Amour de Dieu, amour des hommes

AMOUR DE DIEU,
AMOUR DES HOMMES

Yannick IMBERT1

INTRODUCTION

Dans toute conférence, le plus difficile est de trouver le bon point d’accroche. Pour cette conférence « Amour de Dieu, amour des hommes », ma phrase introductive est toute trouvée, et je cède la place à Michel Onfray :

Paul de Tarse transforme le silence de Jésus sur ces questions en vacarme assourdissant en promulguant la haine du corps, des femmes et de la vie. Le radicalisme antihédoniste du christianisme procède de Paul – pas de Jésus, personnage conceptuel silencieux sur ces questions […] Sa haine de soi [celle de Paul] se transforme en une vigoureuse haine du monde et de ce qui fait son intérêt : la vie, l’amour, le désir, le plaisir, les sensations, le corps, la chair, la jubilation, la liberté, l’indépendance, l’autonomie. Le masochisme de Paul ne fait aucun mystère2.

En clair, le christianisme est une haine de tout, une anti-orme d’amour – une arme de haine massive. Ni bonheur, ni plaisir, ni joie, ni même sourire, voilà la vie chrétienne selon le philosophe médiatique et fondateur de l’Université populaire de Caen. Le pourfendeur des illusions n’a de cesse de remettre en cause, s’inspirant consciemment de son maître à penser, Friedrich Nietzsche3, tout ce qui pourrait limiter notre expérience du plaisir. C’est d’ailleurs ainsi qu’Onfray milite pour un hédonisme de plénitude, totalement assumé.

Le cas de Michel Onfray est facile, je l’admets. Il est toujours relativement aisé de le prendre à partie, mais un peu moins de lui faire justice. Normal : il est habitué des grands mots/maux et des réparties caricaturales. Et pourtant, malgré son ton caustique et parfois difficilement soutenable, malgré ses ignorances voulues ou non, il y a quelque chose chez lui de symptomatique de la vision hyperfestive de l’amour, cette manifestation sentimentale de l’hypermodernité. Dans cette brève conférence, je voudrais aborder plusieurs points essentiels centrés autour d’un dilemme majeur qui semble au cœur des discours philosophiques actuels sur l’amour. Ce dilemme est celui que nous retrouvons dans presque toute question philosophique : celui de la primauté de l’un ou du multiple. Cette vieille question philosophique – le particulier ou le général, l’Un ou le multiple – s’incarne ici dans la primauté que l’amour accorde soit à une personne – celle qui aime – ou à la relation établie entre deux personnes. Nous regarderons à plusieurs philosophes contemporains, représentant chacune de ces deux options. Ensuite, dans une deuxième partie, nous verrons en quoi l’amour, considéré dans un sens biblique, peut permettre de résoudre cette « équation amoureuse ».

I. LA SEXUALISATION DE L’AMOUR

Cependant, avant de nous lancer dans la première grande partie de cette conférence, éclaircissons un point particulier. C’est un fait relativement facile à observer que le discours même sur l’amour a été largement interprété en termes sexuels4. Bien sûr, il est facile d’en attribuer la paternité à Freud. Après tout, n’est-ce pas ce dernier qui voyait en l’amour deux expressions : un amour conjugal dans lequel la sexualisation de l’amour était manifestement assumée, et de l’autre côté d’autres formes d’amour (familial ou amical) dans lesquels la composante sexuelle ne pouvait se manifester consciemment. L’amitié serait ainsi un amour qui n’est pas dirigé vers son objectif premier mais dont les pulsions sont redirigées vers un autre but, d’où l’établissement d’un ordre social. Ce contrôle social de l’amour et du plaisir est l’un des points particuliers qu’Onfray met sans cesse en accusation. Cette oppression sociale fonctionne de fait comme une frontière sacrée empêchant l’individu d’être pleinement lui-même.

La solution, pour Onfray, est celle de la libération « de la volonté agissante contrôlée par la conscience, [pour s’affranchir] du système d’inhibition mis en place par le dressage social »…5 Contestant l’amour social, le vrai amour se caractérise pour Onfray par une transe du plaisir, symbole contestataire par excellence. Pour notre philosophe, c’est précisément ce que l’hédonisme qu’il préconise s’efforcera de justifier. Pour ce faire, il n’a de cesse de plaider pour une dissociation des termes « amour » et « plaisir » (ou désir, sexualité), le premier étant par trop chargé d’exigence sociale. Son « érotique solaire », comme il se plaît à qualifier son hédonisme sexuel, n’a que faire des supposées exigences biologiques (la procréation) ou des normes qui régissent l’expression de l’amour (le mariage). D’autant plus que, pour Onfray, l’amour donne un sérieux non nécessaire à la sexualité. C’est ainsi qu’il peut affirmer que nous devrions « rendre possible la sexualité sans l’amour qui va avec »6. Quant à la fidélité, si caractéristique de l’amour conjugal dans un grand nombre de traditions religieuses ou séculières, Onfray ne l’élimine pas plus qu’il ne la redéfinit. La fidélité est une affaire « entre soi et soi », entre soi et sa parole7. Il n’y a pas de fidélité comme promesse de rester pour, envers, et en face de l’autre. Et d’ailleurs, commentant Ovide, Onfray rend cela manifeste en indiquant que « pour fonder le libertinage, amour, chasteté et vertu passent à la trappe. Et avec eux ? La vérité. La notion même de vérité. »8 La vérité d’une relation duelle n’entre pas en compte dans cette notion de fidélité : il n’y a que le rapport du soi à son propre corps et ainsi à la maîtrise de son propre plaisir.

Sous-jacent à tout le discours traditionnel sur l’amour et sur le lien amour-plaisir (sexualité), Onfray identifie un problème majeur : la définition du désir comme manque9. Selon lui cette erreur s’est développée dans la pensée occidentale de la manière suivante. De certaines philosophies grecques au judéo-christianisme, nous avons présupposé qu’homme et femme avaient possédé, à un point mythique original, une unité primitive maintenant perdue. Cette unité profonde demeura dans l’inconscience humaine et se manifeste encore maintenant dans le désir qui ne fait que dévoiler cette rupture de l’union originelle : « Le désir s’apaise dans l’unité primitive reconstituée, le couple en fournit théoriquement la forme. Autre sottise coûteuse, autre bêtise dangereuse. »10 Le « désir » est donc manque-quête de cette union primitive11. Malgré la persistance de cette compréhension du désir, Onfray soutient que « le désir n’est pas manque, mais excès qui menace débordement »12. Ainsi l’amour, et en particulier le désir, sont des surcroîts de plénitude, des débordements d’abondance. D’où la nécessité sociale de le contraindre, de le contrôler et de le diriger.

