Appendice A :
Leçons du passé pour mieux réussir à l’avenir
Francis SCHAEFFER*
En suivant nos penchants naturels, nous risquons de faire preuve de pureté sans amour, ou d’amour sans pureté… Le seul moyen de les exercer tous les deux, c’est de compter instant après instant sur l’oeuvre du Christ et du Saint-Esprit. Autrement, la recherche de pureté seule nous pousse vers l’intransigeance, l’orgueil et le légalisme; de même la recherche de l’amour seul nous mène droit au compromis pur et simple. Une vraie spiritualité commence à se développer dans nos vies au fur et à mesure que nous nous mettons à montrer simultanément la sainteté et l’amour de Dieu.
I. Un peu d’histoire
Il y a soixante-dix ans, les théologiens « libéraux » ont accédé aux postes de responsabilité dans presque toutes les Eglises « historiques », aux Etats-Unis comme en Europe. Par la suite, les chrétiens « évangéliques » se sont regroupés en deux catégories: ceux qui ont quitté ces Eglises et ceux qui y sont restés avec l’espoir de construire un édifice plus « évangélique ». En considérant ce qui s’est passé, on voit qu’il y a eu des problèmes des deux côtés.
A) Les séparatistes
En considérant la situation telle qu’elle se dessinait dans les années 30, une erreur majeure a été commise dès la séparation d’avec la grande Eglise Presbytérienne aux Etats-Unis[1]. Cette erreur a marqué le « mouvement séparatiste » par la suite. Nombreux avaient été ceux qui avaient affirmé, avant le schisme, qu’ils ne tolèreraient pas que les « libéraux » prennent les rênes du pouvoir; le moment de la séparation venu, un grand nombre d’entre eux sont quand même restés. Sans pour autant juger leurs motivations, il n’en demeure pas moins que ceux qui sont partis – ils ont été peu nombreux pour finir – se sont sentis abandonnés et trahis. Certains de ceux qui sont restés ont ardemment désiré que la Convention presbytérienne[2], l’organisme dans lequel ils avaient travaillé auparavant, soit maintenue pour que tous, qu’ils soient restés ou qu’ils soient sortis, puissent continuer à travailler ensemble.
i) Pourtant, ces derniers, les séparatistes, exaspérés et peut-être aussi agacés, l’ont dissoute tout de suite. Ainsi toutes les structures visibles qui auraient dû permettre une démonstration de l’amour entre frères, ont été démantelées. Dans les journaux édités par les séparatistes, un plus grand nombre d’articles ont été consacrés à s’attaquer à ceux qui différaient d’avis sur la question de la séparation qu’à s’en prendre à la théologie « libérale ». Des propos encore difficiles à oublier, même maintenant, ont été tenus. Les séparatistes ont parfois refusé de prier avec les autres et nombre d’entre eux ont rompu toute forme de communion avec ceux qui, n’étant pas sortis, n’en demeuraient pas moins de vrais frères en Christ. Le commandement du Christ (« aimez-vous les uns les autres ») a été foulé aux pieds et le vide formé s’est rempli d’une espèce d’introversion, d’un sentiment de propre justice et de dureté de coeur. L’idée s’est peu à peu formée que le fait séparatiste était comme un justificatif obligeant à tout pardonner. De mauvaises habitudes ont été contractées et, lorsque des différends ont surgi entre séparatistes, des comportements regrettables ont été observés.
Pour être fidèles à la Parole de Dieu, il convient de mettre en pratique simultanément, à chaque étape, deux principes bibliques. Le premier, c’est la pureté de l’Eglise visible: l’Ecriture commande de ne pas se borner à en parler; nous devons réellement la mettre en pratique, même si cela nous coûte cher. Le deuxième principe, c’est de manifester son amour envers tous les vrais chrétiens. Si nous suivons nos penchants naturels, nous risquons de faire preuve de pureté sans amour, ou d’amour sans pureté; impossible d’exercer les deux simultanément. Le seul moyen d’arriver à les exercer tous les deux consiste à compter, instant après instant, sur l’oeuvre du Christ et du Saint-Esprit. Autrement, la recherche de pureté seule nous poussera vers l’intransigeance, l’orgueil et le légalisme; de même, la recherche de l’amour seul nous mènera droit au compromis pur et simple. Une vraie spiritualité commence à se développer au fur et à mesure que nous nous mettons à manifester simultanément, dans nos vies, la sainteté et l’amour de Dieu. C’est seulement par la pratique des deux que la nature de notre Dieu et Seigneur merveilleux est rendue visible. Sinon, c’est sa caricature qui est présentée et elle ne l’honore pas.
