L’élection divine : les enjeux

L’élection divine : les enjeux

Paul Wells*

La question fondamentale qui sert de fil conducteur dans tous les débats sur l’élection est la suivante1: où situer la décision de la rédemption de l’homme? Cette décision ne porte pas, en premier lieu, sur l’accomplissement de la rédemption, car tous insistent sur la responsabilité de l’homme, sur l’accomplissement historique du salut et sur la vocation des sauvés. La priorité est celle de savoir comment la réalité historique s’associe au conseil divin. Les décisions humaines sont-elles prises:

–  indépendamment du conseil de Dieu comme étant leur cause première?

–  en coopération avec le conseil général de Dieu?

–  de façon dépendante du conseil de Dieu qui les précède?

A chacune de ces questions correspond une vision générale du rapport qui existe entre la souveraineté divine et la responsabilité humaine. La grâce est-elle souveraine dans les actions de Dieu ou bien l’homme, dans son état présent, peut-il refuser de façon ultime cette grâce? Cela implique aussi la question de la chute de l’homme. Une discussion sur la localisation de la décision de la rédemption soulève la question du rapport qui existe entre l’anthropologie biblique et la sotériologie, étant donné le caractère de Dieu.

Le point en litige n’est pas la réalisation du salut accompli en Christ que nous nous approprions, mais la nature du plan divin qui précède cet accomplissement. Le choix à faire est entre ce que B.B. Warfield2 appelle le naturalisme, qui propose que Dieu a, plus ou moins, laissé l’homme libre d’être l’auteur de son salut à l’exemple de Christ3, et le supranaturalisme, qui atteste que Dieu intervient d’une façon ou d’une autre pour sauver l’homme. Dans le naturalisme, Dieu n’est pas nié, mais l’idée prévaut qu’au fond l’homme accomplit son salut par des moyens naturels; la décision lui appartient, car Dieu l’a laissé libre de la prendre. Dans le supranaturalisme, Dieu intervient et décide de tirer l’homme de sa perdition.

I. Le problème est-il bien posé?

La difficulté est la même pour les différentes positions: celle du lien entre le salut révélé et le salut planifié. Pour toutes les approches, ce qui est révélé est historique, conditionné par le temps, tandis que ce qui concerne le conseil éternel de Dieu est planifié de façon inconditionnelle, même s’il y a des références temporelles. Pouvons-nous donc percevoir un ordre (un avant et un après) dans le conseil de Dieu à partir des données de l’histoire? Non, pas vraiment, et c’est en cela que toutes les interprétations sont insuffisantes. Cependant, la question n’est pas totalement inutile, car les facteurs de l’histoire ont un caractère contraignant qui dévoile le plan divin. Nous ne voyons pas le plan de Dieu en lui-même, mais nous ne pouvons pas dire que l’histoire est autre que ce que Dieu a voulu. Les faits nous obligent à réfléchir sur notre rapport avec Dieu. La meilleure interprétation est celle qui conserve le mystère divin et qui refuse de «rationaliser» Dieu.

Chacune des trois hypothèses suivantes soulève un problème différent:

–  Pour le particularisme: si l’élection relève de la seule décision de Dieu, indépendamment des mérites de l’homme, la décision de Dieu seul peut avoir une signification ultime. Le problème est de dire comment cette décision divine engage l’homme sans fatalisme ni déterminisme.

–  Pour le naturalisme: si la décision du salut est laissée à l’homme dans le contexte d’une grâce générale de Dieu, peut-on parler du don de la miséricorde divine?

–  Pour les via media, les formes de synergisme – qui essaient de trouver une coopération de Dieu et de l’homme dans la prescience divine –, le problème n’est pas différent. Dieu nous sauve, car il voit des possibilités en nous.

II. Le pélagianisme4

Le problème du pélagianisme se situe dans le cadre du christianisme sociologique, nominal, au début du Ve siècle. Il insiste, étant donné l’état de licence généralisée des mœurs, sur la nécessité de l’effort humain et d’une décision de la volonté pour recevoir le salut. Pélage est aussi en réaction contre le manichéisme, qui insiste sur l’aspect mauvais du côté matériel de l’homme.

Pour Pélage, la part de Dieu dans le salut se limite à donner à l’homme une volonté libre, à lui permettre de choisir entre le bien et le mal. Les trois éléments d’un choix étant le pouvoir, le vouloir et l’exécution, seul le premier vient de Dieu; les autres relèvent de l’homme. La nature humaine qui vient de Dieu est bonne. Il n’est donc pas possible de parler d’une disposition de l’homme à faire le mal. La capacité de choisir le bien est un don que Dieu fait à chaque homme, car Dieu crée chaque âme à la naissance.

