La doctrine de l’élection
et ses implications pastorales
Pour une relecture méditative des Canons de Dordrecht
Michel JOHNER*
Lors du dernier Carrefour de la Faculté, un intervenant a tenu des propos assez surprenants sur la doctrine calviniste de la souveraineté de Dieu (élection, prédestination), qui, selon lui, ferait pratiquement de Dieu le responsable des malheurs de l’histoire, et enfermerait les croyants dans une forme d’attentisme fataliste et démobilisateur. A l’entendre, j’avais l’impression que la doctrine de la souveraineté de Dieu était la fontaine de tous les maux (en opposition à la formule des Canons de Dordrecht qui voit en elle la fontaine de tous biens salutaires1.
Mais pourquoi parler d’emblée de l’élection en termes négatifs? Pourquoi poser a priori la souveraineté de Dieu et la responsabilité humaine en termes d’opposition ou d’exclusion mutuelle, alors qu’il serait tellement plus judicieux et enrichissant, dans notre approche de l’enseignement de la Bible, de les penser ensemble, à l’intérieur même l’une de l’autre?
Dans le domaine de la pastorale, en particulier, qui est notre sujet: comment la souveraineté et la responsabilité s’interpellent-elles mutuellement? comment se nourrissent-elles l’une de l’autre? quelles sont les passerelles qui les relient? La question doit être posée dans l’accompagnement des croyants aux prises à toutes les épreuves du temps présent, intérieures comme extérieures (découragement, épuisement, désenchantement, persécutions). N’y a-t-il rien de positif et de constructif dans la certitude de la souveraineté de Dieu, qui vienne transfigurer leur épreuve présente et leur donner la force de «persévérer contre toute espérance»? Dans l’histoire de la spiritualité des martyrs chrétiens, l’attachement à cette doctrine n’a-t-il pas joué un rôle essentiel? Et, pour un pasteur, la question concerne aussi l’exercice de la discipline, face à la faute, à l’infidélité, voire à la trahison. Quel rôle la référence à la souveraineté de Dieu devrait-elle jouer dans la façon dont le bon pasteur est appelé à reprendre la brebis «égarée» ou «rebelle»? De quelle façon la souveraineté de Dieu renforce-t-elle sa responsabilité?
Comme le disent les Canons de Dordrecht dans leur conclusion: «La doctrine de l’élection (…), Satan la hait, le monde s’en rit, les ignorants et les hypocrites en abusent, et les esprits erronés la combattent. Mais l’épouse du Christ l’a toujours très ardemment aimée, et l’a constamment maintenue comme un trésor d’un prix inestimable.»2 (V,xv)
Tout au long de cette étude, nous intercalerons de nombreuses références aux Canons du Synode de Dordrecht (1618-1619), qui nous intéressent en tant qu’exposition de la doctrine calviniste de l’élection, et différentes citations bibliques, afin de les mettre en perspective et de stimuler, nous l’espérons, une redécouverte de cet article essentiel du credo de l’Eglise.
Un trésor d’un prix inestimable
La doctrine biblique de l’élection, on ne le répétera jamais assez, désigne en premier lieu une conviction positive, qui est essentielle au christianisme: elle veut dire l’absolue gratuité du salut, comme aussi, mais c’est la même idée, l’altérité radicale des causes auxquelles il est imputable.
Le salut est un fruit dont l’homme est bénéficiaire, mais qui doit son existence à l’initiative et aux mérites d’un Autre. La cause du salut est totalement extérieure à l’homme. Il importe qu’il soit reconnu comme le fruit d’une initiative libre, souveraine et bienveillante, dont Dieu est unilatéralement le moteur. Le salut ne saurait pas même être considéré comme la contrepartie de la foi personnelle du bénéficiaire, ou de ses prestations présentes ou à venir, que Dieu, dans sa prescience, aurait comptabilisées. Ce salut n’a d’autre fondement que la libre et bienveillante initiative divine. Il y a, dans la gratuité et l’altérité de sa cause, un premier message libératoire. La doctrine de l’élection est le plus puissant antidote que la Bible nous donne contre toute idée de mérite ou de salut «rétributif».
