« L’Esprit intercède » : Romains 8.26-27

« L’Esprit intercède » : Romains 8.26-27

Donald COBB*

« De même aussi l’Esprit vient au secours de notre faiblesse, car nous ne savons pas ce qu’il convient de demander dans nos prières. Mais l’Esprit lui-même intercède par des soupirs inexprimables ; et celui qui sonde les cœurs connaît quelle est l’intention de l’Esprit : c’est selon Dieu qu’il intercède en faveur des saints » (Rm 8.26-27, Col).

Le thème proposé pour ce numéro – « Esprit Saint et expérience spirituelle » – pose une question aiguë : quelle expérience faisons-nous, ou devrions-nous faire, de l’Esprit ? Il pose aussi, par implication, la question des limites de notre expérience. Dire cela, ce n’est pas suggérer qu’il y aurait des domaines d’où l’Esprit serait d’emblée chassé. Mais l’expérience que nous faisons de l’Esprit Saint est-elle vraiment à même de rendre compte de la réalité de l’œuvre de l’Esprit en nous ? Ou cette œuvre dépasse-t-elle ce que nous pouvons en ressentir ?

Un domaine qui peut aider à répondre à ces questions est celui de la prière, car l’Esprit et la prière sont liés plus d’une fois dans le Nouveau Testament. Deux exemples le montrent bien. Dans l’épître aux Ephésiens, Paul donne l’exhortation : « Priez en tout temps par l’Esprit, avec toutes sortes de prières et de supplications » (Ep 6.18). Jude, de son côté, écrit ceci : « Mais vous, bien-aimés, édifiez-vous vous-mêmes sur votre très sainte foi, priez par le Saint-Esprit » (Jude 20).

C’est ce même lien que nous retrouvons en Romains 8.26-27, passage évoquant nos prières et l’intercession de l’Esprit. De fait, au-delà du lien avec la prière, ces paroles de Paul contribuent à mieux cerner l’œuvre de l’Esprit dans sa globalité. Cependant, elles contiennent aussi des difficultés qui sont loin d’être négligeables. A la différence de certains textes bibliques qui s’éclairent dès que l’on y apporte un regard plus attentif, l’étude de ces versets pourrait plutôt donner l’impression d’en accroître l’opacité ! Je procéderai donc en deux temps : d’abord, en développant différentes questions liées au texte lui-même – contexte, sens, interprétation – puis, dans un deuxième temps, en essayant de dégager quelques implications pour comprendre plus exactement quelle devrait être notre expérience de l’Esprit.

I. Le contexte général : une perspective paradoxale

Dans la section des Romains qui va du début du chapitre 5 jusqu’à la fin du chapitre , Paul approfondit la question de la vie en Christ : comment ceux qui appartiennent à Jésus-Christ doivent-ils vivre ? Le ton général de ces chapitres est étonnamment positif et nous pourrions avoir l’impression par moment que l’apôtre se livre même à une certaine exultation, comme le montre Romains 5.3-5 :

Bien plus, nous nous glorifions même dans les tribulations, sachant que la tribulation produit la persévérance, la persévérance une fidélité éprouvée, et la fidélité éprouvée l’espérance. Or, l’espérance ne trompe pas, parce que l’amour de Dieu est répandu dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné.

Cette perspective paradoxale, on le voit, est intimement liée au don de l’Esprit, qui constitue, dans ces chapitres, l’élément décisif de l’existence chrétienne. De fait, ce don représente plus fondamentalement encore une des spécificités de la nouvelle alliance[1]. L’œuvre de l’Esprit établit ainsi un contraste saisissant par rapport à la Torah, « principe de sanctification » de l’ancienne alliance (Rm 7.6) : bien qu’ils soient « saints », « justes », « bons » et même « spirituels »[2], les commandements de la Loi de Moïse se révèlent, en réalité, puissamment incapables de produire la sainteté que celle-ci préconise pour le peuple de Dieu. C’est pourquoi, après avoir détaillé au chapitre 7 l’impasse à laquelle la Loi conduit nécessairement, Paul développe au chapitre 8 l’œuvre de l’Esprit qui accomplit chez les croyants la « juste exigence de la Loi » (8,4). L’œuvre de l’Esprit devient ainsi le moyen concret de la sanctification chrétienne (8.5-9). Mais elle devient aussi le fondement de l’espérance : l’Esprit en nous, dit Paul, – le même par lequel Dieu a relevé Christ d’entre les morts[3] – est le gage de notre résurrection (v. 11). Plus encore, l’Esprit nous fait découvrir le visage paternel de Dieu : par lui, nous crions « Abba, Père » (v. 15). Grâce à l’Esprit, nous nous reconnaissons comme enfants de Dieu et cohéritiers du Christ, « fils dans le Fils »[4] (v. 17). De façon générale, l’Esprit nous ouvre donc à toutes les richesses qui sont en Christ.