L’âme ne peut donc rien avoir de mauvais congénitalement. Le péché est un acte libre que l’homme accomplit par imitation. En conséquence:

–  Le péché d’Adam n’a pas de signification pour sa postérité. Celle-ci suit des exemples mauvais; il n’y a pas de solidarité avec Adam.

–  La grâce de Dieu est une exhortation externe, qui se trouve dans la loi et l’Evangile, à recevoir la récompense de Dieu.

–  Christ est celui qui nous sauve de nos péchés et un exemple du bien; la grâce est présente sous la «forme de connaissance».

–  L’homme peut, avec ces exemples, «observer les commandements de Dieu sans pécher».

–  La prédestination est une prévision divine et la détermination de récompense ou de punition. Il est possible de ne pas persévérer dans la grâce de Dieu.

Le Concile de Carthage (418) a condamné ces thèses comme une déformation de la grâce. Le semi-pélagianisme, qui enseigne que l’homme n’est ni saint, ni mort dans ses péchés, mais qu’il est maladif, modifie la position de Pélage. L’homme ne peut pas mériter la grâce de Dieu, mais il est capable de l’accepter et de persévérer. Le Synode de Valence (855) a soutenu la position d’Augustin. Ces décisions sont toujours la doctrine officielle de l’Eglise catholique romaine.

III. Le synergisme à l’époque de la Réforme

1.  Le Concile de Trente a semblé s’écarter de la pensée de Thomas et d’Augustin. Il confesse la sola gratia mais, contre Luther et Calvin, il place le libre arbitre de l’homme en coopération avec la grâce, de façon plus nette que Thomas. Celle-ci est nécessaire et active (praeveniens), mais non irrésistible, car l’homme doit coopérer en la confessant5. Le Concile de Trente veut maintenir que l’homme n’est pas passif lorsqu’il reçoit la grâce. D’où la question: la décision divine est-elle, oui ou non, décisive dans le salut?6

L’homme peut refuser la grâce s’il le veut (posse dissentire si velit); il ne s’agit plus de la grâce efficace et irrésistible de Dieu, ni de la seule décision de l’homme, mais de synergisme: la grâce divine et l’acte humain. Cette perspective est liée avec un système de mérites dans un contexte sacramentel, par lequel l’homme reçoit la grâce suffisante dans les sacrements et persévère dans la grâce.

2.  Du côté luthérien, on trouve le même problème dans la pensée de Melanchthon, développée dans ses Loci communes (1555). Au début, comme Luther, il refuse toute coopération, car l’homme est incapable à cause de son péché de prendre une décision propice. La grâce est irrésistible et la prédestination inconditionnelle. Plus tard, il évoque trois causes au salut: la Bible, l’Esprit et la volonté de l’homme qui ne rejette pas l’Evangile. Cette position a une incidence sur la prédestination. Tandis que Luther refuse d’intégrer une prise en considération de la réponse de l’homme dans la décision divine, Melanchthon estime que le salut s’effectue par l’association de la volonté de l’homme à celle de Dieu. La prédestination est conditionnée par la réponse de l’homme. Pour Melanchthon, la différence entre les «sauvés» et les «perdus» ne provient pas de la décision divine, mais de l’homme qui répond. Ainsi s’opère un rapprochement théorique avec la position du Concile de Trente. Sont prédestinés ceux qui ne refusent pas les moyens de grâce offerts par Dieu.

3.  Synthèse théologique: le synergisme en sotériologie (l’acceptation du salut) implique une corrélation avec la doctrine de l’élection. La souveraineté divine dans le salut et la coopération humaine sont en rapport avec la souveraineté dans l’élection ou la prescience. Le synergisme ne concerne pas seulement une coopération temporelle entre la grâce prévenante et le non-refus de l’homme, mais il implique la prévision de ceci dans le conseil éternel de Dieu. La coopération temporelle projetée dans l’éternité implique que l’élection soit conditionnée par une préconnaissance divine. La décision divine inclut la connaissance d’un mérite de la part de l’homme. Ainsi on distingue, dans le conseil divin, une volonté antécédente et une volonté conséquente, conditionnée par la prescience. Cela donne:

Volonté antécédente, de sauver en Christ

ceux qui croient (universelle)

prescience –

Volonté conséquente, le salut actuel de ceux qui sont «prévus» par la prescience

Entre ces deux volontés, Dieu prévoit la réponse de ceux qui accepteront l’offre universelle. Il regarde ceux qui accepteront ou refuseront la grâce, et il élit sur ce fondement.