En clair, la narration du soi érotique et amoureux ne peut s’encombrer des prétextes religieux qui ne font que dominer, pour les asservir, les désirs corporels. C’est d’ailleurs à ce titre qu’Onfray s’en prend aux discours religieux sur l’amour, et en particulier à la théologie chrétienne de l’amour – bien que la philosophie ne soit pas épargnée. Si Onfray s’en prend ainsi aux discours alambiqués et oppresseurs des religions, c’est parce que, avec son présupposé matérialiste athée, il considère que puisque tout est matériel (le corps comme l’âme ou l’esprit13), nous devons exiger une construction matérialiste et athée de l’amour.

D’autre part, Onfray est autant un réaliste qu’il est matérialiste et athée : il n’a que peu d’intérêt pour les philosophies et théologies qui ne s’ancrent pas dans le réel – ce réel que tout un chacun peut voir et expérimenter. Ce réel peut être simplement défini ainsi : le plaisir ne fait de mal à personne. Ainsi il nous faut saisir le réel tel qu’il est. En ce qui concerne l’amour, l’implication est directe : la satisfaction des désirs humains est nécessaire et jubilatoire. Et ce faisant il est, encore une fois, absolument nécessaire de dissocier amour et plaisir, en particulier de dissocier amour-passion et plaisir. La possession et jouissance du corps devient alors l’expression d’une vraie philosophie hédoniste, celle qui ne cherche peut-être pas le bonheur aux dépens des autres14, mais qui cherche néanmoins le plaisir en tous temps, et qui ne se refuse aucun plaisir qui s’offre à soi.

Le corps autonome, instrument de l’individu pour réaliser ses propres désirs, est l’un des points de départ évidents chez Onfray. Comme il l’indique bien au demeurant, « au corps glorieux chrétien, décharné, j’oppose le corps nominaliste athée et incarné. Que signifie nominaliste ici ? Qui suppose une matière, un temps, un lieu ; qui vaut de manière autonome et unique… »15 Cette matière du corps autonome, c’est le corps nietzschéen qui est le principe même d’interprétation du monde. C’est ce corps-ci, celui que j’ai maintenant, qui guide mon éthique et ma métaphysique, ainsi que ma connaissance. C’est pour cela que dans son cours sur Nietzsche, Onfray peut affirmer la nécessité d’une exégèse du corps soulignant que « nous subissons la loi du corps, de notre corps ». La philosophie n’est ainsi qu’une manifestation de la physiologie. Peut-être qu’ici le soutien qu’Onfray trouve en Nietzsche se double de l’intuition de Feuerbach qui voyait le corps dirigé par un désir ardent de bonheur (Glückseligkeitstrieb). Il n’est pas étonnant alors de voir Onfray proposer une telle théorie des « corps amoureux » dans laquelle l’amour n’est qu’une fonction du corps. D’où sa conclusion que « tant que dure la chair chrétienne, le corps paraît impossible » et l’amour de même16. La jubilation érotique d’Onfray promet la maîtrise d’un corps radieux et d’un amour luminescent.

Que l’hédonisme de Michel Onfray présente une perspective radicale sur l’amour et le plaisir ne fait aucun doute. Et pourtant, nous sommes en droit de nous demander si nous ne sommes pas là en face de l’un des nombreux aboutissements philosophiques d’une pratique sociale déjà bien ancrée dans les mentalités. En effet, l’affirmation cliché selon laquelle tout cela ne relève que « d’une affaire privée et ne regarde personne » est une traduction populaire – bien que limitée – de l’hédonisme d’Onfray. C’est bien parce que cet érotisme solaire est une affaire privée que mes « histoires d’amour » ne concernent finalement que « moi » et en deuxième lieu seulement la (ou les) personne(s) aimée(s) – ou sujets de plaisir.

II. L’AMOUR : UN PROBLÈME PHILOSOPHIQUE

Il serait facile de croire que la philosophie de l’amour, ou du désir, trouvée chez Onfray n’est qu’une manifestation hédoniste marginale. Ce serait mal comprendre, ou ne pas comprendre que, comme le dit le philosophe Pascal Bruckner, « la sexualité fut exaltée au xxe siècle comme outil de transformation du monde qui devait installer le genre humain dans l’état de quasi-perfection »17. Si l’érotisme est le nouvel oracle de l’amour, c’est parce qu’il se propose d’être une nouvelle rédemption. Ainsi, Onfray propose une sotériologie du « soi aimant » (ou du « soi jouissant »). En tant que tentative humaine de rédemption, la philosophie de l’amour devient une question apologétique. C’est là que celle-ci se heurte à la grande question philosophique qui agite l’esprit humain : celle de la primauté de l’unité ou de la diversité, de l’un ou du multiple. La question qui se pose ici à nous est de savoir si l’amour, dans toutes ses formes, est premièrement définit par l’« un » – la personne aimante – ou par le « deux » – l’amour comme relation entre deux personnes (relation « duelle »).

1) L’amour : primauté de l’Un

Pour André Comte-Sponville, l’un des philosophes français les plus médiatisés de nos jours, l’amour est le grand sujet de la philosophie. Car, en fin de compte, « il faut donc aimer l’amour ou n’aimer rien – il faut aimer l’amour ou mourir ; c’est pourquoi l’amour, non le suicide, est le seul problème philosophique vraiment sérieux »18. Et c’est bien parce que l’amour est le seul problème philosophique vraiment sérieux que la philosophie a longtemps exploré la signification et le pouvoir de l’amour. Traditionnellement, deux formes d’amour ont été distinguées : l’amour-passion et l’amour-agapè. Le premier est l’expression du grec éros, le plus couramment considéré comme un manque, l’essence même de la passion amoureuse19. D’où la nécessité de considérer l’amour comme relation duelle.

