Un livre à lire

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Lucie Kaennel: Luther était-il antisémite? (Genève: Labor & Fides, collection Entrée libre, 1997).

Luther était-il antisémite? Question embarrassante, question tabou, question polémique!

Le débat a eu lieu, au moment du procès de Nuremberg, quand certains criminels de guerre du III e Reich se sont réclamés, dans leur action, de la pensée du grand Réformateur allemand. Certains observateurs ont même essayé d’établir une filiation entre les écrits de Martin Luther et la mise en pratique de la solution finale; c’est dire combien la question est terrible. De plus, c’est une problématique très sensible, car Martin Luther, en Allemagne, n’est pas seulement considéré comme un des fondateurs du protestantisme, mais aussi comme un des pères du nationalisme allemand.

Lucie Kaennel, avec beaucoup de courage et de clarté, a su exposer les différentes questions et les réponses historiques afférantes. Ce travail s’est fait à partir d’un mémoire de maîtrise soutenu devant la Faculté de théologie protestante de Strasbourg et dirigé par le professeur Marc Lienhard, un des grands spécialistes contemporains de Luther.

Un tel travail permet de comprendre les limites intellectuelles de la polémique qui sort une phrase de son contexte, oublie sciemment ce dernier et met cette phrase au service d’un projet tout autre que le projet initial.

Lucie Kaennel, tout au long de son écrit, a le souci des mots justes pour ne pas entretenir des confusions mises au service de projets troubles. Ainsi, même si l’antisémitisme est une réalité très ancienne, le terme n’a été forgé qu’en 1873. Quant à l’antijudaïsme, c’est un terme désignant une opposition entre l’Eglise chrétienne et le judaïsme.

L’ouvrage comporte deux parties: les données historiques et l’histoire de la réception.

Dans la première partie, l’auteur montre comment on est passé de cette affirmation vétéro-testamentaire des juifs mis à part pour le salut des nations au Moyen Age, où on constate qu’une nation a été mise à l’écart et où l’antijudaïsme populaire et l’antijudaïsme théologique s’encouragent mutuellement, voire s’auto-allument réciproquement.

Au cours du Moyen Age, les manifestations antijuives populaires sporadiques, laissent progressivement place à un antijudaïsme théorisé et cléricalisé.

Les sermons antijuifs avivent la haine des foules et provoquent souvent des émeutes populaires, les fidèles appliquant à la lettre les conseils prodigués. (pp. 21 et 22)

Cela culmine avec la grande peste noire qui ravage l’Occident de 1347 à 1350 et qui est mise sur le compte des juifs avec les conséquences qu’on connaît.

Le XVI e siècle voit une évolution un peu plus favorable au judaïsme. Mais il ne faut pas surestimer la portée des changements.

Si l’humanisme, les hébraïsants et la Kabale chrétienne témoignent d’un vif intérêt pour la littérature hébraïque, cela provient davantage d’un avide désir de reconnaissance et d’une insatiable passion du savoir plutôt que d’une manifestation de sympathie envers les juifs. (p. 32)

C’est dans ce contexte que s’inscrit Martin Luther et son œuvre. Comme lecteur de la Bible, le théologien de Wittenberg s’attache plus particulièrement aux Psaumes, à l’épître aux Romains et à l’épître aux Galates (1513-1517).

Deux idées s’imposent à Luther: la doctrine de la justification de l’homme par la grâce de Dieu s’oppose fondamentalement à l’enseignement juif d’une justification par les œuvres de la la Loi et, d’autre part, il n’y a de salut qu’en Jésus-Christ seul.

Luther pense pouvoir convertir les juifs en leur démontrant que Jésus-Christ est le Messie qu’ils attendent, et, pour arriver à ses fins, il souhaite une attitude plus amicale de la chrétienté à l’égard des juifs.

