Le rapport entre l’église et la société chez Calvin

Le rapport entre l’église et la société chez Calvin

Daniel BERGÈSE*

Introduction: une vieille problématique

Lorsque l’empereur Constantin signa, avec Licinius, l’Edit de Milan (313), sans s’en douter il allait poser à l’Eglise de Jésus-Christ une question extrêmement importante et au sujet de laquelle personne n’avait vraiment préparé une réponse : quelle allait être la place de l’institution ecclésiale au sein de la société ? Comment le règne du Christ devra-t-il s’incarner, maintenant que César ne se déclarait plus comme son ennemi ? Tant que Rome pouvait être identifiée à Babylone, alors, c’était sûr, la Jérusalem fidèle n’avait rien à faire avec elle. La persécution des croyants, en application des édits impériaux, maintenait une ligne nette entre les deux cités. En conséquence de quoi, il était évident que les affaires publiques appartenaient à César… et une fois qu’on avait rendu à César ce qu’on lui devait, c’est-à-dire les impôts, on en était quitte et l’on affirmait, surtout dans le culte rendu à Dieu, une autre citoyenneté qui n’est pas de ce monde.

Mais lorsque Rome cesse tout à coup d’être persécutrice, et qu’elle devient rapidement protectrice, c’est tout une symbolique qui s’évanouit… laissant la place à un grand vide ! Etait-il normal que ce soit l’empereur qui, quelques années plus tard, convoque le premier concile universel ? Etait-il légitime qu’il utilise le très efficace réseau de la poste d’empire pour convoquer les délégués ? Et tant d’autres situations très concrètes qui auraient exigé un discernement, mais que l’Eglise d’alors, brutalement dessaisie de son schéma séculaire de l’affrontement des deux cités, n’était pas en mesure d’exercer.

Et puis, comment ne pas s’émerveiller de ce retournement si providentiel? Comment faire la fine bouche devant des avantages auxquels tant de générations de fidèles n’auraient même pas osé rêver ? Et puis, enfin, la « conversion » de Constantin n’était-elle pas la manifestation la plus criante de la victoire du Christ sur toutes les puissances de ce monde, représentées en particulier par celle de Rome ? Il nous est facile de comprendre que l’heure était à la joie, à la célébration de la gloire du Sauveur, bien plus qu’à l’enquête suspicieuse sur la légitimité de tous ces changements. Mais c’est ainsi qu’on est entré dans un monde où les intérêts de l’Etat et ceux de l’Eglise allaient joyeusement se mélanger, et où la confusion des pouvoirs tournera finalement à la confusion de l’Eglise !

Osons le dire dès maintenant: dans cette problématique millénaire, la contribution de Jean Calvin est à marquer d’une pierre blanche! Souverainement libre vis-à-vis des traditions et des passions humaines, il va apporter au débat l’éclairage déterminant de sa compréhension symphonique des Ecritures.

Nous allons essayer d’en rendre compte ci-après, mais il nous faut, tout d’abord, dire un mot sur la manière avec laquelle la chrétienté avait géré jusque-là la coexistence du civil et du religieux.

I. CÉSARO-PAPISME ET VICE VERSA

Confusion des rôles: c’est évident ! On s’aperçoit rapidement que les évêques, hommes généralement instruits, intelligents, aptes à diriger, ont bien des qualités pour occuper des postes de responsabilité dans l’administration impériale. Leur accession à ces postes se fera donc naturellement. Dans l’autre sens, il n’est pas rare qu’on choisisse comme évêque un personnage en vue de la société civile. Il sera ainsi un bon protecteur de la communauté chrétienne, puisque muni d’un pouvoir conféré par la cité. Et s’il arrive qu’il ne soit pas encore baptisé, peu importe, on le baptise pour qu’il puisse devenir évêque. Un des plus beaux exemples de ce mélange de genre est Ambroise, évêque et gouverneur de Milan.

Confusion donc au niveau des personnes, mais rivalité aussi au niveau des institutions. Laquelle, de l’Eglise ou de l’Etat, doit avoir le dernier mot dans les multiples domaines où leurs influences se superposent ? La prise en main des affaires de l’Eglise par Constantin donne déjà le ton. Il est vrai que, dans l’héritage coutumier de Rome, l’empereur est reçu comme Pontifex maximus, le grand pontife, c’est-à-dire le chef de la religion romaine. Selon les clauses mêmes de l’Edit de Milan qui institue la liberté de religion, Constantin ne pouvait pas, ouvertement, revendiquer ce rôle vis-à-vis de l’Eglise. Cependant, il se désignera lui-même comme l’« évêque de l’extérieur ».

