Dieu : Une hospitalité inconditionnelle ?

DIEU: UNE HOSPITALITÉ INCONDITIONNELLE?

 

Paul WELLS*

 

 

L’humanité semble incapable de se défaire d’une violence intrinsèque. Nombreux sont ceux qui considèrent la violence non comme une réalité négative accidentelle, mais comme un élément inhérent à la nature humaine.

 

Depuis l’Antiquité, des utopies n’ont cessé de séduire les hommes en leur offrant d’aller au-delà des misères de la vie. Y aurait-il en cela comme le souvenir nostalgique du paradis perdu qui surgirait, comme un fantôme, avec un cortège de faux espoirs? D’un point de vue chrétien, il n’est pas illégitime de le penser, comme le suggère Jean Brun en estimant que les utopies des visionnaires constituent des succédanés de l’espérance du royaume1.

 

Il n’y a donc pas lieu d’être surpris si, aujourd’hui, dans le village mondial affligé par des violences de toutes sortes, les bien-pensants aspirent à une société sans violence, un monde convivial, comme si violence et hospitalité s’opposaient. Stimulés, sans doute, par les travaux de Levinas et de Derrida2 et, peut-être aussi, par les problèmes de l’immigration et du terrorisme qui affectent l’Occident, 90 auteurs ont apporté, en 2004, leur collaboration à l’édition d’un ouvrage monumental, de plus de deux mille pages, intitulé Le livre de l’hospitalité. Accueil de l’étranger dans l’histoire et les cultures3. Ce livre est, en effet, très largement marqué par l’influence de Derrida, pour qui l’hospitalité est infinie, inconditionnelle et absolue ou elle n’est pas, ce qui signifie, sur le plan pratique, que l’hospitalité consiste à accueillir l’étranger sans restriction et sans limites temporelles.

 

Il n’est pas besoin d’être grand clerc pour comprendre que le correspondant théologique d’une telle hospitalité sociale est l’universalisme du salut, le paradis ouvert à tous, sans conditions. Trois raisons conduisent à ce genre de conclusion. Tout d’abord, l’idée que quelqu’un puisse être exclu est insupportable. Il y aurait là comme une sorte de racisme religieux. Ensuite, dans notre société, le sentiment a largement dépassé en poids celui de l’intellect. Lévinas est typique à cet égard: son hospitalité inconditionnelle dépasse l’hospitalité purement juridique, elle n’est ni une volonté ou un savoir mais un affect qui devient un principe structurant précédant toute pensée. Enfin, le «théologiquement correct» atteint la conscience troublée des évangéliques par les accusations «déconstructionnistes», selon lesquelles la tradition chrétienne, avec son «Dieu vengeur», serait derrière le développement du juridisme occidental et les violences du monde moderne4. Le Dieu chrétien serait un Dieu violent, incapable d’aimer vraiment et d’exercer l’hospitalité comme le fait le meilleur des humains. Les théologiens évangéliques sont particulièrement sensibles à ces attaques et se sentent contraints de trouver une défense qui les fasse être vus d’un bon œil. Le danger est tout autour de nous comme les ondes WiFi.

 

La question est donc posée: le Dieu chrétien est-il violent? Son hospitalité n’est-elle que conditionnelle? Ou bien son accueil est-il inconditionnel et absolu?

 

I. Qu’est-ce que l’hospitalité?

 

L’hospitalité, en grec philoxenia, signifie littéralement l’«amour des étrangers». Elle est une des vertus humaines particulièrement reconnues dans l’Antiquité orientale, comme en témoignent aussi les recommandations du Nouveau Testament5 (Rm 12.13, 29, 1Tm 3.2, 5.19, Hé 13.2, 1P 4.9, 3Jn 5s). Laver les pieds d’un invité est une façon de l’honorer et une marque d’humilité la part de l’hôte (1S 25.41), d’où le reproche que Jésus adresse à Simon le pharisien (Lc 7.44) et la portée du geste de Jésus lors du dernier repas. C’était lui qui avait invité et qui s’abaisse (Jn 13.4ss). L’hospitalité est une marque de sainteté, un test valable lors du jugement dernier (Mt 25.23).