Heureusement, au fil des ans, l’intransigeance s’est estompée au sein des groupes de personnes qui s’étaient retirées – mais nous avons payé très cher ce qui s’est passé lors de cette période. J’ai ressenti l’une des grandes joies de ma vie lors du Congrès sur l’évangélisation mondiale à Lausanne en 1974. Quelques membres de l’Eglise presbytérienne en Amérique (PCA), union d’Eglises nouvellement constituée, m’ont demandé d’assister à une réunion où devaient être présentes à la fois des personnes qui venaient juste de quitter l’Eglise presbytérienne du Sud (PCUS) pour former la PCA, et d’autres qui ne l’avaient pas quittée. Les porte-parole des deux côtés ont dit que cette réunion avait été possible grâce, d’abord, à ma présence et, surtout, à mon livre L’Eglise devant le monde qui observe[3]. Pour faire mieux que ce que nous suggèrent nos penchants naturels, il faut être lucides sur les dangers de la chair et compter sur la force et la grâce de notre Seigneur vivant.
ii) Le deuxième problème que les séparatistes de la PCUSA ont eu à résoudre, me semble-t-il, est celui de déterminer où se situe la ligne derrière laquelle il faut se placer pour affirmer son identité. Cette ligne se situe-t-elle entre les Eglises qui croient à la Bible et celles qui n’y croient pas, ou entre les Eglises réformées et celles qui ne le sont pas? Lorsque nous cherchons à implanter une nouvelle Eglise, est-ce essentiellement une Eglise réformée que nous voulons fonder? Ou bien ne faudrait-il pas plutôt chercher à fonder une Eglise où serait prêché un Evangile auquel pourraient adhérer toutes les Eglises se voulant fidèles à la Parole? Cela fait, rien ne s’opposerait, ensuite, à ce que soit enseignée, dans ce cadre, la vraie doctrine biblique selon nos perspectives réformées.
Les réponses données à ces questions font donc toute la différence. Elles reflètent des différences de motivation, de portée et d’étendue. L’une des deux est « catholique » et biblique et favorise 1°) la croissance de l’Eglise et le développement d’une attitude saine chez les personnes touchées par l’Evangile; et 2°) l’assimilation des principes bibliques dans toute l’Eglise du Christ. L’autre façon de procéder met les choses à l’envers, limite volontairement son rayonnement et, pire, est sectaire.
B) Les « évangéliques » qui sont restés
Les personnes qui n’ont pas quitté, il y a cinquante ans, les unions d’Eglises dominées par les « libéraux » ont, elles aussi, adopté deux attitudes. La première a été l’accueil d’un certain pluralisme. Si les séparatistes sont devenus plutôt intransigeants, ceux qui sont restés se sont laissé aller au compromis. Certains ont dit: « Ce n’est pas le moment de partir, mais nous le ferons vite s’il arrive telle ou telle chose ». D’autres ont durci, à leur tour, leur position en prenant la décision de rester quoi qu’il puisse advenir.
i) Une fois le pluralisme adopté sur le plan ecclésiastique, il est plus facile d’avancer vers un pluralisme de coopération en matière de doctrine, y compris sur la façon de considérer l’Ecriture. On l’a vu à maintes reprises au cours de l’histoire. Le pluralisme ecclésiastique qui s’est développé pendant les années 30 et 40 a suscité un engagement amoindri par rapport à l’Ecriture, dans certains milieux « évangéliques », dans les années 80. Bon nombre « d’évangéliques » semblent penser qu’il est sans importance d’épouser, à la fois, la vue classique de l’Ecriture et la méthodologie horizontale[4] selon laquelle la Bible n’aurait d’autorité que dans le domaine proprement spirituel, et non dans ce qu’elle dit sur des sujets historiques ou scientifiques, ou sur les relations entre homme et femme.
Toutes les personnes qui sont restées dans les Eglises dominées par les « libéraux » ne sont pas allés jusque-là, bien sûr. Je ne crois pas, cependant, que celles qui ont choisi de rester quoi qu’il en advienne aient pu se garder complètement de tout compromis. Elles sont prêtes à tout pour camoufler ce qu’elles ont concédé à l’égard de l’Ecriture afin de garder une façade d’unité évangélique, alors qu’en fait, la question cruciale de l’Ecriture ne peut souffrir aucune concession au nom de l’unité.
