La transfiguration

La transfiguration

Matthieu 17:1-9 ; Marc 9:2-10 ; Luc 9:28-36

Gérald BRAY*

L’un des épisodes les plus connus mais les moins compris de la vie de Jésus se situe peu avant sa passion: il s’agit de sa transfiguration “sur une haute montagne”, celle-ci étant, selon la tradition, le mont Tabor. Ce récit a été souvent à l’origine d’expériences mystiques de tout genre, comme par exemple l’exaltation spirituelle des taborites en Bohême au XV e siècle. Leur mouvement a fait un amalgame entre l’enseignement de Jan Hus et une forme extrême du millénarisme, et a fini par être écrasé par les autorités. Plus proche de nous, la Transfiguration figure comme une fête mineure au calendrier du Livre de Prières communes de l’Eglise anglicane, et n’a retrouvé son ancien prestige qu’en 1980 dans le Livre de liturgie .

Une telle diversité d’interprétations, notamment celles qui sont teintées de mysticisme, a relégué la Transfiguration à l’arrière-plan de la vie de l’Eglise. Qui oserait prêcher sur elle ou s’aventurer à en expliquer les implications profondes? La difficulté à surmonter tient beaucoup au fait que de nombreux chercheurs allemands estiment que le récit de cet épisode, qui aurait eu lieu après la résurrection, a été placé plus tôt dans la tradition primitive! Une lecture attentive du texte montre que cette thèse n’est pas plausible; elle n’a d’ailleurs jamais été universellement admise, mais le fait qu’elle ait été émise montre à quel point il est difficile de parler de la Transfiguration!

C’est bien dommage, car le récit de la Transfiguration est l’un des textes fondamentaux les plus importants de la christologie. Il constitue une révélation qui permet d’entrevoir, d’une manière unique dans les évangiles, les profondeurs cachées de l’être de Jésus et les raisons de sa venue. Ne pas le comprendre, c’est risquer de ne pas comprendre le Christ lui-même.

La première chose à percevoir, c’est que la Transfiguration est une révélation de Dieu en Jésus-Christ. Il importe de faire grande attention au mot utilisé pour décrire l’événement. En grec, le mot metamorphosis signifie un changement de morphe ou de forme. Dans la pensée grecque, la forme, c’est l’aspect ou la configuration d’un objet. La forme et la substance sont les éléments constitutifs de tout être. Le rapport entre les deux a été (et, jusqu’à un certain point, est toujours) le sujet d’un vif débat. Bien des gens croient qu’il est possible de changer la forme d’une chose sans en changer la substance. Autrement dit, le pain, qu’il se présente sous forme de baguettes ou de miches, est toujours du pain. D’autres, cependant, maintiennent que forme et substance sont inextricablement liées. Changer l’une, c’est changer l’autre. Ce point de vue a été soutenu, à notre époque, par Marshall McLuhan, dont la formule célèbre “le média, c’est le message” résume bien le problème. Enfin, les catholiques romains soutiennent qu’il est possible de modifier la substance sans changer la forme. C’est ainsi qu’une hostie peut devenir le corps de Jésus sans cesser d’être du pain. Malheureusement, ces distinctions philosophiques ont disparu de la conscience populaire; aussi une transformation tend-elle à signifier un changement de substance autant que de forme. Un papillon est plus qu’une chenille transformée; cependant, il paraîtrait inadéquat de dire que celle-ci a fait l’objet d’une transsubstantiation!

La distinction entre forme et substance est néanmoins très importante, et se retrouve dans l’usage maintenu du mot transfiguration. Jésus a subi un changement de forme destiné à révéler une substance sous-jacente, sa divinité. Plus important encore, le changement n’a pas provoqué la destruction de son apparence humaine, comme si celle-ci était un masque dissimulant une divinité échappant à la compréhension humaine. Par la Transfiguration, l’humanité de Jésus a été le moyen par lequel sa présence divine dans le monde a été manifestée.

Ceci est d’une importance capitale à une époque où Dieu et l’homme sont considérés comme étant “totalement autres” , incompatibles par nature et donc incapables d’entrer en relation l’un avec l’autre. L’humanité a sa place dans la révélation divine et, sur la montagne, Jésus a révélé à ses disciples à quoi ressemblera la vie du corps ressuscité.

En même temps, cependant, Jésus a révélé que l’incarnation n’était pas une fin en soi. La tentation a toujours été d’interpréter l’image de l’Eglise, corps du Christ, comme étant une extension de l’incarnation. Il en est tout particulièrement ainsi dans l’Eglise catholique romaine, qui va jusqu’à appeler Marie la mère de l’Eglise. Cela se trouve aussi dans les milieux évangéliques, surtout s’ils considèrent l’engagement social et politique comme faisant partie de l’Evangile. S’occuper de “tout l’homme” se justifie théologiquement en se référant à l’incarnation comme modèle de vie chrétienne. Mais ceci est allé trop loin, puisque la guérison physique est considérée comme partie intégrante du salut.

