Protestantisme et esclavage des noirs
aux États-Unis (1650-1865)
Stéphane ZEHR*
Claude Fohlen, dans sa synthèse sur l’Histoire de l’esclavage aux Etats-Unis, affirme : « Toute l’histoire des Etats-Unis est d’ailleurs scandée de pulsions religieuses qui ont eu un impact direct sur les avancées sociales. » (P. 197) A la lumière de cette citation, le facteur religieux semble avoir été intrinsèquement lié aux flux et reflux de l’esclavage des Noirs dans la société nord-américaine, voire un élément progressiste, dans le sens de la libéralisation des conditions de vie et de la construction de ce que sont les Etats-Unis aujourd’hui.
Examinées de plus près, les choses apparaissent, naturellement, assez complexes : le lien entre le protestantisme et l’évolution de l’esclavage vers son abolition reste problématique. Et ce à plusieurs niveaux.
Si dans les consciences modernes, empreintes d’un certain philo-protestantisme et marquées par toute une tradition historiographique, l’abolition de l’esclavage apparaît comme une avancée historique à laquelle les réformés dans leur ensemble ont largement participé – quelques figures ayant porté ce combat de manière décisive sur les deux continents : Guillaume de Félice, B.S. Frossard, W. Wilberforce… –, la réalité du terrain est marquée du sceau de l’ambivalence. Les historiens s’accordent pour dire que l’usage d’une main-d’œuvre servile dans les colonies anglaises a été assez tardif (si on le compare avec d’autres colonies où il existe : Antilles, Amérique latine…), mais que, ensuite, son ampleur et ses caractéristiques seront résolument spécifiques (racisme fondé sur la couleur par exemple, mais aussi importance institutionnelle), puisque les Etats-Unis seront le dernier pays à abolir l’esclavage.
D’où vient donc cette « exception américaine » ? Quelles ont été les attitudes des Eglises issues de la Réforme face à un tel phénomène dans une société où elles apparaissaient comme majoritaires ? Quelle a été l’incidence du facteur religieux sur l’évolution de l’esclavage ? Dans quelle mesure l’« empreinte protestante » a-t-elle favorisé celui-ci? Précisons d’emblée qu’il ne s’agit pas de distribuer des bons ou mauvais points, mais d’essayer de déterminer si le protestantisme, en tant qu’acteur du jeu social, a eu une influence remarquable sur la destinée, l’enracinement, l’essor, la contestation, puis le démantèlement de cette institution.
Il faut également prendre en compte que le protestantisme est tout sauf monolithique. Duquel parlons-nous ? La composition religieuse des Etats-Unis diffère de celle du Vieux-Continent : certaines traditions d’Eglises historiques sont prééminentes (anglicane, congrégationaliste, presbytérienne…) au début des colonies, mais c’est souvent sous la forme de « secte » (Weber, Léonard, Lacorne) et de mutations constantes (scissions, Réveils, déplacements…) que le protestantisme présente sa spécificité sur le sol américain ; Fath le qualifie de « mosaïque confessionnelle » soumis à un processus de « diversification » dans le temps. Nous parlerons donc plus volontiers des « Eglises issues de la Réforme ».
Ensuite, pour les Français que nous sommes, cerner le phénomène religieux est rendu plus difficile par le mode de relation, assez « exotique », qu’entretiennent le religieux et le politique aux Etats-Unis (Lacorne) : réalité religieuse avant tout, le christianisme protestant constitue un fond culturel commun qui a façonné et saturé la mentalité collective au moyen de références aux Ecritures, principalement dans la zone de la Bible Belt. Ainsi, les limites sont assez perméables et la religion individuelle n’est jamais très éloignée d’une « religion civile » qui, bien qu’elle puise à des sources différentes, utilise un langage et offre des apparences similaires.
Enfin, les influences étant rarement à sens unique, la question de l’esclavage n’a pas manqué de produire de considérables modifications dans le paysage protestant. L’esclavage a eu au moins autant d’impact sur le visage du protestantisme que l’inverse, à cause des clivages et des positionnements des Eglises, mais aussi de l’apparence nouvelle qu’il prend sous l’effet des Réveils et de l’évangélisation des Noirs. Ce sont ces interactions, passionnantes, que nous tâcherons de mettre au jour en nous posant la question suivante : dans quelle mesure les Eglises issues de la Réforme ont-elles contribué à l’abolition de l’esclavage des Noirs aux Etats-Unis ?
La réponse peut s’articuler en trois temps :
- Les Eglises et l’enracinement de l’esclavage (1680-1793). Les Eglises sont prises entre une passivité qui cautionne l’ordre établi et les premières manifestations d’une mauvaise conscience.
- L’apparition, sous l’effet du Réveil, d’un protestantisme noir ; ce nouvel apport a très certainement été l’un des aspects les plus singuliers de cette histoire.
- La participation des protestants à la « mécanique abolitionniste » (1831-1865) qui aboutira, le jeudi 1er janvier 1863, à la proclamation, par Abraham Lincoln, de l’abolition de l’esclavage.
1. L’esclavage, une tradition universelle et millénaire : de l’atavisme à la mauvaise conscience (1680-1793)
A l’heure où les premiers Noirs sont débarqués à Jamestown, Virginie (1619), l’esclavage est une pratique millénaire, intégrée au mode de fonctionnement des sociétés, qui n’a jamais connu de remise en cause significative. Elle est, en quelque sorte, atavique et suffisamment intéressante pour ne pas susciter de réaction particulière. De plus, la traite atlantique est déjà très dynamique quand les Anglais se tournent vers le Nouveau-Monde. C’est pourquoi l’esclavage est assez tardif dans leurs colonies, même si l’Angleterre devient bientôt le principal pourvoyeur, avec la création de la Royal African Company en 1672. Entre 1620 et 1870, les colonies ne reçoivent que 6% des effets de la traite globale, mais la Couronne britannique distribue, à elle seule, 41% des esclaves.
La pratique de l’esclavage est universellement partagée, tant en Occident qu’en Orient ou en Afrique (Petre-Grenouilleau).
L’enracinement de l’esclavage des Noirs en Amérique du Nord apparaît comme le fruit d’un processus relativement long, dans lequel interviennent plusieurs facteurs. Jusqu’à la fin du XVIIe siècle, il existe une multiplicité de statuts pour les Noirs : esclaves, travailleurs sous contrat, petits propriétaires, voire des propriétaires d’esclaves. En Virginie, dans le comté de Northampton, Anglais et Africains entretiennent des rapports de nature quasi égalitaire en tant que travailleurs sous contrat qui ont servi à l’expansion du tabac : « Entre 1664 et 1777, au moins 13 des 101 Noirs devinrent propriétaires libres, généralement via des achats de terre, et, en 1668, 28% des Noirs du comté étaient libres[1]. » Ce n’est qu’à partir des années 1680 que s’amorce le passage « d’une société avec esclaves à une société esclavagiste », concrétisé par l’adoption, en Virginie, du premier code réglementant l’esclavage des Noirs (il faisait suite à une première loi, votée en 1662, le rendant héréditaire).