À l’encontre de cette option courante, Comte-Sponville affirme sans hésitation que l’amour est solitude, et qu’il doit le rester20. Ce constat n’est pas, sous la plume de Comte-Sponville, une observation négative, mais une nécessité bénéfique. Aimer, c’est vivre sa solitude dans la plénitude. Le point de départ de cette affirmation de Comte-Sponville, qui semble rejoindre là-dessus Michel Onfray, c’est la négation de l’amour-passion – éros – en tant que manque21. Malheureusement, pour ce philosophe membre du Comité consultatif d’éthique, la philosophie grecque considéra en grande partie que, dès qu’un désir était satisfait, il n’y avait plus manque, donc plus désir22. Le désir était ainsi voué à l’échec23. Plutôt que « manque », le désir est puissance qui se réjouit, et prend plaisir en la seule existence de l’autre24. Ainsi, pour Comte-Sponville, la philosophie de l’amour ne peut aller de l’avant qu’en affirmant qu’il y a plaisir et joie quand on désire ce qu’on a, ce qui ne manque pas25.

Car si l’amour était manque, il serait espérance : l’amour serait contraint de continuer à espérer ce qu’il n’a pas26. De fait, en espérant, l’amour n’aurait pas de valeur en soi. Il ne pourrait avoir de valeur qu’en fonction de ce qu’il espère, qu’en fonction d’un temps futur. Donc, pour maintenir que l’amour a une valeur en soi, il faut nier qu’il soit espérance et qu’il puisse être défini en tant que manque. L’amour n’a pas besoin d’espérance, car il donne sa valeur aux choses27. L’amour ne manque de rien, car il est solitude de l’être aimant. L’amour n’a pas d’objet, de personne à espérer.28 L’amour, c’est donc désirer ce qui ne me manque pas, et c’est pour cela que l’amour doit être solitude29. Si l’amour n’était pas solitude, il serait toujours exigence d’un autre et, en fin de compte, puisque l’autre ne peut pas toujours se faire présent, l’amour serait un manque. Ce qui, par définition, ne peut pas être pour Comte-Sponville. Ainsi, l’amour est toujours premier30.

D’ailleurs, pour Comte-Sponville, c’est seulement parce que l’amour est solitude en face de l’être aimé qu’il peut être acceptation de l’autre dans sa singularité31. En conséquence, étant solitude, l’amour ne peut qu’être primauté de l’Un. Bien sûr il sera possible de rétorquer ici que si l’amour est primauté de l’Un – de l’être aimant – comment prévenir l’amour de n’être qu’un simple égoïsme ou narcissisme ? Comte-Sponville résout le problème en rappelant le contraste fondamental entre amour-solitude et le narcissisme. Le premier suppose en effet un rapport lucide à soi. Par opposition, le narcissisme est un rapport non à soi, mais à son image, par la médiation du regard de l’autre.

Si la solution proposée par Comte-Sponville semble a priori simple, elle n’en reste pas moins très limitée. En effet, même si l’amour devait n’être distingué du narcissisme que par le rapport lucide à soi, récusant les images renvoyées par le regard des autres, nous pourrions demander comment ce rapport à soi pourrait faire abstraction du regard d’un autre, qui est toujours présent. Bien sûr, ce que Comte-Sponville et d’autres avec lui cherchent à éviter, c’est un regard non objectif et narcissique qui reviendrait vers la personne aimante, ce qui compromettrait l’amour. Mais, en fin de compte, la médiation du regard de l’autre n’est-elle pas nécessaire pour aimer vraiment ? Bien sûr, pour que l’amour soit plein de sens, cela nécessiterait que le miroir de cet « autre » ne nous soit pas renvoyé, ce qui sous-entendrait un premier pas narcissique de notre part (nous enverrions l’amour à cet « autre » qui ne ferait que nous renvoyer notre propre image). Au contraire, le regard de l’autre devrait être premier, envoyé et non pas renvoyé par celui qui veut nous regarder par son amour.

Dans son étude sur le développement de l’amour en Occident, Denis de Rougemont concluait que éros tend à la fusion essentielle de l’individu dans le dieu32. Paraphrasant cette observation, nous pouvons de notre côté aisément conclure que l’éros humain de Comte-Sponville veut le plaisir individuel répété à l’infini à chaque instant : il veut que l’autre fusionne avec le « soi aimant », qui devient dieu solitaire. Et ceci, que l’amour soit filial, amical ou conjugal. C’est la primauté du « soi aimant », de sa divine solitude, qui fait de l’être qui aime son propre dieu. Et en cela Freud avait peut-être alors raison : tout amour peut être éros, car tout amour peut être divinisation de mon amour dans la solitude. Il ne peut donc n’y avoir amour qu’avec distance quasi radicale.

2) L’amour : primauté du Deux

Si l’amour ne peut pas être primauté de l’Un, pourrait-il alors être primauté du Deux, de la relation entre deux êtres ? Ce semble être la position du philosophe marxiste Alain Badiou33, qui définit l’amour comme une façon de faire l’expérience du monde à partir de la différence. Ainsi, dit-il :

Je crois qu’il est essentiel de comprendre que la construction du monde à partir d’une différence est absolument autre chose que l’expérience de la différence […] L’expérience de l’altérité est centrale, car elle fonde l’éthique. Il en résulte, dans une grande tradition religieuse, que l’amour est par excellence un sentiment éthique34.

Badiou se situe ici dans une tradition classique qui voit en l’amour l’expérience essentielle de l’altérité. Mais plus que l’expérience de l’altérité, il parlerait de l’amour comme rencontre de l’altérité. En effet, « expérience » aurait une tendance trop personnelle, individuelle, alors que justement l’amour est d’abord un « deux », une disjonction entre deux êtres. Par conséquent, l’amour construit une vérité sur le « deux »35. Ce qui est central, ce n’est pas que le « moi » fasse l’expérience de l’autre, mais que deux se rencontrent dans un événement d’altérité36.

L’amour est une rencontre de la vérité parce que la confrontation avec la pensée de l’autre permet une réflexion critique sur le réel à partir de la différence et non à partir de l’identité. C’est cela même qui, selon Badiou, confère à l’amour sa puissance créatrice. Cette puissance d’amour se trouve nourrie par l’expérience du temps, car, sans incarnation dans la durée, « l’amour est brûlé, consommé et consumé en même temps, dans la rencontre, dans un moment d’extériorité magique au monde tel qu’il est »37.

