LA LIBERTÉ ET L’ARGENT:
Calvinisme et économie
Michel JOHNER*
Etablir un lien entre la liberté et l’économie, ou la liberté et l’argent, est une idée qui peut surprendre dans un carrefour de théologie. Le christianisme, et en particulier le protestantisme (avec sa doctrine de la justification par la foi seule), n’a-t-il pas développé une théologie du salut qui dénie toute relation entre le bonheur et l’argent, en situant le fondement de la liberté dans un au-delà (ou un en deçà) qui rend insignifiante ou, en tous les cas, très secondaire la question de l’argent ou de la fortune?
Il serait facile de proposer ici une sorte d’«anticonférence» qui mette en valeur toutes les paroles bibliques critiques sur l’argent: soit qu’elles fassent l’éloge apparent de la pauvreté ou du dépouillement1 ou, plus profondément, appellent à une forme d’indifférence par rapport à la question de la richesse et de la pauvreté2.
Mon propos ne sera donc pas de parler du rapport entre l’argent et la liberté, mais plutôt, à l’inverse, de celui de la liberté et de l’argent, en posant la question suivante: en aval de la justification par la foi, comment se manifeste la liberté chrétienne dans le rapport du croyant à l’argent, et pas en premier lieu dans le domaine de l’éthique individuelle (qui a déjà fait l’objet d’exposés, ici même3), mais dans celui de l’éthique sociale? Quelles sont les retombées de la profession de foi chrétienne dans le domaine économique?
Jean Calvin est souvent présenté comme étant le père du capitalisme, à la suite de la thèse célèbre de Max Weber4. La plupart des économistes, historiens et théologiens contestent aujourd’hui la pertinence de cette thèse, mais reconnaissent que Calvin a bien été le premier théologien à apporter la caution morale de l’Église à la pratique du prêt à intérêt, donnant ainsi au capitalisme une sorte de «bénédiction baptismale» qui a fortement contribué à son développement, notamment dans les pays protestants aux XVIIe et XVIIIe siècles. Sans être l’inspirateur du capitalisme, il est certain que le calvinisme a eu pour effet psychologique et spirituel de débarrasser le commerce et le rapport à l’argent de plusieurs des inhibitions qui les paralysaient dans la morale antérieure5.
I. L’éthique du travail dans le protestantisme
Protestantisme et prospérité économique
Il existe effectivement une certaine concomitance, dans l’histoire de l’Europe moderne, entre le protestantisme et la prospérité économique. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, en particulier, la carte des développements économiques de l’Europe épouse assez nettement les frontières des pays d’obédience protestante6.
Ce constat est unanime, autant de la part des partisans de la Réforme que de ses adversaires. Comme le fait remarquer A. Biéler: alors que les partisans de la Réforme vantent le goût du travail des puritains, qui aurait mis les peuples protestants en tête des nations industrielles, ses adversaires, comme le catholique Robert Beauvois, voient dans l’ardeur laborieuse des protestants et leur âpreté au gain l’origine du matérialisme ravageur qui aurait détruit le monde moderne7.
Où les opinions divergent, c’est dans l’analyse des raisons de cette prospérité. Tout a été dit à ce sujet, parfois par des auteurs aux partis pris très antiprotestants, ou par des auteurs plus nuancés, comme E. Todd, qui pensent que le dynamisme économique des protestants serait un accident imputable à des causes indirectes, comme le développement de l’alphabétisation de masse et de l’éducation, dont le protestantisme aurait profité à son insu. Selon lui, ce n’est qu’accidentellement que cette alphabétisation aurait eu, dans le protestantisme, des retombées économiques8.
Pour d’autres, comme A. Peyrefitte, ce dynamisme s’inscrirait dans la suite toute naturelle des développements économiques amorcés en Europe à partir du XIIIe siècle (à l’aube de la Renaissance). Et l’académicien de soutenir la thèse selon laquelle ce serait, en réalité, la Contre-Réforme qui aurait tenu les pays catholiques à l’écart de ce développement historique naturel. Le protestantisme ne serait pour rien dans sa prospérité9.
Ceci dit, il me semble essentiel, pour comprendre la prospérité économique des protestants, de pousser l’analyse en deçà des facteurs accidentels qui ont pu la favoriser ou l’accélérer, et de nous intéresser à la pensée religieuse spécifique au protestantisme.
L’ascétisme séculier ou «intramondain» des protestants
En effet, une des principales «révolutions culturelles» engendrées par le protestantisme concerne la théologie du travail et la dignité spirituelle des professions séculières, manuelles, artisanales, puis commerciales.
La particularité du protestantisme est d’avoir étendu à l’exercice des professions séculières la dignité spirituelle et religieuse qui, auparavant, dans la spiritualité catholique du Moyen Age, n’était reconnue qu’à la vocation des prêtres et des moines. Ce faisant, le protestantisme a atténué la distinction entre le religieux et le profane.
Les civilisations antiques, on le sait, n’ont pas eu beaucoup de considération pour le travail. Pour elles, travail rimait généralement avec servitude. Dès qu’elles l’ont pu, elles en ont fait la spécificité des esclaves10.
Dans la tradition biblique, en revanche, le travail a reçu, dès ses origines, une qualification positive. Avant qu’il ne soit altéré par la chute et ne devienne «labeur» (cf. Gn 1.28 et 3.17), il revêt une forme de dignité: le travail de l’homme s’inscrit dans le prolongement du travail que Dieu entreprend dans le monde pour l’entretien de ses créatures.
