juste64. Il est bon et compatissant. Son amour est inconditionnel65. Il délivre du mal et donne sa grâce de façon imméritée (9:4). La foi en Dieu, comme l’amour pour lui, se montre par la mise en pratique de sa parole dans toutes les sphères d’activité de la vie et dans tous ses domaines: les pensées, les paroles et les actes.
Les récits, les lois, les exhortations, les malédictions et les bénédictions ont comme objet le bien-être et le bonheur du peuple de Dieu66. Celui qui vit selon la Parole vivra une vie bénie67, c’est-à-dire productive et fortifiée par la présence du Seigneur. La croissance dans tous les domaines de la vie est le résultat d’une foi véritable enracinée en Dieu et dans sa Parole. En l’occurrence, c’est le résultat de la bénédiction divine. La vie nourrie par la foi et arrosée par les bénédictions s’épanouira68. Ce que Dieu bénit est doté de puissance permettant la croissance69. La vie bénie est donc une vie dotée des forces et des capacités permettant qu’elle soit fructueuse. Au contraire, l’incrédulité et l’inconduite auront comme fruit le dépérissement de cette vie. Si Dieu retire sa bénédiction, la vie sèche70.
Par les avertissements et les encouragements du cantique, Moïse met devant le peuple de Dieu de tout âge, devant nous tous, le choix entre le bien et le mal et, finalement, entre la vie et la mort71. Il le fait pour nous inciter à vivre selon sa volonté afin que nos vies soient caractérisées par l’épanouissement et non par le dépérissement. Il nous exhorte: « Choisis la vie [bénie], afin que tu vives, toi et ta descendance, pour aimer le Seigneur, ton Dieu, pour obéir à sa voix… c’est lui qui est ta vie… »72


* R. Bergey est professeur d’hébreu et d’Ancien Testament à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence.

1 Dt 1:2, 8:2, 29:4.

2 Dt 4:1, 6:1, 7:1, 8:1, 9:1, 12:1, 27:2.

3 Dt 1:19ss, 9:1ss.

4 Dt 5:3, 29:11-13; cf. les expressions « en ce temps-là » 3:23; « aujourd’hui » 8:18; « maintenant » 10:12.

5 1 Co 10:6.

6 1 Co 10:11.

7 Dt 31:29.

8 Dt 31:29.

9 F. Delitzsch, Isaiah, COT, vol. VII, 74-75.

10 Cornill, Einleitung in das Alten Testament, §13.5, 1891.

11 S.R. Driver, Deuteronomy (ICC, 1895), 346.

12 H.H. Rowley, The Growth of the Old Testament (1963), 42.

13 sûr vv. 4, 15, 18, 30, 31.

14 ‘ab; v. 6c.

15 Ex 15:16, le cantique de la mer ou de Miriam.

16 P. ex. vv. 8 et 9; cf. vv. 10-14.

17 Cf. Gn 22:18.

18 Ac 3:26.

19 Gn 12:3.

20 Ga 3:8, 14.

21 Jn 8:56.

22 Versets 10-14; cf. 1:38, 3:20, 31:20, 32:49; Jos 11:3; Ps 78:55, 136:21; Ac 13:19.

23 Versets 13-14; cf. 31:20 (« qui coule de lait et de miel »).

24 Dt 3:20, 12:9-10, 25:19; Jos 1:13; 2 S 7:1, 11; 1 R 5:4.

25 cf. Gn 23:4.

26 lo’ ‘eloah; vv. 16-17; cf. 31:1.

27 lo’ ‘am.

28 Hé 12:6b.

29 Es 7 et 8.

30 Es 8:18.

31 lo’ ‘am Dt 32:21c.

32 Mi 7:5-6; cf. Dt 32:19-20.

33 Es 1; Os 5; Mi 6; cf. 1:2; Jr 2.

34 Cf. Dt 31:16, 19, 20, 21, 26, 28.

35 Cf. 4:26; 30:19; 31:28.

36 Cf. v. 43 traduit mot à mot: « Réjouissez-vous, nations, son peuple. »

37 Es 19:23-24.

38 Mt 17:17; cf. Dt 32:5.

39 Hé 1:6; cette phrase, manquant dans le Texte massorétique, est tirée de la LXX, leçon appuyée par le texte hébreu du cantique de Moïse trouvé à Qumran.

40 Rm 10:19; cf. 11:11; cf. Dt 32:21.

41 Rm 12:19; cf. Dt 32:35.

42 Hé 10:30.

43 Ap 15:3, cf. aussi « tes voies sont justes et véritables », vv. 3b et Dt 32:4.

44 Ap 19:2; cf. Dt 32:43.

45 Rm 15:10; cf. Dt 32:43.

46 Es 64:14Es 63:14.

47 Col 1:15.

48 V. 18; cf. Ps 89:27.

49 Ga 4:6-7.

50 Ep 1:14.

51 Rm 8:16.

52 1 P 1:3-4.

53 Hé 11:14-16.

54 Ep 5:5.

55 1 P 1:4.

56 Tt 3:7; 1 P 3:7; cf. Ps 133:3.

57 Hé 12:23.

58 Dt 6:4-9.

59 Dt 11:1, 13, 22, 19:9, 30:20.

60 Dt 4:34, 10:15.

61 Dt 6:6, 8:5, 10:16, 29:3, 30:2.

62 Dt 6:4, le shema’ « écoute ».

63 Dt 4:32, 29:28.

64 Dt 5:9, 6:15.

65 Dt 7:6-9.

66 Dt 5:33, 6:3, 10:13, 29:8, 30:15, 20, 32:47, 33:29.

67 Dt 32:47.

68 Dt 7:13, 11:13-32, 28:1-14.

69 Gn 1:28.

70 Dt 27:11-26, 28:15-68.

71 Dt 30:15, 19.

72 Dt 30:19c-20; cf. 32:46-47.

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