 

Sur le plan linguistique, l’hospitalité est synonyme d’amitié, de bonté, de bienveillance, de communion et d’accueil par un baiser de bienvenue. Le summum de cette bienveillance se manifeste dans le fait d’étreindre un lépreux, comme on le voit dans le St Julien l’Hospitalier de Flaubert.

 

Le contraire de l’hospitalité n’est pas la violence, mais la xénophobie, le rejet des étrangers que manifestent la crainte, l’inimitié, l’aliénation, l’hostilité et l’exclusion. Les termes «rejet», «exclusion» ou «réprobation» ont un lourd passé théologique. Les paroles de Jésus: «Je ne vous ai jamais connus, retirez-vous de moi, vous qui commettez l’iniquité» ou «Retirez-vous de moi, maudits, allez dans le feu éternel préparé pour le diable et pour ses anges (…) et ceux-là s’en iront au châtiment éternel» (Mt 7.23, 25.41, 46) ne se prêtent pas facilement à des interprétations réductionnistes.

 

Face à ces difficultés, que dire de l’hospitalité divine? Peut-on en parler, même dans un sens conditionnel, sans la considérer comme absolue ou totale?

 

La violence, en revanche, est une atteinte, un préjudice ou une injure qui affectent l’intégrité d’autrui (ou de soi-même) de façon physique, mentale ou affective. L’inhospitalité apparente de certains actes de Dieu ou du jugement divin serait-elle violente et sadique? Dieu serait-il effectivement un Dieu violent? Ou existe-t-il une autre façon de considérer l’hospitalité de Dieu et sa violence de telle sorte qu’elles n’apparaissent pas comme des contraires s’excluant mutuellement? Est-il possible de pratiquer, à la fois, l’hospitalité et le discernement discriminatoire? Une telle idée heurte profondément la sensibilité de nos contemporains postmodernes.

 

II. Le défi de l’hospitalité utopique

 

L’hospitalité utopique, selon certaines philosophies récentes, a pour point de départ la critique de la tradition occidentale, caractérisée par un rationalisme soucieux de contrôle historique et géographique. Ce contrôle intellectuel s’élève, dans des jugements englobants, contre ce qui est différent. Le fascisme totalitaire serait, selon certains, une conséquence logique d’une telle attitude.

 

Derrière cette conception, pense-t-on, se profile le Dieu judéo-chrétien, tout-puissant, dont le projet justifie les jugements. La violence trouve ainsi sa justification, violence qui existerait pour le plus grand bien. On en arrive, ainsi, à excuser des actes de violence, parce qu’ils seraient motivés par l’amour, et à conférer un caractère normal à la torture ou à la guerre «juste». Augustin, en particulier, se trouve sur le banc des accusés. Un Dieu dont le salut peut passer par la destruction de ses ennemis ne serait-il pas quelque peu pervers? Les messianismes monothéistes, loin de conduire vers des avenirs sains, ne font que barrer un avenir avec autrui6.

 

A l’opposé de ce scénario, réel ou imaginaire, à l’opposé de l’hospitalité limitée de la tradition issue de l’humanisme kantien, apparaît l’hospitalité radicale d’un Derrida, une hospitalité qui renonce au droit et à ses structures figées et qui prône une justice ouverte, faisant en permanence œuvre de déconstruction. Pour traduire cette aspiration à une justice réelle, l’hospitalité devrait avoir trois caractères: ouverture radicale à l’autre, ouverture absolue et indéterminée, volonté de relever le défi de l’impossible. Ainsi l’hospitalité inconditionnelle est un don fait à l’autre7, non une invitation accompagnée d’obligation comme sacrifier son identité; elle ne préjuge pas la réaction de l’autre et n’est pas conditionnée par le caractère positif ou négatif de celle-ci. Elle reconnaît sa mission impossible d’espérer contre toute espérance. L’hospitalité apparaît, ici, comme un acte gratuit et comme un pari utopique dans un monde violent, où l’hospitalité pure ne sera jamais effective. La théorie postmoderne de l’hospitalité inconditionnelle a de la séduction, parce qu’elle se présente comme l’exode de l’esclavage suscité par l’économie de l’échange et comme la possibilité d’établir une nouvelle relation caractérisée par le don.