«Cette élection-là s’est faite non point en considération de la foi prévue (…) qui serait la cause ou la condition préalablement requise en l’homme qui devait être élu, mais au contraire pour donner la foi, l’obéissance de la foi et la sainteté, etc. C’est pourquoi l’élection est la fontaine de tout bien salutaire; de laquelle découlent la foi, la sainteté et les autres dons salutaires (…). Il nous a élus, (non parce que nous étions saints, mais) afin que nous fussions saints et irrépréhensibles devant lui en charité.» (I,ix)
«La cause de cette élection gratuite est le seul bon plaisir de Dieu (…) et non certaines qualités ou actions humaines (…). C’est avant que les enfants fussent nés, et qu’ils eussent fait ni bien ni mal (…).» (I,x)
Et c’est aussi parce que cette réconciliation est imputable à la seule initiative divine que les attributs, qui sont ceux de Dieu, vont se reporter naturellement sur elle: immuable, irrésistible, efficace, inamissible, infrangible. Si «nul ne ravira la brebis de sa main», c’est bien parce que cette main est celle du Dieu Tout-Puissant (Jn 10.28). Si rien ne saurait faire obstacle à l’achèvement de l’œuvre commencée dans la vie des croyants (Ph 1.6), c’est parce qu’elle est entreprise par Dieu lui-même.
«Et comme Dieu lui-même est très sage, immuable, connaissant toutes choses et tout-puissant, de même l’élection qui a été faite ne peut être ni interrompue, ni changée, ni révoquée, ni annulée, et les élus ne peuvent être rejetés, ni le nombre de ceux-ci diminué.» (I,xi)
«Par cette grossière erreur, ils (les hérétiques) font Dieu muable, et renversent la consolation des fidèles touchant la fermeté de leur élection.» (I, Rejet des erreurs, vi)
La fontaine de tous biens salutaires
Nombreux, sous la plume des écrivains bibliques, sont les réconforts déduits de cette conviction première. C’est, par exemple, dans l’épître aux Romains, l’assurance d’être aimé d’un amour inconditionnel (11.28), ou l’accession à une forme d’immunité contre toutes nouvelles accusations («Qui accusera les élus de Dieu? Dieu est celui qui les justifie» 8.33), se souvenant que le procès de leur vie a déjà eu lieu en Jésus-Christ, et que la sentence a été prononcée. En Luc s’exprime aussi l’assurance qu’à ses élus Dieu fera justice, et qu’envers eux il ne tardera pas (18.7).
«Le décret de l’élection (…) révélé dans la Parole de Dieu, décret que les pervers, les impurs et les mal assurés tordent pour leur perdition, mais qui donne une consolation indicible aux âmes saintes et religieuses.» (I,vi)
Sur le plan moral, la conscience de l’élection, loin d’être l’oreiller de paresse ou la source d’orgueil qu’imaginent ses détracteurs, est au contraire le moteur d’une puissante mobilisation. Nous lisons, par exemple, en Colossiens 3.1: «Comme des élus de Dieu, saints et bien-aimés, revêtez-vous d’ardente compassion, de bonté, d’humilité, de douceur, de patience. Supportez-vous les uns les autres et faites-vous grâce réciproquement.» La conscience de l’élection ne peut qu’inspirer et développer ces nombreuses qualités. Elle en est l’inspiratrice et la motrice. La totale gratuité de l’héritage reçu ne peut qu’inspirer aux bénéficiaires une gratuité et une générosité analogue dans leurs relations mutuelles.
«Les enfants de Dieu prennent de jour en jour une plus grande matière de s’humilier devant Dieu, d’adorer l’abîme de ses miséricordes (…). Il s’en faut de beaucoup que, par cette doctrine de l’élection, et par sa méditation, ils soient rendus plus paresseux, ou charnellement nonchalants à garder les commandements de Dieu. C’est ce qui arrive ordinairement (…) à ceux qui, ou présumant témérairement, ou jasant à plaisir et avec pétulance de la grâce de l’élection, ne veulent point cheminer dans les voies des élus.»