Cependant, le caractère paradoxal de la vie en Christ annoncé en 5.3-5 n’est pas oublié et le v. 17, parlant de l’héritage promis avec le Christ, met en avant une condition importante : « Si toutefois nous souffrons avec lui, afin d’être aussi glorifiés avec lui[5]. » Cette mention des souffrances sert d’ailleurs de transition, introduisant une tension qui va marquer l’ensemble de la section suivante. En Romains 8.18-39, Paul développera, en effet, une perspective double sur la vie chrétienne : la présence des épreuves, liées à notre confession du Christ, qui côtoie de façon constante l’espérance de gloire (v. 18). Aussi évoquera-t-il, d’un côté, l’attente ardente de la création qui languit de participer à la révélation des enfants de Dieu (v. 19 et 23) et, de l’autre, les « gémissements » ou « soupirs » que cette attente occasionne. Nous sommes sauvés, dit-il encore, mais « en espérance », ce qui implique que nous n’y participons à présent que par la foi (v. 34-25). Cette double perspective continuera jusqu’à la fin du chapitre, y compris dans la finale triomphante où éclatera la victoire en Christ : l’apôtre y affirmera bien que « dans toutes ces choses, nous sommes plus que vainqueurs par celui qui nous a aimés » (v. 37)… mais non sans avoir auparavant cité le psalmiste : « Selon qu’il est écrit : A cause de toi, l’on nous met à mort tout le jour. On nous considère comme des brebis qu’on égorge » (v. 36). Des perspectives de gloire, mais qui restent enchevêtrées avec la réalité des souffrances.

C’est dans ce contexte diversifié que Paul évoque l’intercession de l’Esprit. Significativement, il aborde le thème en parlant précisément de notre faiblesse et de notre ignorance. L’œuvre de l’Esprit se trouve du côté de la nouveauté, de la gloire et de la victoire en Christ ; mais elle s’exerce précisément dans une situation d’épreuves et de dénouement dont les insuffisances dans notre vie de prière fournissent une illustration saisissante[6].

II. L’intercession de l’Esprit

Ces quelques remarques nous conduisent à considérer plus particulièrement l’intercession de l’Esprit. En quoi consiste-t-elle ? Tentons de répondre à cette interrogation à travers quelques questions.

A) Que fait l’Esprit ? 

Avant toute autre chose, l’Esprit dans ces versets intercède. Paul décrit cette activité par le biais de deux termes partageant une même racine verbale. Au v. 27, il emploie l’expression « il intercède en faveur des saints » (entugchanei huper hagiôn). Le verbe entugchanô a le sens général de « faire une demande ou une requête » (notamment dans le contexte d’une rencontre) et, par extension, d’intercéder en faveur de quelqu’un[7]. Significativement, c’est le même verbe que l’on trouvera, quelques versets plus loin, rapporté à l’intercession du Christ : « Qui […] condamnera [les élus de Dieu] ? Christ est mort ; bien plus, il est ressuscité, il est à la droite de Dieu, et il intercède pour nous (entugchanei huper hêmôn)[8]! » Au v. 26, Paul emploie le même verbe, y ajoutant simplement un préfixe : « Mais l’Esprit lui-même intercède (huperentugchanei)[9]. » La différence est négligeable ; dans les deux cas – et c’est important – , il s’agit de l’intercession de l’Esprit en faveur des croyants.

En quoi consiste, précisément, cette intercession ? Il est difficile de le dire. Paul affirme (v. 26) que l’Esprit intercède « avec des gémissements (ou des soupirs) inexprimables (stenagmois alalêtois)[10]. » Relevons d’abord que ces « gémissements » rappellent – ce n’est pas un hasard – le contexte des versets précédents : il a été précisé au v. 22 que la création entière « gémit » (sustenazei)[11] dans l’attente où elle est de participer à la situation eschatologique. Le même verbe revient au v. 23 : « Et nous, en nous-mêmes, nous gémissons (stenazomen), en attendant l’adoption, la rédemption de nos corps ». Nous reviendrons sur ce point, mais notons que l’action de l’Esprit correspond, d’une certaine façon, à celle de la création et des croyants, et qu’elle lui est parallèle. Comme le souligne F. Godet, il y a une sorte de gradation dans l’ensemble de ce passage, allant des gémissements de la création, puis s’élevant à ceux des enfants de Dieu pour aboutir à ceux de l’Esprit[12].

