L’Eglise et la mission : quelques définitions et distinctions en rapport avec l’Engagement du Cap

L’Eglise et la mission :
quelques définitions et distinctions
en rapport avec l’Engagement du Cap


Donald COBB
Professeur de grec et de Nouveau Testament
Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence


Dès ses débuts dans les années 1970, le Mouvement de Lausanne a veillé à rapprocher deux aspects de la vie de l’Eglise souvent disjoints dans la pratique : proclamation de l’évangile de Jésus-Christ et souci d’une présence concrète au sein de la cité. Cette dernière comprend potentiellement de multiples facettes : secours matériel apporté aux plus démunis ; développement des arts ; préservation de la création ; engagement dans la politique, soit pour encourager une moralité définie par l’Ecriture, soit pour faire honorer des idéaux en principe partagés de tous (justice envers les populations défavorisées ou à l’égard de ceux qui sont objets de la discrimination, par exemple), et ainsi de suite. Si, traditionnellement, les Eglises dites « libérales » ont eu tendance à faire passer l’action humanitaire avant l’annonce de l’évangile, les milieux évangéliques, en voulant privilégier la proclamation du salut en Christ, ont souvent regardé avec méfiance tout accent porté trop largement sur l’engagement social ou politique. Conscient de cette polarisation, le Mouvement de Lausanne a opté pour une troisième voie, mettant en évidence le bien-fondé biblique et l’importance pratique des deux.

L’Engagement du Cap (LEC) fait néanmoins un pas supplémentaire par rapport à ses prédécesseurs en incluant explicitement dans la tâche missionnaire de l’Eglise aussi bien l’engagement au sein de la société que la proclamation de l’évangile :

L’Eglise existe afin d’adorer et glorifier Dieu pour toute l’éternité, et de participer à la mission transformatrice de Dieu au sein de l’histoire. Notre mission découle entièrement de sa mission, elle concerne l’ensemble de sa création et elle trouve son fondement, ainsi que son centre dans la victoire rédemptrice de la croix1.

La mission de l’Eglise ne s’oppose pas ici à la transformation de la société mais la comprend. Comment faut-il juger cette évolution ? Rétablit-elle une saine interpénétration entre parole et praxis ? Ou risque-t-elle de faire perdre de vue l’importance de la proclamation qui, dans la perspective biblique, est théologiquement première par rapport à l’engagement social ? C’est cette interrogation qui fournit le point de départ au présent article. Pour y apporter quelques réponses, il me paraît essentiel de définir, à partir de l’Ecriture et de façon approfondie, les concepts les plus fréquemment employés dans la réflexion à ce sujet. En faisant cela, je travaillerai essentiellement dans le domaine de ma spécialisation, le Nouveau Testament. A mon sens, des définitions précises peuvent prévenir certaines ambiguïtés persistantes dans la discussion comme dans la pratique. Je tâcherai ensuite, à partir de ces définitions, de passer en revue quelques domaines particuliers où le débat gagnerait, à mon sens, à distinguer plutôt qu’à confondre ou à opposer.

1. Quelques définitions : mission, évangile et règne de Dieu

En abordant le rapport entre l’Eglise et la mission, il importe d’abord de préciser ce que nous entendons par « mission ». Mais la mission de l’Eglise implique aussi, logiquement, l’évangile. Comme nous allons le voir, la notion de règne de Dieu y est également centrale. Regardons tour à tour ces trois choses.

1.A : Quelle mission pour l’Eglise ?

Le terme « mission » vient du latin missio (« envoi »). Etymologiquement, c’est ce pour quoi l’Eglise est envoyée dans le monde. Cependant, si la tâche confiée aux disciples dans les évangiles s’associe effectivement à un envoi2, le terme même de « mission » est absent de l’Ecriture. De ce fait, des ambiguïtés sont possibles. Dans la réflexion missiologique, la « mission » peut se restreindre au seul envoi des « missionnaires » vers d’autres régions ou pays en vue de la proclamation de l’évangile ou, au contraire, s’élargir pour inclure toute activité d’Eglise orientée vers l’extérieur. Nous trouvons cette ambiguïté dans LEC, qui retient le sens d’« envoi » pour parler de la mission mais englobe sous ce concept général tout ce que fait l’Eglise3.

Plutôt que de partir du terme « mission », déjà fortement connoté, et de chercher ensuite un contenu précis à cet « envoi », il me semble préférable, dans un premier temps, de poser la question plus largement : Pourquoi l’Eglise a-t-elle été placée dans le monde ? Quelle est sa vocation ou sa responsabilité propres ? En essayant de dégager une perspective globale, nous pourrions dire que l’Eglise a, au sein de l’histoire actuelle, une triple responsabilité ou, peut-être mieux, une triple orientation : verticale, horizontale-interne et horizontale-externe. Pour le dire autrement, l’Eglise doit vivre en étant tournée à la fois vers Dieu, vers elle-même et vers le monde.

–  Une orientation verticale (ou vers Dieu). L’Eglise est appelée à rendre un culte à Dieu, culte qui se définit par l’adoration, la prière, l’écoute de la Parole et la célébration des sacrements4. C’est là une des raisons d’être principales – sinon la raison d’être principale – de l’Eglise en tant que peuple de Dieu. Par Jésus-Christ, ceux qui constituent l’Eglise ont un accès « auprès du Père dans un même Esprit »5 et ils sont appelés à vivre, individuellement et communautairement, coram Deo, devant Dieu. Certes, la vie de l’Eglise ne saurait se limiter à cette activité proprement cultuelle. Néanmoins, l’adoration, la prière, l’écoute de la Parole, la célébration du baptême et de la cène forment un tout irremplaçable, car elles permettent à l’Eglise de se placer, en tant qu’Eglise, devant Dieu et de dire sa reconnaissance pour le salut qu’elle a reçu en Christ. Le culte rend visible cette orientation verticale et la concrétise. Le culte fournit encore au peuple de Dieu l’impulsion nécessaire pour que cette orientation vers Dieu s’exprime ensuite concrètement dans les relations entre frères et sœurs, et par le « culte raisonnable » qu’est la vie du croyant dans sa globalité6.

–  Une orientation horizontale-interne (ou vers elle-même). L’amour pour Dieu se concrétise de façon particulière dans l’amour des chrétiens les uns pour les autres : « Si quelqu’un dit : J’aime Dieu, et qu’il haïsse son frère, c’est un menteur, car celui qui n’aime pas son frère qu’il voit, ne peut aimer Dieu qu’il ne voit pas. » (1Jn 4.20-21) Cet amour comprend l’unité et l’entraide mutuelle, comme aussi le support et le pardon réciproques7. Il y a là un aspect pour ainsi dire constitutif de l’Eglise, en ce sens où, bibliquement, ceux qui font partie du corps du Christ sont, de facto, membres les uns des autres8. Aussi n’est-il pas étonnant de constater que la très grande majorité des exhortations concrètes dans les épîtres visent les croyants, non pas tant dans leur individualité que dans leurs relations mutuelles9.

–  Enfin, une orientation horizontale-externe (ou vers le monde). L’Eglise est investie d’un message qui doit être proclamé au-dehors, à ceux qui ne l’ont pas entendu. C’est dans ce sens, typiquement, que l’on parle de « mission », que ce soit sur le plan local ou plus large. En effet, l’Eglise « apostolique » est envoyée vers les nations. Elle a la responsabilité d’annoncer l’évangile de Jésus-Christ « jusqu’aux extrémités de la terre »10. C’est ici que se pose la question de l’engage­ment social : cette orientation vers l’extérieur comprend-elle des efforts visant à améliorer la société ? Autrement dit, la mission consiste-t-elle uniquement en une proclamation verbale ou comporte-t-elle, du moins potentiellement, un aspect concret et transformateur ? Il faudra revenir sur cette question par la suite. Pour l’instant, relevons simplement que les notions de « témoins »11, de « témoignage »12 ou encore l’action de « témoigner »13 sont, dans le Nouveau Testament, fondamentales pour comprendre cette orientation. L’Eglise a pour responsabilité de rendre témoignage, de faire connaître aux humains ce que Dieu a fait en Christ, ce que cela implique en termes de jugement et de grâce, et les promesses encore tenues en réserve pour l’Eglise comme pour la création.