La Transfiguration permet de corriger ces idées en les replaçant dans une bonne perspective. La rédemption de l’humanité n’est pas rejetée, bien au contraire! Elle est correctement replacée dans son cadre. Dans le monde présent, il n’est accordé à l’Eglise qu’un aperçu de la gloire qui sera révélée à la fin des temps. Jésus n’a pas été transfiguré pour parfaire sa mission ici et maintenant, mais pour donner aux disciples un aperçu de la vie à venir. Comme eux, nous n’avons que de brefs aperçus de la gloire liée à la résurrection, un avant-goût de notre héritage céleste. Pierre a compris cela plus tard, et en a parlé à l’Eglise primitive dans son épître (2 Pierre 1:16-18).

La Transfiguration a un autre aspect important en situant Jésus dans le contexte du judaïsme vétérotestamentaire. Lorsque Pierre a vu Moïse et Elie avec Jésus, il a proposé de construire trois tentes en l’honneur de chacun. Ce que cela implique est assez clair. Jésus a bénéficié d’une certaine primauté étant nommé en premier, sans doute par déférence, mais surtout il a été placé sur un pied d’égalité avec les prophètes d’Israël. En réalité, l’apparition des deux patriarches manifeste moins l’égalité de Jésus avec eux que sa supériorité.

Premièrement, il faut noter que Jésus est d’abord apparu seul. Ses habits sont d’un blanc aveuglant, évoquant la pure lumière de Dieu. Moïse et Elie apparaissent ensuite, et ne sont visibles que dans la lumière de Jésus et par rapport à lui. Jésus peut s’entretenir avec eux aussi bien qu’avec les disciples, mais ceux-ci s’adressent seulement à Jésus, qui apparaît ainsi comme le lien entre les vivants et les défunts. La présence de Moïse et d’Elie s’explique par le fait qu’ils représentent la Loi et les Prophètes, les deux axes de l’enseignement de l’Ancien Testament, qui témoignent, selon Jésus, de sa venue. Les deux lui portent témoignage et les deux sont glorifiés, leur nature spirituelle ne se trouvant révélée que dans la lumière du Christ.

La Transfiguration est donc d’une très grande importance pour ce qu’elle nous apprend sur l’accomplissement de l’Ancien Testament en Christ. Elle nous rappelle la transfiguration de Moïse au Sinaï, lorsqu’il a dû mettre un voile sur son visage avant de se présenter au peuple. Paul s’est servi de cet incident pour décrire l’aveuglement des juifs, et il est tout à fait possible que la Transfiguration constitue un rappel du Sinaï et de l’incapacité d’Israël à supporter la plénitude de la lumière divine que le visage de Moïse ne faisait que refléter. Les disciples, cependant, ont été exposés à cette pleine lumière sans pour autant en avoir été aveuglés.

Ce qui s’est passé au sommet de la montagne nous donne également un enseignement important sur la vie spirituelle des disciples de Christ. A noter que les disciples avaient sommeil, détail qui rappelle Gethsémané. Pour une raison inexpliquée, il semble qu’aux moments les plus intenses de la vie terrestre de Jésus, les disciples ont été accablés de sommeil. Alors qu’ils auraient dû être bien éveillés et même excités, on les présente comme étant distraits et peu présents. Pourquoi?

La réponse, semble-t-il, est que cela correspond à l’expérience de tout croyant. Que nous soyons des mystiques impassibles, que cet état de veille surgisse dans des moments de vie spirituelle intense, ou que nous soyons des évangéliques sobres et raisonnables parlant de sécheresse et de lassitude spirituelle, cela revient au même. Dans notre marche avec Dieu, nous trouvons que la faiblesse de la chair nous détourne de veiller et de prier le Seigneur comme nous le devrions. Bien des chrétiens sincères souffrent l’agonie parce qu’ils se sentent incapables d’avouer un tel échec “spirituel”, ce qui peut susciter un grand découragement. Cette expérience est commune à tous les saints, et l’Ecriture la présente comme étant le prélude à de grandes choses dans la présence de Dieu.

Cela ne veut pas dire que la Bible approuve une telle lassitude ou nous encourage à la cultiver comme un moyen de croissance spirituelle. Si des exercices machinaux sont incapables de nous rapprocher de Dieu, comment une indifférence délibérée le pourrait-elle? En fait, la paresse n’est pas une vertu; la chair est faible et n’est pas digne de confiance. Quel orgueil spirituel aurait pu être le leur si les disciples avaient cru que la Transfiguration était la récompense de leur état de veille!

A vrai dire, en l’occurrence, la question la plus épineuse est celle de l’expérience mystique. A divers moments dans l’histoire de l’Eglise, des hommes ont affirmé avoir été transfigurés à la lumière incréée du mont Tabor. Pour certaines traditions contemplatives monastiques, cet état est devenu l’objectif idéal que le chrétien doit s’efforcer d’atteindre par des exercices spirituels et une discipline ascétique. Y a-t-il quelque chose dans ce texte qui justifie une telle interprétation?