(I,xiii)
«Bien loin que cette certitude de la persévérance rende les vrais fidèles orgueilleux, et les plonge dans une sécurité charnelle, elle est, tout au contraire, la véritable racine d’humilité (…), de la patience dans toutes les épreuves, de prières ardentes, de la constance sous la croix (…) et d’une joie solide en Dieu. Et la considération de ce bienfait leur est plutôt un stimulant qui les incite à la pratique sérieuse et continuelle de la reconnaissance et des bonnes œuvres (…).» (V,xii)
Dans le temps présent, la vie du croyant est aussi jalonnée de nombreuses épreuves, faiblesses et chutes. Mais c’est par la conscience de l’élection qu’il garde l’assurance de pouvoir être relevé:
«(…) périr (…) dans leurs chutes (…): ce qui, quant à eux, non seulement pourrait arriver aisément, mais arriverait sûrement. Mais, quant à Dieu, cela ne peut jamais arriver, vu que son conseil ne peut pas changer, ni sa promesse s’évanouir, ni la vocation selon son ferme dessein être révoquée (…).» (V,viii)
Où trouver la force de persévérer? Comment rester serein lorsque l’épreuve dure et les forces s’épuisent?
«Ceux qui sont convertis ne pourraient persister en cette grâce s’ils étaient laissés à leurs propres forces (…). Mais Dieu (…) les conserve puissamment jusqu’à la fin.» (V,iii)
«Quant à cette garde des élus (…) et à la persévérance des vrais fidèles dans la foi, les fidèles eux-mêmes (…) en sont assurés selon la mesure de la foi.» (V,ix)
Dans la vie des croyants, la conscience de l’élection devient aussi une arme efficace contre les attaques du Diable:
«(…) l’expérience des saints qui, avec les apôtres, s’égayent au sentiment de leur élection et célèbrent ce bienfait de Dieu, (…) se réjouissent (…) et opposent le sentiment de leur élection aux dards enflammés des tentations du Diable.» (I, Rejet des erreurs, vii)
«Cette doctrine de la vraie persévérance (…), Satan la hait, le monde s’en rit, les ignorants et les hypocrites en abusent, et les esprits erronés la combattent. Mais l’épouse du Christ l’a toujours très ardemment aimée, et l’a constamment maintenue comme un trésor d’un prix inestimable.» (V,xv).
Une doctrine impopulaire?
Il convient aussi de se demander pourquoi une doctrine qui veut être si généreuse reste généralement impopulaire? Pourquoi le nom même de Dordrecht reste teinté, pour beaucoup de contemporains, d’une coloration négative, sans qu’ils aient jamais lu une seule ligne des fameux Canons?
C’est, en premier lieu, parce que le message fondamental de cette doctrine froisse notre vanité naturelle et s’oppose à toute idéologie humaniste. La radicalité de la corruption et de la grâce que cette doctrine exprime place l’homme, par rapport à Dieu, dans la position inconfortable du débiteur insolvable, à qui rien n’est dû et qui est redevable de tout («qu’as-tu que tu n’aies reçu?» 1Co 4.7), une position que refusent tous les pélagianismes d’hier et d’aujourd’hui.
Le second reproche que la raison humaine (ou plutôt le cartésianisme du XVIIe siècle) a opposé à la doctrine de l’élection, c’est l’idée qu’elle introduirait dans l’octroi du salut une dimension arbitraire (pourquoi l’un et pas l’autre? pourquoi pas tous, puisque également indignes?), qui serait attentatoire à l’équité de Dieu et saperait le fondement de toute morale. Et c’est pour remédier à ce défaut supposé que de savants compromis théologiques ont été échafaudés (comme le «semi-pélagianisme» des disciples d’Arminius), auxquels le Synode de Dordrecht a reproché, non sans raison, de trahir la doctrine traditionnelle de la grâce 3.
