Réflexion théologique : La chute

Réflexion théologique : La chute

Gérald BRAY*

La doctrine biblique de la Chute de l’homme, tout comme celle de la Création, a une portée universelle et revêt une importance fondamentale. Toutes les deux ont, d’ailleurs, également été bafouées et écartées comme des mythes. Les critiques qui leur sont faites différent de nature. La doctrine de la Création a été attaquée par des biologistes, des chimistes et des géologues, c’est-à-dire par des spécialistes en sciences naturelles. La doctrine de la Chute a plutôt été discréditée par des psychologues, des sociologues et des philosophes, c’est-à-dire par ceux qui étudient les sciences humaines. Rien de surprenant à cela, car l’origine de l’homme, si elle intéresse la doctrine de la Création, n’en constitue qu’un seul aspect. La Chute, cependant, est essentiellement une affaire humaine, qui n’est pas sans conséquences contestables sur le reste de l’ordre créé.

Il est donc de la plus haute importance de considérer ce que les Ecritures disent de l’homme en tant que créature pour bien comprendre la portée de la Chute dans l’enseignement chrétien. En Genése 2:7, il est dit que l’homme a été formé à partir de la poussiére de la terre, ce qui marque clairement son lien avec le monde matériel. En même temps, Dieu a insufflé en lui le souffle de la vie, ce qui le distingue immédiatement des autres animaux. Il est également précisé1 que l’homme a été créé à l’image, à la ressemblance de Dieu, caractéristique d’importance vitale qui le distingue de toutes les autres créatures.

Que faut-il entendre par cette expression: créé à l’image, à la ressemblance de Dieu? Pendant de longs siécles, on a cru que l’image et la ressemblance étaient deux choses distinctes, correspondant à l’âme et à l’esprit selon la division tripartite classique (corps-âme-esprit) de l’homme. De nos jours, ce schéma n’est plus de mise, du moins dans sa forme traditionnelle, et une meilleure connaissance de l’hébreu permet de savoir que image et ressemblance sont deux mots pour définir une même chose. Par conséquent, il n’est plus possible de croire qu’à la Chute l’homme, s’il a perdu « la ressemblance », a gardé « l’image », de sorte que la conversion chrétienne serait une restauration de la ressemblance de Dieu en l’homme. D’une certaine maniére, cela est regrettable, puisque la doctrine de la restauration de la ressemblance avec Dieu s’appuie fortement sur l’œuvre du Saint-Esprit dans le cœur du croyant – pour sanctifier son esprit – et touche donc à une préoccupation chrétienne fondamentale. Dans certaines parties de l’Eglise, cela a été perçu avec tant d’intensité que l’ancienne distinction a été maintenue artificiellement, en dépit de tout ce qui prouve plutôt le contraire!

Ce genre de conservatisme est toujours une tentation, et il fait le jeu de ceux qui ne voient dans la Chute qu’un mythe suranné. Aussi faut-il désormais abandonner la distinction âme-esprit et reconnaître que les mots image et ressemblance ne représentent qu’une seule réalité. Il restera à résoudre quelques problémes hérités de l’ancien schéma d’idées. Le premier est que toute image ou toute ressemblance aurait été perdue à la Chute, ou sans être complétement perdue, elle aurait été sérieusement défigurée au point de ne plus être reconnaissable. Ce point de vue a souvent été associé, d’une maniére ou d’une autre, aux protestants, et il a été sévérement critiqué. Pourtant, nulle part il n’est dit dans la Bible que l’image, ou la ressemblance, ait été perdue à la Chute: elle apparaît comme une réalité fonctionnelle bien aprés cet événement2. Il est vrai que cette notion ne réapparaît plus dans l’Ancien Testament et que, dans le Nouveau Testament, elle est étroitement liée au Christ, le nouvel Adam, à l’image de qui nous sommes recréés; mais cela ne résout pas le probléme fondamental en question ici. Nous n’avons pas le droit, sur la base de l’Ecriture, d’affirmer que l’homme a perdu l’image de Dieu à la Chute, pas plus que nous ne devons dire qu’elle a été « corrompue »: pour cela aussi les preuves manquent.

Mais si l’on rejette l’enseignement traditionnel concernant l’image ou la ressemblance avec Dieu chez l’homme, ne rejette-t-on pas du coup l’idée même de la Chute? Là, il faut répondre « non ». Dans l’Ecriture, la Chute n’est pas liée à l’image ou à la ressemblance de Dieu, mais à la situation instaurée par Dieu dans le jardin d’Eden. En Genése 2:17, il est dit que l’homme y jouissait d’une liberté compléte, du moins s’il ne cherchait pas à acquérir une conscience morale. Cette conscience était présente dans le jardin comme une réalité vivante, mais elle appartenait à Dieu et non pas à l’homme.