Mais en tradition chrétienne jusqu’à la fin du Moyen Age, le travail a été considéré comme une besogne temporelle un peu négligeable, n’ayant pas pour elle la dignité spirituelle reconnue aux exercices de piété et à la vie monastique. Le travail relève des contingences matérielles auxquelles il faut bien que certains hommes répondent, tant qu’ils ne peuvent pas s’en dispenser (le Tiers Etat). Le travail est rarement reconnu comme étant l’objet d’une vocation dont Dieu serait directement l’inspirateur et le bénéficiaire11.
C’est le protestantisme, Luther en tête, qui, parlant des professions séculières, utilise pour la première fois le terme «vocation» (Beruf en allemand, puis calling en anglais), avec tout son sens religieux. De ce point de vue, ce qui plaît à Dieu, plus que tout, ce n’est pas l’ascétisme des moines, mais l’exercice consciencieux de toutes les activités professionnelles dans la vie séculière12.
C’est ce que Weber a appelé l’«ascétisme séculier» des protestants (ou «ascétisme intramondain»). Avant la Réforme, dit-il, plus l’ascétisme s’emparait d’un individu, plus il l’expulsait de la vie courante et du monde du travail. Avec la Réforme, en revanche, ceci deviendra particulièrement évident dans le puritanisme, l’idéal ascétique est recherché à l’intérieur même de l’activité professionnelle13.
Certains auteurs parlent à ce propos de «désacralisation» du monde du travail, ou de «sécularisation», ou de «laïcisation», ou de «désenchantement du monde»14. Mais aucune de ces expressions ne nous semble adéquate. Car l’idée selon laquelle le travail séculier serait autonome part rapport à la religion est à l’opposé de ce que Luther a prêché! Le boulanger luthérien, lorsqu’il pétrit son pain, est au contraire habité par la conviction qu’il est ministre de Dieu dans son travail, et le glorifie au travers de son service autant que le prêtre. Donc, si le travail séculier reçoit une forme d’indépendance, dans la pensée protestante, c’est assurément une indépendance vis-à-vis de l’Église, à laquelle la dignité des professions n’est plus subordonnée, mais certainement pas une indépendance vis-à-vis de Dieu ou de la religion, tout au contraire!
Travail de Dieu et travail de l’homme
Calvin enrichira les thèses de Luther par l’affirmation que la dignité du travail de l’homme découle de son inscription dans le prolongement du travail de Dieu, qui est le premier et le plus grand travailleur. Au travers de son travail, l’homme est fait «collaborateur de Dieu», il est placé dans la position du gérant ou de l’intendant, appelé à mettre en œuvre et en valeur toutes les richesses de la création15. Par son travail, l’homme communie à l’activité créatrice et providentielle de Dieu (cf. Ps 8.4-8).
D’où, également, un lien essentiel, en morale calviniste, entre travail et sabbat. Il est regardé comme primordial que le travailleur se remette personnellement en condition devant Dieu, qu’il s’approprie lui-même dans la foi, et se réapproprie constamment les bénéfices de l’œuvre rédemptrice que Dieu a accomplie en sa faveur. Le travail, pour Calvin, n’est pas digne en soi, mais susceptible de le devenir, en se replaçant et en se maintenant dans la continuité du travail de Dieu, créateur et rédempteur16.
L’inégale dignité des professions séculières
S’il y a, chez tous les réformateurs protestants, réhabilitation de la dignité spirituelle des professions séculières, il y a divergence entre eux sur l’extension de cette réhabilitation. Dans la hiérarchie de la dignité des professions, Luther met en tête le travail des champs, puis vient le travail manuel, et ensuite le marchand qui vend ce qui est utile et nécessaire, mais il est difficile qu’un marchand soit «sans péchés», car il cherchera toujours à vendre sa marchandise «aussi cher qu’il le peut». Calvin met aussi à la première place les agriculteurs et les laboureurs «qui ont Dieu pour maître et docteur»17, mais étend ensuite cette reconnaissance aux professions commerciales et industrielles18.
D’où son intérêt direct pour la question du prêt à intérêt: pour cultiver son champ ou forger un outil, il n’est pas besoin de beaucoup de ressources ou d’avances. Mais il en faut davantage pour se livrer au commerce et à l’industrie. Comment se les procurer, sinon en les empruntant? D’où la seconde révolution opérée par le calvinisme dans l’économie politique: la doctrine du prêt à intérêt.
Providence et mobilité sociale
En 1Corinthiens 7, l’apôtre Paul exhorte chaque fidèle à demeurer «dans l’état où il se trouvait quand il a été appelé» (v. 20). Luther a fait de cette parole une interprétation assez littérale et conçu l’ordre social comme un ensemble d’états relativement immuables: chacun doit rester à la place où la Providence l’a mis. Pour Calvin, par contre, cette exhortation ne signifie pas qu’un fils de cordonnier ne puisse pas apprendre un autre métier, mais qu’il doit le faire uniquement s’il a de bonnes raisons (comme le bouvier Amos qui devint prophète ou le charpentier de Nazareth qui devint Messie)19. D’où une mobilité sociale plus évidente dans le calvinisme, vers les vocations meilleures et plus excellentes20.
Nouveau regard sur la fortune
Comme le dit A. Biéler, avant la Réforme, on était dans la logique d’une société hiérarchique et statique, dans laquelle les biens acquis, ceux dont on jouissait sans efforts, étaient considérés comme nobles et protégés, alors que les richesses nouvelles, créées avec effort (la richesse de la bourgeoisie) étaient facilement méprisées, voire spoliées21. Il est certain que, dans les pays protestants, cette échelle de valeurs a été renversée: les puritains, en particulier, dénonceront les dangers d’une «richesse thésaurisante» et le confort oisif qu’elle procure. Et ils valoriseront, par contraste, dans leur prédication, une dynamique d’enrichissements et de réinvestissements immédiats idéalement infinis22.