Nous ne croyons pas possible de réfuter formellement ces objections, qui s’inspirent soit d’un paganisme, soit d’un rationalisme que la réponse biblique (qui est essentiellement un appel à la confiance en Dieu et à la reconnaissance) ne saurait satisfaire. Toutefois, ces objections ne manqueront pas de pâlir en intensité (voir de perdre tout intérêt) pour celui qui, dans un second temps, interroge les écrivains bibliques sur le rôle que la foi personnelle est appelée à jouer dans l’accès à l’élection.
L’instrumentalité de la foi personnelle
Pour les écrivains bibliques, en effet, la conscience de l’élection n’est jamais une abstraction. La foi personnelle est le seul moyen par lequel l’homme peut accéder à la connaissance de son élection. Accéder à cette certitude n’est donné à personne a priori. Elle n’est pas davantage le fruit d’une révélation surnaturelle de type mystique, ou d’une spéculation intellectuelle qui parviendrait à décrypter les voies du Dieu souverain. Il plaît à Dieu qu’aucun homme ne puisse appréhender la question de son élection «du point de vue de l’éternité», ou de la manière dont Dieu lui-même pourrait la voir (1Co 13.12). Mais toujours a posteriori, à l’intérieur même de sa foi personnelle, en reconnaissant l’arbre à son fruit.
Or, la foi personnelle est un mode de connaissance qui revêt, en théologie biblique, des caractéristiques très particulières.
Tout d’abord, c’est une connaissance qui naît toujours de la réception de la Parole de Dieu, celle qu’il a adressée à son peuple dans l’histoire (Rm 10.17). Le seul lieu dans lequel la certitude de l’élection puisse être donnée, c’est la foi en sa Parole révélée, et non quelques révélations particulières qui viendraient se surajouter à la Parole:
«Les élus sont (…) rendus certains de cette élection (…) non pas en sondant avec curiosité les secrets et les profondeurs de Dieu, mais en prenant conscience en eux-mêmes (…) des fruits infaillibles de l’élection distingués dans la Parole de Dieu.» (I,xii)
«Cette doctrine de l’élection divine (…) doit être encore aujourd’hui publiée dans l’Eglise (…) en écartant toute indiscrète recherche des voies du Dieu souverain; le tout (…) à la vive consolation de son peuple.» (I,xiv)
«Toutefois, cette certitude ne vient pas de quelque révélation particulière, qui s’ajouterait à la Parole ou serait faite en dehors d’elle. Elle découle (…) de la foi aux promesses de Dieu.» (V,x)
La foi est, aussi, un mode de connaissance qui requiert du sujet un mouvement actif d’appropriation et un acte de confiance. La foi implique un amour a priori pour son objet, qui est aux antipodes de la position de neutralité et d’indifférence revendiquée par les défenseurs du libre arbitre. C’est une connaissance dans laquelle toutes les facultés intellectuelles et psychologiques du sujet sont mobilisées, comme aussi ses facultés spirituelles et «caritatives» (du cœur), tout comme sa volonté, ses choix, son amour, etc. De plus, pour le croyant, la foi est une connaissance qui, dans le temps présent, dépassera toujours les limites de sa perception ou de son expérience sensible, qui restera en partie «assurance des choses qu’il espère, et démonstration de celles qu’il ne voit pas» (Hé 11.1).
L’homme ne peut jamais confondre la foi avec un savoir objectif, dont il serait dépositaire. Lorsqu’un croyant dit «je sais que je suis sauvé», ce savoir n’est pas de même nature que lorsqu’il dit «je sais que la terre tourne autour du soleil», laquelle est une vérité objective, qui existe et conditionne son existence indépendamment de ses sentiments personnels, et même de la conscience qu’il peut en avoir. Qu’il le sache ou non, qu’il en ait conscience ou non, que cela lui plaise ou non, il vit sur une terre qui tourne autour du soleil et bénéficie de ses rotations, comme a vécu toute l’humanité avant Copernic tout en étant persuadée du contraire. Mais lorsque le croyant dit «je sais que je suis sauvé», c’est un savoir de nature différente, qui passe par une réception, par une appropriation, par une manifestation de confiance. Nul n’est sauvé à son insu, ou malgré lui. Dans son rapport au salut, l’homme n’a pas uniquement la position d’objet, mais aussi partiellement celle de sujet. La foi est un savoir qui, par sa nature, met l’homme en position de partenaire.