Pouvons-nous dire davantage sur la nature de ces gémissements ? Il y a certainement là une part d’image. L’apôtre précise qu’ils sont alalêtos, c’est-à-dire soit des gémissements « inarticulés », soit des gémissements « inexprimables ». Il y a débat sur la nuance précise ici, d’autant plus que c’est la seule fois où le terme est employé dans le Nouveau Testament. A mon sens, l’idée est assez clairement que ces gémissements, qui sont ceux de l’Esprit, vont infiniment au-delà de ce que nos mots humains pourraient décrire[13]. Ils expriment le sentiment de l’Esprit d’une façon qui reste insaisissable et qui, fondamentalement, nous échappe. C’est important, car cela souligne déjà que l’intercession de l’Esprit dépasse de loin ce que nous pouvons en dire, en comprendre ou en ressentir.

B) Quel lien entre les gémissements de l’Esprit et la prière des croyants ? 

Tout cela pose une deuxième question, qui est certainement la plus difficile en rapport avec notre passage : comment comprendre le lien entre cette intercession de l’Esprit et la prière des croyants ? En parcourant les interprétations des uns et des autres, nous pouvons dégager trois positions principales.

i) L’Esprit « sans nous » : Citons d’abord la position de D. Moo et d’autres : l’intercession de l’Esprit est essentiellement distincte de celle des croyants. Les gémissements ne sont pas ceux des croyants mais de l’Esprit, qui intercède – il faut bien le noter – « en faveur des saints », tout comme le Fils, à la droite du Père, intercède en faveur des élus (v. 34). Ces gémissements sont donc extérieurs aux croyants même si, selon Moo, cette intercession a lieu « dans nos cœurs »[14]. L’exégète catholique romain, S. Légasse exprime ainsi cette position :

« […] [C’est] par une supplication en notre faveur que l’Esprit corrige nos déficiences à ce propos […]. La prière, comme tout le reste dans la vie des croyants, est marquée par l’inachevé qui caractérise leur existence présente en ce monde prêt à passer. Prière maladroite, demandes inappropriées, l’Esprit est donné pour y remédier. Il le fait, mais non pour suggérer à ceux qu’il anime de demander à Dieu pour eux des grâces conformes à sa volonté. L’Esprit supplie en faveur des croyants [15]. »

A mon sens, cette interprétation a perçu un élément fondamental dans ce texte de Paul : avant même de parler de notre intercession, il faut considérer celle de l’Esprit. Il n’y a pas de confusion entre les deux. Ce constat, soit dit en passant, a déjà des implications importantes pour le thème global qui nous occupe : l’Esprit Saint et l’expérience spirituelle. En effet, dans cette perspective, l’œuvre de l’Esprit ne s’assimile pas – dans le domaine précis de la prière, tout au moins – à notre expérience spirituelle. Les deux choses sont fondamentalement différentes.

En même temps, nous pouvons nous demander si cette interprétation rend compte de toute la profondeur de l’affirmation de l’apôtre. Pour y répondre, nous devons passer en revue les autres positions courantes.

ii) L’Esprit « en nous », parlant en langues : Une deuxième interprétation rapproche les gémissements de la glossolalie. Les gémissements de l’Esprit sont le « langage de prière » de l’Esprit qui s’exprime chez les croyants, par le parler en langues. Cette position, sans être extrêmement répandue, est représentée par certains commentateurs de tendance pentecôtiste ou charismatique[16]. Que faut-il en penser ? Il est vrai que la communication « inexprimable » de l’Esprit rappelle bien la description que Paul fait de la glossolalie en 1 Corinthiens 14[17] : celui qui prie en langues, dit-il, « parle à Dieu » (1 Co 14.2) ; il prie « par l’Esprit » et non « avec l’intelligence » qui, elle, « demeure stérile » (v. 14-15). Pourtant, dans cette prière, le croyant rend grâces à Dieu (v. 16-17) et, même, dit des « mystères » par l’Esprit (v. 2). Il me semble toutefois difficile d’identifier les deux choses, et cela pour deux raisons principales :