D’où provient cette nécessité de légiférer et d’institutionnaliser l’esclavage ?
Claude Fohlen souligne l’importance de la composante économique : l’esclavage va être l’option plus ou moins pragmatique des colons pour mettre en valeur le sol américain en l’absence d’aide mécanique, et pour profiter de l’essor de certains marchés (tabac au XVIIe siècle, riz, et surtout coton à partir du XVIIIe siècle). La nécessité d’une main-d’œuvre nombreuse fait loi. Olivier Petre-Grenouilleau insiste, quant à lui, sur la motivation politique et la rivalité entre les puissances coloniales émergentes (Portugal, Angleterre, Espagne, France…) ; la mise en valeur des territoires colonisés entrait dans une course à la suprématie en Europe. Les vraies causes de l’esclavage sont donc économiques et politiques, et si le facteur religieux intervient dans l’implantation de l’esclavage, il n’est qu’un parmi d’autres et son intérêt provient plus de ses connexions que de lui-même. Il faut donc relativiser l’importance et l’intégrer à un ensemble de données. L’influence du facteur religieux sera davantage perceptible dans la forme spécifique que revêtira l’esclavage en Amérique du Nord.
La religion fournit, a posteriori, un alibi idéologique à l’esclavage. C’est dans les textes sacrés que les sociétés qui recourent à l’esclavage puisent pour le légitimer. Imprégnée des préjugés de son époque relatifs à une infériorité des « nègres » et mue par la compassion horrifiée que suscitait le paganisme, la théologie chrétienne a traditionnellement fait découler la situation d’esclavage des Noirs de la malédiction de Cham, fils de Noé (Genèse 9.20-29). Si les esclaves le sont, c’est par décret divin et ce décret, dans un cadre de chrétienté, fonde l’ordre social. Bruno Chenu voit, dans le puritanisme yankee en particulier, l’origine de cette attitude, dans la mesure où, malgré une mentalité égalitariste, ce puritanisme est miné par la doctrine de l’élection. La position augustinienne était alors partagée par l’ensemble de l’Europe, et présente aussi bien dans le catholicisme que dans l’islam (!)[2] : la traite a été déclarée licite par le pape, dès 1455, sur les mêmes fondements. La prééminence de la doctrine de l’élection ne suffit donc pas à expliquer la spécificité raciste de l’esclavage dans les colonies anglaises. A l’« alibi de Cham » s’est ajoutée l’idée que la traite était sanctifiée dans la mesure où elle permettait l’évangélisation : mieux valait la servitude sous le sceau du baptême que la liberté païenne. Ainsi la religion instituée en Amérique, notamment au travers des dénominations anglicane et congrégationaliste, a joué dans le sens d’un conservatisme social, garant du bon fonctionnement de l’ordre établi comme des prérogatives acquises dans la vie publique[3]. On peut parler pour cette époque – valorisant la soumission, la hiérarchie et la résignation (des ecclésiastiques anglicans de Virginie possédaient eux-mêmes des esclaves) – d’une tendance immobiliste dominante de la part des « Eglises établies », qui relaient à leur manière (en leur donnant une base transcendante) la « force des préjugés » dont parle Tocqueville, et trouvent leur compte dans une « alliance des nantis et des ecclésiastiques ».
Ce cadre posé, il convient de préciser. Bernard Cottret, dans son chapitre sur Wesley[4], fait remarquer que ces territoires neufs souffrent d’un sous-encadrement pastoral chronique, d’un maillage paroissial lâche et irrégulier ; la desserte en est difficile, souvent faite par des prédicateurs itinérants plus ou moins indépendants. La situation religieuse des colons du Vieux Sud et du Sud profond au XVIIIe siècle est donc plutôt médiocre. Bruno Chenu montre aussi que l’attitude des planteurs vis-à-vis du « temple » est pour le moins mitigée, oscillant entre indifférence et hostilité latente : leur taux de pratique est de 1/20. En 1730, seuls 10% des Blancs du Kentucky, de l’Alabama, du Tennessee et du Mississippi sont affiliés à une Eglise. Cela sera particulièrement manifeste lors des missions de Réveil : plus soucieux de rentabilité que du salut des âmes, les planteurs craignent le potentiel subversif de l’Evangile[5] et leur caractère irréligieux sera l’un des principaux obstacles à l’évangélisation des Noirs. Se dessine alors une variante géographique, où l’on voit que l’esclavage tend à se développer dans les espaces les moins religieux : dans les colonies du Sud – dans un contexte de plantations avec une culture unique, les maîtres se caractérisent davantage par leur méfiance vis-à-vis du religieux (à chacun ses affaires) – la religion est dominée par un anglicanisme qui « s’attache outre-Atlantique à s’octroyer les mêmes avantages » qu’en Angleterre[6]. Dans les colonies du Nord, plus puritaines et plus ouvertes socialement, l’esclavage demeure marginal, ce qui n’empêche pas la conservation de préjugés très nets.
L’« empreinte protestante » qui favorisa l’esclavage est plus subtile. Les puritains de Nouvelle-Angleterre profitaient indirectement de l’esclavage par le biais de la traite, à laquelle un certain nombre d’entre eux participent. Générant des profits importants sur lesquels ils construisent leur fortune, la traite irrigue aussi l’économie locale des ports et des marchés. Nous avons donc plutôt affaire à un anglo-protestantisme d’imprégnation, qui favorise des pratiques capitalistes et une éthique pragmatique tout en reconnaissant que l’esclavage est une institution inique. Le conservatisme social sert des intérêts économiques et les colonies anglaises voient donc cohabiter deux types complémentaires de rentabilité : l’une agricole esclavagiste et l’autre industrielle marchande, qui, malgré la différence dans les modalités du travail, se retrouvent dans la même « éthique protestante des hommes d’affaires[7] » : « Le management d’une plantation ne différait pas dans sa nature de celui d’une entreprise : ce que recherchaient les planteurs, c’était un travail soutenu, régulier, productif… » C’est parce qu’il est partie prenante du facteur culturel et économique (anglo-protestantisme de type capitaliste) que le paramètre religieux des Eglises issues de la Réforme semble avoir permis, accompagné et légitimé, dans une certaine mesure, l’institutionnalisation de l’esclavage.