Les évolutions ultérieures ne feront que confirmer la tendance. Théodose (empereur de 379 à 395), dernier empereur à avoir régné sur l’empire unifié, convoque le Concile de Constantinople pour résoudre la crise arienne. Tout en refusant, lui aussi, le titre de grand pontife – c’est-à-dire acceptant le principe de la séparation des rôles entre le souverain temporel et les autorités de l’Eglise –, il s’immisce cependant au cœur même des affaires religieuses. Bien plus que Constantin, Théodose doit être considéré comme le père de l’Etat chrétien, légiférant en matière de foi pour éradiquer les religions païennes de son empire. Le processus atteindra sa pleine maturité en Orient, au VIe siècle, sous le règne de Justinien (empereur de 527 à 565), le constructeur de la superbe basilique Sainte-Sophie à Constantinople.

Césaro-papisme donc, dans lequel l’Eglise accepte d’être l’obligée du souverain, celui-ci étant considéré sous un angle quelque peu messianique. L’Eglise d’Orient s’établira dans ce régime pour très longtemps puisque, aujourd’hui encore, on en sent la marque dans les mentalités et les pratiques des sociétés de tradition orthodoxe.

En Occident, les choses vont évoluer différemment sous l’effet de la dislocation rapide de l’empire. Certes, les chefs qui s’imposent sur les nouveaux Etats entendent bien gouverner le devenir religieux de leur peuple aussi bien que le reste. On connaît le rôle important de Clovis sur le royaume franc, et lorsque Charlemagne parviendra à rétablir une unité politique sur une part importante de l’Europe, il prendra quantité de décisions (même dogmatiques) qui montrent bien sa volonté hégémonique. Malgré tout, la chute de Rome a eu des conséquences à court et à long terme sur le rapport mutuel entre les autorités de l’Etat et celles de l’Eglise.

Au milieu du Ve siècle, lorsqu’Attila était aux portes de Rome et l’empereur en fuite, l’évêque Léon fit partie d’une délégation du sénat pour négocier la sauvegarde de la ville auprès du conquérant. Plus même, trois ans plus tard, après l’assassinat de Valentinien III, il vint seul à la rencontre du Vandale Genseric pour lui demander d’épargner la vie des Romains. Ayant obtenu gain de cause, le prestige de l’homme d’Eglise fut évident aux yeux de tous. Finalement l’évêque s’avérait plus efficace pour protéger ses fidèles – même dans le domaine temporel – que le souverain temporel dont c’était pourtant la charge! Si on ajoute à cela le fait que les pouvoirs civils seront désormais divisés en Europe – alors que l’Eglise va parvenir à maintenir son unité sous l’autorité d’un seul chef, l’évêque de Rome – on comprend que, fondamentalement, le rapport entre les deux institutions évolue.

Et c’est ainsi que s’élabore, à partir d’éléments tirés de La Cité de Dieu de saint Augustin, une doctrine politico-religieuse qu’on a appelée l’augustinisme politique. Dans cette perspective, le droit de l’Etat se trouve complètement absorbé dans celui de l’Eglise. L’Etat existe, certes, et il possède son organisation et ses autorités spécifiques, mais il ne peut être que l’obligé de l’Eglise. Tous les règnes temporels doivent se soumettre au règne du Christ représenté par l’Eglise. Dans ce système, l’Etat est de fait le « bras séculier » de l’Eglise.

Il va de soi qu’une telle doctrine se heurtera régulièrement aux velléités d’indépendance des souverains, mais, en 1075, le pape Grégoire VII n’hésite pas à formuler, dans le Dictatus papae, la suprématie de son office sur toute autre autorité dans le monde. Dans l’article 9, il est dit que le pape est le seul homme dont tous les princes baisent les pieds et, au 12, qu’il lui est permis de déposer les rois et même l’empereur.

Le pape joue donc au César suprême, contrairement à la tradition orientale, mais, dans l’un et l’autre cas, le caractère très insatisfaisant de ces deux options saute aux yeux des citoyens et chrétiens du XXIe siècle que nous sommes.

II. LA PENSÉE DU RÉFORMATEUR

Comme le dit fort justement Marc Chenevière au début de son ouvrage La pensée politique de Calvin, on ne peut comprendre cette dernière si on ne comprend pas sa théologie. Des thèmes comme la doctrine de l’homme, le rapport de l’ancienne à la nouvelle alliance, la Providence déterminent sa vision de la place et du rôle de l’Eglise et de l’Etat au sein de la communauté humaine. Et plus encore, en arrière-fond de ces thèmes, il y a la question de la révélation et de la connaissance de Dieu, avec le statut particulier de la Sainte Ecriture.