Entre la décision universelle et la réalisation particulière, il y a une condition: celle de la non-résistance de l’homme à la grâce universelle. Ce qui se passe dans le temps – la réaction humaine – devient la condition pour que l’élection se réalise. Le synergisme est «projeté» dans le conseil de Dieu.

Cette position, qui se sépare de celle d’Augustin, est générale dans la théologie non réformée: luthérienne, méthodiste, évangélique et catholique (excepté chez les jansénistes et les thomistes purs)7.

IV. Calvin et l’élection

En discutant de la doctrine de l’élection, la théologie occidentale, en général, a été caractérisée par l’individualisme; on envisage le sort de l’individu avant celui de la solidarité communautaire. On perd la perspective ecclésiale et la prédestination est envahie par des catégories philosophiques de déterminisme et d’indéterminisme, de nécessité et de liberté. Ces questions ont leur importance, bien sûr, et les articles d’Auguste Lecerf restent classiques dans leur genre8. Mais la centralité de la solidarité du Médiateur et du peuple de Dieu et leur unité, que Calvin a développées dans sa théologie, a tendance à disparaître derrière les questions du salut individuel et de l’assurance.

Une brève considération de la prière sacerdotale de Jésus dans le Commentaire de Calvin sur l’évangile de Jean sert à montrer qu’au cœur de l’élection se trouvent les thèmes du plan de Dieu, le rôle du Médiateur, qui est élu comme celui qui accomplit l’œuvre de l’élection et le peuple uni à lui, car représenté par lui.

1. Un avec le Médiateur, un en lui

Dans la première partie de sa prière (17:1-6), Jésus prie pour lui-même, non pas dans un sens limité ou individuel, mais dans la pleine conscience que l’unité et le salut de son peuple dépendent de son œuvre. Il ne cherche pas un soutien pour faire face à sa Passion; il envisage, maintenant, le grand résultat de l’œuvre de la croix: «(…) glorifie-moi (…) de la gloire que j’avais auprès de toi, avant que le monde fût.» (17.5)

La demande du Christ met en évidence le sens de l’unité de l’Eglise de deux façons9:

a)  Tout d’abord, cette unité est selon le plan de Dieu. En tant que Sauveur des hommes, Jésus accomplit non seulement le salut, mais il applique son œuvre de façon efficace. Ainsi, il «donne la vie éternelle» à tous ceux qui «lui sont donnés» (v. 2) par le Père. Les membres de son peuple, en recevant le don de la vie éternelle, sont rassemblés en une unité en lui et ils reconnaissent le seul vrai Dieu comme Père. Le salut individuel et l’unité collective du peuple de Dieu sont des réalités non pas contradictoires, mais complémentaires. Pourtant, nombreux sont les protestants qui dévaluent le sens de l’Eglise et semblent penser qu’il est possible d’être un croyant solitaire. S’imaginer qu’être un avec Christ n’implique pas de l’être avec son peuple, c’est se tromper sur la nature du salut. «Tout ce que le Père m’a donné viendra à moi» est la formulation résumée de ce principe dans la perspective de l’élection divine, qui s’applique à l’Eglise comme à un ensemble et à l’histoire de chacun de ses membres individuellement.

b)  En deuxième lieu, l’unité de l’Eglise est une réalité placée sous l’autorité de Jésus-Christ. En tant que Seigneur, Jésus a reçu le «pouvoir sur toute chair» pour le bien de son Eglise. Ce pouvoir s’exerce de telle sorte que les membres de son peuple sont unis à lui et unis entre eux. «Toute puissance m’a été donnée dans les cieux et sur la terre», répète Jésus en Matthieu 28. Ce pouvoir est manifeste dans la parole qu’il prononce et dans la formation de disciples. L’Eglise de Christ est son peuple, uni à lui et uni en lui, sous l’autorité de sa Parole. L’autorité dans l’Eglise ne réside pas dans la succession des ministères, mais dans la parole de l’Evangile. Ainsi, le Christ vivant règne sur son peuple par sa Parole et son Esprit.

L’unité de l’Eglise est donc spirituelle. Christ unit son peuple à lui-même et le conduit de façon progressive et eschatologique à la vie éternelle. Le peuple de Dieu sera donc au complet dans le royaume à venir. Telle est l’espérance chrétienne.