Ainsi, à la veille de la Déclaration d’Indépendance (1776), l’esclavage est bien implanté, même s’il connaît de notables disparités géographiques. La principale concentration de Noirs se trouve dans les colonies du Sud[8]. Cela dit, cet enracinement n’a pas été sans poser des problèmes, notamment lors de la rédaction de la Déclaration d’Indépendance par les Pères fondateurs : l’idéal de liberté pour lesquels ils se battaient comprenait celui de la propriété, et donc de l’esclavage ; c’est sur ce paradoxe que s’est construite l’Union. Pour les Pères fondateurs – dont la plupart sont d’importants propriétaires terriens – la question était sans réponse unanime, ce qui les conduisit à la contourner ; d’ailleurs d’autres priorités surgissent, comme celle d’organiser les institutions de la nouvelle nation.
La contestation de l’esclavage va naître dans les marges du puritanisme, plus précisément dans les sectes quakers. Le premier manifeste, qui intervient très tôt, est signé au meeting de Germantown en 1688 par quatre figures : Gerrit Hendricks, Derick et Abraham den Graeff, et Francis Daniel Pastorius. Ce manifeste fondateur n’est pas reçu par leur assemblée, mais il ouvre la voie à une série de textes qui, bien qu’ils soient le fait d’initiatives individuelles, auront une certaine influence : Exhortation and Caution, George Keith (fin XVIIe siècle), The Selling of Joseph, Samuel Seewell (1701), The American Defense of the Golden Rule, John Hepburn (1713)… La tradition quaker, faite d’égalitarisme, de pacifisme, d’anticonformisme, de préoccupation humanitaire et fondée sur une théologie optimiste, est le terreau dans lequel s’éveille la « mauvaise conscience ». L’argumentaire est à la fois religieux et philanthropique : l’esclavage est immoral bibliquement, car il dégrade la nature humaine des esclaves en faisant d’eux une marchandise. Idéologiquement, cette affirmation de la pleine humanité des Noirs est décisive, même si elle est peu audible, car elle tranche avec les préjugés tenaces qui ont cours. Deux figures vont être le fer de lance de ce mouvement : Anthony Benezet (1713-1784), huguenot converti au quakerisme, qui le premier formulera une doctrine de l’humanité des Noirs, et John Woolman (1720-1772), prédicateur itinérant pendant plus de trente ans. Leur activité inlassable (meetings, pamphlets…) contribuera à l’avancée de leurs idées et à la fondation de la première association antiesclavagiste, The Society for the Relief of Free Negroes held in Bondage, en 1775.
Il est probable que cette initiative serait restée circonscrite si elle n’avait pas trouvé un puissant relais, à cette période, dans le Grand Réveil. Couvrant les décennies 1730-1740, le Grand Réveil correspond, selon Fath, à une de ces « périodes de redynamisation de la vie religieuse pendant lesquelles l’accent est mis sur la nécessité de la conversion individuelle et le militantisme chrétien[9] ». Soutenu par des personnalités d’un grand rayonnement spirituel, comme George Whitefield (1714-1770) ou Jonathan Edwards (1703-1758), il fait valoir, dès le départ, une forte préoccupation humanitaire (Whitefield fonde, à Savannah, une école et un orphelinat) qui n’hésite pas à contester les structures établies, dont l’esclavage et ses excès. John Wesley lui-même, saisi par la condition des esclaves, écrira ses Pensées sur l’esclavage (1774), où il récuse les stéréotypes de paresse et d’infériorité, dont on affuble les Noirs, et s’attaque aux mauvais traitements dont ils sont victimes[10] ; cette caution d’autorité servira d’assise à une prédication de type « prophétique », principal canal de la contestation : « Dans leurs sermons, les pasteurs évangéliques partaient systématiquement des textes bibliques. Ils n’hésitaient pas à proférer des menaces contre l’Angleterre, accusée d’être complice d’un mal collectif dont la faute rejaillissait inévitablement sur chaque individu[11]. » Sous l’effet du Réveil, certaines dénominations explosent dans le Sud, comme le baptisme et le méthodisme, et contribuent à répandre ce qui n’est pas encore de l’abolitionnisme, mais une forme d’antiesclavagisme.
Les antiesclavagistes se heurteront très vite à de fortes résistances de la part des planteurs et ne sauront pas toujours présenter un front évangélique uni, ce qui explique un impact limité. Mais comme le souligne à juste titre Claude Fohlen : « Les fondements de ce qui deviendra l’abolitionnisme sont alors exclusivement religieux, et non politiques et philosophiques… » Le facteur religieux se révèle alors dans tout son paradoxe : c’est la même source, à savoir les textes sacrés de la tradition chrétienne, qui porte en germe la légitimation de l’« institution particulière » et sa contestation. Et c’est en des termes théologiques, comme nous le verrons, nourris d’une réflexion biblique et dans le cadre social que fournissent les Eglises, que va se débattre, d’abord, la légitimité de l’esclavage. Même s’il serait abusif de limiter la naissance de l’abolitionnisme aux Eglises issues de la Réforme, et parce que, là encore, c’est la conjonction des facteurs qui sera décisive, il n’en reste pas moins que le protestantisme « alternatif » participera activement à faire naître la mauvaise conscience en contestant cette pratique atavique et millénaire.
2. « L’institution invisible » : évangélisation des esclaves et apparition d’un protestantisme noir
Transition. Le Grand Réveil, s’il prend à partie les maîtres, cherche davantage à adoucir la condition de l’esclave en lui apportant la foi qu’à se donner les moyens de mettre à bas la société esclavagiste : « A cette époque [1777] l’homme éclairé n’est pas vraiment un abolitionniste. Il est un critique du système esclavagiste[12]. » En fait, l’une des particularités des méthodistes et des baptistes, qui sont alors en pleine expansion dans le Sud, va être la transgression des barrières sociales[13] et une réelle prise en compte des Noirs au nom de l’amour évangélique, même si leur analyse ne débouche pas sur une remise en question des « structures de péché ». Un pasteur presbytérien, Cary Allen, proclame aux esclaves : « Le Sauveur béni est mort et a versé son sang aussi bien pour vous que pour votre maître ou pour tel Blanc. Il a largement ouvert pour vous la porte du ciel et il vous invite tous à y entrer. » Cette nouveauté radicale, point de départ de la christianisation des esclaves, va participer à la reconfiguration du protestantisme par l’apparition d’une expression noire de la foi issue de la Réforme.