On le sait, le sola scriptura constitue un des deux principes majeurs de la Réforme, le principe formel. Tous les réformateurs en ont été les hérauts, mais il est bien légitime de dire que Calvin en est le champion, tant par la rigueur avec laquelle il l’applique dans sa réflexion que dans le fait qu’il cherche dans la Bible un éclairage sur tous les aspects de la vie humaine, y compris sa dimension sociale. C’est cette position fondamentale qui va lui permettre de concevoir tout à nouveau le rapport Eglise-Etat, de maintenir ainsi l’augustinisme à distance, tout en refusant le césaro-papisme ou encore les solutions anarchiques.

Le fondement du droit et de l’Etat

Thomas d’Aquin avait déjà modéré l’augustinisme dans le sens d’une certaine reconnaissance de l’autonomie de l’Etat. Mais celle-ci reposait sur un droit de nature que la raison était à même de discerner. Il s’agissait d’un droit venant de Dieu, mais de manière indirecte. Cependant, comme l’Eglise, elle, détenait son autorité directement de Dieu, Thomas reconnaît qu’en définitive le droit du pape est supérieur à celui des souverains temporels.

Chez Calvin, cette question du droit naturel ne pèse pas bien lourd car, selon les Ecritures, la chute originelle a atteint non pas seulement la grâce comme le pensait Thomas, mais aussi la nature. Il y a chez Calvin, et c’est bien connu, un grand pessimisme concernant notre condition actuelle. Le péché a atteint tous les aspects de l’existence de telle sorte que notre capacité à lire la loi naturelle inscrite dans l’ordre de la création est réduite à fort peu de chose. Certes, tous les hommes ont un certain sens moral, leur conscience leur dit qu’il faut bien faire et se garder du mal, mais quand il s’agit de définir ce que sont le vice et la vertu, ils s’égarent souvent. Pire encore, lorsque rien ne les oblige ou ne les retient, les hommes se conduisent au gré de leurs passions, ce qui engendre confusion, injustice et malheur.

C’est la raison pour laquelle, dans un acte de préservation de sa création, et quelquefois même pour l’avancement de son œuvre de rédemption, Dieu suscite au sein de chaque société des formes de gouvernement et des « magistrats » chargés de faire régner la justice. Ainsi, et contrairement à Aristote qui pensait que l’ordre politique a été inventé par les hommes, Calvin affirme que c’est Dieu qui dirige les choses de cette manière.

Ce point a été largement partagé par les autres réformateurs, ce qui justifia leur rejet des tendances révolutionnaires et leurs fréquentes exhortations à l’obéissance due au magistrat.

Ce qu’il n’est pas aisé de savoir, c’est si, dans la pensée de Calvin, l’Etat est une institution créationnelle, incluse dans la vocation reçue par Adam, ou bien s’il s’agit d’une réalité voulue par Dieu postérieurement au péché pour remédier à ses conséquences néfastes. Martin Luther se situe très clairement dans la seconde option et porte finalement sur l’Etat un regard assez mitigé. Pour lui, il n’est qu’un « mal nécessaire ». En conséquence, il n’a pas jugé utile d’élaborer une pensée politique. Cette question était à ses yeux hors du champ couvert par la Réforme. Le résultat fut dramatique puisque, lors de la révolte paysanne de 1525, il ne put que choisir un camp contre l’autre. En choisissant les révoltés, il aurait sûrement signé l’arrêt de mort de la Réforme, mais, en choisissant les princes, il s’est rangé dans la ligne césaro-papiste qui sera celle de l’Eglise luthérienne jusqu’au milieu du XXe siècle.

Sans trancher le débat soulevé plus haut, il est certain que Calvin considère l’Etat de manière sensiblement plus positive. Certes, il n’attend pas de l’Etat qu’il fasse venir le règne du Christ – qui est aujourd’hui une réalité intérieure et non extérieure (pas de messianisme donc) –, mais il représente quand même un bienfait que Dieu dispense dans sa grâce commune.

Le Décalogue, base de toute morale politique

Le principe de l’organisation politique et juridique de toute société est donc établi: Dieu en est l’initiateur. Ceci implique que chacun a un devoir moral d’obéissance envers les représentants de l’autorité civile, car obéir aux autorités que Dieu a placées, c’est obéir à Dieu lui-même.

Maintenant, la question qui se pose est celle de l’action que doit mener ce pouvoir politique. Sur quelle base peut-il établir des lois, promulguer des décrets et fonder ses décisions ? Dans un premier temps, la réponse est simple, et somme toute fort logique: sur la loi de Dieu. Le magistrat reçoit son autorité directement de Dieu afin d’appliquer la loi de Dieu dans son domaine de responsabilité. C’est cette vision qu’on a qualifiée, avec quelques raisons, de principe théonomique.