L’illustration de ce principe, donnée dans l’évangile de Jean, est celle du berger et du troupeau. Jean 10 fait écho à la prophétie d’Ezéchiel 34: «J’établirai sur eux un seul berger, qui les fera paître, mon serviteur David (…) il sera leur berger.» (34.23-31) Jésus s’identifie au bon berger qui donne sa vie pour ses brebis, lesquelles, pour cette raison, entendent sa voix. Il est certain du résultat de son œuvre: «Mes brebis entendront ma voix, et il y aura un seul troupeau et un seul berger.» (Jn 10.16) Notons que Jésus parle d’un seul troupeau, et non d’une seule bergerie. Il regarde vers l’avenir et contemple un troupeau considérable qui réunira non seulement les brebis perdues de la maison d’Israël, mais aussi celles qui sont éparpillées dans le monde entier. L’unité en question n’est pas celle d’une bergerie limitée et close, mais celle d’une vaste communion sous la direction d’un seul berger.

2. Une unité trinitaire

La prière de Jésus pour son peuple est qu’il soit un à travers le ministère apostolique (vv. 6-17). La dernière partie de la prière sacerdotale (17.20-26) relie les premiers disciples à tous les croyants et concerne toute l’Eglise. De nombreuses personnes croiront à cause du message apostolique. L’Eglise naissante croîtra, car des croyants en nombre grandissant seront ajoutés à un vaste peuple. Après avoir considéré son œuvre comme accomplie en Jean 17.4, Jésus regarde maintenant vers l’avenir et le grand rassemblement de tous les siens en lui: «(…) afin qu’ils soient tous un; comme toi, Père, tu es en moi, et moi en toi, qu’eux aussi soient un en nous afin que le monde croie que tu m’as envoyé.» (17:21) Ce passage comporte deux fils conducteurs:

a)  L’unité de ceux qui croiront et qui seront séparés du monde dépend d’une communion intérieure avec le Christ; cette union sera manifestée par un lien visible. «Moi en eux, et toi en moi», telle est l’«unité parfaite» que Jésus envisage (17.23). Les croyants participent à la vie d’union du Père et du Fils lorsqu’ils constituent le corps de Christ, l’Eglise. A l’image de la Trinité, ils ont une nature commune, étant renouvelés en Christ, et ils s’engagent dans des actions communes qui expriment l’amour. Leur but est celui d’exprimer l’œuvre du salut divin: la manifestation de la gloire de Dieu dans le monde. Ainsi l’unité de l’Eglise rend manifeste la présence et la bénédiction du Ressuscité au sein de son peuple. C’est ce qu’exprime la conclusion de la prière: «Je leur ai fait connaître ton nom, et je le leur ferai connaître, afin que l’amour dont tu m’as aimé soit en eux, et que moi, je sois en eux.» (17.26)

b)  Jésus-Christ nous communique ses biens. En tant que Médiateur, il est le chef d’un peuple qui est élu avec lui et en lui, pour que l’unité du Père et du Fils porte du fruit dans l’unité de son peuple. Christ n’est jamais Médiateur sans peuple et nous ne sommes jamais peuple de Dieu sans lui comme Médiateur. Cela veut dire que quand Christ est nommé ou élu dans sa fonction de Médiateur et de Sauveur, son peuple est nommé en lui et avec lui. Cette réalité n’est pas «occulte» et cachée, mais révélée par la puissance de son Esprit.

Cela veut dire qu’au cœur de l’élection est l’office de Christ comme Médiateur. Un avec le Père, Christ est le Dieu qui élit et l’homme élu. Un avec son peuple, il est leur chef en qui l’élection est une réalité10.

Ces perspectives nous permettent de voir que l’élection, pour Calvin, est loin d’être une forme de déterminisme rigide. C’est, avant tout, une réalité personnelle centrée sur la communion divine et le rôle de Christ comme Médiateur. Pour Calvin, l’élection de Christ et l’élection de ceux qui lui appartiennent sont inséparables. Dieu ne fait jamais rien pour son peuple sans Médiateur et, dans ce sens, l’élection divine est souveraine et ne suppose aucune coopération humaine, pas plus que dans le cas de Christ. Le Logos n’a pas pris une nature humaine pré-existante.

V. La position des remonstrants (arminiens)

La Formule de Concorde (1577) constitue, dans le luthéranisme, le triomphe des disciples de Luther sur ceux de Melanchthon. Du côté réformé, Les Canons de Dordrecht sont l’expression du calvinisme augustinien contre le semi-pélagianisme des remonstrants. Le synergisme a une attraction magnétique telle qu’il n’a jamais cessé d’attirer plus de partisans que l’autre position.

Arminius (1560-1609) était un disciple de Théodore de Bèze, le successeur de Calvin à Genève, professeur aux Pays-Bas; il est mort avant Dordrecht. Sa pensée était représentée par Episcopus et Grotius et a été reprise, plus tard, par Limborch. Les remonstrants ont formulé leurs articles avant le Synode de Dordrecht:

–  L’élection et la condamnation sont conditionnées par la prescience de Dieu quant à notre foi ou notre incroyance.