Et cependant, ayant dit cela, Badiou ne peut totalement maintenir cette nécessaire durée de l’amour. En effet, un amour, qu’il soit conjugal ou amical, ne peut s’inscrire dans le temps que s’il s’inscrit dans une relation de fidélité et de confiance. Or une telle relation de confiance ne peut être focalisée sur la relation. Nous ne pouvons pas avoir confiance en une relation. Nous avons confiance en une personne. La sur-accentuation de l’amour comme relation peut alors faire oublier que cette relation ne peut être vrai amour sans engagement, sans attachement durable de deux personnes ; des personnes au pluriel, mais des personnes tout de même38. Bien que Badiou souhaite faire de l’amour une rencontre qui se réinvente dans la durée39, cette conception d’un amour comme seul événement de rencontre altière établit une relation dialectique entre deux êtres, une relation de séparation. Le problème de Badiou, c’est que l’amour est défini exclusivement par la relation et non par l’acte d’aimer de deux êtres différents qui créent ainsi une relation durable. Il ne resterait donc de l’amour que des moments dialectiques (de séparation) de rencontre mutuels40.

Malgré cette incohérence notable, l’amour comme primauté du Deux – primauté de la relation – est également bien soulignée par Alain de Botton dans sa narration philosophique Petite philosophie de l’amour, dans laquelle il rappelle lui aussi la nécessité du rapport altier : « Si l’amour nous renvoie notre reflet, la solitude, elle, nous prive de l’usage d’un miroir et permet à notre imagination d’interpréter comme elle l’entend la coupure ou la tache que nous savons avoir sur le visage. »41 Le miroir prévient donc notre fantaisie, et ainsi notre narcissisme. L’autre me modifie ainsi selon son regard et l’amour devient donc une aventure obstinée au cours de laquelle j’accepte d’être en rapport avec le regard de l’autre :

Comme le résume de Botton : « Chacun de ceux que nous connaissons nous renvoie à une autre interprétation de notre nature en ce sens que nous devenons une parcelle de celui qu’il aperçoit en nous. »42 Il y a donc primauté du Deux dans un amour qui ne fusionne pas les êtres aimant afin que la dialectique de sujets opposés maintienne l’intégrité de chacun.

Il demeure ici encore un problème presque insurmontable. Si l’amour est, selon les mots d’Alain Badiou, une découverte de la vérité comme un rendez-vous passionné, il faut nous demander si l’absence d’une quelconque unité entre les deux personnes aimantes n’entraîne pas une impossibilité de l’amour même. Je m’explique. Si une relation exigeant deux personnes fonde ce qu’est l’amour – que ce soit l’amour conjugal, filial, ou amical –, il est difficile de comprendre comment cette relation pourrait prendre tout son sens si, dans une certaine mesure, elle n’était pas aussi primauté de l’Un aimant. Autrement dit, l’amour ne peut pas être que rapport dialectique entre deux êtres aimant.

III. DE L’AMOUR DES HOMMES À L’AMOUR-AGAPÈ

La brève présentation de deux options philosophiques met en évidence le dilemme entre primauté de l’Un ou du Deux au sein de l’amour-passion. Soit l’amour est essentiellement acte de la personne aimante – et ainsi il est solitude –, mais il est alors impossible de voir comment l’amour pourrait faire toute sa place à l’être aimé43. Ou bien l’amour est essentiellement relation, et il est alors difficile d’affirmer qu’il est aussi, et également, acte personnel d’aimer.

Mais cette même présentation montre aussi que le terme « amour » a subi une restriction sémantique assez tragique. Il a été réduit à sa seule manifestation romantique et sexuelle. Ici, la philosophie ne semble pas vouloir dépasser l’émotionnalisme de notre temps. En contraignant l’amour à n’être que sentiment, nous l’amoindrissons de deux manières. Tout d’abord, nous l’enfermons ainsi dans un dilemme impossible à résoudre. Ensuite, nous éliminons la diversité même de l’amour. Si la philosophie ne semble pas promettre une résolution au « problème » et à la diversité de l’amour, tentons de nous tourner vers la psychologie.

1) L’amour : intimité, passion et attachement

Le psychologue américain Robert Sternberg a proposé la théorie, maintenant bien connue, selon laquelle l’amour se compose, ou se décompose, en trois éléments distincts : l’intimité, l’attachement et la passion. L’association diverse entre ces trois éléments conduit à l’identification de différentes formes d’amour. Chacun de ces trois termes peut être utilisé de différentes façons, il est donc important de clarifier leur signification dans le contexte de la présente théorie. Survolons, dans un premier temps, ces trois composants.

L’intimité se réfère à des sentiments de proximité, de relation et de confiance. Les travaux de Sternberg, entrepris avec d’autres collègues, ont souligné les éléments principaux de cette dimension d’intimité : (1) le désir de promouvoir le bien-être de l’être aimé ; (2) connaître le bonheur avec l’être aimé ; (3) avoir une haute estime pour la personne aimée ; (4) être en mesure de compter sur l’être aimé en cas de besoin ; (5) la compréhension mutuelle avec l’être aimé ; (6) le partage de soi-même et des biens avec l’être aimé ; (7) la réception-acceptation du soutien émotionnel de la personne aimée ; (8) donner un soutien affectif à la personne aimée ; (9) une communication intime avec l’être aimé ; et (10) la valorisation de l’être aimé.

La passion, quant à elle, se réfère à ce qui conduit à la romance, l’attraction physique, la consommation sexuelle, et des phénomènes associés aux relations amoureuses. La composante de la passion inclut dans son champ d’application les sources de motivation et d’autres formes d’excitation qui mènent à l’expérience de la passion dans une relation amoureuse. La passion est le terme qui résume cet « état de désir intense d’union avec l’autre ». Mais ces besoins s’expriment aussi dans l’estime de soi, le dévouement, l’affirmation de sa personnalité, notamment. Toutes ces composantes contribuent à l’expérience de la passion.

Enfin, l’engagement/attachement se réfère, dans le court terme, à la décision d’aimer une certaine personne et de maintenir cet amour. Il est important de noter que, pour Sternberg, cette décision n’est pas à confondre avec la notion biblique de fidélité conjugale, et donc d’attachement à vie. Aimer et rester attaché à la personne aimée – pas nécessairement aimée au sens conjugal d’ailleurs, mais aussi amical et filial – ne sont pas synonymes. Ces deux aspects ne vont pas nécessairement ensemble, et il est possible de décider d’aimer quelqu’un sans être engagé à l’amour dans le long terme (des relations d’amitié peuvent n’être que ponctuelles et pourtant l’amitié est une forme d’amour ; à la différence de l’amour conjugal qui est, bien sûr, un attachement de long terme !). Il est aussi possible de s’engager dans une relation sans percevoir l’amour de l’autre dans cette relation (cf. l’amour-compassion qui n’est pas une relation mutuelle).

