Des livres à lire
*Thomas Römer: Le peuple élu et les autres. L’Ancien Testament entre exclusion et ouverture (Poliez-le-Grand, Suisse, 1997)
Th. Römer, professeur d’Ancien Testament à l’Université de Lausanne, est l’auteur d’une étude courte mais particulièrement intéressante traitant du thème de l’élection d’Israël. Au cours des siècles, l’élection d’Israël a été une pierre d’achoppement pour quantité de gens. Car le revers de l’élection d’Israël, c’est que les autres peuples, eux, sont exclus (n’ont pas été élus). Indéniablement, l’indignation suscitée par cet écueil (ce scandale) est une des racines de l’antisémitisme. Il s’agit d’un thème actuel: cela se voit, par exemple, par le fait que, dans l’Israël moderne, certains groupes de fondamentalistes propagent l’idée d’un « Grand Israël », au détriment des Palestiniens, en alléguant l’élection d’Israël. Un fanatisme religieux risque d’exploiter la notion d’élection. Comment le thème de l’élection d’Israël « fonctionne-t-il » dans l’Ancien Testament? Comment le rapport entre Israël et les peuples y est-il décrit? Dans un exposé concis, Römer montre que l’idée d’élection a passé par quatre phases importantes.
Dans les plus anciens textes de l’Ancien Testament, il n’est pas encore question d’une élection du peuple. La relation entre Dieu et Israël est celle d’un dieu national avec son peuple: chaque peuple a son propre dieu. En interprétant Deutéronome 32:8 (LXX et Q), Römer y lit l’idée que le dieu souverain El a destiné un dieu à tous les peuples; c’est ainsi qu’il a donné en partage le peuple d’Israël à YHWH. Même si YHWH était le dieu national d’Israël, d’autres dieux ont été adorés à côté de lui dans l’ancien Israël. Mais, dans ces temps anciens, il est bien question d’une élection individuelle: le roi, le prêtre ou bien le temple, le mont Sion. Il est frappant de constater que, dans ces cas-là, Dieu donne toujours la préférence au faible, au petit. C’est déjà un premier signe que l’élection ne peut jamais être un prétexte de glorification personnelle.
La deuxième moitié du VIIe siècle avant J.-C. voit apparaître la phase suivante. C’est à ce moment-là que Juda se détache lentement mais sûrement de l’hégémonie assyrienne et qu’un groupe de savants (le mouvement deutéronomiste) écrit la magna charta d’une réforme religieuse et nationale afin de « pousser » le roi Josias (afin de soutenir le règne du roi Josias). La première édition du Deutéronome (le Deutéronome primitif?) donne une place prépondérante à la notion d’élection. Là où, autrefois, Dieu élisait le roi pour être le médiateur entre lui et son peuple, maintenant – dans une sorte de procès de démocratisation – la notion d’élection est reportée sur le peuple d’Israël dans sa totalité.
« L’élection du peuple investit Israël du rôle de témoin de Dieu au milieu des autres peuples de la terre. » (P. 80)
Selon Römer, cette conviction théologique trouve son origine dans la résistance contre l’envahisseur étranger, l’Assyrie. Car il est frappant de constater que le Deutéronome, quant à sa forme et sa structure, ressemble beaucoup aux traités de vassalité de l’Assyrie. Dans leur document, les deutéronomistes présentent Dieu comme le Grand Suzerain et Israël comme son vassal.
« La doctrine de l’élection comporte donc un très net élément de résistance civique, qui permet aux destinataires du Deutéronome primitif de conserver leur identité tout en l’exprimant dans les catégories de la culture ambiante. » (P. 42)
L’effondrement de Juda en 597 et 586 amène la troisième phase. Car c’est alors que l’optimisme né de la certitude d’être élu n’a pas pu tenir devant la réalité de la suprématie babylonienne. Pourtant YHWH ne subira pas le sort d’un dieu comme, par exemple, Kemos de Moab. Par un coup de théologie audacieuse, les théologiens de l’exil et du postexil proclament que Dieu est le Dieu universel. La destruction de Jérusalem n’est pas un signe de sa faiblesse mais, au contraire, la sanction décidée par Dieu pour punir les péchés d’Israël. Alors, dans une adaptation du Deutéronome comme dans le deutéro-Esaïe, on entend la prédication du Créateur de toutes choses, qui est le Dieu d’Israël, qui apportera aussi la délivrance à son peuple. Römer voit un dangereux excès de cette doctrine d’élection dans des passages tels que Deutéronome 7 (commandement d’exterminer tous les peuples cananéens) et chez Esdras et Néhémie (interdiction d’épouser les femmes étrangères). Même si Deutéronome 7 ne reflète que l’idéologie agressive de la communauté postexilienne et non pas une réalité historique, il s’agit pourtant d’une « conception nombraliste, voire triomphaliste de l’élection ». Heureusement, Amos 3:2 et 9:7 (rédaction définitive au Ve/IVe siècle) s’opposent à cette « vision ségrégationniste ».