 

L’utopisme à la Derrida appelle de multiples critiques. A un Dieu qui s’autodétermine et qui projette un telos pour l’histoire se substitue un homme dont la nature et l’histoire sont indéterminées, car sans finalité. L’hospitalité inconditionnelle est marquée par une impatience eschatologique. L’homme a soif du paradis, mais sa soif reste limitée au désir, car le rêve est irréalisable, la réalité brutale se rappelant constamment à lui. Enfin, cette hospitalité se traduirait-elle par un état de non-violence pure et simple? Cela laisserait supposer que l’hospitalité et la violence correspondraient à des réalités opposées8. L’hospitalité inconditionnelle oublie que la non-violence pourrait, dans les conditions de notre monde, conduire à plus de violence encore ou contraindre, dans certaines situations, à s’opposer au mal par la force.

 

Ces faiblesses théoriques ne réduisent pas l’attrait de l’idée d’une hospitalité inconditionnelle, idée qui stimule l’humanitarisme sentimental et n’est pas sans conséquences dans les débats sur la limitation de l’immigration, ou la normalisation de la situation des sans-papiers, par exemple.

 

Dans la théologie chrétienne, c’est surtout la doctrine de la réconciliation par la croix qui est atteinte: en particulier, la notion d’une souffrance vicaire et pénale assumée par le Christ pour les autres, notion qui ressemble trop, pour certains, à une logique d’échange9. Au-delà de ce locus particulier, la question se pose de façon plus générale: même si l’histoire oblige à reconnaître que l’hospitalité et la violence, paradoxalement, ne sont pas nécessairement opposées l’une à l’autre, ne pourrait-on pas espérer, pour la fin de l’histoire, l’instauration d’une situation d’hospitalité et de non-violence absolue? Derrida ne pousse-t-il pas dans le sens d’une apocatastasis chère à la théologie barthienne avec sa conséquence sotériologique, le salut de tous sans exception aucune? Existe-t-il, oui ou non, une hospitalité absolue dans ce sens précis et, si tel n’est pas le cas, quelle serait la justification théologique et herméneutique de la position des évangéliques?

 

III. L’hospitalité, un attribut de Dieu?

 

Même si John Bunyan a utilisé l’idée de l’accueil de Dieu à propos de l’appel général de l’Evangile, l’idée d’une hospitalité divine semble être nouvelle. Elle mérite d’être examinée, car il importe que nos idées sur Dieu s’harmonisent avec la révélation biblique et non le contraire. Lié au nom de Dieu, le mot «hospitalité» a la même fonction que celle des attributs éthiques de Dieu, qui décrivent son caractère. Le rapport entre Dieu et l’hospitalité serait donc comparable au rapport existant entre l’être et les attributs de Dieu en général, par exemple entre Dieu et son amour.

 

Dans l’ouvrage le plus complet sur ce sujet, Violence, Hospitality, and the Cross, écrit par Hans Boersma, du Regent College, à Vancouver, il est affirmé que «l’hospitalité est une métaphore pour l’amour de Dieu, qui prend corps dans l’histoire d’Israël, de l’Eglise et du monde (…) et cette hospitalité, même si elle implique une violence, conserve son intégrité en tant qu’hospitalité»10. Cette définition de l’hospitalité en tant qu’attribut de Dieu satisfait et ne satisfait pas, car la notion d’hospitalité, telle que nous l’avons présentée, semble impliquer, à la fois, plus et moins que l’amour. Elle ne serait qu’une métaphore hybride et non pure de l’amour. L’amour n’implique pas nécessairement qu’un étranger, un ennemi ou un inconnu soit accueilli. Nos relations avec les personnes qui nous sont proches peuvent être celles qui relèvent de l’amour ou de l’amitié, sans être cependant des relations d’hospitalité, car la réciprocité n’est pas toujours garantie. Jésus souligne la différence qui existe entre l’amour et l’hospitalité, lorsqu’il exhorte à aimer un ennemi: «Si vous saluez seulement vos frères, que faites-vous d’extraordinaire?» Après tout, les péagers et les païens font de même (Mt 5.43-48).

