L’instrumentalisation de l’écriture par les idéologies

L’instrumentalisation de l’écriture
par les idéologies

Yannick Imbert*

Introduction

Il convient, tout d’abord, de définir ce qu’est l’idéologie. Nous verrons, ensuite, comment l’Ecriture a été utilisée pour la justifier. Deux exemples nous aideront à en construire une présentation générale. En conclusion, nous essaierons de déterminer comment la foi chrétienne procure le fondement méthodologique d’une critique radicale de l’idéologie.

L’idéologie peut être soit un système qui conditionne les conduites sociales et individuelles comme aussi les structures politiques, soit une clé d’interprétation se présentant  comme une grande théorie explicative, englobante du monde, soit un processus de conservation ou de transformation de l’ordre social. Le trait saillant et un des éléments clés de l’idéologie est le lien entre idéologie et interprétation du monde : elle est une herméneutique de l’histoire et du monde. Elle serait ainsi un processus de conditionnement, d’interprétation et de transformation du monde ou, dans notre cas, de la Bible. Elle conditionnerait notre lecture de la Bible ; elle serait la clé d’interprétation de celle-ci ; l’idéologie transformerait notre lecture de la Bible.

Mais, comme le remarque justement Ellul, l’idéologie voile aussi la réalité et, ainsi, force l’homme à se construire une représentation d’un monde dont il n’a qu’une vue et une expérience fragmentaires. En ayant une vue partielle du monde, l’homme en arrive à construire un monde illusoire, c’est-à-dire à s’aliéner le monde tel qu’il est. Il devient étranger à la réalité[1]. Autrement dit, l’idéologie construit un monde qui est en plus ou moins grande tension avec la réalité.

Pour les chrétiens, le risque existe d’idéologiser la Bible pour justifier des combats théologiques importants à leurs yeux. J’ai choisi deux d’entre eux pour leur importance et leur pertinence.

I. L’idéologie écologiste

Un sujet actuel, dont il est souvent question dans notre société ainsi que dans nos Eglises, est le réchauffement climatique. Les grandes lignes de cette question étant bien connues, je ne m’arrêterai pas sur une présentation du réchauffement anthropogénique. J’examinerai plutôt la réaction de l’Eglise face à ce « débat écologique » et comment il est parfois possible d’utiliser la Bible de manière idéologique afin de justifier sa position.

1. L’Eglise face à la crise écologique

Comme il fallait s’y attendre, l’Eglise s’est divisée sur ce sujet, chacun étant conduit à utiliser la révélation afin de déterminer sa propre position écologique. Les textes bibliques sont interprétés pour démontrer ou pour infirmer le danger écologique. De cela, je ne conclus pas que tout engagement écologique biblique pertinent deviendra une « idéologie de la Parole » ; je signale seulement que le risque existe. Il est certain que, pour construire une justification chrétienne du « soin de la terre », c’est-à-dire pour parvenir à une compréhension renouvelée du mandat créationnel, un fondement biblique est nécessaire. La question qui se pose est donc : « Comment se fonder sur la Bible pour construire cette justification théologique ? » Une variété de réponses ont été données, allant des plus évidentes aux plus radicales. Toutes ont invoqué un certain nombre de textes bibliques. Voici quelques exemples. Le Psaume 19, particulièrement les premiers versets, est cité pour exiger un engagement écologique. En effet, le psalmiste n’identifie-t-il pas la création, les arbres des champs notamment, en utilisant un langage anthropomorphique ? Le livre d’Esaïe (Es 55.2 ; Es 65), à cause de l’accent qu’il met sur un renouvellement eschatologique de dimension cosmique, trouve une place importante dans une approche théologique de l’engagement écologique. Ce langage anthropomorphique et doxologique, en rendant gloire au Créateur (cf. aussi Ps 98.7-9) et en dévoilant la terre comme étant proche de nous, suggère une attitude d’aide, de soin et d’humilité.