Les textes de la Genèse traitant des patriarches, notamment Abraham, constituent la dernière phase du développement de la notion d’élection. Une fois de plus, ces chapitres montrent qu’un exclusivisme national accompagné de sentiments de supériorité ne peut pas se défendre. Abraham, d’ailleurs, est peint sous des jours bien différents. Les histoires de sa vie ont été adaptées plus d’une fois et chaque « relecture » a un contexte, une intention spécifique. Dans la plus ancienne couche de ces histoires abrahamites, deux motifs jouent un grand rôle: la promesse de la possession du pays et la question de la descendance. Il nous faut, probablement, chercher l’auteur de ces histoires parmi ceux qui, après la chute de Jérusalem en 586, sont restés dans le pays de Juda à l’avenir incertain. Cet auteur a voulu encourager ceux qui étaient restés sur place à ne pas quitter Juda. Une deuxième couche du cycle d’Abraham a été ajoutée par ceux qui revinrent de Babylone. On comprend alors le sens des passages tels que Genèse 12 (Ur = Babylone) et Genèse 24 (interdiction à Isaac d’épouser une des filles du pays). La tension existant entre ces deux rédactions trouve sa solution en Genèse 15 – le chapitre où, selon Römer, toutes les lignes du Pentateuque se joignent. En Genèse 15, Dieu promet le pays à Abraham, mais sa promesse n’implique nullement l’exclusion des autres peuples qui vivent sur cette même terre. Notamment dans les textes tels que Genèse 12:16ss et Genèse 16, l’auteur biblique adopte une attitude ouverte,
« sans doute comme une réaction contre une approche exclusivement nationaliste » (p. 77). Bref, « Abraham devient ainsi une figure d’intégration, un avocat de réconciliation, qui permet le dialogue avec les autres » (p. 77).
A la lumière de ce qui est dit plus haut, rien d’étonnant que le livre de Römer se termine par un plaidoyer pour un dialogue interreligieux entre judaïsme, christianisme et islam. Un dialogue où on prendrait au sérieux la prétention d’élection de l’autre:
La chose est certes difficile, mais cette ouverture est néanmoins indispensable. (P. 83)
Römer possède l’art de mettre sur le tapis beaucoup de choses d’une manière concise et intelligible. Son style est accessible et agréable. Cette étude, écrite par un auteur versé dans l’Ancien Testament, se distingue par l’esprit ouvert de son auteur et sa force persuasive. Il faut prendre à coeur l’avertissement de Römer contre un emploi abusif de la notion d’élection; un avertissement qu’on retrouve d’ailleurs dans l’Ancien Testament même.
Malgré cette appréciation positive, les idées de Römer ne manquent pas de poser pas mal de problèmes. A mon avis, le tableau peint par cet auteur est simpliste et demande quelques corrections. Je n’arrive pas à croire que le thème de l’élection d’Israël soit une conception tardive (apparue au VIIe siècle) qu’il faut considérer comme une démocratisation de la notion d’élection du roi. Avec fondement, des savants tels que von Rad, Zimmerli et, récemment, Preuss aussi démontrent, dans leurs théologies de l’Ancien Testament, que la notion d’élection date des temps les plus reculés et qu’elle trouve son origine dans les traditions patriarcales. Dans des textes primitifs, il est déjà question de la réciprocité exprimée par « mon peuple » et « notre Dieu » (voir, par exemple, Juges 5). Des prophéties chez Amos et Osée supposent une doctrine de l’élection largement répandue en Israël. Une autre idée aussi prête à discussion: à savoir celle que, en passant par la notion d’élection, la relation entre le Dieu national et le roi a été transposée au niveau de la relation entre un Dieu universel et son peuple Israël. Car, dès les temps anciens, YHWH peut être invoqué comme Dieu universel. Il n’est pas juste d’écarter complètement le témoignage extensif de l’Ancien Testament sur une Alliance avec l’Israël primitif et son élection. Dès le début, Israël est « le premier-né » et la « prunelle de l’oeil » de YHWH. On doit décidément se forcer si on veut interpréter tout le cycle d’Abraham comme une rétrojection ultérieure, tandis que, par exemple, le Deutéronome ramène déjà la notion d’élection entièrement à l’Alliance conclue avec les Patriarches (voir aussi le Psaume 47).