Cela dit, cette réponse engendre immédiatement plusieurs autres interrogations : qu’en est-il lorsque ceux qui ont en charge le pouvoir ne connaissent pas ou n’adhèrent pas à la foi chrétienne ? Dans cette hypothèse, la loi de Dieu révélée dans l’Ecriture n’agit pas directement sur eux. Et comme, par ailleurs, Calvin ne valide guère la notion d’un droit naturel perçu par la raison ou par la conscience (à cause du péché, nous l’avons vu), que reste-t-il du principe théonomique dans ces conditions ? On remarquera que le réformateur n’aborde jamais directement cette problématique. Il est vrai qu’il a vécu dans un univers de chrétienté et que sa pensée politique, pour une bonne part, est construite en situation, en fonction de ce qui est possible dans le monde qui est le sien. Autrement dit, tout ce qu’il énonce sur la « vocation sainte » du magistrat ainsi que sur ses responsabilités civiles et religieuses doit être reçu en sachant que cela concerne avant tout le magistrat chrétien. Toutefois, cela ne remet pas en cause le principe théonomique. Ce sont les possibilités d’application qui peuvent être tout à fait variables. Alors, dans le cas de figure évoqué, Calvin aurait probablement répondu que l’Etat païen, dans son organisation et dans ses autorités, accomplit toujours une vocation divine, quoi qu’il en pense, mais que, bien évidemment, abandonné à ses passions et à son aveuglement, sa gestion des affaires publiques n’est plus que l’ombre de ce qu’elle devrait être.

 

En revanche, lorsqu’une cité, lorsqu’un Etat – comme c’était le cas à l’époque – entendait bien se donner le titre de chrétien, ses autorités se devaient de soumettre leur politique à la loi de Dieu révélée dans l’Ecriture. Ici, une autre question surgit: qu’est-ce qui, dans l’Ecriture, est normatif de l’action politique ? Le sujet est vaste et complexe, mais Calvin, sur ce point, présente clairement sa pensée. Il n’est pas question d’appliquer sans autre les lois cérémonielle et judiciaire de l’Ancien Testament qui n’ont été données que pour Israël. Il n’est pas question non plus de fonder lois et décrets sur les exigences spirituelles qu’on trouve particulièrement en l’Evangile ; celles-ci ont cours dans l’Eglise. Le fondement de la morale politique, c’est le Décalogue. Et comme il s’agit avant tout d’une morale, il ne convient pas de faire un simple copier-coller ! C’est le Décalogue, éclairé, interprété et saisi par l’intelligence que donne la lecture de l’ensemble de la Bible. Cette attitude confère une grande autonomie législative et exécutive, laissant à chaque peuple le soin de voir comment, en fonction de son histoire et de ses coutumes, il peut mettre en œuvre cette morale politique fondamentale.

Enfin, troisième interrogation: le Décalogue contient des lois de nature religieuse – ce qu’il est d’usage d’appeler la « première table ». L’autorité civile a-t-elle pour vocation de soutenir et de faire appliquer des règles de vie en ce domaine ? La réponse de Calvin est sans ambiguïté, car on la retrouve partout dans son œuvre, y compris dans La Confession de foi de La Rochelle, qui s’exprime ainsi:

« Dieu a mis le glaive dans la main des magistrats pour réprimer les péchés commis non seulement contre la seconde Table des commandements de Dieu, mais aussi contre la première. »

Cette position heurte particulièrement les mentalités modernes et bien peu de chrétiens la soutiendraient encore telle quelle. Mais, à vrai dire, il n’est pas facile d’évacuer la question qui se trouve juste derrière ce choix: toute morale, publique ou privée, n’est-elle pas liée à une certaine conception religieuse du monde ? Peut-on vraiment séparer la deuxième table de la première ? Toujours est-il que, pour Calvin, il est clair dans l’Ecriture, et même chez les écrivains profanes, que le devoir des magistrats commence par la bonne gestion de la religion, sans quoi on mettrait « la charrue avant les bœufs ».

L’Eglise et l’Etat

Ce qui vient d’être dit, et notamment le dernier point, pourrait être vu comme alimentant le moulin des positions césaro-papistes. La deuxième institution, l’Eglise, ne serait qu’une institution d’espérance nourrissant la foi des fidèles mais n’ayant, de fait, rien à dire sur le monde d’aujourd’hui. Ce dernier serait entièrement aux mains de l’Etat, lequel gérerait toutes les choses de la vie présente, y compris le phénomène religieux.

Mais telle n’est pas la pensée de Calvin. Tout d’abord, si l’Etat trouve sa légitimité en Dieu, il en est de même de l’Eglise, et pas seulement de l’Eglise « invisible ». L’Eglise instituée, avec son organisation et ses ministres, est une réalité sociale qui découle de la volonté expresse de Dieu. Elle ne doit rien à l’Etat, pas plus que celui-ci n’est redevable de l’Eglise. Chaque institution a sa légitimité indépendamment de l’autre, de sorte que le principe de base de leur relation mutuelle, c’est l’indépendance foncière de l’un vis-à-vis de l’autre.