Nous l’avons vu, l’une des justifications historiques de l’esclavage avait été l’évangélisation. Mais, dans les faits, les Eglises instituées s’en préoccupèrent très peu, si l’on excepte quelques activités d’éducation, laissant le champ libre à la prédication « conquérante, énergiquement prosélyte et pionnière[14] » des nouvelles dénominations. Quel en a été le terrain de prédilection ? Il faut bien comprendre le traumatisme qu’ont représenté, pour les Noirs, l’arrachement à la terre natale, la brutalité de la traite et l’horreur du voyage ; plusieurs témoignages relatent cette expérience comme un enfer où les Blancs, qui les y conduisaient, étaient perçus comme de véritables démons. Les nombreuses morts et l’asservissement ont, dans une certaine mesure, signé la « faillite des dieux africains », incapables de leur venir en aide[15]. L’équilibre traditionnel totalement bouleversé, la situation matérielle et spirituelle des Africains est marquée par la précarité, rendue plus dramatique encore par la distanciation géographique et temporelle d’avec leur lieu d’origine. On peut penser que la mémoire africaine s’effritant, la situation d’injustice ressentie, la vie quotidienne difficile et les mauvais traitements, le besoin de nouveaux repères et un sens religieux extrêmement fort ont rendu les esclaves sensibles à la prédication évangélique.
La conversion des esclaves au christianisme demeure une réalité difficile à chiffrer, mais on peut remarquer qu’elle va de pair avec les évolutions du baptisme et du méthodisme. Je reproduis, ci-après, le tableau de Heyrman[16] qui permet de se faire une idée.
Membres d’Eglises blancs ou noirs
dans les principales dénominations ou Eglises du Sud
1790 |
1813 |
1835 |
|
Méthodistes |
40 457 – (dont 8640 Noirs) |
137 634 – (dont 30 223 Noirs) |
402 075 – (dont 72 898 Noirs) |
Baptistes |
40 492 – (dont 4012 Noirs) |
113 554 – (dont 22 710 Noirs) |
290 140 – (dont 58 028 Noirs) |
Presbytériens |
20 000 (presque pas de Noirs) |
40 000 (presque pas de Noirs) |
160 784 (presque pas de Noirs) |
Ces chiffres peuvent être revus un peu à la hausse si l’on considère que l’affiliation officielle dans des Eglises de professants ne rend compte de leur fréquentation réelle qu’au sens restrictif et en sachant que le dénombrement des Noirs n’était pas rigoureux. Quand on compare à d’autres données, les chiffres peuvent varier énormément : 18 000 (1793) à 40 000 Noirs (1813) pour les baptistes ; chez les méthodistes, 1890 Noirs sur 18 791 fidèles en 1786 et, dix ans plus tard, en 1797, 12 215, soit 25% des membres. Quoi qu’il en soit, la progression est très nette, notamment en ce qui concerne les affiliés noirs, ce qui veut dire que le protestantisme évangélique a représenté une offre attractive relativement importante.
Il est possible d’envisager plusieurs explications à cette faveur rencontrée chez les esclaves. Tout d’abord, la forme et le contenu du message lui-même. Comme l’écrit Bernard Cottret : « Transgressant les barrières sociales, le Great Awakening assume un caractère universel[17]. » Passant outre les hiérarchies ainsi que les multiples préjugés, la prédication valorisait à la fois l’individu (l’esclave, marchandise anonyme, trouvait soudain une dignité personnelle aux yeux de Dieu) et la conversion comme libération intérieure d’un monde marqué par le péché. Ce contraste entre le mépris ordinaire et une soudaine prise au sérieux a joué, sans aucun doute, dans un retour à la crédibilité du protestantisme. Le message d’amour de Dieu ainsi concrétisé, la forme de la prédication s’adaptait elle aussi, tout particulièrement, à la sensibilité africaine : vivante, émotionnelle et, surtout, s’adressant directement aux besoins de l’auditoire, elle était servie par une hymnologie neuve et populaire, dont l’attrait sera une des clefs du succès des nouveaux mouvements. On remarque, ensuite, que les prédicateurs itinérants avaient une grande liberté dans la forme de présentation de leur message ; dégagés des structures traditionnelles, ils se sont remarquablement adaptés à la configuration socio-géographique, principalement rurale, de ces nouveaux territoires. Un homme comme Francis Asbury (1745-1816) a convoqué de très nombreuses assemblées (camp meetings) où les Noirs accourent. Enfin, le Réveil, porté le plus souvent par des Eglises de culture congrégationaliste, mettait l’accent sur une dimension communautaire forte, horizontale, démocratique, indépendante, qui valorisait et responsabilisait immanquablement les fidèles, et dont la chaleur recréatrice possédait « un vrai pouvoir de séduction ».
La christianisation des Noirs donna lieu à différents types de structures religieuses, plus ou moins formelles, et à l’émergence d’une forme cultuelle originale. Elle se concrétisa par la création, vers 1773, de la première Eglise baptiste noire à Silver Bluff (Caroline du Nord), sous la direction de l’esclave George Liele, et par l’implantation de l’Eglise méthodiste épiscopale africaine de Philadelphie, en 1816. Trois ans plus tard est créée l’Eglise baptiste indépendante de Savannah (Géorgie), que suivra une petite floraison d’autres Eglises : en 1810, on peut compter quinze Eglises de couleur dans dix villes différentes. En réalité, leur indépendance a été relative, car elles subissaient un fort contrôle de la part des Blancs, toujours par crainte d’une agitation révolutionnaire. Leur constitution n’a pas toujours été évidente et a rencontré des résistances ; c’est le cas des Eglises méthodistes de Baltimore et de New York, en 1796. Elles n’avaient pas, au départ, le désir de créer une dissidence, mais la forte discrimination des autorités religieuses en place et leur succès grandissant auprès des Noirs ont conduit à la constitution de groupes indépendants. En 1816, leur autorité est reconnue et, le 9 avril, plusieurs représentants de ces Eglises noires fondent l’Eglise épiscopalienne méthodiste africaine. En 1818, celle-ci compte 6748 membres. Cette autonomie est en soi une révolution : elle est le premier exemple, hautement symbolique, d’une institution réellement aux mains des Noirs et elle marque une étape dans l’émergence d’une identité africaine américaine. Et de fait, ces communautés deviennent un cadre de vie essentiel à la communauté noire : communion spirituelle, arène politique, matrice identitaire, lieu d’éducation, de socialisation, d’œuvres (1809 : création d’une société pour la suppression du vice et de l’immoralité…).
Cette institutionnalisation des Eglises noires est le terme d’un processus de différenciation qui existe à côté d’autres formes de rassemblements. Chenu distingue trois types de participation : biraciale, indépendante et clandestine. Malgré une ségrégation sociale qui s’exprime dans une compartimentation des chapelles (les Noirs sont placés sur les côtés), le culte commun fait évoluer les relations entre Blancs et Noirs. C’est ainsi, par exemple, que les registres des conseils de discipline dans nombre d’Eglises baptistes montrent qu’il n’était fait acception de personnes et que la rigueur était la même pour tous. On voit des prédicateurs noirs assister des prédicateurs blancs, puis, petit à petit, prendre eux-mêmes en charge des communautés. Autre effet de la démocratisation religieuse dans la promotion sociale des Noirs : l’apparition d’une figure africaine respectée, le prédicateur. Malgré les restrictions – il dépasse rarement le statut de l’exhortation – son influence détermine le devenir spirituel des communautés, en raison d’un investissement qui est plus souvent le fait du charisme que de la formation[18]. C’est pour cette raison qu’il est parfois redouté, mais aussi consulté et employé : dès 1770, on compte, en Virginie, six prédicateurs noirs au service d’Eglises blanches. Le principal collaborateur d’Asbury, l’évêque méthodiste, est un Noir, Harry Hoosier, réputé pour son excellence oratoire qui séduit les Blancs. C’est aussi le cas de Nat Turner, prédicateur considéré comme un prophète.