Le véritable problème que suscite pour moi la vision de Römer se trouve dans les trois points suivants:
a. L’application sans réserve de méthodes de critique littéraire et historique dont les résultats hypothétiques sont imposés aux textes. Les rapports relatifs à l’histoire littéraire et à l’histoire du salut, propres aux textes qui nous sont transmis, sont gommés. Ainsi, les liens spirituels que les auteurs de la rédaction définitive de l’Ancien Testament ont vus et respectés, disparaissent eux aussi. Le canon est réduit à un ensemble de textes dont on tire la conviction religieuse que bon vous semble.
b. Négligeant l’histoire de la révélation et du salut, on place les textes dans un autre cadre historique. Et cela de telle manière qu’il naît souvent des tensions internes ou même des contradictions qui, ensuite, sont accentuées. Pour Römer, l’Ancien Testament est un recueil plein de théologies qui s’opposent. Il est hors de doute que le message de l’Ancien Testament se distingue par une grande diversité, mais celle-ci découle directement de la progression de l’histoire du salut, qui passe par beaucoup de phases. Il importe de s’en rendre compte, par exemple, si on veut prononcer un jugement sur l’exclusivisme présumé d’Esdras ou de Néhémie.
c. Römer approche le texte comme étant uniquement le produit de la créativité religieuse de l’homme. Des individus, des groupes projettent leurs propres idées dans les textes bibliques, dans l’intention de renforcer leurs prétentions ou de délimiter leurs positions. Sans problème, on a récrit et adapté des textes plus anciens, l’auteur les pliant à son gré. C’est ainsi que l’Ancien Testament se serait développé, plein de contradictions… Pas un mot, chez Römer, sur la révélation, ni sur l’oeuvre du Saint-Esprit, ni sur les oeuvres de Dieu. La méthode historico-critique et les principes herméneutiques du professeur Römer ont largement décidé du résultat de son étude sur l’élection d’Israël.
H.G.L. Peels
Apeldoorn (Pays-Bas)
*D. Tassot: La Bible au risque de la science. De Galilée au Père Lagrange (Paris: François-Xavier de Guibert, 1997)
« La science médiévale en Occident fut largement le fait des clercs (…) L’harmonisation des savoirs se faisait donc dès leur élaboration: le donné révélé était distingué du donné empirique, mais les deux restaient présents à l’esprit de tous et leur confrontation devant l’intelligence précédait tout énoncé public. (…) Avec la Renaissance, apparaît toutefois une classe de lettrés qui accède à l’autorité de la chaire sans passer par la tonsure cléricale. La confrontation des savoirs débouche sur le conflit entre deux autorités, dont l’affaire Galilée fut le prototype. » (P.13)
Voilà, le décor est placé d’emblée. Le problème récurrent de la confrontation des savoirs religieux et profanes, d’après D. Tassot, doit être vu dans la perspective d’une question d’autorité. En effet, le conflit se crée dès lors qu’il existe une autorité religieuse et spirituelle, et une autre, scientifique et rationnelle. Tant que le clergé portait les deux casquettes, tout allait bien. Mais avec Galilée (non pas seulement, mais typiquement), la science se libère du joug religieux, autrement dit, biblique. Car c’est là le véritable enjeu: quel est le statut de l’Ecriture, et quelle est sa sphère d’autorité?
L’auteur, Dominique Tassot, n’est pas clerc, mais un croyant convaincu. Catholique romain fidèle, il est de ceux qui défendent l’authenticité du suaire de Turin. Ne nous y trompons pas, ce n’est ni un naïf, ni un « fanatique ». Ingénieur des Mines, c’est un homme intelligent, et d’analyse très fine. Scientifique accompli, il est capable de recul vis-à-vis de cette science omniprésente et autoritaire. D’autant plus qu’il reconnaît à l’Ecriture sainte la seule autorité absolue, et ce, même en dehors de la seule question du salut. En tant que Réformés, nous ne pouvons que le rejoindre sur ce terrain. Enfin, il faut savoir que cet ouvrage est une adaptation de la thèse de doctorat de philosophie qu’il a soutenue en juin 1994, le jury étant présidé par Pierre Chaunu.