Il est possible que l’arbre ait à être interprété symboliquement, mais alors il convient de faire trés attention. C’est l’une des supercheries du diable de nous faire croire que le péché ne peut être qu’un crime majeur que la plupart d’entre nous ne risquent pas de commettre. Il est moins aisé d’admettre qu’une petite chose peut tout autant constituer un péché et avoir des conséquences aussi importantes. Manger le fruit d’un arbre peut sembler un acte dérisoire, mais si cet acte est une désobéissance, il est un péché aussi grave que le plus énorme crime. Nos conceptions humaines ont besoin d’être remaniées à cet égard, puisque nous avons de la peine à accepter que l’éthique chrétienne a pour fondement l’autorité divine et non pas tel principe abstrait. Ainsi tuer est un péché parce que Dieu l’a dit, et non pas parce qu’il existerait une norme éthique selon laquelle cet acte serait un meurtre.

La seule maniére de comprendre la Chute, la clé, c’est de reconnaître qu’elle a été, avant tout, un acte de désobéissance. En tant que tel, cet acte n’a pas affecté l’homme dans son état ontologique (sa nature humaine), mais il a atteint quelque chose de plus important: sa relation avec Dieu. A cause de sa désobéissance, l’homme a été séparé de Dieu et ne peut plus désormais vivre comme Dieu l’avait projeté. Le fait que son être physique n’en a été en rien affecté est trés important pour deux raisons. Premiérement, le péché n’apparaît plus comme une tache sur l’âme, qui doit être effacée (par le baptême, par exemple); il ne s’agit pas d’un défaut congénital mais d’une relation rompue à rétablir. En deuxiéme lieu, cela permet de comprendre comment Jésus a pu être un homme sans pour autant commettre de péché. Si l’on considére le péché comme partie intégrante de la nature humaine, ou bien Christ a péché, ou bien il n’a pas eu une nature humaine: dilemme impossible! Mais si le péché est un acte de désobéissance qui rompt toute relation avec Dieu, il est tout à fait clair que Jésus n’a pas péché, bien qu’il ait été un être humain tout comme Adam!

A cela, on peut ajouter que considérer le péché comme une désobéissance détruit le paralléle souvent établi entre péché et souffrance. De nos jours, on parle de la guérison comme si elle revenait de droit à tout chrétien. La conviction que le douleur et la maladie sont dues au péché non confessé a revêtu une forme légérement modifiée, puisque maintenant on a tendance à les considérer comme l’œuvre des puissances diaboliques hostiles! Les Ecritures ne permettent pas une telle interprétation et ceux qui l’adoptent ont tout simplement mal compris ce qui s’est passé – ou plutôt ce qui ne s’est pas passé – lors de la Chute. Dans le jardin d’Eden, l’homme était tout à la fois mortel et préservé de la mort. A partir de la Chute, cette protection a disparu, mais son être physique n’a pas changé pour autant.

La Bible dit que la chute de l’homme est due à un acte de désobéissance suscité par une tentation. L’homme n’a pas simplement décidé de désobéir à Dieu; il a été séduit par la promesse qu’en désobéissant, il ressemblerait davantage à Dieu lui-même. Et, ô surprise, cette promesse était exacte! Lorsqu’il a mangé du fruit, il est en effet devenu comme Dieu, ainsi qu’on le voit en Genése 3:22. La conscience morale qui était l’apanage de Dieu est devenue aussi le privilége de l’homme. Bien plus, Dieu ne la lui enléve ni pour le punir de son acte de désobéissance, ni lors de la restauration de l’homme en Christ. Le deuxiéme Adam est, à cet égard, plus grand que le premier, fait qui n’est jamais nié, ni compromis de quelque maniére que ce soit.

Comment interpréter ce fait extraordinaire? L’apôtre Paul affirme que nul ne peut contrarier le plan de Dieu; et en ceci, nous voyons que, même au travers du péché, son plan pour nous est en train de se réaliser. En même temps, il est impossible d’oublier que cet accomplissement est radicalement changé en ce qui concerne l’homme déchu. Sa conscience morale accroît sa ressemblance avec Dieu, mais son état de péché ne sert qu’à le condamner davantage. Selon l’enseignement de l’Ecriture, tel qu’il se trouve en Romains 1, plus l’homme non-régénéré connaît Dieu, plus sa condamnation est grande. Rien n’autorise l’élaboration d’une théologie naturelle qui pourrait être associée à l’idée de salut par la morale et par les bonnes œuvres!