Mais, d’après Chenu, le véritable lieu de la transmission de la foi est demeuré l’Eglise clandestine, qui se rassemblait de nuit, en marge des plantations d’où elle était proscrite. Le culte n’y était pas fondamentalement différent de celui des communautés dont elles étaient issues, mais ces Eglises clandestines ont joué un rôle important, créant les conditions d’une véritable liberté d’expression. En effet, la religion des esclaves, par son métissage entre sensibilité africaine et message évangélique revivaliste, a contribué au renouvellement des formes cultuelles et, surtout, à l’apparition d’une culture proprement africaine américaine. L’origine de celles-ci, spontanées, orales et anonymes, nous échappe. Le culte fait de ferveur, de fraternité et d’interactivité entre les prédicateurs et l’assemblée, orchestre progressivement l’émotion par les chants, les prières, les prophéties qui suscitent, parfois, une piété corporelle (battements de mains, danse) extrêmement expressive (transes, cris, pleurs) et mènent à ce fameux shout, cri qui accueille la venue de l’Esprit. Il convient là encore de nuancer : il existe une forte disparité entre les communautés, et ce culte type n’est pas absolument représentatif. Certains responsables noirs se montrent réticents à ce qu’ils considèrent comme des débordements mystiques : le révérend Payne estime dans ses Souvenirs, en 1888, que la danse qu’il a découverte dans ces réunions était « ridicule et païenne ». Il est certain que l’expression qui symbolise le mieux la foi des esclaves est le negro-spiritual, ce chant rythmé qui naît du travail quotidien, de l’oppression et de la foi. Les historiens s’accordent pour faire de ce chant le lieu d’humanisation des Noirs asservis, une proclamation de foi tendue entre l’espoir d’une libération concrète et la manifestation d’une liberté déjà acquise intérieurement par l’expérience de la conversion : sorte d’espace d’indépendance où le Noir retrouve, en Christ, une dignité sous le regard de Dieu. C’est ce qui le fait échapper autant à la révolte qu’à la résignation, et le sauve du désespoir.
Il serait pourtant faux de faire de cet espace en marge une marmite de subversion politique. Certes, les prédicateurs noirs remettent en cause les fondements scripturaires de l’esclavage et la violence des maîtres, mais ils ne font nullement appel à un messie terrestre. Au contraire, leur orientation piétiste accentue la perspective eschatologique et apocalyptique d’une réparation qui se fera dans l’au-delà. Une analyse théologique des negro-spirituals le confirme : la récurrence du thème de la liberté se lit au travers de la conversion et d’une réappropriation fondamentale, celle de l’exode d’Israël, auxquelles le peuple noir, comme les camisards des Cévennes, s’identifie. Le negro-spiritual chante la détresse et la délivrance, enracine la foi au sein de la souffrance par la mise en scène de héros choisis : Moïse, Josué, Daniel… Mais la destination de cette espérance est très clairement « le ciel ». Et bien que celui-ci comprenne une dimension politique (le ciel des negros a « souvent des couleurs du Nord »), il ne saurait s’y résumer. L’expérience négative est transcendée par des évocations d’une poésie saisissante, où la consolation de la gloire est le contrepoint d’une justice divine enfin rendue en faveur des opprimés. La religion reste ainsi en grande partie un facteur de stabilité sociale et d’acceptation.
On a ponctuellement assisté à des révoltes ou à des fuites (marronnage). Elles furent très peu nombreuses comparativement à la place que leur a accordée la postérité, même si elles ont augmenté au XVIIIe siècle. L’une d’elles a été fomentée en 1800 par Gabriel et Martin Prosser. Ce dernier était prédicateur et s’est servi de l’Ancien Testament comme de l’exemple des Hébreux pour faire miroiter à ses frères la liberté à l’issue du combat. Cette tentative, qui visait la ville de Richmond, a avorté pour cause d’intempéries. Une autre révolte fut celle de Denmark Vesey, en 1822 ; il acheta sa liberté grâce à l’argent d’une loterie, s’instruisit dans les Ecritures et devint un prédicateur en vue à Charleston. Par son prestige, il parvint à organiser un soulèvement armé, mais le complot a été dénoncé et le groupe arrêté et exécuté. La révolte qui a eu le plus de conséquences est celle de Nat Turner, dont la mémoire a été assurée par le roman de William Styron. Nat Turner naquit esclave en 1800 dans le comté de Southampton et devint prédicateur baptiste. Doté d’une intelligence précoce et d’une instruction bien supérieure à sa condition, il avait la réputation d’être un homme pieux et quelque peu prophète. A partir de 1820, et suite à des visions apocalyptiques, il acquit la conviction d’être l’élu de Dieu pour le salut de son peuple. Le 21 août 1831, avec cinq acolytes, il a massacré son maître et toute sa famille, puis a semé la terreur dans les fermes autour de Jérusalem, tuant une soixantaine de Blancs, principalement des femmes et des enfants. L’épopée tourne court, les conjurés sont massacrés à leur tour, et Nat Turner se cache plusieurs mois dans les marais, avant d’être repris, jugé et exécuté. Cette révolte a été un échec total : elle aura pour conséquence une centaine de condamnations de Noirs et une radicalisation de la législation et des codes noirs, ce qui a ravivé pour longtemps l’angoisse fantasmatique d’un soulèvement. Mais elle met en exergue un fil conducteur, qui est celui de l’inspiration mystique et de l’imaginaire apocalyptique dans la prise de conscience que la servitude est intolérable. Comme l’écrit Claude Fohlen[19], « le facteur religieux a été déterminant ». Les révoltés appartiennent à une élite instruite, qui a eu le temps de la réflexion et qui tire sa violence d’un prophétisme biblique appliqué sans médiation à la situation d’oppression.