Et c’est la raison pour laquelle la théologie protestante, alors qu’elle refuse de considérer la foi comme la cause méritoire du salut (afin de ne pas rétablir une forme de salut par les œuvres), continue à parler de la foi personnelle comme de sa «cause instrumentale». Et cette instrumentalité, dans la Bible, n’est pas une réalité limitée au seul domaine cognitif: à travers sa profession de foi, se joue pour l’homme son salut ou sa perdition, sa vie ou sa mort, et pas uniquement la connaissance ou la méconnaissance subjective d’un héritage qui, dans tous les cas de figure, lui serait acquis.
En théologie biblique, l’instrumentalité de la foi a une portée suffisante pour vider de l’essentiel de son contenu l’accusation d’arbitraire, dont la doctrine de l’élection est souvent la cible. La portée pratique de cette réalité est telle, pour les apôtres, que l’homme qui, en bout du parcours, verrait fermées devant lui les portes de la maison du Père, ne pourrait s’en prendre qu’à lui-même, et être ramené à sa responsabilité personnelle. Car le «quiconque croit en lui» de Jean 3.16 le concerne aussi. Il n’est a priori exclusif de personne. En aucun cas, la doctrine biblique de l’élection fournirait à cet homme une forme d’alibi qui expliquerait ou justifierait sa non-participation à la fête.
La profession de foi, qui ouvre à la conscience de l’élection, est aussi une profession qui s’inscrit dans la durée. Elle n’est ni un accident, ni la foi d’un moment. C’est une foi qui revêt une forme de pérennité. Dans l’épître aux Hébreux, par exemple, nous lisons: «Exhortez-vous, chaque jour, aussi longtemps qu’on peut dire ‹aujourd’hui› (…) car nous avons été rendus participants du Christ, si du moins nous retenons fermement jusqu’à la fin notre assurance première.» (3.13-14)
L’assurance de cet héritage, encore une fois, n’est pas une abstraction. Poser la question du salut d’une personne qui aurait «abandonné la foi», c’est poser une question théorique et spéculative à laquelle la théologie biblique n’apporte aucune réponse directe, sinon en avertissant du jugement renforcé encouru par ceux qui «mépriseraient le sang de l’alliance par lequel ils avaient été sanctifiés», ou «fouleraient au pied le Fils de Dieu» (Hé 10.29), et en les appelant à un prompt repentir.
Dans la conscience de l’élection, il n’y a pas d’arrivisme possible et, encore moins, de fatalisme démobilisateur. Hors la foi professée, l’assurance n’est pas accessible. Hors d’une profession de foi pérenne, réaffirmée dans l’aujourd’hui de la discussion, il n’y a pas de certitudes.
D’où la question: «Peut-on perdre la foi?» que ne manquera pas de se poser tout lecteur attentif de la Bible, tant les avertissements qui la concernent sont nombreux.
Peut-on perdre la foi?
La question est évidemment très délicate (surtout dans une étude sur la doctrine calviniste de l’élection!). Mais qu’on me permette de poser la question suivante: notre embarras sur ce sujet ne tient-il pas essentiellement à la confusion qui est souvent faite entre les données bibliques qui concernent le salut (évoquée plus haut, cf. «Un trésor d’un prix inestimable») et celles qui concernent la foi? Alors que, de toute évidence, la foi dont parle le Nouveau Testament ne partage pas les attributs d’incorruptibilité ou d’inamissibilité reconnus au salut. En théologie biblique, les deux questions ne sont pas identiques. Le salut inamissible est l’objet de la foi, le contenu de la promesse faite aux croyants (il n’a jamais été question d’autre chose). Mais la foi qui saisit cet objet, elle, n’est pas présentée par les apôtres comme étant jouée d’avance, donnée a priori, ou acquise de façon définitive4.