Cette position fut extrêmement profitable dans toutes les situations où la Réformation s’est trouvée minoritaire et rejetée par les autorités en place. Alors que le luthéranisme ne pouvait que fonder une résistance individuelle et de conscience, la pensée réformée va s’actualiser dans le maintien d’Eglises instituées. Les réformés de France en particulier vont appliquer, quelquefois de manière héroïque, cette indépendance de principe de l’Eglise face à l’Etat. En outre, la distinction très nette des deux institutions va se traduire par le refus de tout cumul des rôles. Le pasteur se doit exclusivement à sa tâche pastorale et le magistrat à son office civil.

Mais un deuxième aspect doit être souligné qui achève de distinguer la pensée calvinienne du césaro-papisme : c’est la compétence de l’Eglise en matière disciplinaire. Non seulement l’Eglise doit pouvoir s’organiser selon les règles de son génie propre – et l’Etat n’a pas à s’y opposer –, mais ensuite il est de son devoir d’exercer une veille doctrinale et éthique en faveur du troupeau remis à sa garde. Le règne du Christ n’est pas seulement annoncé, il appartient aussi à l’Eglise de mettre en place une pédagogie active au travers d’exhortations, de réprimandes et jusqu’à l’excommunication si nécessaire, afin que la confusion ne vienne pas ruiner l’efficace de la Parole. Autrement dit, le règne du Christ dans l’Eglise ne se cantonne pas à un discours d’espérance pour l’au-delà, il se traduit aussi par une connaissance juste de la foi et un nouveau mode de vie que vient soutenir une discipline adaptée. En ces matières, et puisqu’il s’agit de la loi évangélique (et non seulement du Décalogue), l’Etat doit reconnaître son incompétence et laisser pleine liberté d’action à l’Eglise.

Les deux institutions concourent donc ensemble au bien de la société globale, chacune selon sa loi, sa visée et le mode d’action qui lui est propre. Renvoyant dos à dos les prétentions dominatrices de l’Etat ou bien de l’Eglise, Calvin veut que chacun, dans sa sphère, se situe prioritairement en dépendance d’une autorité commune qui est celle de la Parole de Dieu. Lorsque cette perspective est clairement acceptée, il est évident qu’il y a ensuite des liens de dépendance réciproque entre les deux institutions, ainsi qu’une synergie qui sera profitable à l’une comme à l’autre. Une synergie, certes, mais aussi d’inévitables tensions, car c’est bien dans la même société et au travers des mêmes personnes que s’actualisent les deux « règnes ». Tensions suscitées par des intérêts qui peuvent quelquefois s’opposer, et générées également par la nature des hommes (il est bien rare, par exemple, que le magistrat accepte de bonne grâce de se plier à la discipline de l’Eglise). Mais tensions productives aussi, en ce sens que l’Eglise, interprète de l’Ecriture, a la responsabilité d’interpeller l’Etat afin de lui dire ou de le rappeler à sa vocation.

Après ce rapide tour d’horizon, il peut être intéressant de voir, en quelques exemples, comment cette problématique de la place de l’Eglise au sein de la société a été vécue à Genève.

III. L’EXPÉRIENCE GENEVOISE

Peu avant l’arrivée de Calvin, la cité s’était débarrassée de son prince-évêque et se gouvernait en république indépendante avec un système représentatif. A la base, la population s’exprime par le Conseil général, constitué par la réunion de tous les bourgeois de la ville ; puis vient le système représentatif proprement dit avec le Conseil des Deux Cents (ou Grand Conseil) et le Petit Conseil, qui constitue l’organe dirigeant, lequel est représenté par quatre syndics soumis à réélection chaque année.

Fidèle à sa conception selon laquelle chaque nation a le droit de choisir son système d’autorité comme il lui semble bon, Calvin n’a jamais critiqué cette organisation. Il aurait pu tout aussi bien en accepter une autre, par exemple une monarchie, quoique de son avis les libertés octroyées au peuple sont un bienfait.

L’Etat décide de la Réforme

A Genève, comme dans de nombreux pays d’Europe où la Réforme a pris pied, c’est l’autorité civile qui a décidé de l’orientation religieuse de la cité. Certes, l’évolution des mentalités sous l’effet des livres et traités qui circulaient, sous l’effet aussi du témoignage et des convictions des premiers évangéliques, et de Guillaume Farel en particulier, est une évidence. Il n’est pas question de dire que les autorités auraient agi contre la volonté des Genevois, mais cela n’empêche que c’est bien elles qui décident, d’abord de suspendre la messe (1535), puis finalement, le 21 mai 1536, d’adopter définitivement la foi nouvelle.