Enfin, notons que ces trois composantes de l’amour interagissent entre elles et donnent toute leur richesse aux expressions de l’amour : par exemple, une plus grande intimité peut conduire à une plus grande passion ou à un engagement plus fort et durable. De la même manière, un plus grand engagement peut conduire à une plus grande intimité, à une plus grande passion. En général, ces composants peuvent être distingués, mais jamais séparés, demeurant en constante interaction les uns avec les autres. Bien que ces trois composantes soient des éléments importants de toute relation d’amour, leur importance peut varier d’une relation à l’autre. Elles peuvent aussi varier dans le temps, au sein d’une même relation. Si nous en déduisons les types d’amour différents, voici ce que nous pouvons en conclure (cf. tableau ci-dessous) 44 :

Dans son étude The Four Loves, C.S. Lewis parlait de quatre formes d’amour : l’affection, l’amitié, éros et agapè. Il est possible de lire en parallèle les trois premières formes d’amour mentionnées par Lewis avec les trois formes principales dans le tableau ci-dessus (en grisé), à savoir l’amitié, l’amour compassionné et l’amour consommé. Le premier, l’amitié, se retrouve de manière tout à fait évidente dans nos deux schémas. Il est probablement inutile d’en dire beaucoup plus ici.

Sternberg, « Formulation triangulaire de l’amour »

Plus intéressant est le premier type mentionné par Lewis, l’affection. Pour l’apologète anglais, ce type d’amour est le plus commun, le plus humble45, celui qui se dit le moins tout en étant nécessaire à toutes les autres manifestations de l’amour46. L’une des caractéristiques principales de l’affection est qu’il peut se donner pour n’importe qui, et il ne demande pas de relation singulière avec la personne « objet » de cette affection. Et dans une certaine mesure, observe Lewis, de cette affection peut même naître une certaine appréciation pour la personne. Si l’affection n’est pas discriminatoire47, elle sous-entend donc que l’affection envers quelqu’un avec qui vous ne partagez a priori rien est possible. Le résultat d’une affection qui dure, c’est une proximité qui s’installe et fait émerger, pourquoi pas, une amitié.

Sternberg, quant à lui, parle de cet amour compassionné, tel que celui qui existe entre des personnes qui sont liées par leur vie sans pourtant que cet amour soit marqué par l’amour-passion. C’est typiquement l’amour partagé entre les membres d’une même famille – type même mentionné aussi par Lewis. Pour Sternberg, ce type d’amour est l’union d’une appréciation et d’une décision. Il est donc un choix en vue d’un amour-appréciatif. En cela il se distingue de l’Affection de Lewis pour laquelle il n’y avait pas de dimension d’appréciation, bien que la décision/attachement en soit une facette nécessaire. Il me semble cependant que Sternberg commet ici une erreur en restreignant l’amour-compassion à celui qui se manifeste envers des personnes partageant une vie commune. Si le qualificatif de « compassion » est central à cette forme d’amour, alors à mon sens il se rapproche beaucoup plus de l’affection lewisienne. Ainsi, il y a des parallèles possibles entre l’amour-affection de Lewis et l’« amour compassionné » de Sternberg, même s’ils ne peuvent strictement être identifiés.

Enfin, l’amour consommé se rapproche évidemment de l’éros discuté par Lewis. Pour ce dernier en effet, celui-ci est la forme la plus intime que prend l’amour, et ainsi il est essentiellement différent de l’affection ou de l’amitié. Dans le schéma de Sternberg, l’amour consommé est la forme parfaite de l’amour, ce qui représente l’idéal, non pas tant parce qu’il serait la forme d’amour la plus légitime, mais parce que ce type d’amour rassemble, selon lui, les trois composantes possibles de l’amour : intimité, passion, attachement. C’est le type d’amour vers lequel, beaucoup d’entre nous, nous nous efforçons d’aller, mais que peu, dit-il, réalisent vraiment. Dans tous les cas, souligne Sternberg, cet amour consommé est bien plus que simplement la consommation du désir ou de l’intimité, car les actes qui traduisent ce type d’amour sont nombreux – actes nécessaires pour que cet amour survive48. Comme le conclut Lewis, « d’une manière mystérieuse mais indiscutable, celui qui aime désire la personne aimée elle-même, et non pas le plaisir qu’elle procure »49.

2) Et l’Agapè dans tout cela ?

Nous avons parlé de différentes formes de l’amour humain, depuis les perspectives de philosophes contemporains à une des nombreuses présentations psychologiques possibles. Nous avons mentionné plusieurs formes d’amour, mais un amour particulier n’a étrangement pas encore été mentionné – ou très (trop) brièvement. Bien sûr, vous l’aurez peut-être deviné, il s’agit de l’agapè chrétien. Cet agapè est traditionnellement considéré comme étant l’expression même de l’amour de Dieu, amour transformant la vie de ceux qui sont attachés à lui.

Cet amour se comprend notamment comme l’amour partagé au sein de la communion des trois personnes de la Trinité. L’agapè, c’est la pleine présence de chacune des personnes, une intercommunion de personnes aimantes (la fameuse périchorèse trinitaire). Chacune des trois personnes de la Trinité est elle-même « aimant, aimé, amour » et, en même temps, chacune des personnes témoigne d’une relation d’amour privilégiée. Ainsi, nous pourrions dire que la souveraineté de Dieu dans son amour est en particulier attachée à la première personne de la Trinité [En relation avec sa création, Dieu, le Père ordonne son amour en vue du salut]. Christ, lui, démontre qu’il est par excellence le « bien-aimé de Dieu » en exerçant son propre amour envers nous [Dieu, le Fils accomplit l’amour de Dieu]. Enfin, Dieu se rend présent en son amour par l’Esprit qui donne l’amour de Christ [Dieu, l’Esprit communique l’amour de Dieu]50. Cette triade de l’amour trinitaire n’efface pas l’accent particulier qui est mis dans le Nouveau Testament sur l’agapè entre le Père et le Fils (Jn 3.35, 5.20, 15.19), agapè qui devient le modèle de notre amour51.