L’auteur développe sa thèse tout au long d’une analyse de l’histoire, depuis Galilée jusqu’au Père Lagrange, au travers de personnalités scientifiques et philosophiques typiques. En effet, plutôt que d’analyser une école de pensée ou un mouvement culturel, il s’attache à quelques personnalités révélatrices de leur époque, et de « l’air du temps ». La première de celles-ci est Galilée, le « martyr de la science », le « libérateur », selon certains historiens de la science moderne, en tout cas.
Pour une fois, la « démythologisation » a du bon. En effet, le temps et la philosophie humaniste athée ont fait du « cas Galilée » un mythe fondateur, celui de la libération du genre humain, écrasé par l’obscurantisme de l’Eglise. D. Tassot, s’appuyant sur des travaux scientifiques, montre quelle a été la réalité. L’Eglise ne s’est point attaquée à Galilée, mais c’est plutôt l’inverse. D’une personnalité orgueilleuse à l’extrême, ce dernier s’est piqué de convaincre le monde entier de l’exactitude du système de Copernic. C’en était quasi obcessionnel. Or, et Copernic le savait bien, lui, ce système était indémontrable, puisque clairement et scientifiquement faux. Ne pouvant ainsi convaincre par la logique mathématique, Galilée entreprit de le démontrer bibliquement, c’est-à-dire exégétiquement! Il allait apprendre à l’Eglise comment elle devait lire la Bible, en somme. C’est à ce moment-là que l’Eglise réagit, et lui fit un procès. Evidemment, l’auteur prend le temps d’expliquer et d’analyser tout ceci dans son livre, à partir de documents historiques. A la fin, Galilée finit même par être antipathique!
Passant par Descartes, Newton, Darwin, et d’autres encore, D. Tassot arrive au Père Lagrange. Ce dernier représente l’étape ultime du processus qui intéresse l’auteur. Toute cette étude historique cherche à montrer comment l’on est passé d’une Bible toute-puissante à une science toute-puissante. Galilée représente le premier échelon, celui de l’acquisition de l’autonomie scientifique. Avec le Père Lagrange, on arrive au bout de l’échelle: la Bible est elle-même soumise à l’étude « scientifique », qui seule est autorisée à nous dire ce qu’il faut croire. En quatre siècle, l’ordre d’autorité a été totalement, et parfaitement inversé. C’est donc une étude historique du processus de la sécularisation.
L’ouvrage de D. Tassot est passionnant, facile à lire quelle que soit la connaissance préalable des différents donnés (ce qui n’est pas le cas de la préface écrite par P. Chaunu!). Il étudie le problème avec fermeté et droiture intellectuelle. Le lecteur découvre de nombreuses choses, et peut corriger maintes erreurs qui lui ont été inculquées dès l’enfance. C’est l’occasion de faire le ménage dans nos idées reçues! D’autre part, l’analyse du phénomène sous l’aspect de l’autorité est à la fois originale et porteuse de fruits. En effet, cette optique permet une compréhension profonde et détaillée de ce qui s’est passé dans notre histoire depuis le Moyen Age et ce, avec un regard scientifique et spirituel, ainsi que cela devrait toujours être.
Ce livre devrait être lu par tout ceux qui s’intéressent aux sciences, à l’étude de la Bible, à notre culture, à l’Eglise de Christ et à l’incarnation de l’Evangile ici et maintenant. Cet ouvrage nous ouvre les yeux sur notre société, ses véritables besoins, et la seule réponse à ceux-ci: l’Ecriture sainte.
Certes, nous n’approuvons pas tout ce qui est écrit. Sans doute est-ce dû à l’appartenance ecclésiastique de l’auteur. Nous remettons en question le point de départ, par exemple. Il nous semble que le schéma Nature/Grâce du catholicisme, héritage de la philosophie grecque, est en réalité à l’origine de la dichotomie Ecriture/science. Galilée ne représente pas le premier échelon.
