La Bible au prisme des idéologies, hier et aujourd’hui

La Bible au prisme des idéologies,
hier et aujourd’hui

P. Berthoud*

Introduction

Le XXe siècle est le siècle des idéologies, que ce soit le nazisme ou le communisme que certains ont qualifié d’hérésie chrétienne. Il fut aussi le témoin de chrétiens qui ont cherché à justifier la ségrégation raciale à partir des textes bibliques. En 1967, alors étudiant aux Etats-Unis, j’ai entendu un théologien sud-africain argumenter en faveur de l’idéologie de l’apartheid à partir du célèbre passage de la Genèse qui relate la malédiction de Canaan (descendant de Cham) et la bénédiction de Sem et de Japhet (Gn 9.20-27). Il justifiait ainsi la discrimination raciale de son pays au détriment de la composante noire majoritaire de la société sud-africaine en disant que celle-ci était issue de la lignée de Canaan. Ce faisant, il s’appuyait sur un texte particulier au détriment d’autres passages de la Bible, qui affirment l’unité fondamentale de la race humaine et des peuples de la terre (Gn 1.26-28 ; Ac 17.24-29a), et il ne tenait pas compte de l’histoire de la révélation et du caractère universel du salut que le Seigneur devait accomplir en Jésus-Christ. En voulant justifier une idéologie à partir d’un passage biblique, ce théologien pratiquait une forme d’idolâtrie. En réalité, idéologie et idolâtrie sont, en quelque sorte, associées. Un auteur juif contemporain a défini l’idolâtrie ainsi : « L’idolâtrie, c’est une importance disproportionnée accordée à l’une des composantes de la vérité. »

Discussion

A la lumière de ces remarques, nous allons évoquer trois exemples : un tiré de l’Antiquité, du livre de Job (le troisième discours d’Eliphaz de Téman), un autre tiré de l’histoire du protestantisme avec une illustration contemporaine et un dernier touchant à l’ultramodernité. Ces trois exemples mettront en évidence le lien qui existe entre idéologie et idolâtrie.

1. Le discours d’Eliphaz

Eliphaz de Téman, dans son troisième discours, intensifie son apologie de la doctrine de la rétribution : la souffrance de Job est liée aux crimes divers et graves qu’il a commis. Les propos du sage sont d’une rare violence et même contraires à la vérité, tellement il est aveuglé par sa lecture idéologique (22.5-11).

Cette manière de rendre compte de l’expérience humaine peut, certes, s’avérer juste dans certains cas, mais elle ne correspond pas au drame que vit Job, à la réalité que le patriarche expérimente ; la réalité n’est pas simple, elle est complexe et il importe d’en tenir compte. Eliphaz, comme ses amis, a voulu, devant l’horreur des malheurs de Job dont il était témoin, apporter une réponse raisonnable et rassurante. Il a voulu apprivoiser le mal et le rendre plus tolérable alors qu’il demeure profondément scandaleux, en particulier lorsque l’homme intègre en est la victime !

2. L’histoire du protestantisme

Pendant plus de deux siècles, les protestants français ont vécu plus ou moins en marge de la cité, opprimés qu’ils étaient par l’absolutisme royal catholique. A la suite de la Renaissance (XVIe siècle), de l’Age classique (XVIIe siècle) et de l’ère des Lumières (XVIIIe siècle), on a vu se développer la résistance humaniste à ce régime autoritaire, laquelle n’a cessé de progresser pour, enfin, s’imposer définitivement aux XIXe et XXe siècles. Il s’avère que, pendant cette période de l’histoire, protestants et humanistes avaient le même adversaire, l’absolutisme royal catholique. Ils sont devenus cobelligérants et, même plus, alliés. C’est ainsi que les protestants ont peu à peu épousé la philosophie humaniste essentiellement horizontale, pensant pouvoir la concilier avec la théologie chrétienne issue de la Réforme. Considérant les circonstances – les protestants étaient une minorité menacée d’extinction – il est aisé de comprendre cette démarche ; cependant, elle était vouée à l’échec et devait contribuer à l’affaiblissement du protestantisme français et, éventuellement, à sa sécularisation. Certes, il existe des points de rencontre entre protestants et humanistes ; ils partagent certaines valeurs humaines et s’engagent quelquefois dans les mêmes combats, mais ils professent deux philosophies, deux visions du monde, qui ne sont pas conciliables puisque la foi chrétienne part du postulat que Dieu existe, qu’il n’a pas gardé le silence et qu’il a communiqué sa pensée dans les catégories du langage humain, de telle sorte qu’il est possible de réellement comprendre son sage conseil et d’agir en conséquence.