L’histoire de l’Eglise, si on l’observe bien, nous apprend que si le pluralisme s’installe dans les Eglises, l’enseignement qui y est dispensé se dilue et la démarcation entre « évangélique » et « libéral » s’estompe peu à peu.
A moins de rejeter en bloc les présupposés non bibliques, notre manière de penser sera confuse, nous succomberons au relativisme qui a cours de nos jours et nous nous compromettrons au niveau de nos engagements ecclésiastiques.
ii) La deuxième attitude adoptée par les « évangéliques » qui n’ont pas quitté les Eglises dominées par les « libéraux » est leur tendance naturelle à reculer sans arrêt la limite au-delà de laquelle une rupture s’impose. Par exemple, des presbytériens évangéliques bien connus[5] auraient-ils pu rester dans une Eglise où les problèmes cruciaux sont ceux de la femme pasteur et le refus de consacrer un jeune pasteur dont la seule « faute » serait que, tout en étant prêt à ne pas prêcher contre la femme pasteur, il continue à maintenir qu’à son avis ce n’est pas biblique? Pouvez-vous imaginer que ces hommes auraient pris pour une victoire le fait d’avoir retardé la consécration d’homosexuels et de lesbiennes pratiquants? Qu’auraient-ils dit, ces hommes? Une telle situation dans leur Eglise leur aurait semblé inconcevable.
Les « évangéliques » doivent se méfier de crier trop tôt victoire. Ceux qui détiennent le pouvoir chez les « libéraux » savent[6] comment il faut faire pour déstabiliser les chrétiens « évangéliques ». Il y a de nombreuses fausses victoires qu’ils peuvent leur concéder pour les empêcher d’opérer une rupture nette. Certains disent: « Ne rompez pas l’unité. Attendez encore un peu. Attendez ceci ou cela. » Toujours attendre, jamais agir. Mais cinquante ans, c’est long, lorsque la situation s’aggrave. Le fait que ma santé se détériore me permet de mieux me rendre compte que nous n’avons pas un temps illimité pour prendre courage et passer des paroles à l’action, même si cela nous coûte.
II. Un peu de prospective
Considérons la chose autrement. Que va-t-il se passer à l’avenir? A quoi pouvons-nous nous attendre pour nous-mêmes, pour nos Eglises, nos fidèles, et pour nos enfants au sens physique et moral dans les jours qui sont devant nous? Les pays occidentaux se transforment à grande vitesse en sociétés totalement humanistes. Peut-on se permettre de supposer que cette transformation laissera intacts nos propres projets, nos vies et nos Eglises? A San Francisco, une Eglise presbytérienne orthodoxe a été traînée devant la justice pour avoir enfreint les lois sur la discrimination en renvoyant un organiste homosexuel. S’il se passe de telles choses, pouvons-nous continuer à ne pas entendre les sonnettes d’alarme?
Malheureusement, les Eglises « libérales » soutiennent, toutes, les différentes tendances à la mode, non seulement formellement mais aussi publiquement et financièrement. Est-ce bien là que les « évangéliques » devraient s’investir, payer de leur personnes et accorder leur soutien financier? C’est pourtant ce qu’ils font en restant membres de ces unions d’Eglises. En continuant de soutenir ces Eglises, non seulement ils encouragent l’erreur, mais ils favorisent aussi ce qui finira par nous détruire dans une situation en constante dégradation.
Devant quelle commission des ministères un pasteur consacré risque-t-il de se trouver soumis à la discipline biblique s’il adhère à de fausses doctrines? Notre premier geste envers un « libéral » doit être, bien sûr, de lui apporter une aide personnelle pour l’amour du Christ; si, cependant, il persiste dans sa théologie libérale, il aura à être soumis à la discipline, pour la simple raison que l’Eglise visible doit rester l’épouse fidèle du Christ. L’Eglise n’est pas le monde. Si une Eglise en arrive à ne plus pouvoir appliquer la discipline, ses membres ont alors à mettre en pratique, devant le Seigneur, le principe de la pureté de l’Eglise visible et à envisager de se séparer, non sans une grande tristesse. Aucune attitude de supériorité triomphante ne doit accompagner cette séparation, ni même l’idée qu’il est possible, ici-bas, de construire un monde parfait, mais bien plutôt un immense regret.