Ces trois domaines, présentés ici de façon schématique, expliquent le « pourquoi » de la présence de l’Eglise au monde. Soulignons d’emblée qu’ils ne sont pas indépendants les uns des autres. Nous voyons clairement cela en rapport avec la « mission », comprise au sens étroit d’orientation vers l’extérieur : l’aspect vertical montre au monde la source de l’espérance de l’Eglise et constitue le moteur de son action. L’aspect horizontal-interne, entendu comme amour fraternel, participe aussi à la mission vers l’extérieur dans la mesure où il confirme, devant les hommes, la vérité du message du Christ : « A ceci tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de l’amour les uns pour les autres. » (Jn 13.34-35) Du reste, l’orientation horizontale-externe ne peut pas être séparée, elle non plus, des deux autres : par l’envoi dans le monde, l’Eglise cherche à faire d’autres hommes, femmes et familles des adorateurs qui, en étant introduits dans le corps du Christ, apprennent à aimer le Dieu vivant en aimant ceux qui sont devenus leurs frères.

1.B : L’évangile de Jésus-Christ

L’Eglise se définit par l’évangile, autant dans son accès à Dieu par le Christ que dans son existence communautaire et sa mission de proclamation. La théologie classique le dit bien, l’Eglise est creatura verbi ; elle existe par, et en rapport avec la parole de l’évangile. Mais qu’est-ce que l’évangile ? Le protestantisme l’a parfois compris comme la simple annonce du pardon ou de la justification par la foi. Un raccourci courant parlera de l’« évangile de la grâce ». A n’en pas douter, le message de la grâce et du pardon fait partie intégrante de cette « bonne nouvelle »14. Mais, le plus souvent, le Nouveau Testament qualifie l’évangile soit comme « évangile de Jésus-Christ », soit comme « évangile de Dieu »15, ce qui a pour conséquence de mettre en évidence non une grâce offerte de façon abstraite, mais Dieu lui-même ou le Christ. Un bon point de départ pour comprendre l’évangile se trouve dans les premiers versets de Romains :

Paul, serviteur de Jésus-Christ, appelé à être apôtre, mis à part pour annoncer l’évangile de Dieu, – évangile qui avait été promis auparavant de la part de Dieu par ses prophètes dans les saintes Ecritures ; il concerne son Fils né de la postérité de David, selon la chair, déclaré Fils de Dieu avec puissance, selon l’Esprit de sainteté, par sa résurrection d’entre les morts, Jésus-Christ notre Seigneur. (Rm 1.1-4)

D’après ces versets, le contenu de l’évangile est Jésus-Christ lui-même : annoncé dans les Ecritures, il est l’ultime Fils de David, mort et ressuscité, qui règne actuellement sur toutes choses. C’est ce même évangile que Pierre annonce au jour de Pentecôte, en concluant ainsi son discours : « Que toute la maison d’Israël sache donc avec certitude que Dieu a fait Seigneur et Christ ce Jésus que vous avez crucifié. » (Ac 2.36)

De fait, le terme euaggelion et le verbe correspondant ont souvent des connotations militaires16. Dans l’Ancien Testament et la littérature extrabiblique de l’époque, l’« évangile » désigne régulièrement la victoire sur un peuple ennemi. Il y a là un élément important pour comprendre l’évangile biblique. Par sa mort et sa résurrection, Jésus-Christ a vaincu les puissances hostiles : Satan, la mort et le péché, comme aussi les êtres humains qui s’élèvent contre lui17. Par son ascension, Jésus, le Christ, a pris place sur le trône, il siège « à la droite de Dieu » et il exerce désormais son règne sur toutes choses. C’est d’ailleurs en raison de cette souveraineté de Dieu manifestée dans le règne du Christ que l’Eglise peut être amenée, comme les prophètes de l’Ancien Testament18, à dénoncer certaines dérives graves au sein de la société non chrétienne, ou à encourager des comportements ou des systèmes économiques plus justes. La seigneurie de Jésus-Christ s’étend en effet à toute la réalité.

Certes, parler de l’évangile de la grâce ou de l’évangile du pardon reste légitime. En 1 Corinthiens 15, par exemple, Paul définit la bonne nouvelle ainsi : « Christ est mort pour nos péchés, selon les Ecritures ; il a été enseveli, et il est ressuscité le troisième jour, selon les Ecritures. » (1Co 15.3-4) Il ne s’agit pas d’opposer l’idée du Christus Victor à la mort substitutionnelle de la croix. Mais il y a un ordre et une priorité : par sa mort, sa résurrection et son ascension à la droite du Père, Jésus-Christ règne en vainqueur. Parmi les conséquences heureuses de cette victoire figurent le pardon, la réconciliation et la vie pour ceux qui se tournent vers lui. Ces derniers aspects ne doivent toutefois pas occulter la personne et le statut du Christ, qui est le centre de l’évangile. Jésus-Christ est Seigneur19.

1.C : Le royaume de Dieu

Dire qu’au cœur de l’évangile se trouve la seigneurie du Christ indique déjà, du moins en partie, le lien entre évangile et royaume – ou règne – de Dieu (ces deux derniers étant pratiquement synonymes)20. Chez Matthieu, l’évangile n’est rien d’autre que l’évangile du royaume21. Aussi Jésus peut-il dire à ses disciples : « Cet évangile du royaume sera prêché dans le monde entier, pour servir de témoignage à toutes les nations. » (Mt 24.14) Notons qu’ici l’évangile que les disciples devront annoncer aux nations, et ceci jusqu’à la fin de l’histoire présente, concerne très exactement le règne de Dieu.

Pour le Nouveau Testament, ce règne devient visible lorsque des hommes et des femmes fléchissent le genou devant le Roi, qu’ils acceptent sa souveraineté et y conforment leur vie. Une telle compréhension de la vie chrétienne n’a pourtant rien de despotique, car elle passe par la réconciliation de la croix, permettant à celui qui s’y soumet de s’adresser à Dieu comme à son « Père ». Au cœur de ce règne se trouve l’enseignement biblique sur l’amour. On le sait, la Loi tout entière s’articule autour du double commandement d’aimer Dieu « de tout son cœur » et son prochain comme soi-même22. Celui qui vit dans l’amour vit en fait les prémices du royaume23. C’est pourquoi aimer les frères, à l’instar de Jésus lui-même, est le « commandement nouveau », car dans l’amour du Christ à la croix « les ténèbres se dissipent et la lumière véritable paraît déjà » (1Jn 2.7-8). L’amour de la croix manifeste la situation eschatologique – nouvelle – et anticipe celle-ci. Comme trait central du royaume éternel, l’amour demeurera lorsque la foi aura cédé à la vue et l’espérance à la possession24. En vivant entre eux l’amour du Christ, les chrétiens goûtent donc déjà à la réalité finale.