Ce phénomène et la démarche qu’elle entraîne sont bien illustrés par un article de Thomas Römer « ‹Le Livre› des monothéismes », paru dans le numéro spécial du Point[1]. Dans cette étude, l’auteur reprend l’hypothèse, chère à la critique, selon laquelle l’histoire d’Israël a été réécrite à partir de la crise qu’a constituée l’invasion babylonienne. Certes, l’auteur ne nie pas la valeur canonique et théologique de l’Ancien Testament, mais elle est déconnectée de tout enracinement historique réel. Cette approche représente une tentative pour allier une approche philosophique humaniste, qui prône l’autonomie de la raison, avec une démarche théologique tributaire exclusivement de la foi. Cette manière d’aborder la littérature biblique a comme conséquence l’affaiblissement de la perspective globale que nous dévoilent les Ecritures ainsi que la relativisation de son contenu et de sa cohérence doctrinaux, puisque l’enracinement historique et la véracité du discours théologique ne sont plus d’actualité ! Or, pour la foi chrétienne, dans sa formulation biblique et classique, l’historicité et la vérité de la révélation divine ne sont pas négociables.

3. L’ultramodernité

Dans un article, Jerram Barrs définit ainsi l’ultramodernité : « Il s’agit d’une pensée qui traverse les barrières culturelles et sociales. Parmi les symptômes qui caractérisent cette philosophie, il nous faut mentionner une absence d’idéalisme, une réticence vis-à-vis d’un quelconque engagement, un irrespect envers toute autorité et tout ce qui est sacré[2]. » L’auteur poursuit, ensuite, sa réflexion en relevant les conséquences culturelles et sociales de cette vision du monde. Barrs en identifie cinq qui constitueront l’armature de la réflexion qui suit[3] :

a) Le rejet de la vérité. Comme la raison est incapable de nous faire connaître quoi que ce soit avec certitude, la vérité objective n’existe pas. Dans le contexte d’un environnement pluraliste, seule la vérité personnelle a droit de cité. Dans un tel climat culturel, prétendre et argumenter que la foi chrétienne est la vérité est perçu comme de l’arrogance et de l’intolérance, pour ne pas dire comme un fondamentalisme primaire.

b) Le rejet de l’autorité sous toutes ses formes. « Ni livre, ni idée, ni personne, ni organisation sociale ne peuvent appeler ni mériter le respect[4]. » Nous vivons dans un climat social dont une des « valeurs sûres » est l’irrévérence. Mais, sans la reconnaissance d’une autorité compétente, tout est égal et l’idée même d’une évaluation critique perd tout son sens.

c) L’acceptation du relativisme moral. Comme « il n’existe plus de norme objective qui nous permette d’évaluer et de juger de tout[5] », personne n’a le droit de dicter à un autre ce qu’il doit ou ne doit pas faire. Comme le Dieu, à la fois transcendant et immanent, n’est plus la référence ultime au sein de la civilisation occidentale, l’homme est désormais seul à décider du bien et du mal, que ce soit par le vote de la majorité, la prise du pouvoir d’une oligarchie ou l’avènement d’une dictature molle ou dure !

d) La pratique de l’idolâtrie. L’être humain est ainsi fait qu’il ne peut pas vivre sans un point de référence ultime. Lorsque le terrien ne croit plus en Dieu, ce n’est pas qu’il croit en rien, mais qu’il croit en autre chose. Afin de se situer dans l’univers et de trouver un sens à son existence, ne fût-ce que momentanément, il a besoin de trouver le nord. C’est la porte ouverte à l’idolâtrie. Comme le ciel s’avère vide ou, tout au moins, garde le silence, les fils d’Adam n’ont plus d’autre option que de chercher à se fabriquer de faux dieux, tels le pouvoir, le sexe ou la richesse sous toutes ses formes (Dt 17.14-20).

e) L’adhésion au néopaganisme postchrétien. L’homme est un être religieux. L’idolâtrie se conjugue sous une forme religieuse essentiellement immanente qui prône une forme de spiritualité s’apparentant à la matière ou, mieux encore, à l’énergie qui traverse l’univers. Elle est, malgré les apparences, impersonnelle et invite à la fusion mystique plutôt qu’à la communication intime avec l’être infini et personnel et qu’à l’union mystique respectueuse de la relation personnelle que suppose l’alliance, y compris avec le divin. Ayant écarté la recherche de la vérité, le néopaganisme offre une forme de spiritualité dont la finalité est de susciter une sensation de bien-être.