 

Le facteur commun à l’amour et à l’hospitalité serait la présence de l’autre. La différence entre les deux concepts résiderait dans la dissemblance de la relation entre l’autre et soi-même. Dans cette perspective, comment peut-on parler de l’hospitalité de Dieu en la considérant comme un des attributs de sa personne et quelle en serait la qualité? Malgré les restrictions apportées à la notion d’hospitalité, nous pensons qu’il est possible de parler de l’hospitalité de Dieu si, du moins, les quatre aspects que nous allons maintenant présenter sont distingués.

 

IV. L’hospitalité trinitaire

 

La doctrine chrétienne de la Trinité affirme que la réalité ultime est une réalité personnelle qui se manifeste dans des relations caractérisées par les termes «unité» et «diversité». Les trois personnes demeurent l’une dans l’autre, le Père dans le Fils, le Fils dans le Père (Jn 10.38, 14.10-11, 20, 17.21), les deux dans l’Esprit et l’Esprit en eux deux (Rm 8.9). Voir Jésus, c’est voir le Père (Jn 14.9). Jésus viendra auprès de son peuple par l’Esprit (14.18). La doctrine de périchorèse ou de circumcession exprime, de la façon la plus étroite, la mutualité des personnes qui demeurent l’une dans l’autre.

 

Dans la doctrine de la Trinité, il n’y a pas de «soi-même» et d’«autre», car, dans la nature divine, l’autre est le même. Pareillement, par la distinction des personnes, le même est également l’autre. Le Père n’est pas le Fils et ils ne sont pas l’Esprit, éternellement. Les trois personnes «inhabitent» mutuellement pour faire un seul Dieu, sans division. Mais, en même temps, les trois personnes sont égales et chacune est autotheos, y compris dans leurs distinctions personnelles. Leurs relations sont des relations de trinité à unité et d’unité à trinité. Les trois personnes sont distinguées «par leur position et non par leur statut, par leur forme et non par leur être, par leur séquence et non par leur puissance, car elles sont pleinement et parfaitement égales»11.

 

Les engagements mutuels des personnes entre elles au sein de la Trinité constituent une réalité comparable à l’alliance qui existe entre Dieu et son peuple, alliance caractérisée, à la fois, par la vie, l’ordre et la liberté. Le statut des personnes trinitaires et leur positionnement les unes par rapport aux autres constituent une réalité dans laquelle l’hospitalité est parfaite, absolue et inconditionnelle. L’acceptation de l’autre, l’accueil de sa réalité constitue l’hospitalité ultime. C’est cela qui permet au Fils d’accepter pleinement la volonté du Père à son sujet, y compris la violence par la mort sur la croix.

 

A ce niveau de profondeur, le plus inaccessible – car l’Agneau est «immolé avant la fondation du monde» –, l’hospitalité et la violence ne sont pas exclusives l’une de l’autre. D’une certaine façon, le rapport entre l’hospitalité et la violence de Dieu est un problème analogue à celui que pose la relation complexe entre l’amour de Dieu et l’existence du mal. Pourrait-on dire que, d’une certaine façon, comme le conseil de Dieu inclut et exclut le mal, l’hospitalité de Dieu inclut et exclut la violence?

 

L’hospitalité divine, l’acceptation de l’autre, est absolue entre les personnes de la Trinité dans leurs différentes fonctions et elle s’exprime par une communion parfaite et un amour réciproque. C’est seulement en ces termes qu’il est permis de parler d’une hospitalité inconditionnelle, de la même manière que l’amour parfait, qui existe seulement entre les membres de la Trinité, est l’expression de leur unité.