Une lecture idéologique de ces passages n’est pas inévitable, une lecture « écologique » de ces passages étant, d’une certaine manière, légitime. L’idéologisation de ces passages apparaît dans leur motivation. Bob Goudzwaard, professeur émérite à l’Université libre d’Amsterdam, a décrit, dans un livre court mais très instructif, quatre objectifs en eux-mêmes légitimes, qui servent souvent à définir, voire à justifier, une idéologie. Tout d’abord, pour Goudzwaard, c’est la résistance à une oppression qui motive un premier mouvement idéologique[2]. L’objectif idéaliste est de créer une meilleure société[3]. Dans cette optique, notre lecture de la Bible peut nous inciter à nous opposer à toute justification de la destruction de la nature. Cependant, cette motivation devient parfois un objectif et, alors, une construction idéologique n’est pas loin.

En second lieu, ce qui donne naissance à une idéologie est la préservation d’un peuple ou d’une nation[4]. En termes analogiques, ce qui est en jeu est la préservation de toute espèce vivante. Non pas la préservation d’un seul peuple, mais des peuples ; non pas la préservation d’une nation, mais d’une Terre.

Une troisième motivation rejoint la précédente : c’est la volonté de préserver une richesse ou une source de prospérité propre à un groupe particulier[5].

Ces diverses motivations aident à discerner l’emprise idéologique présente dans notre lecture de la Bible, car elles mettent en lumière les a priori plus ou moins inconscients que nous avons en lisant. Notre herméneutique est ainsi conditionnée, motivée, biaisée. Le problème est donc de trouver la juste présentation de ce que la Bible affirme ou n’affirme pas à ce sujet. Nous défendons souvent une position légitime avec des moyens qui le sont beaucoup moins. Ce faisant, nous tendons à adopter et à imposer à la Bible des valeurs et des objectifs qui lui sont étrangers.

C’est pourquoi l’Eglise, avant de développer de nouvelles idées face à de nouvelles situations, devrait toujours se poser la question de savoir si ces nouvelles idées sont vraiment chrétiennes ou si l’Evangile y est dilué et détourné par des concepts qui, bien qu’intéressants, lui sont opposés[6].

L’idéologie écologique pour l’Eglise consiste en une transformation de la théologie sans raison objective. La question à se poser est la suivante : la théologie « traditionnelle », réformée, par exemple, présente-t-elle un fondement solide pour un engagement écologique ?

Cette forme d’idéologisation de la Bible, comme toute idéologie, crée ses propres ennemis[7]. Elle revêt une forme très simple : « Nous avons, enfin, redécouvert la pertinence biblique concernant tel ou tel domaine. » Et on oblitère le passé, soit en condamnant les positions herméneutiques antérieures, soit en les passant complètement sous silence !

La lecture idéologique de la Bible consiste à adopter comme signification première un sens qui n’est, en réalité, que secondaire : c’est procéder à un renversement d’importance. Cela ne signifie pas qu’il faille considérer comme secondaire ce qui n’est pas nécessaire. Cela rend compte seulement d’une différence d’importance, voire d’une différence d’intentionnalité. Ainsi, dans plusieurs des passages que nous avons évoqués, le sens premier est une référence à l’espérance d’un renouvellement final et complet du cosmos, directement lié à la venue eschatologique du royaume sabbatique. Le sens second est celui de l’engagement écologique, du soin à apporter à la création. Mais ce deuxième sens ne devrait pas devenir la lecture principale, car elle deviendrait une lecture idéologique de la Parole et entraînerait, en particulier, une idéologisation partielle de l’Ancien Testament, plus spécifiquement des textes prophétiques.

2. D’une pensée cognitive à une pensée affective

Il faut noter que chacune des positions, favorable ou non, tend à idéologiser la Bible en suivant une pensée affective. Cette affectivité est une autre caractéristique majeure du positionnement idéologique. Pour Jacques Ellul, une idéologie est « la dégradation sentimentale et vulgarisée d’une doctrine politique ou d’une conception globale du monde ; elle comporte donc un mélange d’éléments intellectuels peu cohérents et de passions, se rapportant en tous les cas à l’actualité[8] ». On pourrait donc dire que l’idéologie est premièrement, consciemment ou non, la justification d’un jugement affectif ; elle est une passion. C’est aussi l’opinion du philosophe Slavoj Žižek, qui voit l’idéologie comme étant libidinale et non conceptuelle ou, en d’autres termes, émotionnelle[9].