  • Les gémissements de l’Esprit indiquent – comme tout le contexte – une situation d’épreuves. L’œuvre de l’Esprit ne s’assimile pas aux actions de grâce dont il est question en 1 Corinthiens 14, mais relève bien d’une situation de faiblesse et de désespoir. Comme en Romains 8.17, l’idée est celle d’une souffrance portée par l’Esprit et exprimée à Dieu dans un élan qui dépasse largement notre désarroi face aux difficultés.
  • Deuxièmement, sans examiner la question de la pérennité des dons dits « extraordinaires », il faut rappeler que, dans la perspective de Paul, « tous ne parlent pas en langues » (1 Co 12,30)[18]. Or, il est question, en Romains 8, de l’œuvre de l’Esprit en faveur des croyants, non pas de quelques-uns seulement, mais de ceux qui sont visés par l’ensemble de ce chapitre, c’est-à-dire « nous tous » (cf. v. 32)[19] !

iii) L’Esprit avant nous, en nous et après nous : Reste une troisième interprétation, à savoir que tout en étant distincts des prières des croyants, les gémissements de l’Esprit y sont pourtant intimement liés. L’Esprit intercède en faveur des chrétiens et c’est bien de son intercession qu’il est question. Pourtant, en le faisant, il suscite aussi leur intercession et la dirige vers Dieu. Comme le dit S. Bénétreau, il faut « […] associer, sans les confondre, les gémissements des deux acteurs, les gémissements du croyant pouvant être ‘exprimables et exprimés’, ceux de l’Esprit, non formulés au moyen de nos mots, les inspirant et les soutenant[20]. » C’est, en fait, la position de la plupart des commentateurs[21] et elle a le grand avantage de s’inscrire en continuité avec ce que Paul dit ailleurs sur l’Esprit. Elle permet ainsi de saisir plus précisément toute la question du lien entre l’Esprit et l’expérience spirituelle. Aux v. 15-16 du même chapitre, Paul dit la chose suivante :

[…] Vous n’avez pas reçu un esprit de servitude, pour être encore dans la crainte, mais vous avez reçu un Esprit d’adoption, par lequel nous crions : Abba ! Père ! L’Esprit lui-même rend témoignage à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu.

C’est l’Esprit qui instaure chez les croyants une conscience filiale et suscite leur prière à Dieu, lui aussi qui les amène à découvrir en lui leur Père. Or, en Galates 4, dans un contexte assez proche, nous trouvons une affirmation analogue, mais avec une variante notable :

Mais lorsque les temps furent accomplis, Dieu a envoyé son Fils, né d’une femme, né sous la loi, afin de racheter ceux qui étaient sous la loi, pour que nous recevions l’adoption. Et parce que vous êtes des fils, Dieu a envoyé dans nos cœurs l’Esprit de son Fils, qui crie : Abba ! Père ! (Ga 4,4-6).

Différence étonnante ! Dans le premier passage, c’est par l’Esprit que nous crions à Dieu, dans le second l’Esprit lui-même crie en nous. Y a-t-il une contradiction entre les deux ? Je ne le pense pas. L’Esprit Saint, qui est aussi l’Esprit du Fils – l’Esprit de celui qui seul pouvait s’adresser à Dieu en toute vérité en disant « Père » –, entre dans nos existences avec cet élan filial qui est celui du Christ et, du coup, il suscite en nous ce même mouvement vers le Père qui est, à la fois, sien et nôtre. Pour le dire autrement, l’Esprit du Fils fait résonner dans nos vies la conscience filiale du Christ et nous rend conscients du fait que, en lui, nous sommes nous aussi enfants du Père. Or, il en est de même dans notre prière : notre intercession est suscitée et elle est portée par l’intercession inexprimable d’un plus grand que nous, l’Esprit lui-même[22]. L’action de l’Esprit se situe donc à la fois au cœur et en amont de notre prière. De fait, nos prières sont aussi corrigées par lui. Cette remarque me conduit au point suivant.

C : Comment comprendre l’intercession de l’Esprit et l’écoute du Père ? 

Rappelons un point essentiel : tout le développement que Paul fait ici sur l’Esprit est lié à notre ignorance : « nous ne savons pas ce qu’il convient de demander dans nos prières » (v. 26)[23]. Face aux situations que nous ne maîtrisons pas, dont, souvent, nous ne discernons pas les vrais enjeux et où nos propres motivations ne sont pas toujours très claires, une intercession juste peut paraître impossible. Or, c’est précisément pour cela que l’Esprit vient nous « porter assistance ».