–  Christ est mort pour tous les hommes et pour tout homme. Le pardon est offert à tous sous la condition de leur réponse. Cela veut dire que la mort de Christ n’est pas le salut des pécheurs, mais que les pécheurs sont sauvables. La mort de Christ est la clef qui permet à l’homme de répondre.

–  L’homme est déchu et ne peut pas obtenir la foi sans la grâce,

–  mais il peut résister à la grâce de Dieu. Pour certains arminiens, le repentir et la foi précèdent la régénération (ce qui semble nier le caractère total du péché).

–  La persévérance des saints n’est pas certaine: rien ne prouve que la grâce, une fois accordée, ne puisse pas être perdue.

Cette approche sotériologique implique, en ce qui concerne le plan du conseil de Dieu, que l’élection divine soit accomplie en accord avec la connaissance des actes futurs des individus libres (scientia media). Cette «science» n’implique pas de prédestination inconditionnelle.

–  Dieu, qui prévoit la chute de l’homme, détermine d’envoyer Christ comme Sauveur de tous. Cette grâce générale est suffisante pour tous et la foi permet de se l’approprier. La mort de Christ rend possible le salut pour tous.

–  Dieu, dans sa prescience, considère comment certains hommes répondent à la grâce, ou la refusent; cette réponse constitue le fondement de leur acceptation par Dieu.

–  Dieu nous sanctifie en collaboration avec sa grâce. Le saint peut atteindre la perfection dans cette vie, et ainsi avoir l’assurance du salut. Dans ce schéma, l’élection des individus ne dépend plus de la gratuité divine, mais du comportement que Dieu prévoit être celui de l’individu. La volonté humaine est l’une des causes de la régénération.

VI. Evaluation

Cette conception du salut semble avoir beaucoup d’avantages. En particulier, elle a celui de réconcilier la miséricorde et la sincérité de Dieu avec la perte du pécheur. Si l’homme se perd librement, Dieu ne peut pas être accusé d’injustice. De plus, cette conception insiste sur la responsabilité de l’homme qui a la capacité de répondre positivement à l’Evangile. Ainsi elle paraît propice à l’évangélisation. Ces «plus» ne sont qu’apparents: plusieurs problèmes restent sans solution:

1.  Le conseil éternel de Dieu ne peut pas être conditionné par le temps. Le problème de la scientia media est le suivant: si Dieu, dans sa prescience, voit les événements futurs de façon certaine, cette certitude constitue déjà une prédestination de Dieu. Car si Dieu a prévu quelque chose avec certitude, cette prévision est certaine; pour qu’il en soit ainsi, la cause de cette certitude ne peut être que la volonté libre de Dieu.

Si, en revanche, Dieu a prévu non avec certitude, mais comme une simple possibilité, il est impossible de parler de prescience.

Il en est ainsi de notre réponse de foi à l’Evangile. Si Dieu prévoit notre réponse avec certitude, cette réponse fait partie de sa volonté pour nous. Nous sommes donc prédestinés. Si, en revanche, Dieu ne voit pas notre réponse avec certitude, il n’y a pas vraiment de prescience divine. La scientia media échoue dans les deux cas.

2.  Si l’apôtre Paul avait eu une pensée arminienne, il n’aurait jamais écrit Romains 9. En adoptant une perspective arminienne, on n’est plus obligé de répondre aux objections qu’il formule lui-même en Romains 9.14 et 19: Dieu est-il injuste et l’élection détruit-elle la décision humaine?

Paul insiste sur la souveraineté de Dieu. L’arminien, lui, insiste sur la justice de Dieu, les voies de Dieu étant suspendues à l’utilisation de la grâce suffisante dans le choix de l’homme.

3.  La foi, la pénitence et la persévérance en sainteté, qui sont des conditions humaines, motivent l’élection de l’homme. Mais, dans l’Ecriture, elles sont des conséquences de la grâce de Dieu, fondée sur l’élection (Ep 2.8ss; Ph 2.12s). L’homme est élu non à cause de sa sainteté, mais en vue de la sainteté.