Dans l’épître aux Hébreux, par exemple, l’apôtre reproche à ses coreligionnaires d’avoir perdu leur enthousiasme initial dans la foi (3.6 et 14; 10.23 et 35), de ne pas s’être attachés à croître et à progresser dans la foi (5.12-14), de s’être laissé fourvoyer par des doctrines neuves et étrangères (13.9), d’être en danger de laisser échapper les promesses de Dieu (4.1), de dériver loin des choses qu’ils ont entendues (2.1), d’être sur le point de perdre entièrement la foi dans une apostasie délibérée et persistante (3.12 et 10.26-31). De même, la première épître à Timothée parle de ceux qui ont fait naufrage par rapport à la foi (1.19), qui abandonnent la foi (4.1), qui renient la foi (5.8), qui se sont égarés loin de la foi (6.10 ) ou qui ont manqué son but (6.21).
Sous la plume des écrivains bibliques, la foi apparaît comme une réalité vivante, qui est appelée à croître au fil du temps (1Tm 3.13), grandir (Mt 8.10), augmenter (Lc 17.5), surabonder (1Tm 1.14) et faire des progrès (2Th 1.3). Elle est appelée à se fortifier (Ac 16.5), à être enrichie (2P 1.5) et complétée (1Th 3.10). Mais, négativement, la foi est aussi susceptible de faiblir (Rm 4.19), de défaillir (Lc 22.32), de se développer sur de mauvais fondements (1Co 2.5), de devenir malsaine (Tt 2.13), de se dénaturer (Jc 2.14), d’être renversée (2Tm 2.18), voire de disparaître (Lc 18.8) ou de mourir (Jc 2.17). D’où de vibrantes exhortations adressées aux croyants à persévérer dans la foi (Ac 14.22 , 1Tm 2.15) et à demeurer fermes en elle (1Co 16.13), à vérifier en permanence le maintien de leur positionnement dans la foi (2Co 13.5). Et nous n’avons aucune raison de ne pas considérer comme possibles, chez d’authentiques croyants, les dérapages désignés par ces exhortations. De toute évidence, la foi dont parle le Nouveau Testament ne revêt pas les attributs d’incorruptibilité ou d’inamissibilité reconnus au salut.
La foi n’est-elle pas elle-même don de Dieu?
Il serait fort surprenant, dans une étude sur les canons de Dordrecht, de répondre à cette question négativement:
«La cause de (…) l’incrédulité (…) n’est nullement en Dieu, mais en l’homme.
Mais la foi en Jésus-Christ et le salut par celui-ci est un don gratuit de Dieu.» (I,v)
Oui, la foi qui sauve est un don de Dieu! Cependant, il est important de souligner une nouvelle fois qu’elle ne peut être reconnue comme telle qu’a posteriori. Ce n’est pas un sujet dont l’homme ait connaissance a priori, ni dont nous devions parler dans l’évangélisation (au risque de produire les effets contraires à ceux recherchés: démobiliser l’incroyant ou le déresponsabiliser davantage). A la femme qu’il a secourue, Jésus déclare «ta foi t’a sauvée» (Mc 5.34), car, dans l’événement, c’était la seule parole qu’elle avait besoin d’entendre. La prédication apostolique place tous les hommes indistinctement face à un même appel et à une même responsabilité: celle de mettre leur foi dans la promesse donnée, et de manifester le même repentir (Ac 17:30).
Que cette confiance et ce repentir, après s’être exprimés, soient eux-mêmes reconnus par le croyant don de Dieu, cadeau de Dieu, et deviennent un sujet supplémentaire d’actions de grâces, c’est possible, et même nécessaire («qu’as-tu que tu n’aies reçu?»). Mais cette confiance n’est pas perceptible comme telle avant de s’être exprimée. Elle ne l’est qu’après, et parfois longtemps après! Pour prendre une image (qui a aussi ses limites), le petit enfant croit faire ses premiers pas tout seul, sans se rendre nécessairement compte que la main parentale, par derrière, le soutient dans cette prestation, ou l’assure par le capuchon. Mais, un jour, il pourra en prendre conscience avec gratitude.