Quel est le lien entre l’Eglise et le royaume ? Si, comme cela a souvent été rappelé, l’Eglise n’est pas le royaume, elle est pourtant le lieu où, dans l’histoire présente, le règne de Dieu se manifeste, car c’est là que ceux qui ont été saisis par ce règne vivent comme sujets réconciliés et obéissants du Roi. L’Eglise reçoit la mission de montrer au monde à quoi ressemblent, concrètement, les attitudes et l’obéissance du royaume, ainsi que la réconciliation qui en constitue le cœur vivant. Wolfhart Pannenberg le dit ainsi :

[…] De par la résurrection de Jésus cette réalité eschatologique agit au sein même du présent grâce à la prédication du message chrétien. L’Eglise est ainsi établie comme forme provisoire du Royaume du Christ. Elle anticipe dans sa communauté la réalité future du Royaume de Dieu […]. Mais l’Eglise n’est pas elle-même cette société qui aurait déjà trouvé son accomplissement sous le règne de Dieu. Elle doit donc s’élever toujours au-dessus des barrières de sa propre forme terrestre, anticiper le Royaume eschatologique de Dieu qui est son propre avenir : sa mission à elle est d’attirer l’attention sur cet avenir eschatologique du salut en tant qu’il se distingue du présent, c’est d’en ouvrir l’accès en procurant la communion avec le Jésus de Nazareth crucifié, élevé maintenant comme Seigneur de la fin des temps. […] Par le message chrétien l’annonce de la Royauté de Jésus, qui réalise l’espérance d’Israël en la Royauté de son Dieu, se trouve dès maintenant répandue parmi les hommes, et, dès maintenant, la liturgie des chrétiens fait retentir [des louanges] au Seigneur de la fin des temps25.

Ce rapport entre mission, message de l’évangile comme annonce de la souveraineté du Christ et vie de l’Eglise ressort bien dans les évangiles. Le message confié à l’Eglise, tout en impliquant la conversion et le pardon des péchés (Lc 24.46-48), concerne en premier lieu le règne présent du Christ : « Toute autorité m’a été donnée dans le ciel et sur la terre ! Allez donc (oun), faites disciples toutes les nations. » (Mt 28.18-19) Parallèlement à cela, l’Eglise est appelée à être, au sein du monde, sel et lumière, une ville placée sur une montagne, afin de montrer le caractère du Royaume. Cette présence bienfaisante ne se limite d’ailleurs pas à celle d’une simple parole. Elle se traduit par des actes illustrant l’espérance des disciples : « Que votre lumière brille ainsi devant les hommes, afin qu’ils voient vos œuvres bonnes, et glorifient votre Père qui est dans les cieux. » (Mt 5.13-16)

Ces liens sont logiques : puisque Jésus a proclamé le royaume, le message de l’Eglise doit concerner lui aussi le royaume. Sa mission consistera à inviter « ceux du dehors » à entrer dans le règne du Roi, à se soumettre à celui qui s’est donné à la croix pour vaincre le mal et le péché, et à recevoir la réconciliation acquise pour ceux qui étaient autrefois ennemis. Cela implique, pratiquement, vivre des attitudes et des gestes d’amour à l’égard de Dieu et du prochain, aimer comme le Christ lui-même a aimé. Le comportement des chrétiens reflétera la réalité du royaume, leur espérance s’orientera vers le royaume, leur prière sera celle du royaume : « Que ton règne vienne, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. » (Mt 6.10)

* * *

Résumons. L’Eglise, au sein du monde, a une responsabilité triple. Elle oriente ses membres d’abord vers Dieu qui, en Jésus-Christ, est devenu leur Père. Dans le même temps, elle les appelle à cultiver l’amour entre eux comme signe et réalité de ce qui leur a été donné en Christ et comme avant-goût de ce qu’ils espèrent encore. De même, la responsabilité de l’Eglise touche à la « mission » au sens étroit, entendue comme témoignage, proclamation en paroles et en actes. L’évangile du Christ est présent et décisif dans chacun de ces domaines. En raison de la bonne nouvelle, l’Eglise et ses membres adorent le Dieu de Jésus-Christ : ils fléchissent le genou devant le Roi ressuscité, et ce dans tous les domaines de l’existence. Grâce à l’Esprit, l’Eglise – collectivement et individuellement – produit « les fruits du royaume » (Mt 21.43) comme manifestation et anticipation de ce qu’elle attend encore. Son message porté à l’extérieur proclame la seigneurie et la réconciliation du Christ afin que d’autres fléchissent le genou et entrent dans ce règne salvifique.

A mon sens, ces éléments bibliques permettent de comprendre la « mission » de l’Eglise de façon à la fois suffisamment large pour concevoir une vraie présence au sein du monde et assez précise pour ne pas diluer la responsabilité du peuple de Dieu dans des activités qui dépasseraient son mandat. Il reste à voir comment ils peuvent se concrétiser pratiquement et dans quelle mesure – mais aussi avec quelles limites – cela implique une présence « sociale » au sein de la cité. C’est ce que je voudrais faire dans la partie suivante, en étant en dialogue, là où cela semble utile, avec l’Engagement du Cap.

2. Une Eglise missionnaire au cœur de la cité :
quelques distinctions fondamentales

LEC représente une tentative approfondie de faire honneur au message de l’évangile, tout en encourageant les chrétiens à prendre part aux questions qui agitent la société actuelle. Cela touche autant aux interrogations éthiques et épistémologiques qu’aux fléaux sociaux. Que faut-il en penser ? Les définitions que nous venons de voir conduisent, me semble-t-il, à établir des distinctions dans quatre domaines distincts mais proches, le premier se subdivisant en deux.

2.A : Mission de l’Eglise ou responsabilité chrétienne ?

i) Missio Dei et mission de l’Eglise

Un leitmotiv dans LEC est la missio Dei, ou « mission de Dieu ». Puisant son fondement biblique dans l’envoi (missio) du Fils par le Père, puis de l’Esprit par le Père et le Fils, cette idée souligne que Dieu est, en lui-même, un « Dieu missionnaire »26. Du fait que le Dieu sauveur est aussi le Dieu créateur, cette mission a pour objet la création entière. La mission de Dieu ne saurait donc se limiter à l’Eglise ou à la proclamation du salut individuel en Christ. Comme LEC le rappelle, Dieu a pour dessein de réparer totalement les conséquences du mal et du péché, et de conduire toutes choses à la transformation voulue pour sa création au commencement. Cette missio, par définition, est aussi large que la création déchue.

Sur le plan biblique, cette perspective me paraît saine et irréfutable. Toutefois, il en résulte souvent – LEC n’y échappe pas – un glissement par lequel la mission divine devient synonyme de celle de l’Eglise27. Nous avons déjà vu LEC I, 10, A dans l’introduction du présent article : l’Eglise existe afin de « […] participer à la mission transformatrice de Dieu au sein de l’histoire ». LEC I, 10, B en tire les conséquences en distinguant entre la tâche de proclamer l’évangile et la mission de l’Eglise qui, elle, est bien plus large :

Notre tâche évangélique est de faire connaître cette bonne nouvelle à toutes les nations. […] Notre mission dans sa totalité doit donc refléter l’intégration réciproque de l’évangélisation et d’un engagement résolu au sein du monde, ordonné et motivé par l’ensemble de la révélation biblique au sujet de l’évangile de Dieu28.

L’annonce de l’évangile est donc un élément central de la mission confiée à l’Eglise, mais elle n’en est qu’une partie. Dans cette même perspective, LEC dit, un peu plus loin : « Nous nous engageons à exercer de façon intégrale et dynamique toutes les dimensions de la mission à laquelle Dieu appelle son Eglise. »29 Quelles sont, précisément, ces dimensions de la mission ? Dans LEC I, 5, C, celle-ci est définie de façon aussi large que la vie chrétienne :

Proclamer l’évangile, rendre témoignage à la vérité, faire des disciples, œuvrer en vue de la paix, nous engager sur le plan social, travailler en vue de la transformation éthique, prendre soin de la création, vaincre les forces du mal, chasser les esprits démoniaques, guérir les malades, souffrir et persévérer au sein de la persécution. Tout ce que nous faisons au nom du Christ doit être mené sous l’impulsion et par la force de l’Esprit Saint30.