 

V. La création comme hospitalité

 

L’acte par lequel Dieu crée une réalité autre que lui-même, extérieure à lui-même, est un acte d’hospitalité inconditionnelle du Créateur. Dieu ne crée pas pour recevoir en retour, mais pour sa gloire et en toute liberté. La création ne fait pas partie d’une économie d’échange: elle est un acte de pure générosité.

 

La création est riche en hospitalité. Dieu crée une écosphère où tout contribue à recevoir, à soutenir et à embellir la vie humaine. Le jardin du paradis est un endroit d’accueil privilégié où l’homme est reçu dans le sanctuaire de Dieu pour vivre et adorer le Créateur. L’homme reçoit une vocation, le mandat culturel, qui fournit le cadre dans lequel l’hospitalité divine est expérimentée.

 

Créé à l’image de Dieu, l’homme expérimente aussi, dans sa communion spirituelle avec Dieu, son unité avec le Créateur, mais également ce qui le distingue, car il est différent de Dieu. C’est dans le Fils, qui est la vraie image de Dieu, reflet de l’image trinitaire, que l’homme peut expérimenter profondément le sens de l’hospitalité divine. De plus, la diversité de la nature humaine implique d’accueillir l’autre comme un don de Dieu (Gn 2.22). Dans la création, une pédagogie de l’hospitalité est établie par la différenciation homme-femme à l’intérieur d’une même humanité. La conclusion du premier récit de la création se trouve dans l’affirmation «c’était très bon» et le repos du sabbat est la consommation de l’hospitalité dans la joie.

 

Pourtant l’hospitalité divine n’exclut pas la menace d’une violence comme signe de dysfonctionnement du bon ordre de la création. Parmi les arbres «d’aspect agréable et bons à manger» (2.9) se trouve l’arbre de la connaissance du bien et du mal et, associée à lui, une menace: «Le jour où tu en mangeras, tu mourras.» (2.17) Cet arbre aussi est «bon à manger et agréable à la vue» (3.6). Ceci marque qu’il n’y a rien d’inhospitalier dans la création de Dieu, mais le sens de la générosité du don de la vie ne peut être apprécié que dans l’acceptation des conditions de l’hospitalité divine.

 

L’hospitalité de Dieu, si elle a été absolue et inconditionnelle à la création, ce qui n’exclut pas la possibilité de la violence et de la mort, est aussi relative et conditionnelle et requiert l’acceptation et la reconnaissance de l’homme. La créature ne peut pas se réclamer d’une hospitalité sans limites quoi qu’elle fasse et si elle rejette les conditions divines de la loi de la vie.

 

Dans la structure de la création, l’hospitalité de Dieu est conditionnelle et non absolue ou inconditionnelle, car elle dépend du rapport de communion existant entre les deux parties, Dieu et l’homme. C’est ce rapport – qu’on l’appelle «alliance» ou d’un autre mot – qui constitue le «vécu» de l’hospitalité. Il ne s’agit pas d’une économie d’échange au sens strict du terme, car l’homme est déjà vivant et connaît l’amour de Dieu au travers de tout ce qui l’entoure. Si condition il y a, cette condition n’est pas celle du mérite, mais de la grâce; c’est la condition de l’hospitalité.

 

La double réalité de l’hospitalité absolue et relative de Dieu dans la création est illustrée par le fait que l’homme, avant la rébellion, était le plus riche possible avec toute la création à ses pieds, alors qu’après il est devenu le plus pauvre, dénué de tout, jusqu’à ce que, dans un acte étonnant, Dieu renouvelle son hospitalité par la grâce dans une offrande animale de sa création pour revêtir les coupables.

 

Partout où l’alliance existe, nous trouvons la marque de l’hospitalité divine dans son acception conditionnelle.

 

VI. L’hospitalité de l’incarnation

 

L’hospitalité divine manifestée dans l’incarnation nous place devant un paradoxe profond. Le Fils éternel, égal avec Dieu, s’humilie en venant parmi les hommes comme un étranger qui est rejeté. «Il a fait le monde, mais le monde ne l’a pas connu, il est venu chez les siens et les siens ne l’ont pas reçu.» (Jn 1.10-11) L’auteur de l’hospitalité a reçu un accueil moins que chaleureux! L’autre partie de cette affirmation étonnante est qu’«à ceux qui l’ont reçu, il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu». L’étranger rejeté et humilié devient, dans son rejet même, l’auteur de l’hospitalité divine.