3. Les protestants dans la « mécanique abolitionniste » (1831-1865)
Transition. L’entrée dans le XIXe siècle est marquée, en Amérique, par d’importantes modifications. On constate un double affaiblissement du protestantisme ; d’abord, les sectes et les sociétés abolitionnistes se sont lassées, faute de résultats probants ; nombre d’entre elles ont cessé leurs activités ou préfèrent s’occuper de l’intégration des Noirs déjà affranchis. Et, d’autre part, les dénominations qui avaient bénéficié du Réveil se « routinisent » et perdent de leur mordant. En parallèle, les Etats-Unis connaissent une évolution paradoxale qui accentue la délimitation Nord-Sud ; alors que, dans le Nord, l’esclavage se résorbe progressivement et que certains Etats vont jusqu’à l’abolir (le Vermont en 1777, la Pennsylvanie en 1780), il implose dans le Sud. L’expansion vers les nouveaux territoires de l’Ouest, la forte natalité et, surtout, l’apparition de la culture du « roi coton » (les effectifs sont multipliés par quatre entre 1800 et 1840) contribuent à en faire, plus que jamais, le pilier de la nécessité économique. La ligne géographique entre Nord et Sud s’accentue, pesant de tout son poids sur la manière de vivre et percevoir l’esclavage, cela jusqu’au sein des Eglises.
Au lendemain de l’indépendance, la question de l’abolition dans les rangs protestants se pose avec un bémol, et les idées qui se développent pour remédier à l’impossibilité de sa concrétisation immédiate sont celles de l’émancipation graduelle et de la colonisation. L’idée était de renvoyer les esclaves émancipés sur les terres de leurs pères ; on pensait qu’une solution de ce type encouragerait les affranchissements (elle ne remettait pas en cause la légitimité de l’esclavage) et que les Noirs emporteraient avec eux la religion et la civilisation. Les Anglais avaient anticipé cela par la création de la Compagnie de Sierra Leone ; en 1816, le pasteur presbytérien Robert Finley crée l’American Colonization Society, qui trouve appui chez certains politiques sudistes ou des Etats bordiers (Kentucky, Georgie…). Mais, malgré le soutien de nombreux milieux religieux (qui y trouvaient une via media) et des débuts prometteurs (établissement, en 1822, de Monrovia, capitale du Liberia, première colonie libre d’Afrique), ces vues s’avérèrent chimériques : 635 Noirs sont déplacés en 1832, la meilleure année. Cet aspect n’est pas seulement anecdotique ; il montre que les milieux religieux étaient, en fait, majoritairement partisans d’une voie modérée, pragmatique, qui ne fasse pas clivage.
A nouveau, l’impulsion véritable de l’abolitionnisme va venir de la nébuleuse religieuse (et non pas des Lumières), bouillonnante, préoccupée de charité et remobilisée par le Second Grand Réveil[20] qui traverse les multiples dénominations du Nord. L’un des premiers effets de ce Réveil est la naissance de l’unitarisme : se séparant du calvinisme dès 1819 sous l’impulsion de W.E. Channing (1780-1842), figure de premier plan, il s’en prend aux doctrines de la prédestination, de la Trinité et il appuie sur la part des œuvres dans l’acquisition du salut. En conséquence, ce mouvement présente une forte vocation humanitaire philanthropique. Le renouveau est davantage attaché à des structures universitaires (Yale, Harvard…). L’un des principaux propagateurs de cette doctrine fut Timothy Dwight (1758-1817), professeur à Yale ; ses étudiants, comme Lyman Beecher (1775-1863, père de Harriet Beecher Stowe), se chargeront de la populariser et de la faire parvenir dans le peuple par voie de hiérarchie. Certes, le message n’est pas bien nouveau, mais il relance, à la fois, une réforme des mœurs et une radicale contestation de l’esclavage, considéré comme un mal absolu. On ne dénonce plus seulement ses excès, mais son existence.
Le mouvement de Réveil a suivi alors la route des nouveaux territoires, se déplaçant vers l’Ouest (Ohio, Iowa), et a pris un caractère plus populaire : du coup, l’abolitionnisme s’est enraciné à la base des Eglises et est devenu un élément important de l’identité des « réveillés ». Dans la progression des idées, il faut tenir compte de deux institutions qui jouèrent un rôle primordial. Le Lane Seminary à Cincinnati, d’abord, et surtout l’Oberlin College, créé en 1833, ont été le centre moteur du Réveil et du déploiement de l’abolitionnisme ; leur enseignement, leur prestige spirituel et leur insistance sur la mise en pratique de la charité prêchée lui donnent une impulsion décisive et structurante. On ne peut évoquer l’Oberlin College sans rappeler sa figure la plus éminente, C.G. Finney (1792-1875), qui y exerça son ministère de 1835 à 1872. Son charisme, son influence et son enseignement attirèrent de nouvelles vocations, comme celle de T.D. Weld (1803-1895), qui sera le prédicateur abolitionniste le plus important, pérennisant le mouvement et entraînant lui-même à sa suite de nombreux disciples (dont les enfants de Lyman Beecher).
L’impact du Second Réveil est tel que la question de l’abolition tombe dans l’arène politique et, en 1830-1850, on assiste à une cristallisation du débat sur la légitimité de l’esclavage. Comme l’écrit Claude Fohlen[21], « l’antiesclavagisme s’est ‹déspiritualisé› : le débat s’est déplacé du domaine religieux vers celui de la politique ». Dès la fin de la guerre d’Indépendance, la problématique avait été récupérée par les humanistes de Nouvelle-Angleterre ; la plupart des signataires de la Déclaration d’Indépendance, ennuyés par la question, l’avaient évacuée. Mais sous la pression de l’opinion – l’abolitionnisme militant n’est pas sans créer une certaine agitation – le débat resurgit, devient une affaire publique autant que religieuse, une affaire proprement américaine, largement laïcisée. De plus, l’abolitionnisme sur le sol des Etats-Unis s’inscrit dans un mouvement plus vaste, d’ampleur internationale et dont les enjeux sont d’une complexité redoutable (politiques, économiques, idéologiques et sociaux : il suffit de lire la discussion d’Olivier Petre-Grenouilleau sur les Sources du mouvement abolitionniste[22] pour voir la densité et l’intrication des facteurs). Porté en Angleterre par une personnalité acharnée, Wilberforce, qui y consacrera sa vie, le mouvement aboutit, en 1833, à un texte qui abolit l’esclavage dans les colonies anglaises, contribuant à faire de la Couronne la championne (sur fond d’idéologie civilisatrice et de prestige national) de l’abolition sur le plan international. A la pression de l’Angleterre s’ajoutent différents précédents, comme l’abolition dans d’anciennes colonies espagnoles (Amérique centrale, 1824, Mexique, 1829). A plusieurs occasions, l’esclavage est au centre de débats tendus au Congrès (compromis du Missouri, 1820), surtout lorsqu’il s’agit de conférer un statut aux nouveaux territoires de l’Ouest, qui désirent intégrer l’Union : seront-ils esclavagistes ou non ? Pour maintenir l’équilibre, les tractations sont raides et la poussée abolitionniste possède de nombreux moyens de pression.