Mais nous pouvons aller un peu plus loin. Si l’agapè néotestamentaire est le mieux représenté par cet amour nourri de l’Esprit, qui est lui-même l’expression de l’amour en Dieu et de Dieu52, alors l’agapè divin n’est pas seulement la forme par excellence de l’amour, mais aussi la transformation active des amours humains par l’amour divin. L’agapè transformerait – sanctifierait – ainsi l’affection, l’amitié et la passion. L’agapè a souvent été opposé aux autres formes d’amour, notamment opposé à l’éros humain. À la rigueur, on mettra en juxtaposition le phileo et l’agapeo de Jean 21 pour en souligner le contraste – commettant ici une erreur d’exégèse récurrente53. Mais l’opposition entre agapè et éros fait partie des classiques de l’interprétation chrétienne, probablement à tort ! Il est vrai que le mot éros n’est jamais utilisé dans le Nouveau Testament, probablement à cause des nombreuses connotations cultuelles négatives qu’il pouvait avoir dans un contexte culturel gréco-romain54. On observe toutefois qu’il ne sera pas totalement rejeté par les Pères de l’Église.

Cependant, comme plusieurs théologiens le font remarquer, éros et agapè ne se laissent jamais totalement séparer55. Car, en fin de compte, l’amour de Dieu pour son peuple est aussi éros (désir) et en même temps totalement et pleinement agapè, parce qu’il est amour gratuit qui pardonne. L’amour-agapè de Dieu vient donc donner son plein sens à l’amour-passion qu’il manifeste pour ceux envers qui il a activement accompli son œuvre de salut. Dans ce sens, l’agapè reçu en Christ par l’Esprit est amour transformateur et restaurateur. Denis de Rougemont fait partie de ceux qui ont le mieux expliqué cette transformation de l’éros par l’agapè en le liant à la christologie.

En effet, une perspective christologique rappelle que l’amour-agapè transcende l’amour-passion en exigeant l’acceptation des limites humaines56. La dimension christologique souligne la nécessité d’une acceptation volontaire des faiblesses de l’amour humain. L’amour-agapè, dans sa christologie, est acceptation de notre faiblesse à aimer : « Car voici la fidélité : c’est l’acceptation décisive d’un être en soi, limité et réel, que l’on choisit non comme prétexte à s’exalter, ou comme ‹objet de contemplation›, mais comme une existence incomparable et autonome à son côté, une exigence d’amour actif. »57 Ainsi, c’est lorsque je reconnais ma faiblesse à aimer que je peux vraiment aimer et désirer. L’amour de charité, « c’est l’amour qui renonce à exercer au maximum sa puissance » et ainsi transforme tous les amours humains58. La transformation de l’éros est alors accomplie : « Libéré de sa volonté d’être absolu mais non de son désir, érôs cesse d’être dévorateur pour se vivre dans la bonne création de Dieu. Ainsi Agapè triomphe d’éros en le sauvant et au lieu de le détruire, elle lui rend sa place. »59

L’Éros, bien compris, même dans ses débordements, n’est pas qu’un simple déferlement d’impudicité60, contrairement à ce que le moralisme chrétien pensera souvent. Certainement cette synonymie sexuelle est un dérapage moral significatif, mais, comme le montrait de Rougemont, s’en tenir là, c’est ne pas discerner la profonde signification métaphysique de l’Éros qui tente de créer, par le désir, un nouvel Adam et une nouvelle Ève. Et puisque, comme le note Bruckner, « notre corps est notre seule patrie, solidaire, comme chez les Grecs, du cosmos et des mouvements climatiques, c’est dans le ventre des hommes et des femmes que se joue une partie fondamentale »61. Il est alors compréhensible que cet éros devienne, soit le principe recréateur adopté par Onfray, soit disparaisse complètement, comme chez Proust.

Si l’amour-agapè peut ainsi transformer toutes les formes d’amour, c’est parce qu’au cœur de la vie intratrinitaire, au sein même de l’amour-agapè intratrinitaire, toutes les formes de d’amour peuvent être trouvées. C’est l’amour-affection de Dieu, sa tendresse, pour son peuple, une affection éternelle qui se manifeste au cours de l’histoire. C’est peut-être même là que nous pourrions localiser l’amour-affection de Dieu envers tous les êtres humains (Mt 6.26, 10.29)62. Mais l’amour-agapè de Dieu est aussi cette amitié profonde dont Dieu nous donne les constantes preuves en faisant de nous ses co-travailleurs dans la moisson. C’est ainsi que Christ d’ailleurs peut dire en Jean 15.15 : « Je ne vous appelle plus serviteurs, parce que le serviteur ne sait pas ce que fait son maître ; mais je vous ai appelés amis, parce que je vous ai fait connaître tout ce que j’ai appris de mon Père. »

Enfin, l’amour-agapè de Dieu est aussi, comme nous l’avons déjà dit, amour-passion (éros) de Dieu envers son peuple, envers ceux qu’il appelle à une parfaite et pleine communion. Peut-être même pourrions-nous ici rapprocher cet éros de Dieu envers son peuple d’une définition de l’amour comme choix singulier et électif. C’est l’amour zélé de Dieu en vue du salut, comme par exemple en Jean 3.16. C’est aussi l’amour de Dieu pour son peuple dans le Cantique des cantiques (3.1) ou l’amour particulier de Dieu envers ses élus (Ps 103.9-11 ; Ep 5.25), un amour en quelque sorte discriminatoire (Ml 1.1-2).

L’agapè divin, en transformant les autres formes d’amour, explique aussi que cet amour puisse faire une différence fondamentale dans notre manière de vivre nos amours humains, qu’ils soient affection, amitié ou passion. Bien sûr, il faudrait aller plus loin en considérant comment, précisément, cette transformation est manifestée dans le concret de nos vies. Pour cela, il faudrait probablement examiner de quelle manière les fruits de l’Esprit eux-mêmes expliquent cette transformation. Chacun d’entre eux pourrait même être appliqué diversement aux amours humains. Mais nous arrivons à la fin du temps imparti pour cette conférence et il est grand temps de terminer.

CONCLUSION

Revenons à notre double problème. Nous avons tout d’abord souligné le problème insoluble auquel est confrontée la conception philosophique de l’amour. Ce bref survol a essayé de montrer comment les alternatives philosophiques humaines à une compréhension globale de l’amour dans une perspective biblique ne pouvaient que se trouver enfermées dans un dilemme « vieux comme le monde ». Soit nous privilégions l’amour comme expression de la personne aimante, donnant ainsi primauté à l’« Un » et compromettant l’intégrité de la personne aimée. Soit nous donnons primauté au « Deux », nous focalisant sur l’amour-relation, au prix probablement à la fois de la durée de cette rencontre ainsi que de l’amour comme acte d’une personne donné et reçu par l’acte d’une autre personne. Nous avons ensuite discuté brièvement les diverses formes de l’amour en relation avec l’amour divin. Mais, en fin de compte, comment cet amour-agapè résout-il notre dilemme initial ?