Force est de constater que l’assimilation de la mission de l’Eglise à celle de Dieu conduit à des confusions. Certes, Dieu a pour dessein de réparer totalement les conséquences du mal et du péché et de conduire sa création à la transformation promise pour la fin des temps (Rm 8.18-22). La mission de l’Eglise s’inscrit à l’intérieur de ce dessein. Mais elle est aussi plus restreinte. Comme nous l’avons vu plus haut, cette mission, au sens étroit d’envoi (l’orientation horizontale-externe), concerne la proclamation – en paroles et en actes – de ce que Dieu a fait et fera en Christ, ainsi que l’appel à recevoir cette bonne nouvelle et ses conséquences. Bibliquement, elle se définit en rapport avec le témoignage.

La nécessaire distinction entre ces deux « missions », celle de Dieu et celle de l’Eglise, peut être illustrée par l’œuvre du Christ et le don de l’Esprit. La seigneurie du Christ, l’œuvre de la croix et du tombeau vide représentent à la fois le moyen concret et la finalité des desseins divins ; elles sont au centre de la missio Dei. De même, l’Esprit vient toucher les cœurs des humains pour que ceux-ci fléchissent le genou, reçoivent le pardon divin, deviennent sujets du royaume et fils du Père. L’orientation horizontale-externe conduit l’Eglise à proclamer cette réalité et à exhorter les hommes à y entrer. Mais l’Eglise n’effectue pas elle-même la rédemption ni n’ouvre les cœurs au Seigneur. Cet exemple précis le souligne bien : la mission de l’Eglise, tout en s’intégrant au contexte plus large de la missio Dei, est aussi plus limitée que cette dernière. Si l’action de l’Eglise relève bien de la mission de Dieu en faveur de sa création, elle s’inscrit pourtant dans une sphère d’activité particulière, celle du témoignage et de l’appel.

ii) La responsabilité chrétienne vis-à-vis du monde

En lien avec ce premier point, il faut également parler de la responsabilité du croyant dans la cité. La mission de l’Eglise est liée de façon indissociable à la proclamation. Pourtant, le chrétien vit au sein de la société. Il le fait d’ailleurs à double titre : comme disciple du Christ mais aussi comme créature de Dieu et « prochain de son prochain ». Si la révélation biblique énonce le commandement « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » dans le contexte du peuple de Dieu, le « prochain » qu’il s’agit d’aimer l’est néanmoins sans qualification de croyant, de membre de l’Eglise ou autre. Je suis appelé à être le prochain de mon prochain par le simple fait que ce dernier est dans le besoin et qu’il se trouve à proximité de moi31. Du fait que le Dieu rédempteur est d’abord le Dieu créateur, le chrétien, bien qu’objet de la grâce particulière du Christ, reste créature de Dieu. A ce niveau, ses responsabilités sont les mêmes que celles de tout autre être humain, responsabilités qui concernent la sollicitude et la bienveillance envers autrui dans la société à laquelle il continue d’appartenir.

Quantité de domaines abordés par LEC font donc partie, légitimement, de la vie du chrétien dans sa qualité de créature de Dieu. Ce sont des sphères d’activité où le chrétien peut et doit exercer sa responsabilité de citoyen pour le bien de la cité. Nous sommes, là encore, dans la perspective prescrite par les évangiles : « Ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le pareillement pour eux. »32 L’idée est bien ici d’agir envers autrui avec la même bienveillance que l’on espère de la part des autres. Appliquée à la vie de la cité, cela peut se paraphraser ainsi : « Cherchez à promouvoir pour les autres les comportements dont vous souhaiteriez bénéficier vous-mêmes lorsqu’ils agissent à votre égard. »

Dans la pratique, les responsabilités particulières ne seront pas les mêmes pour tous les chrétiens. Certains s’engageront dans des domaines où d’autres ne le feront pas : politique locale ou nationale, engagement matériel envers les nécessiteux, moralisation de la vie sociale, soin des immigrants issus de situations de crise, écologie, notamment. A côté de cela, tout chrétien est aussi appelé à vivre en disciple, en sorte que l’évangile soit la réalité fondamentale pour laquelle il vit, appelé aussi à faire tout son possible pour que l’évangile soit proclamé et reçu.

Il est sans doute difficile d’exprimer de façon pleinement satisfaisante l’articulation entre la mission de proclamation/témoignage et la responsabilité du chrétien comme membre de la cité. Dire « ceci et cela » pourrait donner l’impression que les deux sont sur un pied d’égalité. Bibliquement, l’œuvre de l’évangile reste prioritaire, car elle seule fait connaître la seigneurie du Christ et permet la réconciliation avec Dieu dans laquelle tous sont appelés à entrer33. Ceci dit, il ne s’agit pas de raisonner en termes exclusifs, car la réalité chrétienne ne fait pas sortir le disciple de sa condition de créature et d’image de Dieu. En même temps ( ! ), cette responsabilité de créature et de « prochain de son prochain » ne doit pas faire perdre de vue la mission première qu’est une vie au service de l’évangile.

2.B : Transformation de la société ou rejaillissement des effets de l’évangile ?

LEC parle à plusieurs reprises de la mission de l’Eglise en lien avec la transformation de la société et de la création34, ou encore de « la rédemption de la culture »35. Il est vrai que, dans des régions en voie de développement mais aussi dans les pays modernisés, l’action concrète de l’Eglise peut apporter – et, dans les faits, a souvent apporté – des améliorations significatives à la société. Harvey Conn, théologien et praticien presbytérien, relate dans son livre Evangelism : Doing Justice and Preaching Grace, le dilemme auquel il s’est trouvé confronté en tant que missionnaire en Corée dans les années 1950 : alors qu’il voulait simplement proclamer l’évangile aux prostituées de Séoul, il se rendit rapidement compte que l’annonce évangélique, dans cette situation, devait s’accom­pagner d’actions concrètes, permettant aux jeunes filles non seulement d’entendre une parole de grâce, mais de sortir de la spirale de l’esclavage sexuel dans laquelle elles avaient été prises, le plus souvent contre leur gré et de façon violente36. Plus généralement, on sait que l’émergence des soins hospitaliers modernes, la création d’écoles et d’universités en Afrique, dans le Moyen-Orient et ailleurs, ont surtout été le fait des missions chrétiennes des xixe et xxe siècles37, sans parler de la formidable impulsion que la Réforme a donnée à ces domaines au xvie siècle, ou plus généralement l’Eglise dans les siècles qui l’ont précédée. Des œuvres comme le SEL en France aujourd’hui, ou le réseau international Micah, pourraient encore être citées38. Ces exemples, nombreux, accréditent l’idée que la transformation de la société fait légitimement partie de la mission de l’Eglise.

Pourtant, à mon sens, il faut distinguer entre transformation sociale et rejaillissement des effets de l’évangile. De fait, l’Ecriture réserve la notion de transformation à l’œuvre de l’Esprit qui agit dans l’Eglise et la vie des croyants. Comme le dit l’apôtre Paul : « Nous tous qui, le visage découvert, contemplons comme dans un miroir la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en la même image, de gloire en gloire, comme par le Seigneur, l’Esprit. » (2Co 3.18)39 Ici comme ailleurs, la transformation biblique s’opère au moyen de la Parole et elle concerne l’Eglise et ses membres. C’est Dieu lui-même qui en est l’auteur.

Cela étant dit, du fait même que l’Esprit transforme l’existence des croyants, les effets de cette transformation rejaillissent normalement sur les situations concrètes où les croyants se trouvent engagés : dans leurs relations familiales, lieux de travail, cercles d’amis, villes et villages, notamment. Par leurs vies transformées, les chrétiens communiquent une image de l’existence humaine qui contraste avec la mentalité ambiante mais rejoint les aspirations les plus profondes de leurs concitoyens. C’est d’abord par ces attitudes et comportements transformés, par des gestes d’amour, de générosité et de sollicitude, que des traits de caractère souvent propres aux chrétiens se remarquent et finissent par être adoptés au-delà de l’Eglise. Cela reste vrai, même lorsque le message de l’évangile n’est pas écouté ou est reçu de façon superficielle seulement.