Sur le sol américain, les forces se structurèrent et se donnèrent des moyens ; l’action abolitionniste s’est construite, grosso modo, sur quatre piliers :
- L’emploi des bonnes vieilles méthodes : sur le modèle, qui a fait ses preuves, de la mission d’évangélisation et de l’engagement personnel, les militants multiplient les meetings, les conférences, tracts, témoignages (comme celui, par exemple, de F. Douglass qui raconte les misères de sa vie d’esclave). Organisant de grands débats publics, médiatisés, ouverts aux Noirs et aux femmes, ils créent l’événement.
- Le mouvement abolitionniste s’appuie sur des sociétés, dont la principale est l’American Anti-Slavery Society (AASS). Créée en 1833 par un personnage très controversé pour son radicalisme et quaker d’origine, William L. Garrison, elle s’inscrit dans un réseau international, organisant, fédérant et finançant de nombreuses actions. Elle voit le jour lors de la fusion de deux associations (l’une de Nouvelle-Angleterre, l’autre de New York) et bénéficie du soutien des frères Tappan, qui ont fait fortune dans la soierie, se sont liés avec Finney et ont participé de leurs généreux deniers à l’avancement du Réveil. Dans le sillage de l’AASS, de nombreuses associations verront le jour : on n’en compte pas moins 500 en 1836.
- Ces associations utilisent massivement la presse. L’AASS prend comme relais de ses idées le journal fondé en 1831 par W.L. Garrison, The Liberator, puis, en 1833, The Emancipator : « Grâce à son journal, Garrison donna une vigoureuse impulsion au mouvement abolitionniste [23] », dont la ligne dure tiendra jusqu’à la fin de la guerre civile.
- L’abolitionnisme, en cohérence avec une vision de plus en plus politisée, utilise le lobbying pour faire pression sur le Congrès et tenter d’infléchir la législation. Wendell Phillips tient meeting sur meeting dans le Nord, en 1862, pour décider Lincoln à se prononcer en faveur de l’émancipation. Les requêtes et les pétitions seront si nombreuses que le Congrès, excédé, les fera interdire.
L’abolitionnisme a bénéficié d’un secours inattendu, qui a servi de déclencheur et a contribué encore à le populariser. En 1851, une bonne mère de famille puritaine, du nom de Harriet Beecher Stowe (fille de Lyman Beecher et femme du professeur congrégationaliste Calvin Stowe), publia La case de l’oncle Tom. Paru d’abord en feuilleton dans un journal abolitionniste, le National Era, il sortit aussitôt après en volume, devenant un immense succès de librairie : 300 000 exemplaires vendus la première année, 1 million jusqu’en 1860 ainsi que de nombreuses traductions. En racontant l’histoire pathétique et les malheurs de Tom, un pauvre esclave noir soumis à toutes les vicissitudes de l’institution esclavagiste alors qu’il demeure un modèle de foi, le roman a été un mouvement de levier formidable dans l’opinion publique. De manière plus profonde, si l’abolitionnisme est un dispositif, on ne peut pas en comprendre les évolutions et l’esprit aux Etats-Unis en dehors d’un certain sentimentalisme moral et révolté typique du XIXe siècle, source d’une indignation sociale très manichéenne. Jean Bussière rappelle, dans ses notes, l’« intention évangélique du roman » : La case de l’oncle Tom, par son inspiration religieuse, recommande la lecture de la Bible et la perception des sentiments religieux et moraux capables de restituer l’affirmation de la dignité humaine[24]. » La cause abolitionniste est aussi, malgré tout, une expression de la vraie religion comme de la vraie humanité, celle du « cœur ».
Les conséquences politiques de l’œuvre furent bien différentes des attentes de leur auteure ; espérant une conciliation de tous au nom de l’esprit évangélique, Harriet Beecher Stowe a été, selon les mots de Lincoln, « la petite dame qui déclencha la grande guerre ». En effet, cette période est marquée par une double radicalisation, qui suit la ligne de démarcation Nord-Sud et en durcit singulièrement les antagonismes.
La radicalisation a, d’abord, concerné les moyens d’action des abolitionnistes. Bien que leur attitude ait été, le plus souvent, la recherche de la solution légale (par exemple dans l’affaire de l’Amistad), l’infléchissement de la loi en faveur de la libération (en espérant faire jurisprudence), leur activisme agressif a été de plus en plus mal perçu dans le Sud. Cela d’autant plus que certaines associations, comme l’AASS, affirmaient, en même temps, leur anticléricalisme, leur féminisme (CRETE), prenant une tournure trop subversive qui signifiait, aux yeux du Sud, l’état de déliquescence morale du Nord. Les efforts des abolitionnistes ont eu aussi des prolongements dans la clandestinité, avec la mise en place d’un réseau d’évacuation des esclaves fugitifs, l’Underground Railway. De nombreuses personnalités protestantes y participèrent : des pasteurs (Lyman Beecher), des communautés (quakers, voire des sortes de villes de refuge créées de toutes pièces par des militants qui s’installaient, une Bible dans une main, un revolver dans l’autre, avec toute leur famille, à la lisière des Etats concernés), qui proposaient une assistance matérielle, morale, ainsi que des chemins sécurisés vers le Nord ou le Canada. Des esclaves évadés y ont eu une part importante, comme le fameux F. Douglass (1817-1895) qui, après avoir bénéficié du réseau, deviendra la tête de file de l’abolitionnisme noir, et surtout Harriet Tubman (1815- ?), ancienne esclave, qui fera ainsi passer environ 300 esclaves en prenant des risques impressionnants. Amplifié par la mémoire et impossible à chiffrer, ce phénomène n’en aura pas moins pour effet une irritation accrue des planteurs qui, au même moment, faisaient passer au Congrès, dans une atmosphère hypertendue, le Fugitive Slave Act (1850) qui leur permettait d’aller récupérer les esclaves fuyards bien au-delà de leurs frontières.
L’activisme des abolitionnistes, loin de faire l’unanimité (même au Nord), a été vécu comme une provocation et s’est greffé sur une rupture plus profonde. Comme l’explique très simplement Sébastien Fath : « Dans le cas américain, en revanche, l’esclavage ne correspondait pas à une institution secondaire. Il répondait à des besoins économiques très importants, en particulier dans le Sud, dans le cadre d’une économie de plantation, sur des terres immenses nouvellement conquises par l’agriculture intensive, où la main-d’œuvre était rare[25]. » La remise en question de l’esclavage a été une remise en cause de la société sudiste, et elle deviendra une remise en cause de son âme. En effet, la réaction du Sud a été un repli autour de ses fondamentaux, ainsi qu’une affirmation de son identité idéale face au Nord qui prétendait lui dicter sa conduite : à la fois rurale et traditionnelle, chrétienne évangélique et aristocratique, esclavagiste et paternaliste, la société sudiste s’incarne dans la figure du gentleman farmer. C’est tout un monde qui se raidit et qui redéploie ses racines religieuses pour justifier son mode de vie, autour d’une « mentalité obsidionale[26] », « unanimiste et monolithique[27] », un « fondamentalisme culturel » qui revendique l’esclavage comme un trait distinctif.