Premièrement, la diversité de l’amour trouvée dans les relations intratrinitaires elles-mêmes fonde la diversité de l’amour humain. C’est parce qu’en le Dieu trinitaire l’amour agapè récapitule et parfait l’affection, l’amitié et la passion, que nous pouvons aussi vivre l’affection, l’amitié, et la passion.

Deuxièmement, cela signifie aussi que l’amour trinitaire – intratrinitaire – est la fondation de notre amour. C’est ainsi en cet amour trinitaire que se trouve la résolution de notre dilemme. L’amour peut être à la fois relation et acte de la même manière que Dieu étant amour est tout à la fois acte d’aimer et relation aimante. Dieu le Père aime et établit une relation d’amour avec le Fils et l’Esprit de la même manière que le Fils aime et établit une relation avec le Père et l’Esprit ou que l’Esprit aime et établit une relation avec le Père et le Fils. C’est parce que Dieu lui-même est Un et Plusieurs qu’il est résolution du problème philosophique de l’amour. La Trinité fonde l’unité et la diversité de l’amour. Mais cet amour intratrinitaire ne peut nous être connu que s’il nous est communiqué par Dieu même. Ce n’est que par sa médiation que nous pouvons vivre un vrai amour. La présence vivante d’un médiateur nous permet de vivre une relation d’amour qui est expression de notre personne. Cette médiation de l’amour fonde aussi la possibilité d’un amour.

En conclusion, l’amour des hommes, en particulier l’éros séparé de l’agapè divin, ne peut être, à terme, qu’une négation de la vie, une négation de l’amour, une « ascèse de l’être »63. Ainsi, l’« éros s’asservit à la mort parce qu’il veut exalter la vie au-dessus de notre condition finie et limitée de créatures […] Agapè sait que la vie terrestre et temporelle ne mérite pas d’être adorée, ni même tuée, mais peut être acceptée dans l’obéissance à l’Éternel. »64 Les alternatives à l’agapè biblique ne peuvent qu’être négatrices de tout ce qui fait la réalité interpersonnelle de l’amour dans tous ses exercices, conjugaux, filiaux, amicaux.


  1. Yannick Imbert est professeur d’apologétique et d’histoire à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence.

  2. Michel Onfray, Traité d’athéologie, Paris, Grasset et Fasquelle, 2005, p. 165, 169. Voir aussi son Théorie du corps amoureux : Pour une érotique solaire, Paris, Le Livre de Poche, 2001, p. 117.

  3. « On a enseigné à mépriser les tout premiers instincts de la vie ; on a imaginé par le mensonge l’existence d’une ‹âme›, d’un ‹esprit› pour ruiner le corps ; dans les conditions premières de la vie, dans la sexualité, on a enseigné à voir quelque chose d’impur. » Friedrich Nietzsche, Ecce Homo, « Pourquoi je suis un destin », § 7.

  4. « L’entente sexuelle n’est donc pas nouvelle ; ce qui l’est, c’est l’espérance démesurée dont elle est l’objet. » Pascal Bruckner, Le Paradoxe amoureux, Paris, Le Livre de Poche, 2011, p. 112. « Et puisque le sentiment n’est pas le contraire du désir mais son frère jumeau en fragilité […] c’est aux élans charnels qu’est déléguée la mission de tester la solidité des liens conjugaux. » Ibid., p. 114.

  5. Michel Onfray, Féeries anatomiques. Généalogie du corps faustien, Paris, Grasset, 2003, p. 245.

  6. Michel Onfray, La puissance d’exister : Manifeste hédoniste, Paris, Le Livre de Poche, 2008, p. 160.

  7. Ibid., p. 171.

  8. Michel Onfray, Théorie du corps amoureux, p. 161.

  9. Michel Onfray, La puissance d’exister, p. 150.

  10. Michel Onfray, Théorie du corps amoureux, p. 56.

  11. Michel Onfray, La puissance d’exister, p. 151.

  12. Ibid., p. 151.

  13. Michel Onfray, Féeries anatomiques, p. 233.

  14. Cette critique a souvent été faite, mais il faut reconnaître à l’hédonisme de Michel Onfray qu’il refuse de se faire aux dépens des autres. La jouissance sexuelle en tous temps, et quand l’occasion s’offre comme une fulgurance de plaisir, mais certainement pas envers et contre la personne « partenaire ». Pour Onfray, l’épicurisme hédoniste est un pragmatisme absolu ; c’est précisément parce qu’il est pragmatique premièrement, et non pas nécessairement utilitariste, que l’éros défendu par Onfray est, selon ses propres mots, un éros léger.

  15. Ibid., p. 234.

  16. Michel Onfray, Féeries anatomiques, p. 233.

  17. Pascal Bruckner, p. 177.

  18. André Comte-Sponville, Présentations de la philosophie, Paris, Albin Michel, 2000, p. 42.

  19. Ibid., p. 44.

  20. Pour Alain Finkielkraut, « l’amour ne s’adresse ni à la personne ni à ses particularités, il vise l’énigme de l’Autre, sa distance, son incognito […] L’amour est ce lien paradoxal qui, en s’approfondissant, dépouille l’Autre de ses déterminations, jusqu’à ce qu’il me devienne impénétrable. » Finkielkraut, La sagesse de l’amour, Paris, Gallimard, 1988, p. 65.

  21. Chez Onfray, voir par exemple Théorie du corps amoureux, p. 65.

  22. Voir le bon résumé donné par Comte-Sponville du schéma amour = désir = manque chez Socrate dans Le sexe ni la mort : Trois essais sur l’amour et la sexualité, Paris, Albin Michel, 2012, p. 62-64. Par distinction chez Spinoza, l’amour est désir, mais le désir est puissance qui nous conduit, nous meut : c’est la puissance d’exister et d’agir. Et donc, l’amour est joie (d’exister). Cf. Ethique, III.

  23. André Comte-Sponville, Le bonheur, désespérément, Paris, Plein Feux, 2000, p. 23.

  24. On se rappellera la parole de Spinoza : « L’amour est une joie qu’accompagne l’idée de sa cause. » (Cité dans De Botton, Petite philosophie de l’amour, Paris, J’ai Lu, 2010, p. 95) Ou plus précisément : « L’amour est une joie accompagnée de l’idée d’une cause extérieure. » Troisième partie de l’Ethique de Spinoza.