 

L’hospitalité du rejeté est compréhensible étant donné la structure de l’alliance. Jésus vient comme le second Adam pour s’associer à l’humanité perdue et pour se substituer à elle dans son rejet. Il doit accepter parfaitement les conditions de l’alliance, ce qu’il fait par son obéissance active et passive. Il doit donc faire l’expérience non seulement du jugement de Dieu, mais aussi du rejet des hommes qui ont refusé Dieu.

 

Ainsi l’hospitalité de Dieu en Christ n’est pas le contraire de la violence, mais l’intervention dans une situation où la violence semble régner et où l’aliénation de l’homme est prise en charge en vue de la délivrance. Par l’incarnation, le Fils s’est soumis aux conditions du monde dans tous les aspects de son humanité. Le salut requiert la violence jusqu’à la mort sur la croix, afin que la mort soit détruite et que les pouvoirs opposés à Dieu soient vaincus dans le triomphe de la résurrection et de la vie. L’hospitalité que Dieu propose à son peuple s’accompagne de violence, car Christ s’incarne dans le monde déchu afin d’apporter le salut.

 

Il est difficile de nier que la croix est un lieu de violence, mais elle est aussi le lieu où Dieu dévoile toute l’ampleur de son hospitalité. Pour s’approprier la promesse «aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis», le brigand doit croire que son Sauveur est un Sauveur exclu, souffrant et mourant.

 

Les modèles traditionnels proposés pour comprendre le sens du salut opéré à la croix – amour exemplaire, victoire sur le diable, sacrifice vicaire et pénal – sont tous marqués par la violence de la méthode adoptée par Dieu pour l’accomplissement du salut12. Le dernier modèle est particulièrement déplaisant aux yeux de nos contemporains, car il souligne, dans l’œuvre de la croix, l’innocence de la victime, la réalité de la souffrance, la mort comme jugement contre le péché, la justice de la sentence et le fait de la substitution. Christ y agit non seulement à notre place, mais aussi pour nous. L’idée du «juste pour les injustes» serait, pour ses critiques, le comble de l’injustice, alors que cette réalité est simplement la mesure du mystère insondable de l’hospitalité de Dieu.

 

L’hospitalité de Dieu dans le salut comporte une condition à satisfaire à son origine et au moment de sa réception.

 

Tout d’abord, le Fils de l’homme doit accepter et accomplir les conditions de l’alliance entre Dieu et l’homme afin que la communion envisagée par Dieu à la création soit réalisée. En tant que second Adam, Christ sauve la création de la perdition et, ayant pleinement accompli la volonté de Dieu, il ouvre la porte de la nouvelle création. Ainsi, au début de son ministère, Jésus affirme la nécessité de son baptême: «il est convenable que nous accomplissions ainsi toute justice» (Mt 3.15). Dans la mort et la résurrection de Christ, les caractéristiques du monde nouveau sont déjà présentes.

 

«Le triomphe du ‹Fils de l’homme› prépare le chemin qui conduira au triomphe futur de ses ‹frères›, de l’humanité en son intégralité. Mais ce triomphe eschatologique de l’humanité n’est pas un ordre nouveau sans rapport avec l’ordre originel qui liait la créature humaine à Dieu, son Créateur. Il accomplit cet ordre originel et en prend la défense en respectant les conditions qui en découlent, mais qui étaient irréalisables dans l’état de chute où se trouvent l’homme et l’univers.»13

 

L’autre aspect concerne la finalité de l’homme. L’œuvre de justice accomplie par Jésus demande une acceptation radicale et un changement de vie. Le salut est conditionné par la foi de celui qui reçoit Christ comme Sauveur et Seigneur. L’hospitalité de Dieu envers les pécheurs n’est pas inconditionnelle, absolue ou aveugle. Son fondement est le fait que Christ a tout accompli pour le salut; la réception d’une vie nouvelle dépend de la foi qui accueille l’invitation offerte.