Voyant que son attitude conciliante n’entraîne pas de conversion massive, qu’il y a risque même de judaïsation des chrétiens et qu’il y a un contexte socio-économique fragile, Luther adopte, à partir de 1543, une attitude beaucoup plus polémique à l’égard des juifs. Il est évident que cela ne fait pas honneur au grand Réformateur.

Dans la deuxième partie de son ouvrage, Lucie Kaennel montre comment toutes ces questions théologiques ont été reçues du côté des juifs. Ceux-ci ont trois préoccupations majeures: la question de la messianité de Jésus, la question de l’être de Dieu et donc le problème de la Trinité, et enfin la question de la pérennité de la loi mosaïque.

Au début, le mouvement mis en route par Martin Luther est regardé favorablement par les juifs. Cela ébranle le monolithisme du catholicisme et ouvre de nouveaux espaces de liberté. Certains juifs se demandent même si Luther n’est pas venu préparer le chemin du Messie.

Ensuite, force est de constater, avec Josel de Rosheim, que les débuts prometteurs de la Réforme sont suivis de lendemains qui déchantent pour les juifs. En 1531, les deux chefs de la ligue de Smalkade (scellée par l’adoption de la Confession d’Augsbourg), Philippe de Hesse et Jean-Frédéric de Saxe, essayent de régler la question juive à partir de l’idée d’un “Etat chrétien”. Cela risquant d’entraîner ou la destruction ou l’expulsion de tout corps étranger.

Dans le quatrième chapitre intitulé “De l’orthodoxie luthérienne à l’idéologie nazie”, Lucie Kaennel montre les différentes phases du cheminement entre luthériens et juifs. Il y a eu des conversions dans les deux sens, mais principalement des juifs vers le luthéranisme, comme le poète Heinrich Heine (1797-1856) ou le père de Karl Marx.

Le XVIII e siècle est caractérisé par une attitude plus tolérante des piétistes à l’égard du judaïsme. Le XIX e siècle est, quant à lui, animé par un fort movement missionnaire aussi en direction des juifs. Enfin, le XX e siècle sera le siècle de la Shoa pour l’humanité entière. Lucie Kaennel montre bien que le rapport que le III e Reich entretient avec Martin Luther n’est pas fait d’une filiation théologique, mais d’une instrumentalisation de la pensée du Réformateur (p. 100).

Si Luther n’a pas franchi le dernier pas – il n’a jamais appelé à attenter à la vie des juifs – les nazis n’ont eu aucun scrupule à proposer l’extermination comme “solution finale” du “problème juif” et à passer à l’acte (p. 102).

La question de l’antisémitisme de Luther nous invite à la fois à assumer notre passé, à faire œuvre de mémoire, mais aussi à ne pas faire porter le poids de notre culpabilité d’hommes et de femmes du XX e siècle par Luther.

Dans le dialogue inter-religieux qui s’esquisse partout à la veille du troisième millénaire (d’après le calendrier chrétien), il faudra respecter les juifs dans ce qui fait leur identité propre et inaliénable.

Dans ce dialogue au niveau des grandes religions, il est important de rappeler que l’homme est guidé par l’Esprit et par la transcendance, que Dieu est au cœur de l’histoire humaine et que cette histoire a un sens.

Néanmoins, deux petites critiques surgissent après la lecture de cet intéressant ouvrage. La collection est destinée à donner des aperçus théologiques clairs aussi pour des non-théologiens. Dans ce cas, n’aurait-il pas fallu éviter des termes comme “aurore avant-courrière”?

D’autre part, il n’y a que quelques rares textes qui sont reproduits pour étayer les différentes démonstrations de l’auteur; n’aurait-il pas été bon de donner, à la fin de l’opuscule, d’autres textes?

Tout cela n’enlève rien à l’intérêt qu’on peut porter à un tel ouvrage et il faut être reconnaissant à Lucie Kaennel d’avoir osé aborder un sujet sensible et d’avoir balisé le débat avec quelques repères solides.

Freddy Sarg, pasteur

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