Qu’est-ce que cela signifie exactement ? Il y a sans doute deux choses. D’un côté, l’Esprit suscite les motivations et les demandes justes ; il œuvre afin d’orienter nos mobiles cachés et de corriger nos intercessions maladroites[24]. Mais il y a un deuxième élément qui est pour Paul, le plus important : si l’Esprit suscite en amont notre prière et fait naître les motivations qui conviennent, il agit aussi en aval. C’est-à-dire qu’il prend nos prières – qui resteront toujours faibles, insuffisantes – et il les « corrige » en quelque sorte, les investissant de sa puissance et de sa profondeur ; il les associe à ses « gémissements inexprimables » et les présente ainsi au Père. Les prières des croyants sont donc portées par l’Esprit de telle sorte que ce que le Père entend, c’est « la pensée de l’Esprit ».

Le v. 27 est surprenant : « Et celui qui sonde les cœurs connaît quelle est l’intention de l’Esprit : c’est selon Dieu qu’il intercède en faveur des saints ». Celui qui sonde les cœurs c’est, à n’en pas douter, le Père lui-même[25]. Or le Dieu qui discerne parfaitement la pensée des ses créatures comprend d’autant plus parfaitement l’intention de l’Esprit que celui-ci pense ce que pense le Père[26]. Comment comprendre cela ? A mon sens, nous sommes très largement ici dans le domaine de l’image. Que signifie l’idée que l’Esprit de Dieu prend nos prières, qu’il les rectifie et les présente à Dieu le Père ? Ou que le Père doit aller lire dans les pensées de l’Esprit, comme s’il s’agissait de deux individus séparés ? Par ailleurs, le Père a-t-il besoin de cette œuvre de l’Esprit pour « entendre droitement » les prières des croyants ? Il faut se garder de prendre tout cela de façon trop littérale[27].

Par contre, il importe de retenir ceci : Paul souligne que l’œuvre de l’Esprit dans la vie de prière des croyants va bien au-delà de ce qu’eux-mêmes peuvent comprendre ou ressentir. Nos requêtes représentent, en quelque sorte, un point précis dans le temps : mais l’œuvre de l’Esprit se place non seulement avant et pendant ce point, suscitant notre prière et la portant, mais encore après, la corrigeant et la présentant au Père. Un commentateur récent propose l’image des vagues de la mer : de notre point de vue, il n’y a que la surface de l’eau. Mais les vagues que nous voyons sont portées par des courants puissants que nous ne percevons ni ne ressentons jamais[28]. De la même manière, nos prières ne représentent qu’une infime partie de l’œuvre de l’Esprit, celle qui est visible, d’ailleurs régulièrement soulevée et balayée par des tempêtes. L’essentiel se passe à un autre niveau, dans l’action de l’Esprit qui, pourtant, nous reste le plus souvent imperceptible.

Conclusions pratiques

En quoi ces quelques versets de Paul peuvent-ils contribuer à l’étude du thème plus large « Esprit et expérience spirituelle » ? En guise de réponse, j’aimerais relever trois points.

Premièrement, notre ignorance dans la prière n’est pas une mauvaise chose, pas plus que notre faiblesse. Il est frappant de constater que Paul lui-même affirme ici qu’en ce qui concerne nos demandes, nous sommes profondément démunis, et qu’il en parle comme d’une condition habituelle. Dans le temps présent, tendu vers le royaume mais marqué par la corruption et les souffrances, notre prière a toujours quelque chose d’insuffisant. Il y a là déjà un avertissement contre toute tentation d’instrumentaliser la prière en pensant que sa force ou son efficacité résiderait dans la précision des demandes formulées, dans la ferveur avec laquelle nous l’offririons, ou même dans la transparence de nos motivations. Clairement, il est important de sonder les mobiles profonds de nos requêtes. De même, l’exhortation à la prière – et à la prière de foi, la prière fervente – est suffisamment présente dans l’Ecriture pour que nous ne nous trompions pas à ce sujet. Mais, plus importante encore est l’action de l’Esprit. Bien sûr, rien ne permet de penser que le chrétien pourrait se dispenser de la prière : dans l’intercession « inexprimable » de l’Esprit, nous sommes entraînés, nous aussi, à l’intercession ! Pourtant, comme nous l’avons vu, l’essentiel se trouve ailleurs.

Deuxièmement, si tout le contexte de ce passage fait apparaître une situation de luttes et de souffrance en sorte que le croyant pourrait se sentir par moment désemparé, voire délaissé ou abandonné de Dieu, la réalité est tout autre. Au-delà de l’imagerie, ces versets soulignent que le Père qui a envoyé son Fils – lui qui intercède pour nous dans le ciel – a aussi envoyé son Esprit qui intercède, pour nous et à travers nous, sur la terre ! Ainsi, cette intercession, à la fois céleste et terrestre, met en relief de la façon la plus forte possible l’attachement total du Dieu trinitaire, Père, Fils et Saint-Esprit, à ceux qui l’aiment, à « ceux qui sont appelés selon son dessein » (v. 28). Le point de départ et le fondement de toute expérience spirituelle légitime se trouve là, dans l’engagement indéfectible de Dieu envers les siens.