La citation suivante de J.-A. Miller, tirée d’une interview consacrée au désir chez Lacan, résume bien les caractéristiques de l’ère nouvelle, celle de la « participation », que nous avons essayé de présenter à grands traits : « Un autre discours est en voie de supplanter le discours unique de jadis (le discours patriarcal). L’innovation à la place de la tradition. L’attrait de l’avenir là où le poids du passé enchaînait. Plutôt que la hiérarchie (verticale), le réseau (horizontal), le féminin prenant le pas sur le viril. On ne conserve plus un ordre dans ses limites immuables ; on s’inscrit dans des flux transformationnels repoussant incessamment leurs limites[6]. » Tel est le défi que nous avons à relever en ce début de XXIe siècle.

Conclusion

En conclusion, il nous semble important de mettre en œuvre une triple démarche :

–  Dans la cité humaine, l’Eglise (le chrétien, en particulier) a un rôle d’une importance primordiale. Son action ne sera efficace que si elle persévère dans la fidélité. Suscitée par le Dieu trine, l’Eglise reste néanmoins fragile et vulnérable. Sa vocation prophétique l’incite à une vigilance de tous les instants, qui inclut, lorsque cela s’impose, d’avoir à s’interroger sur sa propre fidélité, quels que soient les domaines : doctrine, spiritualité, style de vie. Démêler le message biblique des idéologies qui guettent l’Eglise et la paralyse est essentiel à la santé du corps du Christ comme à la crédibilité de son témoignage de vérité et de vie.

–  Fidèle à la vision globale que nous présente la révélation biblique, l’Eglise (le chrétien, en particulier) sera d’autant plus en mesure de contester les dérives de pensées, d’actions socioculturelles et de styles de vie dont la référence ultime est l’homme, lesquelles portent atteinte à la dignité humaine et déshonorent Dieu, le Créateur de l’univers et de l’être humain à son image. Partageant la même humanité, il nous est possible d’avoir, avec celui qui ne partage pas la perspective chrétienne, des terrains d’entente et même d’être cobelligérant par rapport à certaines causes ; mais, quant à la philosophie de l’existence, la vision globale, aucun compromis n’est possible, car le style de vie de chacun est l’expression de ce qu’il pense.

–  Enfin, faisant preuve d’une imagination créative éclairée par la sagesse divine, l’Eglise (le chrétien en particulier) se doit d’être, en ces temps de crise, de confusion et de détresses, une force de proposition. Comme Joseph en Egypte et Daniel en Babylonie qui, face aux impasses de leur temps, ont contribué au déblocage et au bien-être des sociétés où la Providence les avait placés, de même, en cette période d’incertitudes et d’opportunités, nous devons avoir le courage et l’audace de baliser de nouvelles voies, qui contribuent au bien, à la prospérité et à la paix des communautés humaines dont nous faisons partie et des pays dont nous sommes citoyens et solidaires (Jr 29.4-7).

Ce carrefour aura atteint son objectif s’il nous permet de mieux cerner cette triple démarche et d’avancer dans sa mise en œuvre.

 


* P. Berthoud est Président du Conseil de la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence, après en avoir été le Doyen et y avoir enseigné l’Ancien Testament et l’apologétique.

[1] Le Point, Références, janvier-février 2013.

[2] J. Barrs, « Post Modernity : Understanding our Generation’s Thought Life » (Part 2), Covenant Magazine, December 1997, 160.

[3] J. Barrs, ibid., 16, 17.

[4] J. Barrs, ibid., 17.

[5] Ibid.

[6] Interview de J.-A. Miller intitulée « Lacan, professeur de désir », Le Point, n° 2125, 2013, 120-122.

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