PROTESTANTISME ET LIBERTÉS :
SOLA SCRIPTURA, SOLA FIDE ET SOLI DEO GLORIA
Ronald BERGEY*
Le thème de ce carrefour théologique est «Protestantisme et Libertés». Par son insistance sur l’Écriture seule en matière de foi et de vie, la foi seule comme moyen de justification et la gloire à Dieu seul pour le salut, le protestantisme, avec toute l’Église, recherche pour l’homme la plus grande liberté, celle de la libération du péché. L’apôtre Paul dit au sujet de ceux qui croient en Christ: «Ils sont déclarés justes par sa grâce; c’est un don que Dieu leur fait par le moyen de la délivrance (rédemption ou libération) apportée par Jésus-Christ.» (Rm 3.24)
La manière dont Paul développe sa plaidoirie en Romains 4 illustre bien ce triangle doctrinal cher au protestantisme: solascriptura, sola fide et soli Deo gloria. Le thème du contexte de ce chapitre (3.21-5.21) est la justification; le souci de Paul est de démontrer à partir d’un précédent vétérotestamentaire comment on est justifié ou comment on est en règle avec Dieu. Pour appuyer son argument relatif à cette justice, l’apôtre se sert du père fondateur du peuple d’Israël, Abraham (4.1-5, 9-25). Comme le dit F.F. Bruce dans son commentaire sur l’épître aux Romains (p. 86): «De tous les justes de l’ancienne alliance, aucun ne surpassait Abraham – ‹mon ami›, comme l’appelle Dieu en Esaïe (Es 41.8).» Au chapitre 4 de cette épître nous lisons:
1 Prenons l’exemple d’Abraham, l’ancêtre de notre peuple, selon la descendance physique. Que pouvons-nous dire à son sujet? 2 S’il a été déclaré juste en raison de ce qu’il a fait, alors certes, il peut se vanter. Mais ce n’est pas ainsi que Dieu voit la chose! 3 En effet, que dit l’Écriture? Abraham a eu confiance en Dieu, et Dieu, en portant sa foi à son crédit, l’a déclaré juste. 4 Si quelqu’un accomplit un travail, on lui compte son salaire non pas comme si on lui faisait une faveur, mais d’après ce qui lui est dû. 5 Et si quelqu’un n’accomplit pas d’œuvre mais place sa confiance en Dieu qui déclare justes les pécheurs, Dieu le déclare juste en portant sa foi à son crédit. (vv. 1-5, Bible du Semeur)
Sola scriptura
Les Écritures seules font autorité ultime et suprême en matière de foi, de salut, de connaissance de Dieu et de vie. Pour avancer son argument pour la justification par la foi, Paul fait appel uniquement aux Écritures. Il parle de la justice de Dieu attestée dans la loi et les prophètes (Rm 3.26; cf. Es 45.21, 24-25, 54.17). Concernant l’imputation de cette justice, il cite la Torah (Rm 4.3, 10; cf. Gn 15 et 17) et les Ecrits (Rm 4.7-8; cf. Ps 32). Précisément, il base sa prétention sur Genèse 15.6, qui parle de la foi d’Abraham, le père de tous ceux qui croient, de tous ceux qui ont la foi en Christ (Rm 4.16; Ga 3.9). Il met en opposition deux hypothèses: la justification par les œuvres et la justification par la foi. Pour trancher cette question, Paul pose la question clé: «Que dit l’Écriture?» Puis il la cite: «Abraham eut foi en Dieu, et cela lui fut compté comme justice.» Seules les Écritures peuvent fournir la réponse définitive. Pour l’Église, il n’y a pas deux règles différentes en matière de foi. La seule règle, ou canon – norme ayant autorité divine -, c’est l’Écriture, l’Ancien Testament et le Nouveau Testament. Ce qui fait que les Écritures ont un statut à part, c’est que celles-ci sont inspirées et infaillibles. Le mot sola ne laisse pas de place, au même niveau que l’Écriture, aux dogmes de l’Église. Aussi importants qu’ils soient, ceux-ci ne sont ni infaillibles ni inspirés et ils n’occupent donc pas la place des Écritures.
Sola fide
Dieu confère la grâce du salut par le moyen de la foi seule. Le qualificatif «seule» exclut les œuvres comme moyen de justification. Or la question n’est pas: les œuvres sont-elles nécessaires? Certes, la foi conduit aux œuvres bonnes. A ce sujet, le témoignage de l’Écriture concernant Abraham est élogieux: «Abraham a écouté ma voix, il a observé mon ordre, mes commandements, mes prescriptions et mes lois.» (Gn 26.5; cf. 18.19) Les affirmations dans le Nouveau Testament sont aussi très claires: nous devons nous appliquer à être zélés pour les œuvres bonnes et à exceller dans les œuvres bonnes (Tt 2.14, 3.8); nous sommes sauvés pour accomplir des œuvres bonnes (Ep 2.10). La question est plutôt: les œuvres sont-elles nécessaires pour notre justification, notre salut? L’homme, par l’obéissance à la loi de Dieu, peut-il être en règle avec Dieu ou doit-il ajouter à sa foi les œuvres en vue de son salut?