Troisièmement, la question « l’Esprit et l’expérience spirituelle » est fondamentale : mais nous pouvons nous demander si elle est bien posée. D’après Paul, notre expérience de l’Esprit, dans le temps présent, sera toujours en deçà de la réalité de l’œuvre de l’Esprit. En définitive, l’Esprit ne vient pas enlever nos faiblesses de telle sorte que l’expérience spirituelle « normale » reviendrait à éprouver la pure puissance ou la victoire sans mélange de Dieu : dans notre attente du royaume, la victoire exultante du Christ côtoie l’insuffisance qui, toujours, sera la nôtre. L’Esprit travaille au sein de cette faiblesse, afin de faire rayonner, dans les situations d’épreuves et de souffrances, le triomphe du Christ[29]. De fait, dans ce passage en tout cas, l’Esprit Saint ne fait pas ressentir sa présence. Ce que nous ressentons se trouve plutôt du côté de l’ignorance et de la faiblesse. Pourtant, malgré ce que nous éprouvons, l’œuvre de l’Esprit demeure une réalité dans nos vies. Peut-être pourrions-nous même aller jusqu’à affirmer que c’est lorsque notre ignorance et nos faiblesses sont les plus criantes que l’Esprit est le plus à l’œuvre, car c’est alors qu’il vient « à notre secours » (v. 26).

+

Quel lien, finalement, entre l’Esprit et l’expérience spirituelle ? Il est vrai que la question de l’expérience (ou des expériences) de l’Esprit préoccupe souvent nos communautés. Pourtant, la question serait sans doute mieux posée si nous nous interrogions sur le lien entre l’Esprit et la finalité de la vie chrétienne. En effet, ces quelques versets sur l’Esprit fournissent aussi une transition vers un autre enseignement, puisque Paul précisera aussitôt après que ceux qui sont au bénéfice de l’Esprit et de son intercession sont ceux que Dieu « a prédestinés à être semblables à l’image de son Fils, afin qu’il soit le premier-né d’un grand nombre de frères » (Rm 8.29). Ce que nous pouvons dire de l’Esprit comme objet de nos expériences doit, en fin de compte, trouver son articulation et son sens en lien avec l’Esprit comme agent de notre transformation à l’image de Jésus-Christ[30].


* D. Cobb est professeur de Nouveau Testament à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence.

[1] Rappelons-nous que, dans l’Ancien Testament, le don de l’Esprit fait partie – avec la Loi écrite « dans les cœurs » – de ce qui est promis dans le cadre de la nouvelle alliance pour les temps eschatologiques (Ez 36.25-27, 37.1-14 ; Jr 31.31-34). Comme le remarque N.T. Wright, The Letter to the Romans (coll. NIB), Nashville, Abingdon Press, 2002, 598, dans le contexte de Rm 8.26-27, la prophétie du don de l’Esprit en Za 12.10 prend un relief particulièrement intéressant : « Alors je répandrai sur la maison de David et sur les habitants de Jérusalem un esprit de grâce et de supplication (rouach chén wethachnounîm), et ils tourneront les regards vers moi, celui qu’ils ont transpercé ».

[2] Rm 7.11,12,14.

[3] Cf. Rm 1.4.

[4] J’emprunte l’expression, entre autres, à R. Dupont-Roc, « Galates 3,6-22. Abraham et sa descendance : tous fils dans le Fils. Une transformation radicale du ‘point de vue’ », Regards croisés sur la Bible. Etudes sur le point de vue. Actes du IIIe colloque international du Réseau de recherche en narrativité biblique Paris, Cerf, 2007, 455-465.

[5] Eiper sumpaschomen hina kai sundoxasthômen.

[6] Cf. J.D.G. Dunn, Romans 1-8 (coll. WBC), Dallas, Word, 1988, 477. Comme le remarque S. Légasse, L’épître de Paul aux Romains (coll. Lectio Divina Commentaires), Paris, Cerf, 2002, 525, le hôsautôs au début du v. 26 – « de la même façon, l’Esprit vient au secours de notre faiblesse » – rapproche les versets touchant à l’œuvre de l’Esprit aux gémissements de la création que Paul vient de mentionner.