II. De la prohibition de l’usure à la légalisation du prêt à intérêt
Calvin, nous l’avons dit, a été le premier théologien chrétien à apporter la caution morale de l’Église à la pratique du prêt à intérêt. Sa hardiesse a été d’oser rompre avec une tradition judéo-chrétienne vieille de près de trois millénaires, qui soutenait unanimement la «prohibition de l’usure», autant les morales ecclésiastiques que politiques, même si elles ont toutes deux été capables de casuistiques assez subtiles, en particulier vis-à-vis des Juifs et des Lombards, pour obtenir d’eux les prêts financiers dont elles avaient besoin, ou par l’intermédiaire des «contrats de rentes foncières»23.
Par cette rupture, Calvin se démarque également des réformateurs protestants de la première génération, comme Luther et Zwingli, pour qui toutes les formes de prêts rémunérés restent proscrites et assimilées à l’usure, au sens négatif du terme24, à l’exception de Martin Bucer, qui partageait sur le sujet plusieurs des idées de Calvin25.
La prohibition de l’usure
Dans la morale chrétienne, la prohibition de l’usure était fondée sur quatre arguments principaux:
a.L’enseignement biblique. Alors que le prêt à intérêt était largement répandu dans l’Antiquité et le Proche-Orient ancien, il est fait interdiction, dans le Pentateuque, aux membres du peuple d’Israël d’exiger un quelconque intérêt de leurs frères26. Ils ne reçoivent cette autorisation qu’à l’égard des étrangers, ce qui explique qu’ils deviendront plus tard les banquiers du christianisme. C’est la fameuse «prohibition judaïque» que le Christ, dans le Nouveau Testament, aurait confirmée en ordonnant: «prêtez sans rien espérer en retour» (Lc 6.35).
b.L’enseignement des Pères de l’Église, parmi lesquels Jean Chrysostome, Ambroise, Augustin et Thomas27. Dépassant le particularisme vétérotestamentaire, les Pères ont donné à l’interdiction mosaïque une étendue plus large: les chrétiens ne peuvent faire aucun prêt rémunéré, ni à leurs frères chrétiens, ni aux étrangers. Cela créa au Moyen Age une situation plutôt «rocambolesque», puisque les banquiers du Vatican furent essentiellement les Juifs, qui, ce faisant, de leur point de vue, prêtaient à l’étranger et prenaient une liberté que l’Église interdisait aux chrétiens.
c. Ensuite, l’élément qui a sans doute pesé le plus grand poids dans l’argumentaire traditionnel: l’autorité reconnue par tous les Pères de l’Église, et Thomas d’Aquin en particulier, aux doctrines d’Aristote sur l’improductivité ou la stérilité de l’argent, suivant l’adage «l’argent n’engendre point d’argent».
d. A l’appui de l’interdit, on trouve enfin, dans l’histoire du droit canon, dès le IVe siècle (Nicée), comme du droit civil, un grand nombre de décrets interdisant l’usure, avec des sanctions parfois très lourdes, comme l’excommunication ou la privation de sépulture, et ceci jusqu’en 1576, sous Henri III, dans la période contemporaine de Calvin28.
La réflexion de Calvin
Calvin, avant d’être théologien, est humaniste et juriste de formation. Il est donc particulièrement bien préparé pour repenser cette question délicate.
C’est dans une lettre datée de novembre 1545, adressée à Claude de Sachins, seigneur d’Asnières, que Calvin justifie pour la première fois le prêt à intérêt29. Cette paternité a parfois été discutée entre Jean Calvin et le jurisconsulte Charles Dumoulin30. Mais c’est bien dans la lettre de Calvin à de Sachins, appelée plus tard Concilium de Usuris, que de nombreux historiens, à la suite de l’anglais Wiliam Ashley, voient le turning point de l’évolution économique européenne31. La proposition du réformateur est publiée à Genève, deux ans plus tard, en 1547, dans les Ordonnances ecclésiastiques, fixant le taux de l’intérêt à 5%32.
Il y a quatre ressorts essentiels dans sa pensée:
a. Calvin, tout d’abord, sur le plan herméneutique, remet en question l’interprétation traditionnelle de la législation vétérotestamentaire, en interprétant le précepte mosaïque comme une mesure d’ordre politique, provisoire et circonstancielle, destinée à rappeler aux Juifs leurs devoirs de charité au sein de la communauté, une mesure qui n’est pas exclusive d’autres formes de prêts, ceux qui n’ont rien à voir avec le devoir de charité33.
b. La plus grande originalité de Calvin, c’est d’oser pour la première fois distinguer deux types de prêts: le «prêt d’assistance» et le «prêt de production».
– Le «prêt d’assistance». Calvin ne conteste pas que, selon la loi biblique, celui qui peut venir en aide à son prochain dans la difficulté par prêt d’argent doive le faire de façon gratuite, sans prélever d’intérêts, dans le prolongement de la gratuité des relations que Dieu a établies avec lui: «Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement», dira Jésus (Mt 10.8). C’est la conviction commune à Israël et à toute l’Église: au sein de la communauté, dans la relation aux frères en difficulté, la loi d’argent doit s’effacer et le devoir de solidarité primer. En d’autres termes, ne pas donner à son prochain ce que la charité commande, ce serait commettre une injustice. Garder pour soi ce que Dieu a destiné au prochain, ce serait commettre un larcin34. Sur ce point, Calvin reprend à son actif toute la critique traditionnelle de l’usure.