Ce faisant, le Conseil se comporte selon ce qui est d’usage un peu partout, et personne n’en est surpris. Mais il faut bien reconnaître que c’est un fonctionnement césaro-papiste, or celui-ci aura formé des mentalités qui seront largement persistantes, longtemps après la venue de Calvin.

L’Etat décide des pratiques religieuses et des mœurs

On imagine fréquemment que la Genève autoritaire sur le plan religieux et moral est le produit d’un puritanisme attaché à la personne de Calvin. Dans les visions les plus négatives, on se représente le réformateur en dictateur religieux, réussissant à imposer son mode de vie sombre et ascétique à une cité qui va désormais vivre sous sa coupe. On est là fort loin de la réalité ! L’histoire montre que la plupart des dispositions qui constituent à nos yeux des atteintes aux libertés publiques ont été prises avant l’arrivée de Calvin. On peut y lire l’influence de la prédication réformée, celle de Farel notamment, mais il est vrai que cela reste avant tout des décisions d’Etat, reflétant sans doute les attentes d’une bonne partie de la population. Il convient d’en faire mémoire : 

  • 16 avril 1535 : interdiction de danser dans les rues.
  • 28 février 1536 : interdiction de blasphémer le nom de Dieu, de jouer aux cartes ou aux dés, d’ouvrir les tavernes pendant le sermon ni après 21 heures.
  • 7 mars 1536 : expulsion des prostituées.
  • 13 juin 1536 : interdiction de chômer un jour autre que le dimanche.
  • 16 juin 1536 : obligation d’aller au sermon.

Calvin n’arrive à Genève qu’en août de la même année.

Mû par le sens de ses responsabilités, et en toute bonne foi, le Conseil s’est comporté en chef de la chrétienté ne laissant à l’Eglise que la prédication. A son actif aussi, des décisions que nous jugerions certainement plus positives car elles n’impliquent aucun empiétement sur les affaires de l’Eglise – mais qui ressortent cependant d’un même élan de foi – comme la fondation de l’Hospice général (novembre 1535) et l’instruction publique obligatoire (mai 1536).

Les frontières de l’Eglise

C’est une constante qui ne souffre pas d’exception: partout où la Réforme a été adoptée par les autorités civiles, le principe de la nation-Eglise a été admis (multitudinisme). La raison en est simple : puisque tous étaient baptisés (à part les Juifs, là où il y en avait), tous faisaient donc partie de l’Eglise. Il ne paraissait pas approprié de chercher à faire une distinction parmi les baptisés, entre ceux qui désiraient vraiment mener une vie chrétienne et les autres. Ainsi, Genève – avec sa juridiction hors les murs – constituait tout naturellement l’Eglise que les pasteurs devaient conduire. Dans ce contexte, un des articles du règlement de la vie religieuse proposé par Calvin et Farel au Petit Conseil de la ville, dès l’automne 1536, a de quoi surprendre ! Il est, en effet, demandé que chaque citoyen approuve explicitement une confession de foi que Calvin avait rédigée à cet effet. Le réformateur s’explique ainsi :

« Le remède donc qu’avons pensé à ceci [au désordre spirituel qui règne dans la cité], est de vous supplier que tous les habitants de votre ville aient à faire confession et rendre raison de leur foi (…) et cela serait seulement pour cette fois, puisqu’on n’a point encore discerné quelle doctrine chacun tient, qui est le droit commencement d’une Eglise. »

Le Conseil, prenant la chose en main, décrète que ceux qui refuseraient d’adhérer seraient expulsés de Genève. En fait, les choses se passent assez mal. Il règne une certaine confusion dans la méthode suivie ; beaucoup refusent de signer pour une raison ou pour une autre ; et, devant le nombre des opposants, le Conseil renonce à expulser qui que ce soit. Cependant, les pasteurs, poursuivant leur projet, se préparent à interdire l’accès à la cène à ceux qui n’auront pas manifester leur adhésion. La situation devient très tendue entre le Conseil et les réformateurs, si bien que ceux-ci seront finalement expulsés au printemps 1538. Calvin avait donc tenté de faire apparaître une forme d’Eglise qui n’allait pas épouser nécessairement les frontières de la nation. Il est à noter que Martin Bucer, à Strasbourg, faisait des tentatives dans le même sens mais par d’autres voies.