4.  La raison profonde de la séduction de toutes les formes du synergisme est que l’homme reçoit son salut non seulement de Dieu, mais aussi de lui-même. A cause de sa décision de croire, le salut est actualisé dans le temps, mais aussi dans l’éternité. Le vrai problème du synergisme est celui de l’égocentrisme humain. C’est ce que veut dire Herman Bavinck quand il affirme que le pélagianisme est irréligieux11. La séduction de nos mérites mine le fondement de la vraie spiritualité, de la vie de foi et de prière. Dans nos prières, nous ne nous glorifions pas; nous glorifions Dieu. Il n’y a que le pharisien qui vante ses mérites. La grâce nous fait vivre et prier en chrétiens; elle ne s’appuie pas sur nos mérites.

Contre le synergisme, il faut affirmer que l’Ecriture ne présente jamais une complémentarité entre le divin et l’humain à l’égard du salut.

L’œuvre de l’homme est la conséquence de l’acte de Dieu. Cet acte crée et appelle notre réponse. Il est l’expression de la dynamique de notre foi. Jean 6.44 parle de l’attraction irrésistible de Christ; helko est un verbe puissant. Le dictionnaire Kittel indique son aspect coercitif, de supériorité irrésistible (cf. Jc 2.44; Ac 16.19). L’acte de «venir» à Christ est fondé sur l’attraction irrésistible de la grâce de Christ. Si nous venons, c’est que nous sommes attirés; puisque nous sommes le don du Père au Fils (Jr 20.7!).

VII. L’élection selon Karl Barth12

La doctrine de Karl Barth commence par une approbation de Calvin et de l’orthodoxie réformée. Mais Barth en est critique aussi. Pour lui, la doctrine réformée, si sa perspective fondamentale est juste, est abstraite, car Calvin ne comprend pas vraiment la doctrine biblique de la grâce: «L’élection de la grâce est tout l’Evangile.» Il faut que l’élection soit révélée comme grâce de Dieu et non comme la décision d’un Dieu abstrait. Ainsi Barth écrit que le «Dieu de l’élection de Calvin est un Deus nudus absconditus». Pour lui, le problème est que la source de l’élection est au-delà de Christ dans une décision qui ne doit rien à Christ et à l’amour de Dieu. La grâce serait obscurcie par les ténèbres de l’indécision face à un décret absolu. L’élection est souveraine, en dehors de l’amour de Dieu en Christ. C’est pourquoi Barth propose que l’élection ait un fondement purement christologique.

1. L’Etre de Dieu et la décision primaire13

L’Etre de Dieu est en devenir, car c’est la «décision primaire» qui établit la relation en Dieu. La décision divine de l’élection est en corrélation avec une autre: celle d’être trinitaire14. Ainsi l’Etre en Soi de Dieu est un acte intériorisé et extériorisé. Dieu se correspond à lui-même dans sa décision. Cette historicité de Dieu fonde l’historicité de la révélation. La grâce de Dieu est Geschichte, car elle a son fondement dans le décret concret où Dieu se correspond à lui-même. Ainsi Barth peut dire qu’à l’origine, l’élection de l’homme par Dieu est une prédestination non seulement de l’homme par Dieu, mais de Dieu lui-même. Pour cette raison, l’élection fait partie de la doctrine de Dieu, et cela dans un sens supralapsaire. Par sa décision, Dieu se détermine comme un Etre en acte.

–  L’autodétermination est un acte dans lequel Dieu se correspond à lui-même comme Père, Fils et Esprit.

–  En même temps, elle est la relation entre Dieu et l’homme, fondée sur la décision où Dieu se veut, et se veut comme amour.

2. Concrétisation christologique

Christ est à la fois le Dieu qui élit et l’homme élu. Il est le sujet et l’objet de l’élection. Cela détermine le rapport qui existe entre Dieu qui élit et l’homme qui est élu. Ainsi Christ n’est pas seulement l’objet du bon plaisir de Dieu, mais il est le bon plaisir de Dieu. Le conseil éternel de Dieu est révélé en Christ qui est sujet et objet de la décision divine. L’Etre de Dieu et son conseil ne sont pas cachés dans un décret absolu, mais sont concrétisés dans la révélation de Christ. Le conseil divin est transparent et total en Christ. L’élection ne concerne donc pas le nombre de ceux qui sont compris dans une décision cachée; elle se restreint à Christ, l’homme élu. Pourtant, l’élection implique la réprobation (comme toujours!). Barth est supralapsaire. Le oui de Dieu implique la réprobation de Christ et, ainsi, Dieu décide de ne pas être un Dieu de haine. «Dans le conseil éternel de Dieu, c’est Dieu qui est rejeté en son Fils.» Dieu prend au sérieux la menace du néant et il l’assume dans le rejet du Christ. C’est en Christ que Dieu se détermine par la réprobation de Christ d’être pour nous en l’élection. Christ est Dieu rejeté pour tout homme.