Du reste, le droit de propriété, pour Calvin, et tout le christianisme avec lui, n’est pas absolu, mais relatif. Dans l’absolu, il n’y a qu’un seul propriétaire de toutes choses, c’est Dieu lui-même, Dieu qui, tout au plus, nous les prête, pour un temps, en nous plaçant dans la position du gestionnaire ou de l’intendant, pour une fin extérieure à notre profit immédiat: l’avancement de son règne35. Le prêt gratuit, c’est la juste réplique de l’homme au don gratuit que Dieu lui a précédemment fait36.
Sur la propriété, Calvin n’a pas non plus de pensée égalitariste, fondée sur «l’envie, cette sotte jalousie d’être égal»37. Toutefois, il rappelle que la solidarité du genre humain doit aussi s’exprimer par le partage des biens matériels, en vertu d’une idée de justice sociale dans laquelle est juste non seulement ce qui est conforme au droit positif, mais aussi ce qui découle de la charité.
– Le «prêt de production». Calvin constate que, si la Bible condamne l’usure là où devrait se manifester la charité, elle ne parle pas d’une autre pratique, qu’il appelle le «prêt de production»: le type de prêt qu’exige l’élargissement d’un marché, et qui n’entre pas dans le cadre du devoir de charité. Le prêt de production est le capital nécessaire à la mise en œuvre d’une nouvelle entreprise rémunératrice. Calvin considère qu’il est licite et juste que le débiteur alloue une part de son bénéfice à celui qui lui a permis, par son prêt, la réalisation de cette entreprise.
c. Calvin est le premier qui ose mettre en question la sacro-sainte doctrine thomiste (et aristotélicienne) de la stérilité de l’argent38.
d. Calvin, avec la sensibilité du juriste, veut prendre la mesure des conséquences négatives de l’interdiction complète du prêt à intérêt: favoriser l’hypocrisie des institutions (ecclésiales et politiques) et, surtout, favoriser l’usure clandestine, non contrôlée et redoutable dans ses effets, dont les taux ont pu culminer, aux périodes les plus critiques du Moyen Age, jusqu’à 53%39. Ce qui a fait dire à Auguste Lecerf qu’en légalisant le prêt à intérêt «Calvin a purifié l’atmosphère commerciale des ruses, des faux contrats et des restrictions mentales qui la déshonorent pendant le Moyen Age, parce que l’Église l’interdisait, tout en y ayant recours pour les besoins de la cause pontificale»40.
Les conditions de la légalisation du prêt à intérêt
Si les historiens sont prompts à rappeler que Calvin a été le premier théologien à légitimer la pratique du prêt à intérêt, ils oublient, pour la plupart, les réserves auxquelles le réformateur a soumis cette autorisation: l’éthique sociale rigoureuse, qui, à ses yeux, devait impérativement servir de garde-fou à l’exercice de cette liberté nouvelle41.
Parmi les sept conditions mentionnées par Calvin42, j’en citerai quatre, qui me semblent particulièrement intéressantes:
a. La première, déjà évoquée, c’est la distinction entre le prêt de consommation et le prêt de production. Il faut noter, toutefois, que cette distinction se révèle beaucoup plus théorique que pratique. Dans de nombreux cas concrets, il est bien difficile de dire où passe la frontière entre le prêt de production et le prêt d’assistance. Le principe est toutefois posé: le prêt à intérêt n’est pas légitime lorsqu’il est perçu par quelqu’un qui se trouve plongé dans le besoin ou dans la pauvreté. Il est proscrit chaque fois qu’il entre en concurrence avec le devoir de charité. Et le même taux d’intérêt (exemple 5%) peut être jugé honnête pour les échanges entre deux partenaires égaux, mais usuraire et injuste s’il est exigé de quelqu’un qui est dans la disette. La moralité va ici plus loin que la légalité43.
b. Seconde limite: l’intérêt ne doit pas être toléré si l’emprunteur n’a pas gagné, avec la somme prêtée, un montant supérieur à l’intérêt demandé44. On met le doigt ici sur la plus intéressante des remarques de Calvin: que celui qui emprunte fasse autant ou plus de gains que l’intérêt demandé. Comme s’il avait dit: la rémunération du travail doit passer avant celle du capital, ou qu’il doit y avoir au moins parité entre les deux. A Genève, ce taux fut fixé par les Ordonnances ecclésiastiques de 1547 à 5%, puis, plus tard, à 6,66 %.
La doctrine traditionnelle reprochait au prêt à intérêt de ne pas partager équitablement les profits et les risques entre le créancier et le débiteur: au créancier un profit quasiment assuré, au débiteur le risque de se retrouver ruiné45. En accord avec cette remarque, le prêt à intérêt auquel Calvin donne sa bénédiction constitue une forme de «contrat de société», qui a pour caractéristique de mettre en commun les bénéfices et les risques. Certains auteurs l’appellent «prêt participatif», dont l’intérêt se calcule en proportion non pas de la somme prêtée, mais du profit réalisé par l’emprunteur. Ce qui évite de ruiner une entreprise temporairement déficitaire.
Il n’est pas certain que tous ceux qui se réclament de Calvin pour légitimer le prêt à intérêt soient au courant de cette condition.
c. Autre idée de Calvin, extrêmement intéressante et totalement d’avant-garde par rapport à la réflexion économique de son temps: dans le cas du prêt de production, la société ne peut pas abandonner le choix du taux d’intérêt à la liberté privée. Ce taux doit être fixé par l’autorité publique et politique. Et cela sur la base de deux motivations essentielles:
– La conviction que les rapports d’argent incarnent toujours des rapports de pouvoir sur autrui qui sont redoutables, alliant, dit Calvin, «la cruauté tyrannique et l’art de tromper»46. Du fait de son emprunt, l’emprunteur est mis dans une position de faiblesse, il devient vulnérable et dépendant.