Il ne conviendrait pas cependant, s’appuyant sur cette affaire, de voir en Calvin un des pères des Eglises de professants. En effet, on est à nouveau surpris de constater que lors de son retour à Genève en 1541, et dans les Ordonnances qu’il fait approuver rapidement après, il n’est pas question de relancer le processus d’adhésion explicite de chaque Genevois à la confession de foi. Est-ce de la Realpolitik ? Calvin aurait-il changé de point de vue entre-temps ? Sans exclure tout à fait l’une ou l’autre de ces hypothèses, il me semble plus juste de mettre l’accent sur le fait que Genève avait changé. La demande de 1536, Calvin le précise bien, était seulement pour une fois et elle était liée au fait que la cité venait tout juste de passer à la Réforme, avec tout ce que cela signifiait de tendances contradictoires. En 1541, les Genevois avaient eu l’occasion de tester leur véritable attente (dans une période difficile de conflit interne) et le rappel du réformateur pouvait constituer un signe confirmant la ferme volonté de la cité de marcher dans les voix de l’Evangile. Visiblement, Calvin n’en a pas demandé plus, l’application de la discipline permettant de canaliser les quelques individualités réfractaires.

Eglise et Etat côte à côte

Genève était donc une ville-Eglise, et il est certain que la collaboration étroite entre le magistrat et le pasteur, si elle souffre à nos yeux d’une trop grande ingérence du bras séculier dans des affaires de foi et de mœurs, a cependant produit une société qui a quelques titres de gloire. On mentionnera, bien sûr, le niveau de moralité bien plus élevé qu’ailleurs, mais aussi le remarquable et indéfectible soutien accordé aux plus démunis, que ce soit les malades, les orphelins, les veuves ou les étrangers. On n’oubliera pas non plus d’évoquer la tout aussi remarquable volonté d’instruction de tous avec l’école publique obligatoire (la première en Europe), qui plus est gratuite pour les enfants de foyers modestes, jusqu’à la formation professionnelle, afin que tous ceux qui le peuvent vivent de leur métier.

En toutes ces choses, l’Eglise a pris sa part, non pas de manière servile par rapport à l’Etat, mais comme un partenaire éclairé et exigeant. Dans les Ordonnances, Calvin avait pris soin de donner à l’Eglise les structures nécessaires pour qu’elle puisse exister, non pas seulement dans sa liberté de parole, mais aussi avec une véritable liberté d’action.

Le Consistoire, composé de douze anciens (laïcs) et de neuf pasteurs au début, sera l’organe disciplinaire de l’Eglise. Son poids moral agira très favorablement pour éviter dans bien des cas d’inutiles passages devant la justice. Il sera également mis à contribution pour mettre de l’ordre dans les conflits matrimoniaux. Lorsque son autorité paraîtra bafouée par des cas répétés d’indiscipline, le réfractaire sera alors renvoyé au pouvoir civil, qui pourra prononcer des peines à son libre choix (souvent quelques jours de prison). Lorsque la peine est purgée, l’individu doit à nouveau comparaître devant le Consistoire afin de pouvoir réintégrer sa place dans l’Eglise. Ainsi apparaît bien la collaboration des deux instances, sans que l’une ne se substitue à l’autre.

Calvin veillera farouchement au respect de cette indépendance contre les tentatives toujours envahissantes du magistrat, qui entend tout contrôler. « Cette maladie-ci, dit Calvin, a toujours régné aux Princes, qu’ils ont voulu dresser la Religion à leur fantaisie et selon leur appétit. » Concrètement, la volonté de pouvoir du Conseil de Genève se focalisera sur la question de l’excommunication. Il paraissait très difficile au Petit Conseil de laisser entre les mains de l’Eglise cet acte disciplinaire (surtout quand la sanction tombait sur un des notables de la ville, voire sur un membre du Conseil !). Chacun ré-interprétait les Ordonnances à sa convenance. Il faudra près de quinze ans d’affrontements pour parvenir à un accord (1555), un curieux compromis dans lequel le droit était maintenu en faveur du Conseil, mais ce dernier devait laisser, de fait, une grande marge de manœuvre au Consistoire. Calvin fut assez satisfait de cet accord.

Il est indéniable que les tendances césaro-papistes étaient prégnantes à Genève (le Conseil, par exemple, s’est toujours réservé le droit de nommer les pasteurs et les anciens siégeant au Consistoire) et il est bien légitime de penser que seule la personnalité hors du commun de Jean Calvin – son exceptionnelle érudition, son intelligence vive, ses convictions fermes et son caractère déterminé – a pu garantir l’indépendance de l’Eglise réformée en ses origines.

Conclusion : quel héritage ?

En ce qui concerne le thème de notre étude, nous devons prendre acte que durant les deux millénaires qui nous ont précédés, il y a eu deux révolutions qui ont profondément changé la donne : celle initiée par Constantin au IVe siècle, et qui a brutalement révélé à l’Eglise son manque de réflexion politique, et puis, vers la fin du second millénaire, la révolution laïciste, la sécularisation de la société et la marginalisation de l’Eglise.