D’autre part, nous encourageons l’auteur à étudier davantage la Réforme et ses penseurs modernes. Il fait une petite erreur à ce sujet lorsqu’il donne à celle-ci comme principe de lecture de la Bible « le libre examen ». La Réforme donne toute l’autorité à l’Ecriture, et la dénie à l’homme. C’est pourquoi elle rejette la « Tradition ». Il est vrai qu’elle insiste sur la responsabilité individuelle face à l’autorité absolue de l’Ecriture. L’homme doit se soumettre à l’enseignement biblique. La nuance est importante.
De plus, l’auteur tirerait sans aucun doute un grand profit de la lecture des ouvrages de F.A. Schaeffer, ou d’autres auteurs comme H. Dooyeweerd. En effet, l’analyse plus théorique de ces penseurs réformés serait un complément excellent à l’étude historique de D. Tassot.
Quoi qu’il en soit, nous recommandons vivement la lecture de cet ouvrage d’une rare qualité. Aussi aimerions-nous remercier D. Tassot d’avoir écrit un livre si intéressant et si utile.
Flavien Pardigon
étudiant en doctorat
au Westminster Seminary de Philadelphie (Etats-Unis)
*Alain Perrot: Jean Calvin et la science genevoise (Genève: Editions Hurter, 1996)
Que doit à Calvin l’extraordinaire essor scientifique de Genève aux XVIIIe et XIXe siècles? Peut-on lui attribuer, partiellement du moins, une certaine paternité, à l’heure où sa théologie, l’usage de son catéchisme par les pasteurs, dès 1725, cessant d’être obligatoire, est mise en question de manière de plus en plus radicale?
Alain Perrot, cette interrogation en tête, commence par mettre en évidence, citations à l’appui, le vif intérêt du Réformateur pour les sciences. Leur étude, pense-t-il, ne saurait en rien contrecarrer celle du dessein éternel de Dieu pour l’homme. Ne se penchent-elles pas avec passion sur son oeuvre merveilleuse de Créateur? Quoi de plus édifiant! On ne peut qu’admirer et rendre grâces. Pierre Marcel, non sans talent, avait illustré cette attitude dans La Revue réformée. Il avait démontré la fragilité de l’accusation de géocentrisme que d’aucuns dirigent contre Calvin d’après certains de ses commentaires, et, singulièrement, d’après cette phrase de son huitième sermon sur 1 Corinthiens 10:19-24 où l’on croit lire, mais à tort, une critique de l’héliocentrisme:
Ils diront que le soleil ne se bouge et que c’est la terre qui se remue et qu’elle tourne.[1]
L’auteur du Traité ou avertissement contre l’astrologie qu’on appelle judiciaire et autres curiosités qui règnent aujourd’hui au monde[2] offre à son lecteur une vision positive de la science. N’écrit-il pas que « l’astronomie se peut bien nommer à bon droit l’alphabet de la théologie »? On pourrait en déduire que les savants genevois de l’époque des Lumières, dans une certaine mesure, sont ses héritiers. Que le milieu dans lequel ils baignent, celui de la philosophie mécaniste de Descartes, n’est que partiellement responsable de leur dynamisme exceptionnel. Qu’à côté de la croyance du cartésianisme aux progrès illimités d’une science dégagée de toute métaphysique, il y a encore une semence ancienne, celle de la Réforme, propre à féconder ce terrain nouveau.
Ce ne serait donc pas, en définitive, l’émergence d’une pensée plus libérale, celle de Jean-Alphonse Turrettini par exemple, qui favoriserait avant tout, à Genève, l’essor dont nous avons parlé. La cohabitation d’une recherche autonome avec une foi pleinement orthodoxe illustrée par Jean-Robert Chouet en montre les limites. Professeur et magistrat ouvert à l’innovation, s’il signe en effet la confession de foi en usage lors de sa nomination (1669), il pense aussi que la Bible ne se soucie ni de physique ni de mathématiques. Est-il d’avis – Pierre Chaunu le relève – que la philosophie cartésienne appelle une théologie de l’absolue transcendance? Dieu est lointain, caché. Mais on le retrouve, primum mobile, à l’origine de tout. Et Chouet écrit cette réflexion révélatrice:
Comme philosophe, je ne raisonne jamais de la Trinité; je la considère comme un système incompréhensible à l’esprit humain et, comme chrétien, je m’en tiens essentiellement à ce que nous enseigne la Parole de Dieu, sans aller au-delà[3].