  25. André Comte-Sponville, Le bonheur, désespérément, p. 3.

  26. Mais si c’est « manque », alors c’est aussi souffrance et malheur, raison pour laquelle on dit souvent qu’il ne peut pas y avoir d’amour heureux. Mais que des couples soient heureux, c’est une évidence pour Comte-Sponville, ainsi, nous avons besoin d’une autre théorie du désir et de l’amour. Cf. André Comte-Sponville, Le sexe ni la mort, p. 78.

  27. André Comte-Sponville, L’amour la solitude, Paris, Albin Michel, 2000, p. 92.

  28. Ainsi il n’a besoin que des choses qui sont aimées ; et, en étant aimées, elles ne sont plus objet d’espérance. Car si l’amour et son désir sont « puissance », ils sont puissance en face de l’être aimé, ils sont affirmation de ce qui est déjà présent, et non de ce qui manque.

  29. André Comte-Sponville, L’amour la solitude, Paris, Albin Michel, 2000, p. 86, 94. L’amour comme solitude est un thème important chez Proust, comme le commente bien Alain Finkielkraut – rappelant lui aussi que dans l’amour l’Autre reste étranger. Finkielkraut, p. 67. Cf. Emmanuel Lévinas, L’autre dans Proust, in Noms propres, Montpellier, Fata Morgana, 1976, p. 155-156, en particulier sur le fait que la solitude dans l’amour demeure espoir fou de la communicabilité de l’autre.

  30. André Comte-Sponville, L’amour la solitude, Paris, Albin Michel, 2000, p. 94.

  31. Ibid., p. 42.

  32. Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident, p. 63.

  33. Alain Badiou décrit trois conceptions philosophiques de l’amour : (1) la conception romantique focalisée sur l’extase ; (2) la conception commerciale et juridique : du partenariat légal (PACS ou mariage) aux sites de rencontre ; (3) la conception sceptique qui voit en l’amour une illusion.

  34. Alain Badiou, Eloge de l’amour, Paris, Flammarion, 2011, p. 31.

  35. Ibid., p. 47.

  36. La notion de « rencontre » est d’ailleurs essentielle dans la philosophie de Badiou.

  37. Alain Badiou, Eloge de l’amour, p. 39.

  38. Il n’y a jamais de temps Un qui unit cette relation entre deux êtres – dans un rapport d’amour, qu’il soit dans le couple, ou autre.

  39. Alain Badiou, Éloge de l’amour, p. 42.

  40. Ibid., p. 83-84.

  41. Alain de Botton, Petite philosophie de l’amour, p. 183.

  42. Ibid., p. 187. De Botton ne reconnaît que deux formes d’amour : mûr ou immature. L’amour mûr est apparenté à une amitié avec une dimension sexuelle (ibid., p. 307). L’amour immature est un état instable…

  43. « Dilemme de l’individu : il voudrait n’être qu’au fondement de lui-même mais quête avec angoisse l’approbation de ses proches. » Pascal Bruckner, p. 3-5.

  44. Et ainsi, l’intimité et la passion sans l’attachement ne sont qu’un romantisme vide de sens ; l’attachement et la passion sans l’intimité ne sont qu’un « amour bête ».

  45. C.S. Lewis, The Four Loves, p. 33.

  46. Ibid., p. 34.

  47. Ibid., p. 36.

  48. « Sans actions, même le plus grand amour peut mourir » (paraphrase). Robert Sternberg, The Psychology of Love, Yale University Press 1989, p. 341.

  49. Ibid., p. 94.

  50. Cette triade est inspirée de celles développées par John Frame dans Doctrine of the Knowledge of God [Phillipsburg, P&R, 1987] en particulier par la triade « contrôle, autorité, présence ».

  51. Herman Bavinck, Reformed Dogmatics, vol. 2, Grand Rapids, Baker, 2004, p. 215.

  52. Paul Wells, « Les différents visages de l’amour selon la Bible », in Paul Wells, dir., Bible et sexualité, Excelsis et Kerygma, 2005, p. 135-148, ici p. 136.

  53. Erreur mentionnée par D.A. Carson dans son The Difficult Doctrine of the Love of God, Leicester, IVP, 2000, p. 30.

  54. André Comte-Sponville propose une autre explication pour cette absence de l’éros : la nécessité d’« inventer » un troisième terme pour l’amour néotestamentaire, autre que les deux seuls termes que les Grecs connaissaient jusqu’alors (philia et éros). André Comte-Sponville, Le sexe ni la mort, p. 128-132.

  55. Benoît XVI, Dieu est amour, Paris, Bayard, 2006, p. 26.

  56. Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident, p. 132.

  57. Ibid., p. 289.

  58. André Comte-Sponville, résumant un point particulier mentionné par Simone Weil, parle d’ailleurs remarquablement bien des cas où l’agapè transforme à la fois l’amitié, l’affection et la passion. André Comte-Sponville, Le sexe ni la mort, p. 136. Cf. Simone Weil, La pesanteur et la grâce, 1979, p. 20 ; Attente de Dieu, Paris, Fayard, 1977, p. 126-132. Ou encore dans les mots d’Adorno : « Tu n’es aimé que lorsque tu peux montrer ta faiblesse, sans que l’autre s’en serve pour affirmer sa force. » Comte-Sponville, L’amour la solitude, p. 103.

  59. Fritz Lienhard, « L’amour, Dieu et l’éthique », Foi et vie, XCV, no 1, 1996, p. 19-43, ici p. 41. Cf. Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident, p. 312.

  60. D’ailleurs, comme le rappelle justement Comte-Sponville, Éros n’est pas le dieu de la sexualité mais de la passion amoureuse. André Comte-Sponville, Le sexe ni la mort, p. 43.

  61. Pascal Bruckner, p. 25.

  62. Carson argumente que la providence de Dieu est une providence d’amour, ou elle serait incohérente. D.A. Carson, The Difficult Doctrine of the Love of God, p. 18.

  63. « Aimer, au sens de la passion, c’est alors le contraire de vivre ! C’est un appauvrissement de l’être, une ascèse sans au-delà, une impuissance à aimer le présent sans l’imaginer comme absent, une fuite sans fin devant l’obsession. Aimer d’amour-passion signifiait ‹vivre› pour Tristan, car la vraie vie qu’il appelait, c’était la mort transfigurante. » Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident, p. 288.

  64. Ibid., p. 312.

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