Pas plus que la première qui a eu des conséquences considérables, nul ne peut ignorer la seconde révolution qui nous oblige, en effet, à repenser, à nouveaux frais, le rôle de l’Etat et la posture que doit prendre l’Eglise dans ce contexte. Des solutions de facilité se présentent à nous. Il suffirait d’appliquer le vieux schéma de l’opposition des deux cités; laisser Babylone gouverner le monde, se replier dans sa petite Jérusalem, payer ses impôts… et basta ! Mais ce serait dommage. L’Eglise n’aurait-elle rien appris depuis l’époque de Constantin ? Il n’est certes pas facile de faire le point tant les différences entre l’époque de chrétienté et notre situation contemporaine semblent considérables. Et cependant, on devra reconnaître que la perspicacité de Calvin dans le contexte qui était le sien, sa capacité à résister aux dérives issues de la situation constantinienne, donne confiance et peut nous laisser entrevoir quelques pistes pertinentes pour aujourd’hui.

Je retiendrai, tout d’abord, sa formidable confiance en l’autorité de l’Ecriture, et d’une Ecriture qui ne parle pas que de questions religieuses, mais qui révèle aussi la pensée de Dieu pour tout ce qui concerne la vie, y compris la vie en société. C’est l’affirmation de cette autorité qui lui a permis de dépasser le vieux conflit de primauté entre l’Eglise et l’Etat. Dans une situation de marginalité forcée, seule l’autorité de l’Ecriture peut donner à l’Eglise la force et la clairvoyance pour revendiquer et être ce qu’elle doit être.

Car l’Eglise n’est pas seulement le rassemblement de croyants qui veulent vivre un culte ensemble. L’Eglise est une société, avec ses structures, ses ministères et sa discipline qui lui donnent les moyens d’être active dans ce monde. Parce qu’elle sait qu’elle concourt au bien de la cité, l’Eglise a le droit de se présenter devant l’autorité civile et de lui demander son aide. Elle refuse, autant que cela lui est possible, de se laisser réduire à n’être qu’une opinion religieuse exprimée dans des cercles privés. Elle veille à ce que les lois qui définissent son statut dans la société soient bien appropriées à sa nature et à ses activités. Et, bien entendu, ses pasteurs, dans leur prédication, ne doivent être liés que par la Parole de Dieu., c’est-à-dire libres de toute autre influence ou contrainte.

Et, bien sûr, Calvin nous enseigne la dignité essentielle de la carrière et de la fonction politique. L’obéissance que le chrétien doit aux autorités civiles est avant tout motivée par des considérations morales, puisque, en elles, c’est l’autorité de Dieu qui se manifeste. La sécularisation du pouvoir ne change rien à cette attitude fondamentale. Entre l’exaltation utopique du tout politique qui a animé les révolutions depuis 1789 jusqu’à 1968, et l’attitude désabusée qui domine aujourd’hui, nous sommes conduits par le réformateur à porter un regard positif sur nos gouvernants, tout en sachant qu’il ne leur appartient pas de faire venir le règne du Christ sur la terre.

Cette attitude de respect et de considération vis-à-vis de ceux qui exercent l’autorité s’accompagne d’une prière en leur faveur, car une part de la bénédiction que Dieu accorde aux hommes passe entre leurs mains. Cela ne signifie pas l’abandon de tout discernement, et il peut y avoir des situations critiques où l’obéissance à Dieu passe par la désobéissance civique. Cette question délicate est largement abordée par le réformateur, notamment dans le concret de ses relations avec les réformés de France.

Enfin, j’admire chez Calvin une qualité, qui est sûrement liée à sa pensée, mais qui se traduit dans l’existence par une détermination sans faille, curieusement conjointe à une capacité à accepter des compromis là où il semble qu’on soit allé au bout du possible. On voit, certes, des attitudes de l’ordre du tout ou rien, mais, dans bien des cas, il sait faire preuve de souplesse et se réjouir de quelques acquis, même si on est encore loin de la perfection. On le sent ainsi parfaitement en prise avec les réalités du monde présent, capable de négocier avec les responsables de la cité, sans que cela n’affadisse le moins du monde sa pensée, sans que cela ne soit au détriment de l’exigence évangélique. Cela aussi exprime quelque chose de la place de l’Eglise dans la société.

D’une manière ou d’une autre, Calvin est quelqu’un qui nous pousse en avant, car il a évidemment devant les yeux l’exigeante vision de la gloire de Dieu.


* D. Bergèse est pasteur de l’Union des Eglises protestantes évangéliques à Plan-de-Cuques (13) et chargé de cours en histoire de l’Eglise à la Faculté de théologie réformée d’Aix-en-Provence.

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