Certes, le peuple chrétien, autrefois comme aujourd’hui, ne suit pas aveuglément le dogme enseigné par son Eglise. Les confessions de foi lui servent d’horizon, de garde-fou. Il ne les comprend ni ne les assimile dans leur totalité. Il les récite parfois. Et s’il acquiesce à tels de leurs articles, d’autres lui demeurent étranges et étrangers. Il ne s’y arrête pas.
Sans doute Calvin lui-même ne nage-t-il pas dans de telles eaux. La saine doctrine, pour lui, n’est pas à la carte. Et s’il invite tout homme à s’abreuver directement à la source de la Sainte Ecriture, à lire de ses propres yeux en ouvrant son intelligence et son coeur à la Parole de Dieu, son « libre examen » ne va pas plus loin. Il use, pour saisir le sens véritable des textes, de toutes les ressources de l’histoire, d’une science encore balbutiante, et de sa droite raison. Mais il ne s’opiniâtre pas, comme l’a fait trop souvent la méthode historico-critique, ayant émis une hypothèse, dans son dessein de la prouver à tout prix. Il explique la Bible par la Bible, dans l’analogie de la foi. Et il introduit avec bonheur, dans son exégèse, le « principe d’accommodation » du langage pour que chacun, aussi peu instruit soit-il, écoute et comprenne.
Alain Perrot, à juste titre, insiste sur l’esprit d’ouverture et la liberté d’interprétation dont fait preuve le Réformateur. Toutefois, l’expression « libre examen » qu’il emploie à son sujet ne va pas sans ambiguïté. Combien de fois l’a-t-on utilisée pour mettre en doute les doctrines fondamentales de la Réforme! On le constate, notamment, à l’époque du Réveil. Et Adolphe Monod écrit:
Jamais on ne vit un plus étrange abus de mots, ni une plus funeste confusion. La liberté d’examen qu’on invoque est précisément le contraire de celle que les Réformateurs avaient proclamée. Les Réformateurs avaient dit: « Examinez librement; ne vous soumettez point à l’interprétation des papes et des conciles; ne vous soumettez qu’à la Bible, lisez et croyez. » Les novateurs disent: « Examinez librement; ne vous soumettez point aveuglément à l’enseignement de la Bible; soumettez tout à votre raison; lisez et jugez. » Les Réformateurs n’entendaient se déclarer libres qu’à l’égard des papes et des conciles, et c’était pour s’assujettir à la Bible; les novateurs se déclarent libres à l’égard de la Bible, et c’est pour s’assujettir à leur jugement personnel.[4]
L’ouvrage d’Alain Perrot, on le voit, pousse à la réflexion. La thèse générale en est juste. Toutefois, et on le sent bien à la lecture, les causes de la floraison scientifique genevoise se perdent trop dans la complexité des influences diverses pour qu’on ne reste pas quelque peu, à cet égard, perplexe. C’est pourquoi l’explication finale réside essentiellement, me semble-t-il, dans ce fait incontestable que c’est l’histoire qui a fait Genève – et non la géographie – et que l’histoire, à Genève, c’est Calvin. Sans lui, on n’aurait eu ni Rousseau, ni Dunant, ni les savants dont il a été question, ni non plus le Bureau international du travail (BIT), la Société des Nations (SDN) ou le Conseil oecuménqiue des Eglises (COE), figures de proue ou institutions universelles qui ne représentent pas forcément ses idées, mais qui ont surgi dans la cité singulière qu’il avait sortie de son obscurité provinciale[5].
Gabriel Mützenberg
Historien
[1] P. Marcel, « Calvin et Copernic » in La Revue réformée, n° 121, 1980:1, 15.
[2] Traité ou avertissement contre l’astrologie qu’on appelle judiciaire et autres curiosités qui règnent aujourd’hui au monde (Paris: Librairie Charles Gosselin, 1842, et Genève: Droz, 1985, édition critique).
[3] P. Chaunu, La civilisation de l’Europe des Lumières (Paris, 1971), 25. F. G. Léonard, Histoire générale du protestantisme (Paris: PUF, 1964, t. III), 51.
[4] « La destitution d’Adolphe Monod », in Le Messager évangélique (Flavion, Belgique), n° 254, août 1975, 263.
[5] G. Mützenberg, « Genève et son mythe », in L’obsession calviniste (Genève: Labor & Fides, 1979), 59-98.