Dans le cas de l’écologie, ce sentimentalisme se manifeste, notamment, par des réactions « romantiques », voire mystiques, à l’égard de la nature, surtout au sein du mouvement appelé « écologie profonde ». Et ce mysticisme n’est pas seulement le fait des « non-chrétiens » ; on observe, en effet, dans certains milieux chrétiens, une personnalisation féminine et maternelle de la terre qui devient « notre Mère », ou encore, et cela est mieux connu, Gaïa. D’autres expressions sentimentalistes sont utilisées, comme écocide, pour désigner la mort de la nature, ou son équivalent matricide, qui désigne la mise à mort de notre « mère nature »[10]. Nous serions aussi coupables de « géocide », de suicide et, même, de déicide[11]. Certains parlent d’« accoutumance écocide » pour décrire l’attitude d’une certaine théologie envers la nature, sans pouvoir retracer, avec une justification théologique, l’origine de ladite théologie écocide[12].

La dégradation de la nature est, certes, une réalité comme aussi la « mort » de certains écosystèmes : rappelons, par exemple, qu’en 1969 le lac Erié a été déclaré écologiquement mort ! Ce qui est en cause est la « sentimentalisation » qui voile la dimension cognitive et donc théologique des discours. Cela signifie non pas que nous nous soyons désintéressés du « soin de la terre » dans le passé, mais que notre théologie s’est conformée, au XIXe siècle, à une vision utilitariste de la nature. La théologie se souciait bien de l’écologie, mais elle adaptait son discours biblique à une idéologie promouvant l’industrialisation massive et une consommation prétendument rédemptrice : ce qui, me semble-t-il, est toujours le cas. Apparaît ici une autre caractéristique de la formation idéologique, à savoir identifier la position soutenue à une redécouverte, à une révolution, à un retour à l’âge d’or ou à une vraie compréhension de l’Ecriture, en condamnant toute position antérieure.

Nous voyons, dans cet exemple, que le processus par lequel cette idéologisation se présente à nous n’est pas, comme on aurait pu s’y attendre, dans l’utilisation du terme « idéologie », déterminée par une structure sociale, ni même par une imposition du plus fort. En cela, l’idéologisation dont il est question ici atteste que la dimension sociale et institutionnelle n’est pas indispensable à l’idéologie. Le fonctionnement de l’idéologie écologiste (ou « écologisante ») correspond à un système basé sur une puissance herméneutique et sentimentale[13]. De plus, cette idéologie n’existe que si elle représente une part du réel. Mais cette représentation est initiée par un mouvement affectif qui construit petit à petit un système de justification en l’occurrence biblique mais qui peut, aussi, s’imposer par la culpabilité dont elle charge ceux qui n’y souscrivent pas ; l’idéologie dégage alors une sorte de puissance émotionnelle dirigée contre ses « opposants ».

L’une des conséquences négatives, si nous n’y prenons pas garde, est que, en lisant la Bible de manière idéologique afin de justifier une position en soi nécessaire, nous risquons de tordre le sens premier de l’Ecriture, voire de transformer radicalement notre théologie, c’est-à-dire de modifier, de façon radicale, notre compréhension de la nature du Dieu de la révélation biblique.

II. La foi affrontée à l’idéologie « missionnelle »

1. De l’Eglise missionnaire à une herméneutique « missionnelle »

Voici maintenant un autre aspect du « combat théologique » contemporain : l’accent mis sur la nécessité d’une mission intégrale que beaucoup appellent la missio dei. Sans remettre en cause les excellents travaux théologiques produits ces trente dernières années, il est demandé à l’Eglise de s’engager toujours plus activement dans l’accomplissement de son mandat missionnaire. Cette exhortation est un encouragement bienvenu lorsqu’il est non culpabilisant. Il me faut le souligner avant d’énoncer des critiques qui me conduiront à parler d’« idéologie missionnelle ».

Tout le monde est d’accord pour dire que « la mission de Dieu ayant comme but de restaurer le monde est le principal objectif de l’histoire que la Bible raconte »[14] ; mais si elle est le fil rouge principal, la mission n’est pas toute l’histoire. Or, ces deux dernières décennies, la dimension missionnaire, que certains qualifient désormais par l’anglicisme inutile de « missionnelle », s’est beaucoup répandue. Le terme « missionnel » est devenu incontournable : rien que durant ces cinq dernières années, les livres portant ce terme dans leur titre sont légion !