Pour la même raison, il a semblé essentiel au réformateur qu’en période de crise soit assurée, par l’autorité de l’Etat, une forme de contrôle des prix, afin d’éviter que les marchands fortunés ne stockent les biens de première nécessité et ne profitent abusivement de la situation. De telles spéculations, pour Calvin, seraient intolérables, et rien de moins que meurtrières.
– Calvin discerne que l’intérêt payé par le marchand devient ce qu’il appelle une «pension publique». Comme, au bout du compte, c’est le consommateur qui va le payer, le taux d’intérêt concerne aussi l’ensemble des consommateurs. La société doit, dit Calvin, veiller à ce que les contrats de prêts soient utiles aux intérêts communs47. Même s’il ne le fait que partiellement, Calvin, selon Biéler, est un des premiers à analyser l’incidence du taux d’intérêt sur la hausse des prix.
d. Enfin, dernier point, dont on a presque tous perdu la mémoire: Calvin s’est opposé à la professionnalisation du prêt à intérêt, comme à la professionnalisation des activités bancaires. Le chrétien doit veiller à ne pas se laisser dominer par la soif du gain et l’avarice. C’est pourquoi il ne saurait être question qu’il fasse du commerce d’argent un métier48. C’est pourquoi Calvin lui-même, en 1563, puis la Compagnie des pasteurs de Genève, en 1580, sous la conduite de Théodore de Bèze, se sont opposés à la création d’une banque à Genève49. Martin Bucer, de même, préconisait d’interdire la sainte cène aux «acheteurs de rentes»50.
III. La thèse de Max Weber
La question des rapports entre capitalisme et protestantisme a été posée, dans la période qui précède la Première Guerre mondiale, par les publications de Max Weber, professeur d’économie nationale (1864 et 1921), Ernst Troeltsch (1865-1923)51, ainsi que Ferdinand-Jakob Schmidt52, appelés parfois «école de Heidelberg». Leur objectif essentiel était de réfuter les analyses marxistes sur le rapport entre la religion et l’économie qui fleurissaient à la fin du XIXe siècle53.
Leur analyse fut rendue célèbre par l’ouvrage de Max Weber L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, publié en 1905, dans lequel l’auteur développe sa fameuse thèse sur l’affinité qui existerait entre l’éthos du calvinisme puritain et la mentalité de l’entrepreneur capitaliste54.
La «psychologie de la prédestination»
Il y a plusieurs considérations périphériques, dans l’analyse de Weber, qui sont sans doute les plus intéressantes, et il y a une théorie centrale et singulière, que l’on pourrait appeler une «psychologie de la prédestination», qui suscite les plus grandes réserves. Comme l’a dit un de ses «caricaturistes», selon Weber, le travail chez les puritains serait essentiellement un refuge contre l’angoisse de la damnation.
Gagner de l’argent, toujours plus d’argent, tout en se gardant strictement des jouissances de la vie, quel étrange programme! Et à quoi bon rechercher un gain qui doit être le moins possible consommé? Encourager quelqu’un à tout sacrifier au profit est déjà troublant. Mais le dissuader de le savourer à un quelconque stade du processus d’accumulation, voilà qui devient tout à fait insolite, ironise Weber55.
Pour comprendre, il faut dire un mot, ici, de l’ascétisme puritain, qui est une forme particulière de l’ascétisme séculier ou «intramondain» des protestants dont nous parlions plus haut. L’esprit puritain, en effet, s’est interdit de jouir de façon futile de la richesse qu’il a gagnée, notamment par l’achat d’objets de luxe ou toutes sortes de dépenses somptuaires (qui, de son point de vue, flattent l’orgueil et la vanité, mais ne glorifient pas Dieu). Pour cette raison, dit Biéler, le puritain, même fortuné, est quelqu’un qui peut s’imposer une vie très simple et d’apparence modeste. D’où un certain style de confort puritain que l’on caricature souvent et qui, par élimination de tout ce qui est commodités superflues (luxe ostensible, parures inutiles, étalages pompeux), conduit à l’élégance sobre et à la simplicité pratique qui caractérisent maints intérieurs protestants. Comme l’a écrit Ph. Delaroche: «Le capitaliste puritain ne fume pas le cigare, c’est le cigare qui le consume.»56
Pour Weber, cet ascétisme puritain montre qu’il y a, de toute évidence, chez les puritains et leur esprit d’entreprise, autre chose que la satisfaction de besoins et le désir d’acquisition. Il ne s’agit chez eux ni d’acquérir le bonheur, ni de jouir des plaisirs du monde que pourrait procurer l’argent. Le gain n’est pas un but en soi, il est l’écho d’une réalité transcendante et irrationnelle de nature religieuse57.
Et il s’ensuit, chez Weber, des développements passablement «touffus et nébuleux» sur ce que serait, d’après lui, la doctrine de la prédestination dans le calvinisme. L’essentiel de son propos est le suivant: partout où est maintenue la doctrine calviniste de la prédestination surgit la question des critères auxquels un homme peut reconnaître qu’il appartient ou non au nombre des élus. Ne pouvant se contenter de la «simple confiance» dont parlait Calvin, le protestant, d’après Weber, aurait besoin de dissiper ses doutes. Et ce serait par son investissement éperdu dans l’activité professionnelle et économique qu’il chercherait à dissiper ce doute religieux.
C’est aussi ce qui expliquerait, de ce point de vue, le développement, chez les puritains, d’une forme de pragmatisme utilitariste, qui ne reconnaît la présence de la grâce qu’aux fruits qu’elle porte, notamment dans le domaine économique et financier, devenu une forme de «sacrement séculier».