En d’autres termes, si la Bible ignore tout d’une transformation qui ne passerait pas par la réception de l’évangile, celui-ci produit pourtant des bienfaits qui rayonnent, comme des conséquences ou effets secondaires, à partir de la vie changée de l’Eglise et de ses membres40.

Il est peut-être utile de dire un mot ici sur l’action chrétienne au niveau de la législation. L’Eglise occidentale a une longue histoire d’influence sur ce plan. Cela n’est pas mauvais en soi mais implique une grande prudence, d’autant plus que ce domaine est aujourd’hui assez largement « verrouillé » en la défaveur des chrétiens (du moins en Europe). De façon générale, il faut reconnaître que si la législation peut freiner certains abus, elle est avant tout le reflet des mœurs de la société. C’est pourquoi la législation est toujours évolutive : elle précise les limites de ce qui est le plus largement accepté par la population à un moment donné. Pour dire les choses de façon un peu schématique, la législation découle de la pensée ambiante bien plus qu’elle ne la façonne41. Il est donc erroné de penser que la pression des chrétiens sur les textes législatifs d’un pays puisse, à elle seule, opérer des changements durables à ce niveau. Il serait même possible d’affirmer que, lorsque l’Eglise s’est focalisée sur la législation comme champ d’action privilégié, elle a perdu du terrain et dans ce domaine et dans celui des mentalités.

En réalité, lorsque l’Eglise définit sa présence et son activité en rapport avec la transformation de la société, elle passe à côté de la mission qui lui est confiée. Nous l’avons vu, son orientation horizontale-externe se définit à partir de la notion de témoignage. L’Eglise n’a pas à se désintéresser des effets positifs de l’évangile pour la société, encore moins à les mépriser. Mais cela restera de l’ordre des conséquences heureuses – et provisoires – de son message, non la finalité.

2.C : L’engagement de l’Eglise ou de l’individu ?

Tout ce qui a été dit jusqu’ici sous-entend une distinction entre l’Eglise et le croyant individuel. Nous avons déjà fait remarquer que l’orientation horizontale-externe de l’Eglise visait la proclamation, en paroles et en actes, de l’évangile. Au risque de tomber dans des perspectives simplistes, disons que la vocation de l’Eglise, vocation entendue au sens étroit comme au sens large, concerne la communion avec Dieu et avec les autres, communion passant par la réconciliation du Christ, et s’y limite. Le message qu’elle proclame vise à faire découvrir la même réalité verticale et horizontale-interne qu’il lui a été donné de découvrir.

Cela dresse des limites particulièrement – quoique non exclusivement – dans le domaine de la politique. Il y a plusieurs décennies déjà, John Murray rappelait que l’Eglise a la tâche de « proclamer tout le conseil de Dieu », ce qui implique, entre autres, annoncer à l’Etat ses responsabilités, comme ses limites, et dénoncer les situations dans lesquelles l’Etat manque à ses obligations envers ses citoyens. Nous touchons là au rôle prophétique de l’Eglise. Mais, poursuit Murray, « […] la distinction entre cette activité de l’Eglise et l’activité politique doit être reconnue. Pour dire les choses de façon brutale, l’Eglise ne doit pas s’engager dans la politique. […] Elle ne doit ni créer ni favoriser des partis ou des blocs politiques. »42 Pour autant, dit-il, il ne s’ensuit pas que foi chrétienne et engagement dans la société soient en opposition l’un à l’autre : l’Eglise se doit, au contraire, d’encourager ses membres à une action politique responsable en tant que citoyens43.

Cette distinction de Murray vaut, me semble-t-il, pour l’engagement du chrétien de manière générale. La sphère d’action particulière de l’Eglise en tant qu’Eglise est la proclamation (au sens large) de l’évangile du règne du Christ, sa vie cultuelle et communautaire, ainsi que l’édification de ceux qui en font partie. Les membres de l’Eglise, eux, ont un champ d’action et une responsabilité beaucoup plus larges. Cela reste vrai même si, dans les faits, la frontière entre les deux ne peut pas toujours être délimitée de façon précise44. Or, cette distinction s’en trouve brouillée lorsque LEC affirme, par exemple, que la véritable réconciliation, tout en exigeant la repentance et la confession des péchés, « […] inclut aussi l’engagement de la part de l’Eglise à rechercher la justice et, là où cela convient, la réparation pour ceux qui ont été blessés par la violence et l’oppression »45. Un peu plus loin, nous trouvons l’exhortation suivante :

Levons-nous, en tant qu’Eglise universelle, afin de combattre ce mal qu’est le trafic des humains ; parlons et agissons de façon prophétique pour « libérer les prisonniers ». Cela implique s’attaquer aux facteurs sociaux, économiques et politiques qui nourrissent ce marché. Les esclaves du monde crient à l’Eglise universelle du Christ : « Affranchis nos enfants ! Affranchis nos femmes ! »46

Il ne s’agit évidemment pas de relativiser le caractère dramatique des fléaux dénoncés dans ces paragraphes ni de mettre en doute l’opportunité d’un engagement chrétien à leur égard. Mais imposer une telle responsabilité à l’Eglise, en tant qu’Eglise, c’est, me semble-t-il, lui prêter une fonction qui dépasse son mandat47.

Il n’en est pas de même, par contre, du chrétien individuel qui, lui, vit une double réalité. Le croyant agit comme membre du peuple de Dieu et, en même temps, comme membre de la cité et « prochain de son prochain ». En tant que membre de l’Eglise, ses priorités s’aligneront sur celles de l’Eglise dans sa triple orientation. En tant que citoyen du pays où il habite, il agira de façon responsable et bienveillante au sein de la cité. Cela peut l’amener, par exemple, à s’engager dans des associations humanitaires, dans la politique ou, tout simplement, en vue de la protection de son prochain. Il le fera en tant que créature et image de Dieu, agissant avec la même sollicitude dont il souhaiterait lui-même bénéficier. Il y a là, assurément, un équilibre délicat : comment garder un pied fermement dans l’Eglise et la vie du royaume et, en même temps, dans la cité où il agit à la fois comme témoin du Christ et comme citoyen ? La réponse ne saurait s’articuler autour de quelques formules simplistes. Mais cette double appartenance découle, de façon obligée, de ce que Dieu n’est pas seulement le rédempteur mais aussi le créateur.

Cela veut-il dire que l’Eglise dans son aspect collectif ne doit pas s’engager dans une quelconque activité sociale ? Là encore, il faut distinguer. Nous l’avons vu, la mission chrétienne ne concerne pas la transformation de la société ni même sa simple amélioration. Cependant, l’action concrète de l’Eglise devrait être à même de fournir une confirmation pratique de son message. La proclamation en actes est importante, précisément parce qu’elle renvoie à la proclamation en paroles. Même dans la société actuelle, où toute activité de type social est soumise à d’importantes exigences, des actions entreprises par l’Eglise (ou, en France, par des associations culturelles qui en sont des émanations) – banques alimentaires, « soupe populaire », nettoyage d’un quartier, ou autres – peuvent constituer des illustrations concrètes et communautaires du message de l’évangile.

L’action concrète de Jésus dans le Nouveau Testament fournit à ce sujet une analogie utile : les guérisons et autres miracles dans les évangiles donnent une image tangible du règne que Jésus et ses disciples proclament. Comme le souligne L. Newbigin :

La proclamation [des disciples en Matthieu 10.1-7] explique les guérisons. D’un côté, ces guérisons, quoique extraordinaires, ne s’expliquent pas par elles-mêmes. Il serait possible de mal les interpréter – comme, de fait, les ennemis de Jésus l’ont fait en attribuant les pouvoirs de celui-ci aux puissances sataniques. Les œuvres, par elles-mêmes, ne communiquent pas la nouvelle situation. Cela doit être clairement annoncé : « Le royaume de Dieu s’est approché. » […] Mais de l’autre côté, la proclamation n’a pas de sens sans les guérisons. Celles-ci donnent la vraie explication de ce qui est en passe de se produire ; mais si rien ne se passe, l’explication n’a pas lieu d’être. Ce ne sont que des paroles en l’air. Elle ne répond à aucune question véritable48.