Un problème surgit lorsque se découvre la nécessité, soulignée par beaucoup, de développer une « herméneutique missionnelle ». Pour comprendre son développement, l’un des livres les plus utiles en langue française est le récent La mission de Dieu, de Christopher Wright. L’auteur commence par montrer la nécessité de faire plus que fonder la mission sur quelques textes épars, mais de l’ancrer réellement dans le domaine connu sous le nom de « théologie biblique ». En cela, Wright a tout à fait raison[15]. Cependant, peut-on aller jusqu’à dire que la mission est la « clé » d’une herméneutique cohérente ? Certains théologiens de la mission, de confession réformée, ont continué de voir dans la notion d’« alliance » une clé de compréhension théologique, sans pour autant faire de l’alliance un concept herméneutique déterminant. L’alliance peut être un concept systématique déterminant, mais pas nécessairement un concept herméneutique déterminant (la distinction est d’importance).

Or c’est là que se trouve l’une des difficultés majeures que suscite le concept même d’« herméneutique missionnelle » : elle confond « théologique » et « herméneutique ». Dire que la mission est une clé de compréhension théologique est légitime. Cela exprime simplement le fait que la compréhension de l’ensemble de la Bible, c’est-à-dire sa systématisation, doit s’articuler autour du thème de la mission. La volonté de développer une « herméneutique missionnelle », c’est-à-dire la volonté prédéterminée de voir l’ensemble de la Bible au travers des lentilles de la mission, suscite une confusion de catégories, un regroupement réducteur de l’herméneutique et de la théologie, en particulier de la théologie systématique. Ce serait oublier que les deux domaines, bien qu’intimement liés, sont distincts.

2. L’idéologie : processus réducteur

Un premier aspect majeur de l’herméneutique missionnelle est son caractère englobant, holistique. Il peut sembler étrange de critiquer ce point qui est bien établi en théologie de la mission. Il est, en effet, courant aujourd’hui de parler de mission holistique. Cependant, il y a deux manières d’utiliser cette expression. La première est de signifier simplement par là que la mission englobe tous les domaines de la vie humaine, qu’elle concerne tout ce que nous sommes et agit par tout ce que nous sommes. Ceci ne soulève aucune objection. La seconde manière de comprendre ce terme de « mission holistique » consiste à considérer que tout, dans la Bible, relève de la mission. Cette seconde option est généralement, mais non systématiquement, adoptée dans une perspective missionnelle. Wright est bien conscient du problème et, selon lui, les hésitations que l’on éprouve à adopter cette perspective proviennent d’une mauvaise définition de la mission. La mission serait l’intégralité de l’histoire de la révélation, du moins dans ses « grandes lignes ».

Cependant, construire une herméneutique sur la base des « grandes lignes » de l’histoire de la révélation, c’est exclure ce qui constitue le reste de cette histoire, à savoir les détails qui font de cette révélation une histoire riche et merveilleuse, tragique et archétypique de la nature humaine. Cela revient aussi à exclure de la théologie biblique des notions fondamentales concernant, par exemple, la doctrine de Dieu : ce qui est beaucoup plus grave. Par exemple, affirmer que « Dieu est un Dieu missionnaire » peut être trompeur si cette expression est considérée non comme partielle, mais comme « englobante ». Cette description missionnelle n’est que partielle. Christ est bien plus que le missionnaire de Dieu. L’Esprit est bien plus que l’Esprit de la mission. En fin de compte, n’est-il pas très réducteur de considérer le Fils seulement comme le missionnaire de Dieu ? Ne faut-il pas rappeler l’importance de l’expression « Christ, médiateur de la création » ? Quant à l’Esprit, son rôle n’est-il que de « soutenir la mission » dans le cœur des croyants ? Ne faut-il pas rappeler l’importante place de l’Esprit dans la doctrine de la providence ? La « mission » n’est ni la seule, ni la première expression qui caractérise la personne de Dieu. L’admettre serait perdre une partie de la doctrine de Dieu, c’est-à-dire perdre une partie de la personne même de Dieu.