D’autres auteurs, comme Frédéric Hoffet, lui emboîtent le pas: «L’homme protestant semble toujours tourmenté, tendu (…). Seul devant Dieu, il ne connaît jamais la détente que le catholique éprouve quand le pardon lui est conféré dans le confessionnal. Il est donc porté par une inquiétude active, qui, sans répit, l’incite à l’action. Ainsi le calvinisme pousse l’homme au travail, non seulement par les qualités morales qu’il développe en lui, mais encore par un mécanisme psychologique remarquable, qui le maintient dans une tension éminemment productrice.»58
Les détracteurs de Weber
Il n’y a plus aujourd’hui un seul universitaire pour défendre la thèse principale de Weber. Cependant, celle-ci a pris souche. Et depuis, malgré les nombreuses critiques dont elle a fait l’objet, sociologues et historiens généralistes ne cessent d’emprunter à Weber quelques-uns de ses concepts les plus célèbres: comme le désenchantement du monde, l’éthique de conviction, l’éthique de responsabilité, l’ascétisme intramondain des protestants, et ainsi de suite. Comme le dit Biéler, cette méprise de Weber et Troeltsch est d’autant plus fâcheuse «que leurs théories ont eu la malchance d’une heureuse fortune, s’il est permis de risquer ce paradoxe. C’est-à-dire que, quoique fausses à la base, elles ont été reprises et abondamment utilisées par de nombreux historiens sans être jamais vérifiées.»59
Du point de vue des historiens et des sociologues, quelles ont été les principales critiques adressées à Weber?
1. Il a été unanimement reproché à Weber d’avoir manqué de recul et de nuances historiques, d’avoir confondu le calvinisme du XVIe siècle avec un certain puritanisme libéralisé et sécularisé de la fin du XVIIIe siècle60. Comme le dit Biéler: «Entre le XVIIIe siècle, analysé par Weber et Troeltsch, et Calvin, il y a plus de deux siècles d’histoire, et rien moins que la révolution industrielle. Comment peuvent-ils ignorer cette distance? Le puritanisme qu’ils analysent est au moins aussi éloigné du calvinisme de Calvin que l’est aujourd’hui le protestantisme suisse ou français. Il y a naturellement des filiations spirituelles ininterrompues. Mais cette parenté a été métissée par tant d’influences historiques.»61
2. D’autres ont contesté que l’avènement du capitalisme soit réellement imputable à des raisons religieuses. Il leur semble hasardeux d’attribuer à la religion une influence aussi décisive sur les conduites économiques62.
3. D’autres ont reproché à la thèse de Weber l’absence de contre-épreuve: cette évolution économique est-elle présente uniquement en culture calviniste? Et là où le calvinisme est en position de force, est-ce qu’il porte toujours ce résultat ? La réponse est bien évidemment négative. Dans le même sens, il a été reproché à Weber de ne pas prêter suffisamment d’attention aux œuvres du calvinisme qui ont porté des fruits inverses: comme l’apport du calvinisme au christianisme social, au syndicalisme et aux partis travaillistes63, et même à la critique du capitalisme64. Pas plus que Weber ne prête attention aux résistances opposées par l’Église calviniste de Genève à la création d’une banque et au développement du commerce de l’argent65.
4. Enfin, il y a, chez les historiens, un interminable conflit de paternité autour de la question «qui a inventé le calvinisme»?
– Pour plusieurs, ce n’est pas le calvinisme, mais le rationalisme qui aurait engendré le capitalisme.
– Pour d’autres, c’est en amont de la Réforme protestante, dans l’humanisme de la Renaissance et les activités commerciales des villes-Etats italiennes du XVe siècle, qu’il faut localiser cette inspiration.
– Pour beaucoup, c’est aux juifs, piliers du système bancaire médiéval, que reviendrait cette paternité, les puritains s’en étant ensuite inspiré66. Cette thèse a été réaffirmée récemment par Jacques Attali67 qui n’hésite pas, comme le dit un journaliste, «à renvoyer dans les poubelles de l’histoire la thèse de Max Weber enseignée depuis un siècle dans les universités»68.
– Pour d’autres, enfin, ce n’est pas à Calvin, mais à Martin Bucer que reviendrait la paternité de cette révolution économique, et à son influence intellectuelle sur le réformateur de Genève pendant son séjour à Strasbourg69.
Du point vue théologique, maintenant, y a-t-il aujourd’hui un seul théologien pour reconnaître la foi protestante dans le descriptif de Weber?70 Comme le dit Lecerf: «Je ne sais pas si l’on peut travestir de façon plus grotesque l’idée que les œuvres sont une présomption de l’élection, et cette autre idée que le succès est une bénédiction de Dieu.»71
La doctrine de la prédestination prend, dans l’analyse de Weber, une importance démesurée, et surtout un sens que Calvin lui-même ne lui a jamais reconnu, Calvin pour qui la seule preuve de l’élection était la foi: «A chacun, dit-il, sa foi est suffisant témoin de la prédestination éternelle de Dieu, en sorte qu’il serait un sacrilège horrible de s’enquérir plus haut.»72
Puritanisme et théologie de la rétribution
Cela dit, il faut reconnaître que le puritanisme s’est développé, dans les siècles ultérieurs, dans une direction qui, malheureusement, donne raison sur plusieurs points au descriptif de Weber. Les puritains, au départ, se sont livrés à une activité professionnelle intense, dont le succès leur est apparu comme étant don de Dieu, signe de sa grâce, et jusque-là il n’y a rien à redire. Mais, ensuite, la connivence entre la religion et l’esprit capitaliste n’a pas manqué, chez de nombreux puritains au fil des XVIIe et XVIIIe siècles, de s’accroître de plusieurs degrés supplémentaires, conduisant la pensée sur le terrain glissant de ce que nous pourrions appeler une «théologie de la rétribution» (ou «théologie de l’abondance»), qui consiste à poser une équation directe (et surtout retournable) entre enrichissement et bénédiction73. Au sein du puritanisme américain, en particulier, s’exprime parfois un rapport à l’argent que les calvinistes français ressentent comme ambigu, chaque fois que le profit, ou la richesse, est regardé comme signe, pour ne pas dire sacrement de la bénédiction divine.