L’argument scripturaire de Paul pour la justification par la foi seule se base sur une exégèse serrée du texte hébreu de Genèse 15.6, qu’on peut traduire: «Il eut foi dans le Seigneur et il la lui compta comme justice.» Le complément d’objet pronominal féminin en hébreu traduit «la» se réfère au nom féminin ’emunah, qui veut dire «foi» ou «confiance». Ce nom est apparenté à ce verbe ‘aman traduit «il eut foi». Le nom «foi» ne se trouve pas dans ce verset, mais celui-ci est implicite grâce au complément «la». Paul l’explicite et l’interprète: «la», c’est «sa foi» et, donc, «sa foi est comptée comme justice» (Rm 4.5; Ga 3.6). L’emploi des termes financier et juridique dans l’expression «compter comme justice» souligne l’acte de Dieu qui porte au compte d’Abraham la justice sur la seule base de sa foi. Dans le cas du pardon de David, Paul s’appuie sur la non-imputation du péché pour parler de l’imputation de la justice (Rm 4.6-8). Paul réitère: «Nous disons en effet: la foi d’Abraham lui fut comptée comme justice.» (v. 9b)
Puis Paul demande dans quelles conditions la foi lui fut comptée comme justice: «… avant ou après sa circoncision?» Cette question, surtout pour un juif, revêtait une importance capitale. La circoncision, le signe visible de l’alliance, était la marque extérieure sine qua non d’appartenance à Dieu. Sa réponse: «Non pas après, mais avant!» (4.9) L’argument de Paul est toujours scripturaire. Le rite de la circoncision (Gn 17.10ss) ne fut introduit que bien plus tard, bien des années après qu’Abraham eut été déclaré juste (treize ans après la naissance d’Ismaël; cf. Gn 17.25 et vv. 1 et 24 avec 16.16). Comme l’affirme le Nouveau Testament, les œuvres sont insuffisantes pour le salut (Ga 3.10-11) et nous sommes sauvés sans les œuvres (Rm 3.20; Ep 2.9).
Si l’homme peut être en règle avec Dieu, être justifié devant lui, ce n’est pas parce qu’il œuvre ou devient collaborateur avec Dieu pour son salut. Selon le théologien Louis Berkhof, la foi est la condition de notre justification, non son fondement méritoire. «Si c’était le cas, il faudrait considérer la foi comme une œuvre méritoire de l’homme.» (Systematic Theology, p. 521) La justification par la foi veut dire que l’homme ne peut qu’accepter comme un don ce que Dieu lui offre gratuitement. La foi, ce sont les mains vides étendues vers Dieu, qui acceptent et reçoivent le cadeau du salut, salut acquis par l’œuvre du Christ sur la croix, le sacrifice substitutif une fois pour toutes. Pierre Courthial dit: «La foi, c’est la main qui saisit les promesses de Dieu. (…) la main tendue dans la prière qui reçoit ce que Dieu a fait et donne.»1
Soli deo gloria
Dieu sauve pour sa gloire seule et le moyen qu’il emploie pour sauver ne laisse aucune place pour l’homme de se glorifier. Paul demande: «Y a-t-il donc lieu de s’enorgueillir?» Sa réponse: «C’est exclu! Au nom de quoi? Des œuvres? Nullement, mais au nom de la foi.» (Rm 3.27) Ou, comme le traduit la Bible du Semeur: «Reste-t-il encore une raison de se vanter? Non, cela est exclu. Pourquoi? Parce que ce qui compte, ce n’est plus le principe de mérite, mais celui de la foi.» Que dit Paul au sujet d’Abraham? «Si Abraham a été justifié par les œuvres, il a sujet de se glorifier, mais non devant Dieu.» (4.3)
La gloire de Dieu est étroitement liée à sa grâce ou sola gratia. Paul a montré, à partir d’Abraham, que l’homme est justifié par la foi et cela sans œuvres, même la circoncision. Paul va plus loin. En vue du salut, la preuve de la grâce divine, c’est que le principe de la foi prime sur l’obéissance à la loi. Il raisonne: la promesse que Dieu a faite à Abraham a été l’objet de sa foi (Gn 15.5-6, 17.5); par la foi, il est devenu héritier de la promesse, héritier du monde entier (Rm 4.13). La conclusion? «Aussi est-ce par la foi qu’on devient héritier, afin que ce soit par grâce.» (4.16a) La promesse dont il est question est celle qui concerne la bénédiction qui s’étendrait, à travers Abraham, à toutes les nations de la terre (Gn 12.3, 18.18, 22.18) et qu’Abraham deviendrait le père d’une foule de nations (Gn 17.5; Rm 4.17). C’est la promesse que Paul qualifie «la bonne nouvelle prêchée d’avance» à Abraham, qui n’est rien d’autre que l’Évangile du salut pour tous, Juifs et Gentils, en Jésus-Christ (Ga 3.6-9, 22). En vue de cette grâce, l’apôtre les exhorte: «Accueillez-vous donc les uns les autres, comme Christ vous a accueillis, pour la gloire de Dieu.» (Rm 15.7)