Jésus n’a pas cherché par ses miracles à améliorer la société. Son œuvre de transformation relève plutôt de son enseignement, de sa mort et de sa résurrection, et elle est promise à ceux qui se placent sous le signe de sa seigneurie. En revanche, les guérisons, exorcismes et autres actes de miséricorde sont des illustrations et des anticipations, un avant-goût partiel du royaume que Jésus proclame. Les gestes de miséricorde ou de solidarité de la part de l’Eglise, en tant qu’Eglise, se doivent de s’inscrire dans cette même perspective49.

2.D : Bâtir le Royaume ou proclamer l’évangile ?

Un certain langage missiologique fait régulièrement l’équation entre l’activité de l’Eglise et l’idée de « bâtir (ou ‹faire avancer›) le royaume de Dieu »50. Ce langage ne se limite pas à un discours social mais peut s’étendre à des domaines comme l’évangélisation ou la prière pour la ville : en faisant telle action, on « réclame tel endroit pour le royaume »… Ces expressions se fondent, en partie, sur l’enseignement du règne de Dieu dans les évangiles. Cependant, elles ne sont pas sans ambiguïté et peuvent véhiculer, même inconsciemment, des notions de transformation horizontale et sociale.

Là encore, il faut distinguer. D’un point de vue biblique, le royaume n’est pas stricto sensu quelque chose que l’Eglise peut « construire » ou « bâtir ». Les évangiles soulignent que le royaume de Dieu grandit « de façon cachée »51, ou encore « de lui-même »52. Ailleurs, il est précisé que c’est Dieu qui en fait don aux croyants53. Sur ce plan, l’Eglise et le royaume sont analogues ; en réponse à la confession de Pierre dans Matthieu, Jésus affirme que c’est lui-même qui bâtira l’Eglise : « Je bâtirai mon Eglise, et les portes du séjour des morts ne prévaudront pas contre elle. » (Mt 16.18) Dans une perspective proche, Paul souligne que lui et ses collaborateurs œuvrent ensemble dans l’Eglise, qui est le « champ » de Dieu. Mais, précise-t-il, la croissance vient de Dieu :

Qu’est-ce donc qu’Apollos, et qu’est-ce que Paul ? Des serviteurs, par le moyen desquels vous avez cru, selon que le Seigneur l’a donné à chacun. J’ai planté, Apollos a arrosé, mais Dieu a fait croître. Ainsi, ce n’est pas celui qui plante qui est quelque chose, ni celui qui arrose, mais Dieu qui fait croître. (1Co 3.5-7)

Cette perspective est également valable pour le règne de Dieu. L’Ecriture nous met en garde contre toute idée que nous pourrions, par nos efforts, instaurer le royaume définitif ou en provoquer l’avènement. Certes, comme nous l’avons vu, le ministère de l’Eglise et l’activité de ses membres peuvent avoir des conséquences positives pour la cité (Mt 5.13). Mais dans l’histoire présente, ces manifestations visibles du règne de Dieu ne fournissent pas de fondement pérenne ou linéaire à une croissance vers le royaume. Deux mille ans de christianisme montrent que, sur le plan de l’histoire, l’avancement du message chrétien n’est pas rectiligne. Il existe aujourd’hui des pays où l’Eglise, autrefois florissante, a presque entièrement disparu. Ce sont bien plutôt des signes provisoires et avant-coureurs du royaume. A ce titre, ils sont valables mais ils ne se confondent pas avec la réalité permanente du royaume.

Cela signifie-t-il que l’Eglise serait impuissante à contribuer, de quelque façon que ce soit, à l’avancement du règne de Dieu ? A mon sens, la perspective biblique est autre. Mais pour la saisir il faut nous placer sur le plan non de l’histoire, mais de l’éternité. Le règne de Dieu se concrétise d’abord par le fait que des hommes et des femmes fléchissent le genou devant le roi, se soumettant à sa seigneurie et recevant ainsi ses bienfaits salvifiques. Or, puisque ce règne va de pair avec le salut, ceux qui y entrent deviennent, par là même, membres d’un royaume éternel. Ils sont ainsi révélés comme ceux qui doivent recevoir « en héritage le royaume qui [leur] a été préparé dès la fondation du monde » (Mt 25.34). Du point de vue de l’éternité, ce « royaume de prêtres »54 que sont les rachetés ne peut aller diminuant : au fur et à mesure que le message de l’évangile est proclamé, le Christ rassemble « une grande foule que nul ne [pourra] compter, de toute nation, de toutes tribus, de tous peuples et de toutes langues »55. En s’adjoignant des membres, le royaume éternel se constitue progressivement, tout au long de l’histoire présente, bien qu’elle ne se manifeste dans toute sa plénitude qu’à la fin des temps.

De quelle façon l’Eglise contribue-t-elle à son avancement ? En y conviant les hommes, femmes et familles qui l’entourent dans la société et dans le monde. Plus précisément, en annonçant ce royaume qui vient et en en montrant, par ses actes au-dedans comme au-dehors, les signes avant-coureurs de telle sorte que la bonne nouvelle de la victoire du Roi soit perçue dans toute sa vérité et dans toute sa beauté. Comme Paul et ses collaborateurs, l’Eglise ne se donnera pas l’illusion de « faire venir le royaume ». Mais elle se réjouira de ce que le Seigneur de la moisson veut l’employer dans cette mission, tout en donnant lui-même la croissance. Pour le dire de façon légèrement différente, l’Eglise contribuera le plus à l’avancement du royaume lorsqu’elle se concentrera sur ce qui fait le propre de sa vocation : en vivant réellement comme peuple de Dieu tourné vers son Seigneur, en pratiquant l’amour fraternel comme signe attestant la réalité de son message, et en proclamant au monde, par ses paroles et ses gestes concrets, la seigneurie du Christ-Roi devant qui les nations sont invitées à fléchir le genou.

Conclusion

LEC représente une tentative ambitieuse de rappeler à l’Eglise universelle le sens et l’étendue de sa responsabilité dans le monde actuel. Les défis qu’il soulève sont réels : défis posés par un monde progressivement plus technocratique, consumériste, en manque de repères solides et, parallèlement à cela, de plus en plus en proie à des inégalités injustifiables et à des idéologies néfastes. De même, LEC met le doigt, courageusement, sur les manquements d’une Eglise souvent détachée des réalités concrètes, ou encore séduite par les idoles de la société qui l’entoure. En tant que document qui, dans le contexte du xxie siècle, veut confesser la foi au Dieu trinitaire, Dieu créateur et rédempteur, et, en même temps, brosser dans les grandes lignes une « feuille de route » pour l’Eglise dans sa diversité universelle, il mérite une large diffusion et une réflexion concertée sur des mises en application possibles56.

Comme tout document de travail, LEC contient aussi des imperfections. Celles-ci se voient, peut-être le plus clairement, dans sa façon d’articuler l’activité et la mission de l’Eglise, ainsi que dans la définition précise de cette mission. Le présent article a cherché à approfondir une vision biblique plus équilibrée sur ce sujet. Il ne s’agit pas de rejeter tout ce que LEC a de positif et d’important mais, au contraire, de prévenir des problèmes et de clarifier certaines ambiguïtés pour poursuivre plus loin la réflexion sur cette question des plus centrales. Conformément à la visée de LEC, je souhaite que ces quelques lignes puissent également fournir un encouragement, même modeste, à prendre davantage au sérieux aussi bien la réalité de l’Eglise et l’évangile de Jésus-Christ, que la mission de témoignage que cette Eglise a reçue et qui restera la sienne jusqu’au retour de son Maître57.