Les « évangéliques » qui en arrivent là se doivent de continuer à aimer les « libéraux » pour la simple raison que ceci est juste. Si nous ne savons pas comment résister fermement au libéralisme organisé tout en continuant à aimer les « libéraux », nous avons oublié la moitié de ce que nous sommes appelés à mettre en pratique, c’est-à-dire non seulement la sainteté de Dieu, mais aussi son amour; nous avons également perdu de vue que le monde nous regarde faire, ainsi que l’Eglise, nos enfants, les anges et, bien sûr, Dieu lui-même.
La déroute et le désespoir ne sont pas à l’ordre du jour. Les chrétiens peuvent encore influencer le cours des choses dans la mesure où ils sont prêts à placer le Seigneur avant leurs propres aises dans leurs paroisses. Pour cela, ils ont besoin d’exemples pastoraux en plus d’un bon enseignement. Les pasteurs ne peuvent pas donner un enseignement clair s’ils adoptent une attitude relativiste vis-à-vis du libéralisme, au lieu de s’y opposer de façon nette et courageuse dans l’amour. Il leur est impossible de donner l’exemple et d’être les guides spirituels dont les Eglises évangéliques pluralistes ont besoin de nos jours s’ils ne paient pas le prix demandé. Ils ne devraient pas se limiter à parler de la vérité; ils ont à la mettre en pratique, même si cela leur coûte.
Les « évangéliques » doivent aller de l’avant en classant les priorités dans un ordre convenable. La ligne de séparation doit se situer résolument entre ceux qui croient vraiment à la Bible et ceux qui n’y croient pas. Cette ligne ne se situe pas entre les luthériens et tous les autres, entre les baptistes et tous les autres, ou bien entre les réformés et tous les autres. Si les « évangéliques » ne mettent pas cette vérité en évidence dans leur manière d’enseigner dans leurs Facultés de théologie et dans les Eglises qu’ils fondent, ils ne pourront pas être les guides spirituels dynamiques dont toute l’Eglise a tant besoin. De plus, ne pas le faire, c’est refuser de manifester l’amour et l’unité entre les vrais chrétiens, comme Jésus a ordonné de le faire. Son commandement implique une démonstration d’amour et d’unité visible entre tous les chrétiens, et pas seulement entre les membres de chaque Eglise. La ligne de séparation se trouve entre ceux qui se soumettent à l’autorité du Dieu vivant – et donc aussi à celle de la Parole verbale donnée sous forme de propositions, l’Ecriture sainte – et ceux qui ne s’y soumettent pas.
Veillons à garder les choses à leur juste place. Trouvons les moyens pour montrer à l’Eglise et au monde que tout en conservant nos différences doctrinales (sans pour autant les minimiser puisque nous croyons que notre enseignement est biblique), nous, les « évangéliques » sommes des frères en Christ, unis pour engager ensemble les batailles à livrer de nos jours.
S’ils sont capables de tirer des leçons des erreurs commises de part et d’autre dans le passé, les pasteurs qui quittent, avec leurs paroisses, les Eglises libérales peuvent porter un témoignage encore susceptible de renverser les tendances observées dans les Eglises et dans la société; ceci, pour le salut des âmes, pour l’édification du peuple de Dieu et, au moins, pour ralentir l’évolution qui mène à une société totalement humaniste etd’où, peut-être, la liberté serait même exclue.
Tout en accomplissant ces choses, n’oublions jamais que notre première vocation est d’être l’épouse fidèle du Christ. Bien plus, nous sommes appelés à être l’épouse qui aime son époux divin d’un amour profond et sincère. Telle est notre vocation dans les années à venir.
* F. Schaeffer a écrit ce texte peu avant sa mort, intervenue en 1984.
- [1] PCUSA, l’Eglise presbytérienne du Nord, devenue par la suite Eglise presbytérienne unie, UPCUSA, après l’unité avec l’Eglise presbytérienne du Sud en 1958 (PCUS). Un parallèle peut être fait avec la situation en France après 1938.
- [2] Presbyterian Constitutional Convention Union, conduit epar J. Gresham Machen.
- [3] The church before the watching world (Leicester: Inter Varsity Press, 1972).
- [4] Et le relativisme culturel qui permet de soutenir l’accession de la femme au ministère pastoral et l’égalitarisme sexuel (gender equality) (n. d. l. r.).
- [5] Tel que Clarence McCartney, Donald Grey Barnhouse et T. Roland Phillips.
- [6] Cette constatation peut être faite en France aussi bien qu’aux Etats-Unis (n. d. l. r.).