De la même manière, parler de l’Eglise comme étant, par nature, missionnaire est une erreur : erreur de français ou erreur théologique. L’Eglise n’est pas de nature missionnaire, car les termes « être » ou « nature » renvoient à la nature fondamentale de l’Eglise, à savoir ce qu’on appelle traditionnellement les « marques » de l’Eglise. Il y a deux marques principales : la Parole et les sacrements. Comme le conclut Henri Blocher, « la Parole doit rester première dans l’Eglise »[16] ; ainsi, l’Eglise doit rester définie par ces deux éléments, et uniquement ces deux. Car, continue Blocher, « même la mission de l’Eglise dans le monde (et malheur à l’Eglise si elle la néglige !) ne définit pas l’être ou l’essence de l’Eglise : il s’agit du ‹faire› qui est distinct de l’‹être›, et qui suit l’être[17] ». Il est certainement plus équilibré de suivre un texte récent du coordinateur du REseau de Missiologie Evangélique pour l’Europe Francophone (REMEEF). Après avoir souligné que l’Eglise peut être considérée comme « missionnaire par nature », car toute son activité et sa « manière d’être » sont tournées vers la mission (tous les ministères tournés vers la mission), Wiher précise : « En conséquence, elle [l’Eglise] n’est pas missionnaire par nature, mais missionnaire par vocation, vocation qui doit être actualisée dans l’obéissance de la foi et la puissance de l’Esprit[18]. » Cette précision est, en effet, la bienvenue.

C’est ainsi que nous arrivons à l’un des fonctionnements idéologiques de l’herméneutique missionnelle : son réductionnisme, son processus de nivellement. Ceci est presque paradoxal puisque l’herméneutique missionnelle, nous l’avons dit, se prétend englobante. Or, c’est justement parce qu’elle se prétend englobante alors qu’elle ne l’est pas qu’elle doit se justifier. Pour cela, l’herméneutique missionnelle, comme toute idéologie, a tendance à tout réduire à sa propre nature. La mission peut ainsi devenir l’engagement chrétien dans les arts, dans la science, dans le planning urbain. Mais si tout est « missionnel », on peut légitimement se demander si la mission existe encore. En d’autres termes, si tout est mission, rien n’est mission[19].

La dimension holistique de la mission, lorsqu’elle concerne l’herméneutique, a donc tendance à niveler la richesse de la Bible. Tout devient mission et tout le reste perd ainsi son importance, voire sa nature. L’apologétique est mission, l’évangélisation est mission, le mandat culturel lui-même devient mission. La richesse de la Bible, la richesse herméneutique de la révélation, s’efface petit à petit devant une détermination sélective herméneutique. Par ces mots « détermination sélective », nous caractérisons encore une lecture idéologique, et donc discriminatoire, de la Bible. Est lecture idéologique de la Bible tout ce qui détermine, avant même le processus herméneutique, les résultats de la lecture biblique. De plus, cette lecture idéologique est sélective en ce qu’elle est obligée de laisser hors de son champ d’étude certaines parties importantes de la révélation ou d’en changer la teneur.

3. De la réalité à un surplus de réalité, d’un surplus de réalité à l’idéologie

Le processus de nivellement de la richesse biblique peut être expliqué en utilisant l’expression « surplus de réalité »[20]. Pour le philosophe Slavoj Žižek, le surplus de réalité désigne ce qui reste lorsque le symbole idéologique a été exprimé. En d’autres termes, lorsqu’on parle de « mission » en tant qu’herméneutique missionnelle, il reste dans la Bible une certaine portion de textes « non missionnels ». Ces textes forment un surplus de réalité. Or, une lecture idéologique de la Bible ne peut pas être pérenne si un tel surplus continue d’exister. Ainsi, « pour venir à terme avec ce surplus (ou, plus précisément, ce reste), il faudra reconnaître un antagonisme fondamental, un noyau résistant à toute désintégration-dissolution symbolique[21] ». L’antagonisme entre l’idéologie et la réalité qui n’en fait pas partie forme, pour Žižek, l’un des fonctionnements essentiels du processus idéologique. Cependant, il est possible aussi de voir, dans la construction idéologique, la disparition de cet antagonisme.