La justification par la foi constitue la démonstration par excellence de la grâce de Dieu. Comme le dit Paul: «Dieu déclare les hommes justes par leur foi en Jésus-Christ…» (Rm 3.22) Le salut ne dépend pas de l’homme mais de Dieu à cent pour cent. L’apôtre poursuit en disant: «Ils sont déclarés justes par sa grâce; c’est un don que Dieu leur fait par le moyen de la délivrance apportée par Jésus-Christ.» (v. 24) Ailleurs il dit: «Celui qui n’a pas connu le péché, il l’a fait devenir péché pour nous, afin que nous devenions en lui justice de Dieu.» (2Co 5.21)
Luc Ferry dit dans son livre récent, Apprendre à vivre2, que l’interrogation centrale de toute philosophie est le salut. L’être humain, à la différence de Dieu, est mortel, un être fini, limité dans l’espace et dans le temps. Mais, à la différence des animaux, il est le seul être qui ait conscience de ses limites. Il sait qu’il mourra et que ses proches, ceux qu’il aime, aussi. Il ne peut donc s’empêcher de s’interroger sur cette question qui, a priori, est inquiétante, voire absurde ou insupportable. Et, bien sûr, pour cela, il se tourne d’abord vers les religions qui lui promettent le salut.
Face à la menace suprême qu’est la mort, la philosophie et la religion ont, d’après Ferry, deux façons opposées d’approcher la question du salut. Pour l’essentiel de la religion, c’est la foi et elle seule qui peut faire tomber sur nous la grâce de Dieu. Cela requiert l’humilité, ce qui ne laisse aucune place pour l’arrogance ou la vanité de la philosophie, comme ne cessent de répéter les plus grands penseurs chrétiens d’Augustin à Pascal. Pour la philosophie, cette réponse est trop belle pour être vraie. Elle est déraisonnable. Le salut par la foi fait de la mort, dit-il, une illusion car, après tout, nous sommes immortels et, après la mort biologique, nous allons retrouver ceux que nous aimons. Certes, cette foi peut calmer les angoisses de mort. Mais, pour y croire, on abandonne la raison. Avoir la foi met un terme à l’esprit critique. La philosophie est pour l’essentiel, poursuit Ferry, une quête de la vie bonne hors religion, une recherche du salut sans Dieu (c’est lui qui le souligne). En effet, le salut vient de la sagesse. Etre sage veut dire vivre heureux et libre autant qu’il est possible, en ayant, enfin, vaincu les peurs que la finitude a éveillées en nous.
On peut dire que le triangle doctrinal de Ferry est: la philosophie seule, la raison seule et la gloire à l’homme seul. Cela fait penser à 1Corinthiens 1.21: «Car puisque le monde, avec sagesse, n’a pas connu Dieu dans la sagesse de Dieu, il a plu à Dieu de sauver les croyants par la folie de la prédication.» Le chemin préconisé par Ferry est loin de celui qui est balisé par le protestantisme et ne mène pas à la liberté vraie.
A Dieu seul la gloire pour le salut révélé dans l’Écriture seule et pour la justification par le moyen de la foi seule. La libération et la liberté qui en résultent ont été acquises à grand prix, la rédemption accomplie en Jésus-Christ. Que le protestantisme, en France, serve de vases communicants et proclame cette liberté en Christ!
* R. Bergey est professeur d’hébreu et d’Ancien Testament à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence. Ce texte est celui de la méditation biblique présentée au Carrefour 2007.
1 P. Courthial, La Confession de foi de La Rochelle – Commentaire (Aix-en-Provence: éd. Kerygma, 1979), 79.
2 L. Ferry, Apprendre à vivre (Paris: Plon, 2006), 16-17, 20ss, 30.