En considérant le caractère mystique de la Transfiguration, il convient de se rappeler la différence qui existe, d’une part, entre Moïse et Elie et, d’autre part, les disciples. Tous sont en relation avec le Seigneur, mais les premiers représentent l’Eglise triomphante et les autres “l’Eglise militante sur la terre”. Loin d’être insignifiante, cette différence est d’une importance capitale. Les disciples ont été témoins de la transfiguration d’autres hommes, et cet événement n’est rien moins qu’une révélation de la gloire céleste. Ils n’ont pas eux-mêmes été participants à cette transfiguration et ils n’ont pas expérimenté la gloire qui leur a été révélée. Cette révélation de la gloire en nous, que toute la création attend avec un ardent désir, n’est pas comme un éclair faisant irruption dans notre monde lors d’une expérience extatique, mais une réalité permanente qui sera instaurée à la fin des temps (Rm 8:18-19).

Cela dit, il est vrai que les disciples ont pénétré le mystère de la Transfiguration d’une manière qui échappe à toute explication rationnelle. Cependant, refusons de permettre à une fausse interprétation de cette expérience spirituelle de nous pousser à en faire peu de cas. Luc 9:34 nous dit clairement qu’une nuée est venue envelopper les disciples alors qu’ils contemplaient les trois hommes transfigurés. Dans de nombreux passages de l’Ecriture, la nuée symbolise soit la présence de Dieu, soit la distance qui nous sépare de la gloire céleste. Concrètement, cette nuée est celle du non-savoir qui nous rappelle que nous marchons non par la vue mais par la foi.

En même temps, cependant, le non-savoir ne signifie pas ignorance ou séparation d’avec Dieu. Au contraire, c’est de la nuée que Dieu parle aux disciples et rend témoignage à son fils Jésus. La vision elle-même ne le leur a pas appris, puisque Pierre a supposé que Jésus était plus ou moins sur un pied d’égalité avec Moïse et Elie. L’explication claire concernant la personne de Jésus n’a été donnée qu’après la disparition de la vision.

Cela est d’une grande importance, car cela nous éclaire sur la nature de l’expérience chrétienne. Bien des gens pensent que voir Jésus face à face serait avantageux, puisque “voir, c’est croire”. Pourtant, même si la Bible ne minimise pas la valeur de l’expérience des disciples, elle souligne clairement que leur rencontre avec Dieu a eu lieu lorsqu’ils ont entendu la voix. La primauté de l’ouïe sur la vue est un facteur constant dans toute la révélation biblique. Ce n’est pas un hasard si Pierre, en évoquant cet épisode, exalte les Ecritures comme étant les paroles mêmes de Dieu. L’Eglise militante ne voit qu’au moyen d’un miroir, de manière confuse et non pas face à face (1 Co 13:12), mais elle possède les paroles de Dieu pour témoigner de la gloire qui sera révélée.

Pour conclure, il faut considérer brièvement la tentation que Pierre a eu de majorer l’importance de l’expérience qu’il a faite. Les chrétiens ont toujours eu tendance à se remémorer les grands moments du passé, surtout l’expérience de la conversion, et à les ériger dans leurs esprits comme la norme de la vie chrétienne. Jésus ne combat pas ce désir, mais il n’y donne pas suite non plus. Pour lui, l’expérience spirituelle est un panneau indicateur sur le trajet, un encouragement à aller de l’avant vers des choses plus importantes. La vie chrétienne ne doit jamais s’enliser dans le souvenir, mais être une marche vers des sommets plus élevés. Les disciples ont reçu l’ordre de ne pas parler de l’événement de la Transfiguration jusqu’à la résurrection.

Il y avait sans doute de nombreux motifs à ce commandement de Jésus, mais il est intéressant de relever ce que dit l’Ecriture. Selon Marc 9:10, les disciples ont gardé la chose pour eux, se demandant ce que pouvait signifier “ressusciter des morts”. Autrement dit, au moment précis de la plus grande exaltation, alors que la tentation de l’orgueil spirituel devait être la plus forte, Jésus les provoque avec une toute nouvelle idée. Voilà quelque chose qu’ils n’ont pas encore vu, un pas à faire avant de pouvoir parler de ce qui vient de se passer. La Transfiguration n’est pas une fin en soi, mais une étape du voyage qui mène vers le Christ, le Fils de l’homme et le Fils de Dieu. En tant que chrétiens, nous avons à comprendre l’enseignement de ce grand événement et à nous l’appliquer, de telle sorte que lorsque Christ reviendra nous puissions entrer dans la gloire de sa Transfiguration et témoigner avec Moïse, Elie et toute l’armée des cieux que Jésus-Christ est bien le Roi des rois et le Seigneur des seigneurs à la gloire de Dieu le Père.


* Gérald Bray est professeur d’histoire de l’Eglise à la Samford University (Birmingham, Alabama, Etats-Unis). Ce texte a été traduit de Evangel, la revue de la Rutherford House (Edimbourg, janvier 1983), par Alison Wells.

Les commentaires sont fermés.