  1.  LEC I, 10, A (italiques ajoutés). Toutes les citations de ce document dans le présent article sont des traductions personnelles. Le texte français est maintenant disponible avec l’ensemble des documents du Mouvement de Lausanne : Evangéliser, témoigner, s’engager. Documents de référence du Mouvement de Lausanne, Charols, Excelsis, 2017. Il peut également être consulté en ligne (en anglais : https:// www.lausanne.org/content/ctc/ctcommitment ; en français : https://www. lausanne.org/fr/mediatheque/lengagement-du-cap/engagement-du-cap# Forward).↩︎

  2.  Cf., par exemple, Jn 20.21 : « Comme le Père m’a envoyé, moi aussi, je vous envoie. »↩︎

  3.  La notion première de la mission de l’Eglise comme « envoi » – mais aussi l’amalgame potentiel, qui tend à y intégrer toute activité dans le monde – ressortent dès l’introduction de LEC I, 1.↩︎

  4.  Cf., par exemple, 2R 17.36 ; 1Ch 16.29 ; Ps 28.2 ; 94.6 ; Ac 2.42 ; 1P 2.3ss ; Rm 8.15 ; Ph 3.3 ; 1Co 10.27-34 ; Ap 14.7, etc.↩︎

  5.  Jn 4.23-24 ; Ep 2.18 ; 1Tm 2.8 ; 1P 2.9-10, etc.↩︎

  6.  Rm 12.1ss.↩︎

  7.  Mt 6.14-15 ; Rm 12.10 ; 15.5, 7 ; 1Co 13.4 ; Ga 6.2 ; Ep 4.32 ; Ph 2.5 ; Col 3.12-13; 1P 3.8, etc.↩︎

  8.  Rm 12.5 ; Ep 4.25.↩︎

  9.  Cf. mon article « ‹S’édifier les uns les autres› : la dimension communautaire de l’édification chrétienne », La Revue réformée 257 (2011/1), p. 23-37.↩︎

  10.  Ac 1.8 ; Lc 24.47, etc.↩︎

  11.  Lc 24.48 ; Ac 1.8, 22 ; 2.32 ; 3.15 ; 5.32 ; 10.39, 41 ; 13.31 ; 22.15 ; 26.16 ; Ap 11.3 ; 17.6.↩︎

  12.  Mt 10.18 ; 24.14 ; Mc 6.11 ; 13.9 ; Lc 9.5 ; 21.13 ; Ac 4.33 ; 22.18 ; 1Co 1.6 ; 2Th 1.10 ; 2Tm 1.8 ; Ap 1.9 ; 6.9 ; 11.7 ; 12.11, 17 ; 19.10 ; 20.4.↩︎

  13.  Jn 15.27 ; Ac 14.3 ; 23.11 ; 1Co 15.15 ; 1Jn 1.2 ; 4.14 ; 5.10 ; Ap 1.2.↩︎

  14.  Cf. Ac 20.24 ; Ep 1.7-8.↩︎

  15.  Mc 1.1, 14 ; Rm 15.16, 19 ; 1Co 9.12 ; 2Co 2.12 ; 4.4 ; 9.13 ; 10.14 ; 11.7 ; Ga 1.7 ; Ph 1.27 ; 1Th 2.2, 8-9 ; 3.2 ; 1Tm 1.11 ; 1P 4.17.↩︎

  16.  Comme le reconnaissent la plupart des commentateurs récents. Cf., par exemple, R.N. Longenecker, The Epistle to the Romans. A Commentary on the Greek Text (coll. NIGTC), Grand Rapids, Eerdmans, 2016, p. 58.↩︎

  17.  Le Psaume 2, souvent cité dans le Nouveau Testament en rapport avec la résurrection du Christ, développe explicitement cette dernière idée.↩︎

  18.  Cf., par exemple, Am 1.3-2.3 ; Es 14.24-23.18 ; Jr 46-51 ; Ez 25-32, etc.↩︎

  19.  Le fait que l’évangile se définit d’abord par la victoire et le règne présent du Christ a des implications, aussi bien pour la vie du croyant que pour l’espérance chrétienne. Le pardon des péchés n’est pas, à proprement parler, le centre de l’évangile mais une conséquence de la croix et du tombeau vide ; de ce fait, la vie chrétienne ne se définit pas uniquement dans la tension, chère à Luther, du simul justus et peccator mais, en tout premier lieu, dans une perspective de participation à la victoire du Christ et de vie de disciple. De même, puisque l’évangile est la proclamation de la victoire du Christ-Roi, il a une portée universelle et cosmique : il ouvre sur l’espérance du jour où « tout genou fléchira » (Ph 2.11) et où toutes choses seront faites nouvelles. Le lien entre ces deux aspects de l’évangile – personnel et cosmique – est la résurrection du Christ. Si, dans la mort du Christ, le péché a été jugé et condamné, c’est grâce à la résurrection que la puissance du péché est brisée dans la vie de ceux qui lui appartiennent. Cette résurrection constitue encore les prémices de ce qui est promis pour la fin des temps : tel il est lui, tels nous serons (1Jn 3.2).↩︎

  20.  Les notions de « royaume de Dieu » et « règne de Dieu » sont très présentes dans LEC.↩︎

  21.  Mt 4.23 ; 9.35 ; 24.14 ; une seule exception : 26.13, où il est simplement question de « cet évangile ».↩︎

  22.  Mc 12.29-31. Ce point est bien souligné in LEC I, 1, A, et souvent par la suite.↩︎

  23.  Cela est sous-entendu dans la réponse du scribe qui reconnaît (Mc 12.34) le caractère fondamental de ces deux commandements : « Jésus, voyant qu’il avait répondu avec sagesse, lui dit : Tu n’es pas loin du Royaume de Dieu. »↩︎

  24.  1Co 13.13.↩︎

  25.  W. Pannenberg, Esquisse d’une christologie (coll. Cogito Fidei), Paris, Cerf, 1971, p. 479-480, 476. Cf. aussi LEC I, 9, C.↩︎

  26.  Cf., par exemple, LEC I, 1, 5 (introduction) : « L’Esprit Saint […] est l’Esprit missionnaire, envoyé par le Père missionnaire et le Fils missionnaire ; il insuffle vie et puissance dans l’Eglise missionnaire de Dieu. »↩︎

  27.  J.-G. Gantenbein, Mission en Europe. Une étude missiologique pour le xxie siècle (coll. Studia Oecumenica Friburgensia), Münster, 2016, p. 10, localise le moment de ce glissement, en pointant la définition de missio Dei promulguée au Conseil international des missions en 1952. Ce conseil, tenu à Willingen, a intégré l’envoi de l’Eglise à la missio Dei, dans un même élan avec l’envoi du Fils et de l’Esprit.↩︎

  28.  Italiques ajoutés. Le texte anglais dit ceci : « Our evangelistic task is to make that good news known to all nations. […] All our mission must therefore reflect the integration of evangelism and committed engagement in the world, both being ordered and driven by the whole biblical revelation of the gospel of God. »↩︎

  29.  L’ensemble de cette phrase est en italiques dans le texte.↩︎

  30.  Italiques ajoutés. De même, LEC I, 7, A parle de la « mission globale » (« comprehensive mission ») du peuple de Dieu qui inclut l’action envers des individus, comme aussi envers la société et la création.↩︎

  31.  Ainsi, dans la parabole du bon Samaritain, ce n’est précisément pas un membre d’Israël mais un « païen » qui incarne les valeurs du « prochain » vis-à-vis de celui qui se trouve être son prochain (Lc 10.29-37).↩︎