Et c’est là une des difficultés majeures dans l’analyse des thèses de Weber: si ce qu’il dit est faux de Calvin et de la tradition calvinienne du XVIe siècle, cela est malheureusement vrai, dans les siècles ultérieurs, d’un puritanisme sécularisé et devenu largement libéral74.
Chez Calvin, à l’origine, il n’y a pas de théologie de la rétribution: la fortune est accueillie avec action de grâces, comme un don de Dieu, mais pas de façon automatique. Car la fortune peut aussi être le salaire de comportements frauduleux que Dieu condamne. Et, a contrario, les revers de fortune ne peuvent pas être interprétés comme étant automatiquement le signe d’une désapprobation divine75.
IV. L’actualité de l’éthique économique de Calvin
Au terme de ce parcours rapide, il apparaît clairement que le protestantisme ne se caractérise pas par une absence d’éthique sociale et économique, bien au contraire! Le calvinisme, en particulier, en se démarquant de la doctrine luthérienne de la séparation des «deux règnes» ou des «deux pouvoirs», a développé une théologie propre à interpeller de façon directe le politique et l’économique. Dans la sphère sociale, on pourra lui reprocher parfois ses penchants de type autoritaire ou «théocratique», mais certainement pas son indifférence! Comme l’écrit Auguste Lecerf, le calvinisme est, au même titre que le catholicisme, un principe de civilisation, devant exercer son influence sur toutes les formes de la vie, sur toutes les fonctions de l’activité intellectuelle et sensible76.
Calvin est-il donc le père du capitalisme? En levant l’interdiction qui pesait sur la pratique du prêt à intérêt, Calvin a certainement apporté au développement du capitalisme une forme d’accélération importante, dont lui-même n’a pas pu imaginer l’ampleur. Ceci dit, ce qu’on appelle aujourd’hui le «capitalisme sauvage», utilitariste, individualiste, sans souci d’éthique sociale, subordonné à la loi du profit personnel, est une «éthique» économique que Calvin lui-même aurait condamnée avec la plus grande fermeté et qui ne peut, en aucun cas, se réclamer de sa paternité.
Quelle est l’actualité de sa pensée? Les quatre règles données par Calvin pour encadrer l’exercice du prêt à intérêt conservent, de toute évidence, par rapport aux réflexions économiques contemporaines, une actualité assez troublante. Voici, en conclusion, cinq propositions, pour stimuler la réflexion:
1. Les règles données par Calvin braquent le projecteur sur l’importance du devoir de charité et de solidarité dans un monde où la plupart des prêts sont assimilés à des prêts de production.
2. Elles nous engagent à conserver un minimum de recul et de liberté, pour échapper à la dictature des «contraintes du marché». Aujourd’hui, l’effondrement du communisme semble exclure toute alternative à la rationalité formelle du capitalisme et a considérablement anesthésié la conscience occidentale sur les revers possibles du libéralisme économique. Mais n’existe-t-il qu’un seul capitalisme?
3. La «mondialisation» est souvent critiquée comme étant une menace pour la démocratie, dans le sens où elle tend à subordonner les pouvoirs politiques nationaux aux contraintes du marché, à poser le primat de l’économique sur le politique (notamment en matière de politique sociale, d’emploi et d’environnement). Calvin ne nous appelle-t-il pas, par sa troisième condition, à la plus grande vigilance sur ce point?
4. Restent particulièrement intéressants les propos de Calvin sur l’intérêt proportionné au gain: le «prêt participatif», le contrat de société entre l’emprunteur et le prêteur. Aujourd’hui, au travers des activités boursières transitent des masses financières considérables qui migrent, de par le globe, comme des «vols d’étourneaux», sans s’attacher ou se solidariser longuement au sort des personnes dont elles tirent profit.
5. Par rapport aux «microcrédits» et au développement du «commerce équitable», l’éthique de Calvin renforcera notre conscience sur la disparité du rapport de force qui peut s’établir, dans l’économie de marché et le libre-échange, entre celui qui possède et celui qui est démuni, chaque fois que l’équité de la compétition (ou la «liberté» de l’échange) est mise en question par les pouvoirs considérables que procure l’argent à celui qui en possède sur celui qui en est dépourvu.
1* M. Johner est professeur d’éthique à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence.
«Il est plus difficile pour un riche d’entrer dans le royaume de Dieu, que pour un chameau de passer par le trou d’une aiguille.» (Mt 19.24) Jésus n’a-t-il pas recommandé à ses disciples de n’emporter ni argent, ni même vêtements ou sandales de rechange? (Mt 10.9-10)
2 L’apôtre Paul, par exemple, désigne sa liberté par rapport à l’argent en disant: «J’ai appris à me contenter de l’état où je me trouve. Je sais vivre dans l’humiliation et je sais vivre dans l’abondance. En tout et partout, j’ai appris à être rassasié et à avoir faim, à être dans l’abondance et à être dans la disette. Je puis tout par celui qui me fortifie.» (Ph 4.11-14)
3Cf. M. Johner, «Le chrétien à l’épreuve de l’argent», inLa Revue réformée, 214 (2001:4), 4-19.
4 M. Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (Paris: Plon, 1964 – édition originale en allemand: «Die protestantische Ethik und der Geist des Kapitalismus», inArchiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, Tübingen, 1904-1905, tomes II et III).