 

Ce qui s’est passé sur la croix et à la résurrection de Christ, le centre de l’histoire, donne la clef pour comprendre l’hospitalité divine dans la création comme dans la nouvelle création.

 

«La croix (…) a coupé le lien qui a lié Christ au cosmos et l’a expulsé hors de ce monde, qu’il a quitté pour entrer dans un monde nouveau qui était sa vraie demeure (…) ce qui fait de Christ non une nouvelle créature, mais celui qui commence une nouvelle création.»14

 

L’eschaton est donc, à la fois, ce qui s’est déjà passé en Christ et ce qui dévoile le secret d’un monde nouveau. Christ accepte le rejet et la mort pour le péché de son peuple en ce monde et remplit les conditions nécessaires à l’exercice sotérique de l’hospitalité dans le monde nouveau.

 

VII. Une hospitalité eschatologique inconditionnelle?

 

Dans son livre sur l’hospitalité et la violence, Boersma, s’il critique l’hospitalité inconditionnelle de Derrida comme étant une possibilité historique, la retient comme réalité eschatologique.

 

«Dieu est amour, non colère; il est un Dieu d’hospitalité, non un Dieu de violence. Il y a donc une primauté absolue de l’hospitalité par rapport à la violence. L’hospitalité parle de l’essence même de Dieu, alors que la violence est simplement une des façons dont Dieu assure et sauvegarde l’avenir de son hospitalité en réduisant les ‹bosses› de nos vies (…) Autrement dit, la violence divine est le moyen par lequel Dieu lutte en vue d’une situation eschatologique de pure hospitalité.»15

 

Pour Boersma, l’hospitalité conditionnelle du monde présent est nécessaire à la réalisation d’une hospitalité inconditionnelle. Toutes les limitations du présent seront éliminées dans une expression éternelle de l’amour. Le remarquable, dans un livre de l’envergure de celui de Boersma, est que la nature de l’hospitalité finale n’est pas abordée et que les sujets du jugement et de l’enfer sont évités. Un universalisme implicite y apparaît comme l’expression finale de l’hospitalité absolue.

 

Si la croix et la résurrection constituent le dévoilement proleptique des conditions de mort et de vie, d’amour et de justice qui existeront dans le telos, les conditions de l’hospitalité révélées à la croix seront aussi celles de l’état final. La nouvelle alliance est le renouvellement final de l’alliance entre Dieu et les hommes. Elle comporte les mêmes conditions que tous les rapports existant entre Dieu et l’homme, et la nouvelle création est la concrétisation finale de ces conditions de salut et de jugement, d’amour et de justice. En tant que médiateur du salut, Christ subsiste éternellement, dans la nouvelle création, comme médiateur de la communion entre Dieu et son peuple.

 

Dans le paradis, l’hospitalité dévoilée par des bénédictions et des jugements sera l’application de la loi de Dieu. La situation de la nouvelle création sera en conformité éthique parfaite avec la sainteté divine. L’hospitalité n’a pas besoin d’être universelle pour être réelle et elle n’a pas besoin d’être non violente, dans le sens où les hommes l’entendent, pour être authentique. La justice de Dieu est une vraie justice, exercée dans son amour. Comme justice pure, elle n’est pas violente.

 

Pour que le royaume de justice vienne, il faut que la Babylone infidèle, la grande prostituée, soit jugée et anéantie (Ap 18.21, 19.2). Dieu montre que «ses jugements sont véritables et justes». Le diable, l’antichrist, le faux prophète sont condamnés à être jetés dans l’étang de feu (20.10) et, avec eux, ceux dont les noms ne figurent pas dans le livre de vie, les «morts», les «idolâtres», qui subissent «la seconde mort» (19.12, 20.7-8). Ce jugement est l’œuvre de purification de la création qu’accomplit la justice divine. Sans lui, le règne de Dieu ne s’établit pas. La réalité terrible de l’enfer est la démonstration de la justice et de la sainteté de Dieu.