Pour préciser ce processus, si l’idéologie veut s’installer comme vue principale, voire justifiée (ici par la puissance herméneutique), il lui faudra accomplir deux choses, au choix. La première consistera à réduire tout ce surplus textuel à une expression missionnaire. Pour justifier que la mission inclut toujours ces dimensions oubliées de la révélation, il faudra trouver un processus par lequel elles entreront de force dans une dimension missionnelle, bien qu’elles n’en fassent pas partie. Ce qui est « en plus » de la mission sera mis de force à l’intérieur de la mission, créant ainsi une « idéologie missionnelle ». De fait, tout deviendra missionnaire. L’idéologie missionnelle aura phagocyté le reste de la théologie et de la Bible[22]. La deuxième chose destinée à faire disparaître ce « surplus de réalité » consiste à le considérer comme secondaire, optionnel. Ici, nous retrouvons l’un des problèmes soulevés précédemment : dans cette perspective, on perd la richesse, la diversité, la grandeur de la révélation.

La construction d’une idéologie missionnelle consiste à transformer ce surplus de textes bibliques en textes missionnels : ainsi la culture même deviendra missionnelle ainsi que l’engagement écologique. Tel est le danger d’une telle entreprise. Mais danger n’équivaut pas à fatalité, car toute théologie biblique de la mission n’est pas nécessairement idéologique. Cela veut seulement dire qu’il y a un danger potentiel, réel, à utiliser et à construire une théologie missionnelle fondée sur une herméneutique missionnelle. Certains sont déjà tombés dans cette erreur.

Conclusion

La Bible peut ainsi être utilisée de manière idéologique pour des choses en elles-mêmes positives comme la défense du plus pauvre, de l’opprimé, l’engagement politique, écologique et même missionnaire ![23] Mais cela n’est pas une fatalité. Voici quelques traits essentiels destinés à favoriser un positionnement anti-idéologique radical de la part de l’Eglise. Le résultat à long terme de l’idéologisation de notre lecture biblique sera de voiler, à nos yeux, le « reste » (le « surplus ») de la réalité biblique. Le chrétien, soumis à telle ou telle lecture idéologisante de la Bible, sera en fin de compte emprisonné, par cette idéologie, dans une lecture partiale et partielle de la Bible. Cela aboutira non seulement à une fragmentation du texte biblique, mais aussi à une réduction de la vie chrétienne à sa forme idéologique. Dans cette fragmentation ontologique de la vie chrétienne, l’idéologie prendra la place de la liberté et de la responsabilité chrétiennes. En effet, les seules responsabilité et liberté que le chrétien aura sera de vivre cette idéologie, c’est-à-dire de vivre en « chrétien missionnel ». Sa vie chrétienne se résumera à cela. Le processus de construction idéologique sera alors complet ; l’idéologie, qu’elle soit écologisante ou missionnelle, aura phagocyté la liberté chrétienne.

1. Idéologie et idolâtrie

En mentionnant le terme d’idolâtrie, il faut bien distinguer le lien intime qui existe entre deux notions parallèles, voire synonymes, celles d’idéologie et d’idolâtrie. Car, en fin de compte, si l’idéologie est accusée de toutes les dérives sociales, philosophiques et politiques, elle n’est en fin de compte que l’expression sociale ou verbale de la présence de l’idolâtrie dans le cœur humain. Il est donc possible de conclure avec Goudzwaard que « plus un objectif aura l’air légitime, plus la possibilité d’un ancrage idéologique dans le cœur des hommes et des femmes est vraisemblable[24] ». L’idéologie, comme l’idolâtrie, se cache toujours très près de nous et prend souvent la forme de ce qui nous est le plus précieux. « L’idéologie », comme le souligne avec pertinence Goudzwaard, « émerge lorsque l’idolâtrie prend place au cœur de notre quête d’une finalité légitime[25] ».

La lutte contre l’idéologie prendra donc la forme d’une lutte contre l’idolâtrie, et la lutte contre l’idolâtrie prend la forme d’un humble respect et d’une transformation suscitée par un texte, la Parole, qui nous parle et nous questionne. Mais, pour cela, il faut laisser la Parole venir à nous sans lui imposer un cadre restrictif prédéterminé. Le bon point de départ est une juste herméneutique : une herméneutique sans adjectifs, sans direction prédéterminée[26]. Il faut, en quelque sorte, laisser au Dieu qui se révèle la liberté de l’intrusion herméneutique, car, en définitive, l’idéologie comme l’idolâtrie sont une opposition au Dieu qui se révèle.