Et c’est la raison pour laquelle, selon les termes mêmes des Canons, la doctrine de l’élection ne doit pas être proclamée en tous lieux et sans discernement, mais uniquement au sein de l’Eglise à laquelle elle est destinée, et avec une certaine prudence:
«Cette doctrine de l’élection divine (…) doit être encore aujourd’hui publiée dans l’Eglise de Dieu, à laquelle elle est spécialement destinée, avec un esprit de prudence, religieusement et saintement, en temps et lieu, en écartant toute indiscrète recherche des voies du Dieu souverain (…) le tout (…) pour la vive consolation de son peuple.» (I,xiv)
Et quand la foi chancelle?
Si les croyants ne sont assurés de leur élection que «dans la mesure de leur foi»5, qu’advient-il de leur assurance quand leur foi chancelle?
«A ceux qui parfois perdent temporairement le sentiment de la grâce, jusqu’à ce que la face paternelle de Dieu les éclaire de nouveau (…).» (V,v)
«A ceux qui ne sentent pas toujours cette pleine consolation de la foi, et cette certitude de la persévérance (…).» (V,xi)
«A ceux qui ne sentent pas encore efficacement en eux une vive foi en Jésus-Christ (…) mais qui néanmoins se servent des moyens par lesquels Dieu a promis d’effectuer ces choses en nous: ceux-là ne doivent pas perdre courage (…) ni se mettre au rang des réprouvés (…). Ils doivent persévérer soigneusement dans l’usage de ces moyens, désirer ardemment l’heure d’une grâce plus abondante, et l’attendre en toute révérence et humilité.» (I,xvi)
«Dieu, qui est riche en miséricorde, selon le dessein immuable de l’élection, ne retire pas entièrement des siens le Saint-Esprit, même dans leurs tristes chutes.» (V,vi)
Il ne s’agit pas, ici, de donner raison à l’apologie du doute que l’on entend, parfois, dans les Eglises protestantes (sur les relations présumées de la foi et du doute et la dialectique qui les lierait toujours, comme si le doute était consubstantiel à la foi). De notre point de vue, il est essentiel que l’objectivité et la visibilité soient maintenues à la profession de foi chrétienne, autant que la possibilité de distinguer dans l’Eglise entre la foi et la non-foi. A celui qui ferait profession d’athéisme (j’entends une profession éclairée, réfléchie et persistante), l’Evangile n’apporte aucune forme de consolations ou de certitudes, sinon celle de sa condamnation.
Mais il s’agit de reconnaître qu’à l’intérieur même de «la foi qui sauve», il demeure une place authentique pour des questionnements, des crises, des conflits (comparables à ceux que peuvent connaître les adolescents dans leur croissance ou leur émancipation), des doutes, des difficultés, voire des éclipses (des moments de grande perplexité et de remise en question), qui ne viennent pas pour autant compromettre l’assurance de l’élection. D’ailleurs, même dans le cas le plus favorable, la foi, comme nous l’avons dit, ne reste-t-elle pas toujours une réalité perfectible, appelée à s’approfondir, à se développer, à grandir, à porter plus de fruits, notamment?
Parmi les différentes «crises de foi» dont les hommes sont capables, il y a certainement des nuances à faire, et des degrés à distinguer.
Ceci est déjà perceptible dans l’Ecriture elle-même: les héros de la Bible sont parfois capables d’interpeller Dieu de façon assez violente, notamment dans les Psaumes. Mais ce sont des interpellations qui s’expriment manifestement à l’intérieur même de la foi, qui ne cherchent qu’à mieux comprendre. Ce sont des objections qui ne sont faites que pour être mieux écartées, des douleurs qui sont exprimées dans l’espoir que Dieu les apaise. Si Jacob lutte avec l’ange de Dieu, c’est pour lui arracher sa bénédiction! Mais le récit biblique fait aussi état des «murmures» des enfants d’Israël au désert, qui sont d’une autre nature: mises en question perverses de l’intégrité de Dieu, expressions de révolte, amorces de mouvements de rébellion qui n’attendent plus rien de lui, et que Dieu condamne.