 

La justice divine se manifeste avec la parousie de la Parole de Dieu, du Fidèle et du Véritable, le Seigneur des seigneurs. Assis sur un cheval blanc, il a une épée qui sort de sa bouche et il juge les nations avec un sceptre de fer (19.11-15) – symboles de la rétribution, de la colère de Dieu contre le péché. Le jugement même est une raison de se réjouir – «Alléluia, parce que ses jugements sont véritables et justes» (19.2) même si, au dehors, dans les ténèbres, il y aura des pleurs et des grincements de dents (Mt 22.13).

 

Il est frappant que, dans le Nouveau Testament, les affirmations les plus imprégnées d’hospitalité soient aussi celles où apparaît la division de l’humanité.  L’entrée dans la nouvelle création est semblable à une participation à des noces (Mt 22.1-14). Attention à avoir un habit de noces, à être un bon et non un mauvais serviteur (24.45-51), à faire une provision d’huile (25.1-13), à bien investir ses talents (25.14-30) et à accueillir Christ l’«étranger» (25.31-46)! Ces paraboles de Jésus ont une conclusion terrible avec une séparation, le «je ne vous ai jamais connus» ou «les pleurs et les grincements de dents».

 

Le mariage de l’Agneau est consommé avec son épouse, la nouvelle Jérusalem qui descend du ciel (Ap 21.2, 10), revêtue de fin lin, «les œuvres justes des saints» (19.7, 8), avec ses habitants, «ceux-là seuls qui sont inscrits dans le livre de vie de l’Agneau» (21.27).

 

Ainsi commence l’histoire de la nouvelle création dans laquelle «les serviteurs de Dieu le serviront et verront sa face» (22.3-4). Dans la présence de Dieu, le mandat culturel confié à Adam sera réalisé éternellement, dans la justice et la sainteté, par le peuple du dernier Adam.

 

Il est difficile d’éliminer le fait que la même conditionnalité s’exprime dans les rapports eschatologiques entre Dieu et l’humanité que dans les situations historiques. Proposer que l’hospitalité divine est conditionnelle dans l’histoire mais absolue après que celle-ci soit arrivée à son terme relève d’une espérance injustifiée, à moins de se livrer à des contorsions intellectuelles compliquées devant certains textes bibliques.

 

Conclusion

 

Pourquoi l’hospitalité divine est-elle conditionnelle et comporte-t-elle les rigueurs de ce qui différencie et divise?

 

Parce que, pour le moment, la vie est tout ce que nous avons et elle est déterminante de façon capitale. Pascal avait raison: avec elle, nous jouons le tout pour le tout. Dans sa sagesse, Dieu a disposé les choses de telle manière que nous ne pouvons guère l’ignorer.

 

En deuxième lieu, si nous avons parlé de la «violence» de Dieu avec une grande liberté, c’est par concession. Les problèmes liés à la «violence» de Dieu surgissent quand nous ne voyons plus la justice et la sainteté de Dieu16. Si une certaine violence n’est pas incompatible avec la notion d’hospitalité, la justice l’est encore moins, dès que nous considérons le caractère conditionnel de l’hospitalité en rapport avec l’alliance.

 

Troisièmement, la conditionnalité de l’hospitalité de Dieu ne dépend pas de conditions en dehors de Dieu. L’hospitalité divine est conditionnée par l’être divin, ses attributs, sa justice et son amour.

 

Finalement, ce débat n’est pas purement théorique; il a, en effet, des conséquences sur le plan de l’éthique et de l’évangélisation. L’universalisme utopique à la Derrida est une béatification idéologique de l’humanité: il implique que nous devons accepter tous les êtres chez nous, car Dieu les accepte tous chez lui. On peut contester l’une et l’autre de ces conclusions, car il ne nous revient pas de «jouer à être Dieu»: les créatures que nous sommes sont des êtres appelés à reconnaître les conditions de l’alliance et non pas à les inventer.

 

 

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