  32.  Lc 6.31 et par.↩︎

  33.  T. Chester et S. Timmis, Total Church. A Radical Reshaping around Gospel and Community, Wheaton IL, Crossway, 2008, donnent des perspectives utiles sur ce sujet, notamment dans les chapitres 3-6.↩︎

  34.  LEC I, 10 (introduction) ; II, A, 3 ; II, B, 2, b ; II, D, 5 ; cf. I, 8, D : « L’évangile est la puissance de Dieu pour la transformation de la vie, puissance qui agit dans le monde (The gospel is God’s life-transforming power at work in the world). » Ailleurs, face à l’évangile de prospérité, LEC souligne l’importance de l’action consistant à « apporter la justice et une transformation durable pour les pauvres (bring justice and lasting transformation for the poor) » (II, E, 5, a, italiques ajoutés).↩︎

  35.  LEC I, 7, B.↩︎

  36.  H.M. Conn, Evangelism, Doing Justice and Preaching Grace, Grand Rapids, Zondervan Academic, 1982, p. 45s.↩︎

  37.  Cf., par exemple, http://press.princeton.edu/chapters/s8827.pdf (dernière consultation le 26/02/2018).↩︎

  38.  Le Micah Network ou Micah Challenge, qui tire son nom de Michée 6.8, existe en France sous le nom de Michée France (Défi Michée, jusqu’en 2015).↩︎

  39.  Version de Segond, 1910.↩︎

  40.  Ce que G. Lohfink, L’Eglise que voulait Jésus, Paris, Cerf, 1985, p. 103, dit du rapport entre esclaves et maîtres dans l’Eglise du ier siècle pourrait facilement s’appliquer à d’autres domaines : « […] Ce qui est en question, c’est sans doute bien la transformation eschatologique de tout l’univers, mais cette transformation suppose tout d’abord que le peuple de Dieu commence lui-même à vivre la nouvelle réalité au milieu même de ce monde. Du reste, quand Paul dit que, dans la communauté chrétienne, la différence entre esclaves et hommes libres n’a plus place, cela ne veut pas dire que les structures sociales de la société antique n’en aient pas été touchées. Car on ne peut pas plus fortement attaquer des systèmes asociaux corrompus qu’en créant en leur sein une contre-société. Du simple fait de son existence, celle-ci constitue une remise en cause beaucoup plus effective des anciennes structures que tous les programmes de transformation mondiale qui ne coûtent rien à personne. » (Italiques dans le texte.)↩︎

  41.  Il serait possible de penser que l’évolution récente de la législation française en matière de conjugalité ou de composition de la famille dément cette affirmation, notamment pour le mariage homosexuel. En effet, la loi Taubira a introduit, malgré les protestations d’une partie non négligeable de la population française, une définition du couple que la société a ensuite acceptée et intégrée à sa conception de la vie conjugale. Cependant, cela est vrai en partie seulement. De fait, la loi Taubira a été accompagnée d’un effort conséquent, sur plusieurs années, visant à normaliser le couple homosexuel ou lesbien comme alternative légitime à l’hétérosexualité. Cet effort s’est porté sur des domaines multiples : l’Education nationale, le cinéma, la littérature, la publicité, les médias (téléjournaux, quotidiens…), etc. Les racines de ce changement vont plus loin encore, remontant aux années 1960 en tout cas, et à l’émergence d’une notion de la sexualité comme expression de la liberté individuelle. Sans cette évolution des mentalités et le travail visant à accélérer la normalisation de l’homosexualité, un tel changement sur le plan de la législation n’aurait jamais pu voir le jour.↩︎

  42.  J. Murray, “The Relation of Church and State”, in The Collected Works of John Murray, t. 1, The Claims of Truth, Edimbourg-Carlisle, 19892, p. 255 (italiques dans le texte).↩︎

  43.  Ibid.↩︎

  44.  La difficulté d’une distinction nette se voit notamment dans les activités concertées de chrétiens agissant en dehors du cadre précis de l’Eglise. Abraham Kuyper, suivi de façon plus équilibrée par Herman Bavinck, Reformed Dogmatics, t. 4, Grand Rapids, Baker, 2008, p. 303-305 et passim, a distingué entre l’Eglise comme institution (le peuple de Dieu rassemblé en vue d’une activité cultuelle, etc.) et dans sa qualité d’entité organique (les chrétiens agissant de façon informelle ou individuelle). Il s’agirait de l’Eglise dans les deux cas, mais opérant dans des sphères différentes et avec des buts divergents. La distinction a été reprise plus récemment par Timothy Keller, Generous Justice. How God’s Grace Makes Us Just, New York, NY, Dutton, 2010, p. 144-147, avec une application à l’activité sociale. A mon sens, cette perspective, bien qu’essentiellement juste, ne permet pas une réponse entièrement satisfaisante à la question. En effet, des chrétiens individuels peuvent vivre dans un lieu donné sans que l’on puisse parler d’Eglise. Celle-ci est, par définition, une communauté dont les membres sont liés les uns aux autres par l’évangile (comme aussi par une discipline ecclésiale, ou « redevabilité » mutuelle dans le sens de Mt 18.15-22). En rapport avec les définitions établies dans la première partie de cet article, il faudrait peut-être dire que l’Eglise se manifeste là où des croyants se rassemblent au nom (ou pour le nom) du Christ (Mt 18.19-20), ceci pour remplir une ou plusieurs activités relevant des orientations verticale, horizontale-interne ou horizontale-externe. C’est ce qui différencie, par exemple, un culte ou une étude biblique d’une simple rencontre festive entre chrétiens. On le voit, dans les faits, les frontières entre communauté et croyants individuels sont poreuses et une séparation trop rigoureuse risquerait d’être quelque peu réductrice. Mais cela n’invalide pas l’utilité d’une telle distinction.↩︎

  45.  LEC II, B, 1 (italiques ajoutés).↩︎

  46.  LEC II, B, 3, a (italiques ajoutés).↩︎

  47.  D’autres exemples pourraient être mentionnés. LEC II, A, 5, a, ii, par exemple, enjoint l’Eglise, comme telle, à « soutenir ceux qui ont des dons artistiques – surtout [c’est-à-dire, pas seulement !] des frères et sœurs en Christ –, afin qu’ils puissent prospérer dans leur travail ».↩︎

  48.  L. Newbigin, The Gospel in a Pluralist Society, Grand Rapids, Eerdmans, 1989, p. 132.↩︎

  49.  Cf., plus longuement, D. Cobb, « Entre l’action de Jésus et l’engagement de l’Eglise en faveur des pauvres, quel lien ? », La Revue réformée 247 (2008/4), p. 18-33.↩︎

  50.  Cf. LEC II, E, 4. Dans une perspective proche, LEC II, B s’intitule « Bâtir la paix du Christ dans notre monde divisé et brisé ».↩︎

  51.  Mt 13.33 (enekrypsen) ; 13.44 (kekrymmenô).↩︎

  52.  Mc 4.28 (automatê).↩︎

  53.  Mt 25.34 ; Lc 6.20 ; 12.32 ; Hé 12.28 ; Jc 2.5 ; 2P 1.11, etc.↩︎

  54.  Ap 1.5 ; 5.9-10.↩︎

  55.  Ap 7.9.↩︎

  56.  Ceci reste vrai malgré une traduction en français qui n’est malheureusement pas toujours de bonne facture, contenant un nombre important de tournures malencontreuses et, parfois, des contresens.↩︎

  57.  Plusieurs idées développées dans cet article ont été articulées à la suite d’une discussion avec Stéphane Zehr et Daniel Tennevin, de la Mission Timothée. Je remercie Stéphane Z. de l’avoir lu et d’avoir échangé sur son contenu. Daniel Hillion et Joël Favre ont également lu une mouture précédente de l’article et fait des remarques constructives. Qu’ils en soient chaleureusement remerciés !↩︎

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