Droitement comprise, la doctrine de l’élection n’a donc pas pour effet d’inhiber ou de rendre suspecte dans l’Eglise l’expression des états d’âme (ou «crises de foi») que le croyant peut traverser dans sa condition présente. L’importance qu’elle attache à la profession de foi ne condamne pas au silence ou à la clandestinité celui qui serait momentanément en lutte avec elle, à condition, et c’est sur ce point que l’interprétation des Canons de Dordrecht est peut-être la plus délicate, qu’il n’en renie pas les fondements:
«Ceux qui ne sentent pas encore efficacement en eux une vive foi en Jésus-Christ (…) mais qui néanmoins se servent des moyens par lesquels Dieu a promis d’effectuer ces choses en nous, ceux-là ne doivent pas perdre courage (…) ni se mettre au rang des réprouvés (…). Ils doivent persévérer soigneusement dans l’usage de ces moyens, désirer ardemment l’heure d’une grâce plus abondante, et l’attendre en toute révérence et humilité.» (I,xvi)
En outre, cet article du Credo peut aussi lui devenir d’un grand secours, en ce qu’il donne à l’individu en crise un point d’appui qui se situe totalement en dehors de sa subjectivité personnelle, comme une sorte d’ancre qu’il peut saisir, accrochée au-delà du voile…
Si la doctrine de l’élection est libératrice, c’est parce qu’elle donne au croyant un point d’Archimède extérieur à lui-même, grâce auquel il lui devient possible de «soulever le monde»…
1* M. Johner est professeur d’éthique à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence.
Canons de Dordrecht, le solide fondement (Krimpen a/d Ijssel/Aix-en-Provence: Fondation d’Entraide Chrétienne Réformée/Editions Kerygma, 1988).
2 Ibid., V, xv, 92.
3 Pour plus de développements sur le «semi-pélagianisme» du XVIIe siècle, voir M. Johner, «Universalité et particularité du salut», in La Revue réformée, 156 (1998:4).
4 Pour clarifier ce point, il est essentiel de distinguer rigoureusement, en théologie biblique, ce que les écrivains bibliques peuvent dire de l’élection au salut et ce qu’ils peuvent dire de l’alliance de grâce. Certes, les deux sont en corrélation, puisque l’alliance de grâce est bien la modalité historique que Dieu a choisie, par laquelle il veut que l’élection des siens se manifeste dans l’histoire. Cependant, l’alliance de grâce et l’élection restent distinctes, non seulement du point de vue quantitatif («il y a beaucoup d’appelés mais peu d’élus») mais aussi du point de vue qualitatif, puisque l’élection est, par nature, un don inamissible, infrangible, incorruptible…, autant de qualités qui ne sont pas présentes dans la constitution de l’alliance de grâce, laquelle va, au contraire, par les clauses pénales qu’elle renferme, jusqu’à prévoir la possibilité de sa rupture et les peines encourues par ceux qui la trahiraient. Celui qui n’est pas attentif à cette distinction entre l’alliance de grâce et l’élection, et qui les confondrait, se trouve enfermé dans l’alternative herméneutique suivante: soit étendre la conditionnalité de l’alliance de grâce à l’élection, et donc renier le sens même de cette dernière; c’est le parti que prend l’arminianisme. Soit, au contraire, étendre l’inconditionnalité de l’élection à l’alliance de grâce, ce qui la dénature tout autant, notamment en imposant une interprétation «électionniste» de toutes les données bibliques, y compris celles qui semblent la contredire. C’est le parti que prend l’«hypercalvinisme» sous des formes diverses. Est symptomatique de ce dernier parti, le fait de désigner les fameux Canons de Dordrecht en parlant des «cinq points du calvinisme», comme s’ils étaient une confession de foi, comme si la doctrine de l’élection était le tout. Ce que les députés du Synode n’ont jamais pensé.
5 Op. cit., V, ix, 89.