3. Questions…

Si Christ est rejeté par la décision divine, n’est-ce pas une explication du péché de l’homme? Le péché est ce qui est impossible à l’homme, car il est rejeté par la décision divine. La liberté pour l’homme n’est pas la possibilité de suivre une des deux directions. Sa liberté est pour Dieu, car le néant, le chaos et le péché sont rejetés en l’Elu. Barth nie la possibilité du péché dans la création de l’homme libre (ce qu’il appelle l’«impossibilité ontologique du péché»). Il est donc impossible d’expliquer le péché à la lumière de la liberté de l’homme.

Barth établit un autre rapport15. Le lien est direct entre l’élection qui implique le rejet et le chaos qui se manifeste comme péché. Le «oui» de Dieu implique son «non» et, à cause de ce rejet, le chaos et le péché existent. Le péché a son fondement dans le non-vouloir divin. Le non n’a pas de rapport dialectique avec le «oui»: si l’élection est éternelle, la réprobation n’existe qu’en fonction d’elle comme une réalité passagère. Le péché et le chaos sont le revers inévitable de l’élection. Dans un sens, Karl Barth a donné une explication du péché qui reçoit son existence selon la détermination de ce que Dieu ne veut pas, ce qu’il rejette comme l’impossibilité ontologique. En Christ, Dieu triomphe dans sa décision primaire, de ce qui est impossible, en opposition avec lui.

4. Election, rejet et la portée de l’élection

En Christ, le rejet de celui qui est élu est révélé. Dieu choisit pour lui-même le rejet qui fait du péché une impossibilité, dès le départ. Il est donc impossible que l’homme soit rejeté, car Christ a assumé cette impossibilité. Et puisque Christ a été, dans la décision divine, l’homme réprouvé, l’homme est élu en lui.

Cela s’applique historiquement: le Messie crucifié d’Israël est le Seigneur ressuscité de l’Eglise. Le rejet d’Israël est passager, afin de réaliser l’élection du peuple de Dieu en lui. Israël reflète le jugement dont Dieu délivre Christ. L’Eglise montre l’élection imméritée, réalisée en Christ à travers son rejet. Les individus sont aussi élus en Christ. Ils acceptent que Christ ait été rejeté pour eux et attestent la vérité de l’élection. Mais pour qu’il y ait des élus, il faut qu’il y ait des «réprouvés». Ce sont ceux qui persévèrent dans l’impossibilité de l’incroyance et portent ainsi le témoignage que Christ est le rejeté qui rend nul leur choix. Les réprouvés manifestent la contrepartie de l’élection, selon la non-volonté divine. C’est un détournement de l’élection qui atteste indirectement celle-ci. Les «réprouvés» sont élus sans le savoir, car Christ a été le rejeté pour tout homme. Leur vraie détermination est de cesser d’être des témoins involontaires de l’élection pour devenir des témoins réels.

Conclusion

La doctrine barthienne a un attrait indéniable. Elle est logique… trop! Elle a raison de se centrer sur Christ et sa fonction centrale dans l’élection. C’est biblique. Refuser une double prédestination symétrique suit les meilleures lignes théologiques. Augustin a parlé de la prédestination des élus et de la prescience divine quant aux réprouvés. Calvin affirme que la cause de la réprobation ne doit pas être cherchée en Dieu mais en nous. Les Canons de Dordrecht insistent sur le non eodem modo. Barth voit juste en affirmant que l’éternité n’est pas décisive en soi; elle n’est pas une pré-temporalité mais une co-, post- et supra-temporalité. L’élection éternelle est une décision qui englobe le temps dans toute sa réalité. La présentation de Barth est utile pour corriger certaines spéculations et aider au réajustement de certains aspects de la doctrine.

1.  Karl Barth, et avec lui Pierre Maury, n’ont pas compris le sens de la doctrine réformée. G.C. Berkouwer et K. Runia nient que Calvin et les Canons de Dordrecht parlent d’un décret absolu16. Runia affirme que la notion d’un décret absolu est étrangère à l’Ecriture et à la pensée des réformateurs. L’aspect christologique, s’il doit être accentué, n’est pas absent chez eux17. Berkouwer, en particulier, nie que Christ soit seulement celui qui exécute un conseil abstrait de Dieu. Si les réformateurs ne font pas de Christ la cause ou le fondement de l’élection, ils n’ont pas voulu dire que Christ était simplement celui qui exécute le conseil de Dieu. Cette terminologie ne leur semblait pas adéquate pour le en Christo biblique. En proposant que Christ est le miroir de l’élection, Calvin n’a pas voulu dire que le conseil de Dieu nous est caché, mais que l’amour réconciliateur se manifeste en Christ18. Il n’y a aucune séparation entre le décret souverain et sa manifestation. Le conseil de Dieu est en Christ et est révélé en lui. Il n’est pas immuable et abstrait, mais il se réalise historiquement dans le en Christo et le dia Christo. La volonté de Dieu n’est pas autre chose que Dieu voulant et agissant. Dieu est à l’œuvre en Christ pour se réconcilier avec l’homme:

«Le conseil de Dieu n’est pas un acte qui appartient au passé, pas plus que la génération du Fils; c’est un acte divin éternel; toujours complet et pourtant toujours continué, en dehors du temps et surélevé au-dessus du temps.»19

2. La décision primaire de Dieu

Dieu se tourne déjà vers l’homme avant la création. La création est nécessaire pour que Dieu soit Dieu en relation. Il y a, chez Karl Barth, un point de confusion entre le temps et l’éternité. La décision divine déterminerait Dieu comme trinitaire car, en elle, le Fils est le sujet et l’objet de l’élection. En tant que rejeté, le chaos deviendrait en quelque sorte nécessaire pour que Dieu soit Dieu. K. Barth frôle, ici, le dualisme.

Cette historicisation de Dieu, qui impliquerait que la mort de Dieu est nécessaire à sa vie de communion trinitaire, manifeste que Karl Barth n’a pas observé assez strictement le sens du langage biblique. Le Père élit; le Fils est élu; cette élection diffère de l’élection humaine. Christ est élu selon son office de Médiateur; notre élection est différente.

3.  Peut-on établir un lien entre le rejet du Christ et l’impossibilité ontologique du péché? La conséquence en serait un universalisme hypothétique du salut, car Christ est l’élu et le rejeté pour tout homme. La différence entre ceux qui se savent élus et ceux qui attestent ce fait négativement, ne le sachant pas, ne s’accorde pas avec l’attestation biblique. Dans celle-ci, l’homme qui n’est pas en Christ n’a pas la vie et est déjà condamné. Quel rapport y a-t-il entre ce «condamné» et celui qui ne sait pas qu’il est élu? En «expliquant» le péché, K. Barth n’a-t-il pas diminué la réalité terrible de l’aliénation et de la séparation d’avec Dieu?

1* P. Wells est professeur de théologie systématique à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence et éditeur de La Revue réformée.

Nous distinguons entre la prédestination, qui concerne les événements dans leur ensemble – «tout ce qui se passe» (Ephésiens 1.11) – et l’élection, qui concerne le salut des êtres humains (1.4) et qui fait partie de la décision de la prédestination. Le contraire de l’élection est la prétérition, le fait que Dieu laisse certains.

2 B.B. Warfield, The Plan of Salvation (Grand Rapids: Eerdmans, 1970), 16.

3 Les libéralismes théologiques sont essentiellement des formes de pélagianisme.

4 Cf. J.N.D. Kelly, Initiation à la doctrine des Pères de l’Eglise (Paris: Cerf, 1968), 368ss.

5 L’influence d’Erasme dans sa diatribe sur le Libre arbitre était importante. Cf. Martin Luther, Du serf arbitre suivi de Désiré Erasmus, Diatribe du libre arbitre (Paris: Gallimard, 2001) éd. Georges Lagarrigue.

6 Voir Concile de Trente, Session 6,II,iv.

7 Voir un exemple dans le livre de Gaston Deluz, Prédestination et liberté (Neuchâtel: Delachaux, 1942), 109s, 113s. Voir aussi Calvin, Institution, III,xxii,3.

8 Auguste Lecerf, Etudes calvinistes (Aix-en-Provence: Kerygma, 1999), 11-32.

9 Cf. Calvin, Commentaire sur l’évangile de Jean, sur 17.2.

10 Cf. Calvin, Commentaire sur l’évangile de Jean, sur 17.21.

11 H. Bavinck, Reformed Dogmatics, II (Grand Rapids: Baker, 2004), VII.

12 K. Barth, Dogmatique, II. A.

13 Voir E. Jüngel, The Doctrine of the Trinity. God’s Being is in Becoming (Grand Rapids: Eerdmans, 1976), 69ss.

14 Dogmatique, II. 1.

15 Dogmatique, III. 3.

16 Cf. P. Maury, La prédestination (Genève: Labor et Fides, 1957), 25.

17 Voir Calvin, Commentaire sur l’épître aux Ephésiens, 1.4.

18 G.C. Berkouwer, Divine Election (Grand Rapids: Eerdmans, 1960), 136ss.

19 Bavinck, ad. loc. 

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