Un autre commentaire important est que l’homme est pris dans un tissu de méchancetés qui le dépasse de loin. Depuis quelques années, on assiste à un regain d’intérêt pour certaines sortes de péché qui débordent la désobéissance consciente de l’individu, même si, dans la société sécularisée où nous vivons, cet intérêt s’est focalisé sur les structures de la société. On dit maintenant que l’homme est captif de son hérédité et de son environnement – facteurs qui servent à alléger et même à enlever toute responsabilité de sa part. Certes, la Bible ne rejette pas l’idée de structures pécheresses qui dépassent l’homme, mais elle ne la présente pas ainsi. D’aprés les Ecritures, l’homme a cessé d’être le fils de Dieu pour devenir le fils de Beelzébul – l’esclave de Satan qui l’a entraîné dans sa révolte contre le Créateur. Loin de lui enlever sa responsabilité, cette révolte l’introduit dans le camp des anges déchus, auxquels la race humaine est asservie. Le mal cosmique est personnel tout comme l’homme, et là où il y a des personnes, il y a aussi la responsabilité.

Un autre point relatif à la Chute, si évident qu’il est facile de le négliger, ou tellement susceptible de susciter la controverse qu’il vaut mieux l’ignorer: c’est le rôle accordé au sexe féminin. Il nous est dit que c’est Eve qui a péché la premiére. On le voit, non seulement dans la Genése mais aussi en I Timothée 2:14, où Paul en tire argument pour n’attribuer qu’un rôle secondaire aux femmes dans le culte public. Comment accepter cela à une époque où l’on revendique l’égalité des sexes?

La réponse se trouve, encore une fois, dans le lien étroit entre la Chute et l’origine de l’être humain, mâle et femelle. La femelle a été tirée du mâle; aussi, d’une certaine maniére, son existence à elle a-t-elle dépendu de la sienne à lui. S’il avait péché le premier, elle aurait peut-être échappé aux conséquences du péché, ou bien elle se serait trouvée impliquée sans son consentement. Mais en abordant la femme en premier, Satan a touché l’homme à son point le plus faible, et ainsi les a atteint tous les deux. Ce n’est pas parce qu’Eve avait une plus grande culpabilité qu’Adam que la femme a été assujettie à l’homme, comme l’expose longuement Paul, mais plutôt parce que l’homme et la femme ont été tous les deux plus vulnérables dés lors que la femme a pris les devants. C’est pour les protéger tous les deux que Paul établit les choses ainsi, non pas pour rehausser la gloire de l’un aux dépens de l’autre.

Avant de conclure cette étude sur la Chute, voyons un dernier point: celui de la dépravation totale, un concept familier à tous ceux qui ont étudié les Canons de Dordrecht, mais aussi un concept qui offense ceux qui croient y voir un rejet lamentable de toute forme de bonté ou de capacité humaines. La dépravation totale, comme tout ce qui touche à la Chute, doit d’abord être considérée comme une conséquence spirituelle de la désobéissance. Cela ne signifie pas que tout être humain est si totalement corrompu qu’il ne peut atteindre à aucune forme de bien, mais que toutes ses facultés et toutes ses actions sont marquées par son inclination au mal. Des hommes et des femmes non régénérés accomplissent quantité d’œuvres bonnes et de grandes réalisations, qui surpassent, non pas rarement mais bien souvent, celles des chrétiens. Personne ne le nie! Ici, il est question du salut qui est accordé par grâce au moyen de la foi, et non par les œuvres! Selon la doctrine de la dépravation totale, l’homme déchu est enfermé dans un engrenage de péché dont il ne peut pas s’échapper. Il a une conscience morale, mais elle est mal fondée et il l’utilise à des fins mauvaises. Il fait du bien, mais d’une maniére qui, en définitive, est vaine et autodestructive. Aucun de ses dons n’est nié: c’est le cadre et la perspective dans lesquels il agit qui sont erronés, et seul Dieu peut redresser cela.

En bref, la Chute est une réalité qui a fait entrer, dans l’expérience humaine, la révolte spirituelle des anges déchus. Nous n’avons pas commencé de nous-mêmes cette révolte: nous avons cédé à la tentation d’y participer. Une fois pris dans l’engrenage, il est impossible d’y échapper, à moins que Dieu lui-même n’intervienne. Cela, il l’a fait en Christ: il a triomphé du pouvoir de Satan, détruit les portes de l’enfer et payé le prix du péché. Grâce à tout cela, Dieu peut nous recevoir comme ses enfants et nous ouvrir l’accés à l’arbre de vie, accés que notre premier ancêtre nous a si tragiquement barré.


* G. Bray est professeur d’histoire de l’Eglise à la Samford University (Birmingham, Alabama, Etats-Unis). Il est l’auteur de The Doctrine of God (Leicester: IVP, 1993).
Ce texte est traduit de la revue de Rutherford House, Edimbourg, Evangel, printemps 1985, par Alison Wells.
1 Gn 1:26-27.
2 Voir Gn 9:6.


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