La finalité de l’engagement écologique et de la mission déterminent l’herméneutique. Elle est à la fois moyen et fin, elle prend tout, elle détruit tout. Goudzwaard en rend bien compte lorsqu’il conclut : « L’idéologie est donc liée à l’idolâtrie de la même manière que la fin est liée aux moyens. Nous pourrions dire que l’idéologie est le conduit, la trace, le tunnel, par lequel l’idolâtrie vient à vivre et à se mouvoir[27]. » La tâche qui incombe au chrétien est de toujours veiller et discerner la manière dont de nouvelles idéologies peuvent transformer une légitime lecture de l’Ecriture en idolâtrie potentielle.

2. Idéologie et vie prophétique

Je conclurai en signalant fortement que la lutte contre l’idéologie, à l’intérieur même de l’Eglise, de la théologie, de l’herméneutique, se caractérise par une vie prophétique qui rappelle en permanence que toutes choses ne sont que « moyens » entre les mains du Dieu créateur, rédempteur et consolateur. En faire plus que des moyens serait les élever au-dessus de Dieu lui-même. Voilà pourquoi la vie chrétienne est « prophétique » et donc anti-idéologique. Elle oppose à Dieu toutes les idoles, surtout celles qui nous sont les plus proches. Ainsi, le chrétien, l’Eglise elle-même veilleront à s’astreindre à une lecture fidèle et complète des « paroles de l’Eternel » afin que soient dévoilées, mises à nu, leurs idoles théologiques. L’Eglise se trouve ainsi dans une position que nous pouvons qualifier de prophétique, non pas parce qu’elle reçoit de nouvelles révélations de Dieu, mais parce que, sur la base de la révélation biblique, elle peut juger, évaluer, remettre en cause les idéologies présentes.

Il appartient donc à chacun d’anticiper quelles seront les idoles et les idéologies à venir, y compris celles qui proviendront de l’intérieur même de l’Eglise, en se servant de la Bible pour justifier leur attitude. Un autre aspect de cette « vie prophétique » consiste à vivre de façon non conformiste par rapport aux positions et aux règles adoptées par la société. Cette nature non conformiste de la vie chrétienne, de la théologie et, d’abord, de notre lecture de la Bible façonne une « vie prophétique » placée dans la perspective du royaume seul, de l’Evangile seul, du Christ seul. L’Eglise, et donc le chrétien, ne peut détruire les idéologies que lorsqu’elle se met « au pied de la croix ». Alors, deux choix radicaux apparaissent, comme y invite Ellul : ou bien suivre le mouvement de l’assimilation avec ses « et » de coordination, Evangile et sagesses, morales, philosophies, religions, idéologies mondaines ; ou bien consentir au mouvement d’affrontement déclenché par la prédication de Jésus[28].

Pour Ellul, une des oppositions pratiques à l’idéologie consiste à prendre le recul du Royaume, à définir les problèmes à partir de la perspective éternelle du Dieu révélé dans la venue du royaume de paix. De la venue de ce royaume, les prophètes ont parlé, et de ce royaume, Christ a proclamé qu’en lui il s’était approché. Et ce royaume, ce peuple, dont nous sommes sacrificateurs et prophètes, est par nature anti-idéologique, car, répétons-le, « la prophétie est l’exact inverse de toute idéologie ».

Terminons en rappelant que le danger de la lecture idéologique de la Bible est réel pour chacun d’entre nous. Pour l’éviter, une attention toute particulière doit être portée à la manière dont nous lisons la révélation, c’est-à-dire, en grande partie, à notre herméneutique. La lecture idéologique de la Bible est premièrement une question spirituelle, une question d’idolâtrie qui nous confronte à la nécessaire fidélité à Christ. Si nos dieux nous trahissent, nos idéologies le feront aussi[29].


* Y. Imbert est professeur d’apologétique et d’histoire à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence.

[1] C’est, une fois de plus, Ellul qui commente ce point. J. Ellul, L’idéologie marxiste chrétienne. Que fait-on de l’Evangile ?, Paris, La Table Ronde, 2006,  7.

[2] B. Goudzwaard, Idols or our Time, Downers Grove, IVP, 1981, 19.

[3] « Si l’idéologie est parfois falsifiante, c’est alors pour des raisons plutôt optimistes : le fait que la plupart des gens réagissent fortement à l’injustice et que la plupart des gens souhaiteraient croire qu’ils vivent dans un monde aux conditions sociales raisonnablement justes. » Terry Eagleton, Ideology: An Introduction, London, New York, Verso, 2007, 27-28.