[7] Cf. W. Arndt et F.W. Danker, A Greek-English Lexicon of the New Testament and Other Early Christian Literature, Chicago, University of Chicago Press, 20003 (par la suite, BDAG).

[8] Cf. aussi Hé 7.25.

[9] Selon J.H. Moulton et G. Milligan, Vocabulary of the Greek New Testament, Illustrated From the Papyri and Other non-Literary Sources, Londres, Hodder and Stoughten, 19722, le verbe huperentugchanô ne semble pas se rencontrer en dehors de la littérature chrétienne des premiers siècles.

[10] Stenagmos signifie aussi bien « soupir » que « gémissement ». Vu le contexte des souffrances, le sens fort de « gémissement » semble mieux convenir ici.

[11] Littéralement « gémit ensemble » (stenazô + sun, « avec »), sous-entendu : avec les enfants de Dieu.

[12] F. Godet, Commentaire sur l’épître aux Romains, t.2, Genève, Labor & Fides, 1968 [première édition, 1883], 197. Précisons toutefois, avec S. Légasse, L’épître de Paul aux Romains, 527, que s’il y a bien intensification par rapport aux versets précédents, les sentiments qui animent les sujets (la création et les croyants d’un côté, l’Esprit, de l’autre) ne sont pas les mêmes.

[13] Ainsi BDAG et J.-C. Boutinon, « La prière de l’Esprit en Romains 8.26b-27 », in Esprit et vie. Hommage à Samuel Bénétreau à l’occasion de ses soixante-dix ans (coll. Théologie), Vaux-sur-Seine/Cléon-d’Andran, Edifac/Excelsis, 1997, 146ss. J.D.G. Dunn, Romans 1-8, 478, S. Légasse, L’épître de Paul aux Romains, 526, T.R. Schreiner, Romans (coll. BECNT), Grand Rapids, Baker Books, 1998, 445, et d’autres préfèrent l’idée de « gémissements inarticulés ». Pour Dunn, ce sens s’impose dans la mesure où Paul parle de notre incapacité à formuler des demandes convenables dans la prière. C’est évidemment vrai, mais cela néglige le fait que ces gémissements sont d’abord ceux de l’Esprit et qu’ils relèvent de son œuvre d’intercession. Le parallèle avec 2 Co 12.4, où Paul parle des « paroles indicibles » (arrêta rêmata) qu’il a entendues est assez proche de ce qui est dit ici, nonobstant les objections de Dunn.

[14] D. Moo, The Epistle to the Romans (coll. NICNT), Grand Rapids, Eerdmans, 1996, 526.

[15] S. Légasse, L’épître de Paul aux Romains, 526.

[16] Ainsi, par exemple, J.-C. Boutinon, « La prière de l’Esprit en Romains 8.26b-27 », 160 ss et G. Fee, God’s Empowering Presence, 575-586 (Fee reconnaît, ibid, 577, que la position qu’il épouse est minoritaire et qu’elle n’est qu’une possibilité – vraisemblable, selon lui). Parmi les exégètes moins récents, nous pouvons mentionner E. Käsemann, dont l’interprétation de Rm 8.26-27 reste influente.

[17] Cf. G. Fee, God’s Empowering Presence, 581 s.

[18] Ce verset, en réalité une question dans le grec, sert parfois d’alibi pour justifier la glossolalie comme phénomène universel dans l’Eglise : à la remarque « tous parlent-il en langues ? », il faudrait répondre par l’affirmative : « Oui ! ». En réalité, 1 Co 12.29-30 met en avant une série de questions rhétoriques auxquelles il faudrait logiquement répondre par la négative. Le caractère rhétorique est plus appuyé encore dans le texte grec puisque chacune des sept phrases interrogatives commence par la négation mê, sous-entendant une réponse négative. Nous pourrions rendre très exactement le sens de la construction en traduisant : « Tous ne parlent pas en langues, n’est-ce pas ? » (réponse attendue : « Non ! »).

[19] Ainsi, entre autres, T.R. Schreiner, Romans, 445. S. Légasse, L’épître de Paul aux Romains, 527, n’avance pas moins de huit raisons qui militent contre l’interprétation de E. Käsemann (tous ne sont pas entièrement convaincants).

[20] S. Bénétreau, L’épître de Paul aux Romains t 1 (coll. CEB), Vaux-sur-Seine, Edifac, 1996, 239-240.