De manière générale, le « sudisme » a eu peu de véritables idéologues. Le ressentiment et la certitude du bon droit ont eu plus de place que l’expression des convictions dans l’affirmation de l’identité esclavagiste. Cependant, la justification théologique de l’esclavage connut un regain, avec des écrits comme ceux de Richard Furman, qui rangea à sa suite l’Association des Eglises baptistes de Caroline du Nord (1822), ou de Thomas R. Dew, qui fit de l’esclavage une nécessité pour des Noirs inaptes à assumer leur liberté… Le pasteur Thornton Stringfellow publie, quant à lui, les Scriptural and Statistic Views in Favour of Slavery, en 1856, où il prétend démontrer que le Sud est beaucoup plus chrétien que le Nord. Les textes tissèrent ainsi un lien indissoluble entre moralité, religion, ordre naturel et esclavage. Cette attitude radicale vis-à-vis de l’esclavage n’est pas sans poser de sérieux problèmes au sein même des dénominations, qui se redéfinissent, se scindent et se modifient en fonction de leur position sur la question et, finalement, de leur position géographique : les méthodistes se séparent en 1844, les baptistes en 1845 et l’Eglise presbytérienne se divisera en 1861. « Le paysage religieux s’est trouvé profondément modifié par l’impact du débat sur l’abolition[28]. » L’expression politique de ces positions, chez John Calhoun notamment – qui en sera le plus notable représentant au Sénat –, touche à une problématique encore plus large, qui concerne l’indépendance de fonctionnement des Etats et la manière de vivre le fédéralisme : en voulant empêcher l’esclavage que la Constitution permettait, le Nord péchait contre les fondements même de l’Union.
Conclusion
Lorsque les Etats-Unis sombrent en 1861 dans la Civil War, les Eglises, qui se sont déchirées autour de la question de l’esclavage et ont contribué au durcissement de la confrontation, continuent, dans leur majorité (mais il est difficile d’analyser avec finesses toutes les nuances), à défendre la « Sainte Cause » qu’elles avaient promue à coups de versets bibliques. Les Eglises ont occupé, durant la période, un rôle tout à fait traditionnel de justification idéologique et de consolation pour les innombrables familles endeuillées. Le plus surprenant peut-être est que la décision de Lincoln d’abolir l’esclavage en 1865 n’a pas eu grand-chose à voir avec les motivations qui avaient porté l’abolitionnisme. Elu, certes, sur un programme abolitionniste, auquel il s’était rallié tardivement, il était préoccupé, avant tout, par le maintien de l’unité nationale ; ce furent les événements qui le guidèrent : « Si personnellement il n’avait pas d’hostilité contre le maintien de l’esclavage dans les Etats du Sud, il s’affirmait en même temps opposé à l’égalité entre Noirs et Blancs dans les Etats du Nord. Sa position était donc très modérée[29]. » Après bien des atermoiements de prudence politique, à cause de la guerre et de la difficulté que posait le sort des Noirs qui devaient être affranchis, Lincoln céda à la pression des républicains, de la situation internationale (les puissances européennes avaient besoin de coton !), et parce qu’une victoire militaire l’a assuré de l’issue positive de la guerre. Une première proclamation, le 1er janvier 1863, a été suivie d’un 13e amendement, validé le 18 décembre 1865. Les Noirs étaient libres.
Après un conflit aussi désastreux (630 000 victimes), rien n’était réglé pour autant. Tout était à reconstruire, et les consciences du Sud ont été marquées, en plus des plaies, par un sentiment de rancune et d’injustice. Dans cette situation chaotique, le sort des Noirs affranchis était plus que précaire. Comme le notait avec un impressionnant sens prophétique un observateur français de l’époque, Duvergier de Hauranne :
Il ne suffit pas, pour émanciper la race noire, de rebâtir le frontispice des Constitutions et de changer pour ainsi dire le costume de l’esclave. Le jour où les Etats du Sud, vaincus et pacifiés, auront souscrit à la grande réforme, il faudra encore abolir toute une législation barbare, née avec l’esclavage et faite pour le perpétuer… A quoi bon proclamer l’abolition, si les Noirs doivent être ensuite exclus de la société politique et civile, écartés systématiquement des écoles, bannis des cours de justice, pourchassés comme des bêtes… internés de force dans les plantations, asservis à leur ancien labeur sous le nom de travailleurs libres, mais pour des salaires dérisoires. Il y a dans les Etats du Sud tout un système d’institutions politiques et sociales et de traditions morales qu’il faut détruire avant de se flatter d’avoir affranchi les Noirs…[30]
Et, en effet, s’ouvrait alors un siècle de ségrégation.
* S. Zehr est étudiant en master à la Faculté Jean Calvin.
[1] O. Petre-Grenouilleau, Les traites négrières, Gallimard, Folio Histoire, Paris, 2004, 81.
[2] Ibid., 39.
[3] S. Fath, Militants de la Bible aux Etats-Unis, Evangéliques et fondamentalistes du Sud, Autrement, Paris, 2004, 30.
[4] B. Cottret, Histoire de la Réforme protestante, Perrin Tempus, 2010.
[5] B. Chenu, Le grand livre des negro-spirituals, Bayard, Paris, 2000, 77.
[6] S. Fath, op. cit., 30.
[7] C. Fohlen, op. cit., 170.
[8] Ibid., 124-130.
[9] S. Fath, op. cit., 35.
[10] B. Cottret, op. cit., 379.
[11] O. Petre-Grenouilleau, op. cit., 298.
[12] Ibid., 266.
[13] B. Cottret, op. cit.
[14] S. Fath, op. cit., 40.
[15] B. Chenu, op. cit.
[16] S. Fath, op. cit., 40.
[17] B. Cottret, op. cit., 331.
[18] B. Chenu, op. cit.
[19] C. Fohlen, op. cit., 187.
[20] Ibid.
[21] Ibid., 104.
[22] O . Petre-Grenouilleau, Les sources du mouvement abolitionniste, 253-307.
[23] O. Folhen, op. cit., 203.
[24] H. Beecher Stowe, La case de l’oncle Tom, Le Livre de Poche, 1986, 628.
[25] S. Fath, op. cit., 50.
[26] O. Fohlen, op. cit., 216.
[27] S. Fath, op. cit., 54.
[28] Ibid., 53.
[29] O. Folhen, op. cit., 267.
[30] Ibid., 297.