[4] Goudzwaard, op. cit., 19.

[5] Ibid., 20.

[6] A.M. Hough, God Is Not Green: A Re-Examination of Eco-Theology, Leominster, Gracewing, 1997, 2.

[7] Goudzwaard, op.cit.,, 25.

[8] Ellul, op.cit., 5.

[9] S. Žižek, The Sublime Object of Ideology, London, New York, Verso, 2008, 3-55 ; S. Žižek, « The Spectre of Ideology », 4-10. Voir aussi M. Sharpe, Slavoj Žižek, Aldershot, Ashgate, 2004, 103 ss.

[10] Matthew Fox, The Coming of the Cosmic Christ, New York, HarperCollins, 1988, 34. Voir aussi Timothy J. La Salle, Awakening to Ecocide, 2007, 35.

[11] Fox, op. cit., 17.

[12] M.I. Wallace, Finding God In The Singing River : Christianity, Spirit, Nature, Minneapolis, Fortress, 2005, 30ss.

[13] Cf. J. Ellul, La subversion du christianisme, Paris, Le Seuil, 1995.

[14] Comme affirmé, par exemple, par M.W. Goheen, « Continuing Steps Toward a Missional Hermeneutic », Fideles, 3, 2008, 9-99.

[15] C. Wright, La mission de Dieu, Charols, Excelsis, 2012, 26-30.

[16] H. Blocher, « L’essence de l’Eglise », Les cahiers de l’école pastorale, 26, 1996, 3-11, ici 8.

[17] Ibid., 8.

[18] H. Wiher, « Eglise et mission », in Hannes Wiher, dir., Bible et mission. Vers une théologie évangélique de la mission, Charols, Excelsis, 2011, 185.

[19] S. Neill, Creative Tension, 1959, 81. Voir aussi W. Freytag, Reden und Aufsätze, vol. 2, Munich, Kaiser Verlag, 1961, 94, qui parle du danger d’une pensée « panmissionnaire ». En incluant toute les dimensions présentes dans la révélation, la mission est dénaturée. A force de vouloir tout définir comme relevant de la mission, plus rien ne relève de la mission, car ce terme devient un contenu vide de sens.

[20] « C’est le surplus du Réel envers toute autre symbolisation qui fonctionne comme la cause-objet du désir. » Žižek, The Sublime Object of Ideology, xxv.

[21] Ibid., xxv.

[22] Comme Boutin l’indique, « toute idéologie dominante n’est fidèle qu’à elle-même ». Maurice Boutin, « Idéologies et foi », Laval théologique et philosophique, 33/3, 1977, 253-271, ici 262.

[23] C’est aussi le cas de la plupart des théologies dites de la libération pour lesquelles la foi identifie les enfants de Dieu aux peuples opprimés. Le théologien coréen K. Yong-Bock, par exemple, a affirmé cela lors d’une conférence des théologiens œcuméniques en 1986 : « Nous voyons cela par exemple dans les évangiles et dans 1Co 1.26ss. Dieu a choisi le plus petit du monde. », dans K.C. Ahraham, ed., Third World Theologies,  Maryknoll, Orbis, 1990, 20.

[24] Goudzwaard, op. cit., 20.

[25] Ibid., 24.

[26] Cela semblera peut-être naïf. Mais cette herméneutique est une « juste » herméneutique qui ne fait pas l’économie des questions herméneutiques difficiles comme, par exemple, celle de la diversité interprétative ou de la localisation herméneutique. Mais une telle herméneutique n’est pas prédirigée, ce que souvent la lecture idéologique de la Bible tend à faire. Pour une bonne introduction aux problèmes herméneutiques, voir A.C. Thiselton, Hermeneutics, Grand Rapids, Eerdmans, 2009 ; G.K. Beale, ed., The Right Doctrine from the Wrong Texts : Essays on the Use of the Old Testament in the New, Grand Rapids, Baker, 1994.

[27] Goudzwaard, op. cit.,, 23.

[28] G.-Ph. Widmer, « Parole de la croix et langage idéologique », dans Gabriel-Ph. Widmer et al, Les idéologies et la Parole, Lausanne, Presses Bibliques Universitaires, 1981, 25.

[29] Comme le rappelle, avec grande pertinence, Goudzwaard, op.cit., 13.

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