[21] Cf., par exemple, J. Calvin, Commentaires de Jean Calvin sur le Nouveau Testament. Epître aux Romains, Aix-en-Provence/Fontenay-sous-Bois, Kerygma/Farel, 1978 [d’après l’édition de 1539], 198, J. Murray, The Epistle to the Romans t. I (coll. NICNT), Grand Rapids, Eerdmans, 19844, 312, W. Sanday et A.C. Headlam, A Critical and Exegetical Commentary on the Epistle to the Romans (coll. ICC), Edimbourg, T & T Clark, 19683, 212-213, et N.T. Wright, The Letter to the Romans, 599.

[22] Cf. H.N. Ridderbos, Paul. An Outline of His Theology, Grand Rapids, Eerdmans, 1975, 201 : « L’Esprit n’est pas seulement celui qui nous apprend à tenir ferme dans cette relation filiale à Dieu et à prononcer avec fermeté le nom du Père malgré tout ce qui s’élève à son encontre ; il garde encore cette communion vivante. Il vient de la part de Dieu éveiller, dans les cœurs de son peuple, une véritable conscience d’enfant. Mais il s’élève encore, pour ainsi dire, des cœurs des enfants jusqu’à Dieu, car dans leur incapacité à trouver les mots justes dans la prière, il entre en eux avec des gémissements indicibles ; et Dieu, qui sonde les cœurs, les jugera selon cette intention sacrée de l’Esprit qui est agréable à Dieu. »

[23] Littéralement : « Car ce que nous devons demander comme il faut, nous ne le savons pas (to gar ti proseuxômetha katho dei ouk oidamen). » Comme le relèvent J.D.G. Dunn, Romans 1-8, 477, G. Fee, God’s Empowering Presence, 575, n. 306, et T.R. Schreiner, Romans, 443, l’insistance est sur l’objet de nos demandes.

[24] J. Calvin, Epître aux Romains, 198, insiste, en particulier, sur ce point.

[25] Cf. 1 S 16.7 ; 1 R 8.39 ; Ps 7.9 , 17.3, 26.2, 139.1-2,23 ; Pr 15.11 ; Jr 11.20, 12.3, 17.10 ; Ac 1.24, 15.8. A noter aussi Ps 44.21-22 : « Si nous avions oublié le nom de notre Dieu, si nous avions étendu nos mains vers un dieu étranger, Dieu ne l’aurait-il pas découvert, lui qui connaît les secrets du cœur ? ». La référence est d’autant plus intéressante que Paul citera le verset 23 du même psaume en Rm 8.36.

[26] Selon T.R. Schreiner, Romans, 446, l’insistance serait sur le fait que Dieu sonde le cœur des croyants, plutôt que la pensée de l’Esprit. Cette interprétation ne nous paraît pas respecter la visée du texte : celui qui sonde les cœurs est a fortiori capable de comprendre la pensée de l’Esprit. Cf. en ce sens, J.D.G. Dunn, Romans 1-8, 479, G. Fee, God’s Empowering Presence, 586, S. Légasse, L’épître de Paul aux Romains, 527, et d’autres.

[27] De même, il faut éviter d’imposer à Paul les catégories trinitaires qui ne seront explicitées que dans les Conciles de l’Eglise au IVe et Ve siècles (Nicée-Constantinople et Chalcédoine en particulier). En soulignant une connaissance réciproque parfaite entre le Père et l’Esprit, Paul fournit un élément essentiel que la théologie ultérieure systématisera. Mais il serait erroné de nous attendre à ce que la pensée de l’apôtre – même inspirée ! – s’exprime de la même façon ou avec la même clarté que les Conciles ultérieurs.

[28] N.T. Wright, The Letter to the Romans. Introduction, Commentary, and Reflections (coll. NIB), Nashville, Abingdon Press, 2002, 599.

[29] Cf. J.D.G. Dunn, Romans 1-8, 487 : « C’est ici, précisément, la merveille et l’aspect poignant de la tension eschatologique : l’Esprit n’élimine ni ne transforme l’incapacité totale des croyants à maintenir un dialogue convenable entre Dieu et l’homme ; mais il agit dans et à travers cette incapacité ».

[30] Comme le dit fort justement S. Légasse, L’épître de Paul aux Romains, 527-528, le rôle de l’Esprit chez les chrétiens est de poursuivre « […] l’œuvre de Dieu inaugurée par la mort et la résurrection du Christ. Toute intervention de sa part ne peut avoir d’autre but que celui-là et nul autre avantage ne peut être sollicité pour [les croyants] qui ne soit la réalisation de cette entreprise et de ce dessein ».

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