5 M. Weber, ibid., 209.
6 Ce qui porte quelqu’un comme A. Peyrefitte, dans Le mal français, à s’interroger en disant: «A partir du XVIIe siècle, pourquoi le terreau des nations latines s’est-il appauvri, alors que celui des pays du Nord paraissait s’enrichir? Comment les promoteurs, les initiateurs, les innovateurs ont-ils pu, ici, se multiplier et s’épanouir, alors qu’ailleurs une espèce d’inertie sociale les éliminait ou les paralysait?» A. Peyrefitte, Le mal français (Paris: Plon, 1996), chap. 18: «Pourquoi l’Occident a divergé», 164.
7 A. Biéler, La force cachée des protestants (Genève: Labor et Fides, 1995), 27.
8 «Le dynamisme protestant est un accident», interview d’E. Todd dans le journal Réforme, n° 2791, 8-14 (1998), 8.
9 De nombreuses autres explications ont été avancées:
– Pour certains, cette prospérité serait la conséquence économique naturelle de la fuite des cerveaux et des phénomènes de migrations, importants au XVIIe siècle, parmi les populations protestantes les plus fortunées et instruites. C’est cet exode qui serait venu enrichir les terres de refuge.
– D’autres soulignent le rôle psychologique considérable exercé par l’exil et le fait d’être arraché à ses liens traditionnels. Le simple fait de changer de résidence serait un moyen efficace d’intensifier le rendement du travail (cf. récemment J. Attali, Le nouveau nomadisme).
– D’autres s’attachent à la psychologie des minorités nationales ou religieuses, qui se trouveraient généralement attirées par l’activités économique, du fait même de leur exclusion, volontaire ou involontaire, des positions politiques influentes.
– D’autres l’imputent à la modification de la géographie de la production et de la consommation (John-U. Nef, La naissance de la civilisation industrielle et le monde contemporain, Paris, 1954).
– D’autres à l’individualisme de la Réforme et au court-circuit des hiérarchies qu’il engendre.
– D’autres à la mise en valeur du «sacerdoce universel des croyants», qui va donner naissance au sein du protestantisme à une idée de l’autorité et du gouvernement de type démocratique, tout d’abord dans l’Église, puis ensuite, par analogie, dans la cité politique. Comme l’a écrit A. Peyrefitte, lorsque Calvin (1509-1564) a exhorté ses coreligionnaires à devenir responsables d’eux-mêmes, il a, en réalité, déclenché un mouvement dont il n’a certainement pas imaginé l’ampleur des conséquences historiques, un mouvement qui va, sur plusieurs siècles, ébranler la plupart des structures hiérarchiques du Moyen Age, et inspirer leur remplacement par des structures de type démocratique, que ce soit dans la sphère de la société civile ou celle de la société religieuse. A. Peyrefitte, op. cit., 167. Cf. également A. Peyrefitte, La société de confiance (Paris: Odile Jacob, 1995).
– D’autres, enfin, demandent, plus sournoisement, si c’est le protestantisme qui a engendré la prospérité ou, au contraire, la prospérité qui a attiré les protestants…
10 Selon Platon, dans La République: «C’est le propre d’un homme bien né que de mépriser le travail.» Ou Aristote: «Le privilège de l’homme libre n’est pas la liberté, mais l’oisiveté, qui a pour corollaire le travail forcé des autres, c’est-à-dire des esclaves.» Cités par L. Schümmer, «Les fondements de l’éthique de l’économie et des affaires selon le protestantisme», inLa Revue réformée, 237 (2002:2), 2-3.
11 Selon Thomas d’Aquin, en particulier, la fonction du travail est définie par le but premier et principal de procurer à l’homme de quoi vivre. En conséquence, le travail ne peut être rangé parmi les préceptes qui concernent tous les chrétiens. Il est obligatoire seulement pour ceux qui ne disposent pas d’autres moyens pour se procurer de quoi vivre. Pour la liste des références dans la Somme théologique, voir M. Miegge, «Capitalisme», in P. Gisel (sous la direction de), Encyclopédie du protestantisme (Paris/Genève: PUF/Labor et Fides, 1995, deuxième édition revue, corrigée et augmentée), 186, et L. Schümmer, art. cit., 6.
12 A. Biéler, La pensée économique et sociale de Calvin (Publications de la Faculté des sciences économiques et sociales de l’Université de Genève, volume XIII, Librairie de l’Université Georg et Cie SA, Genève, 1959, édition originale 1965), 484 et 486. Sur le travail chez Luther, Zwingli, Bucer et Calvin, cf. L. Schümmer, art. cit., 10-25.
13Cf. M. Weber, op. cit., 139. Selon Weber, l’éthique protestante a des affinités avec les anciennes règles monastiques (ora et labora = prie et travaille). Mais le changement radical se produit dans l’orientation et le cadre: l’action des chrétiens ne se produit plus dans l’isolement, mais dans les tâches professionnelles de la vie quotidienne.
14 Par exemple, J.-C. Guillebaud, La refondation du monde (Paris: Seuil, 1999), 198.
15 Calvin, à ce propos, cite souvent Jn 5.17: «Mon père travaille jusqu’à présent, et je travaille, moi aussi.»
16 Calvin écrit: «Il nous faut complètement reposer, afin que Dieu besogne en nous, afin que Dieu besognant en nous, nous acquiescions à lui.» Cité par L. Schümmer, art. cit., 28.
17 E. Doumergue signale qu’une des premières traductions de la Bible protestante en italien (Diodati) présente, sur son frontispice, une image qui résume parfaitement la doctrine réformée du travail vocationnel: un paysan mal habillé sème son blé en levant la face vers les rayons de lumière du tétragramme divin et, dans l’exergue, on lit «son art et son Dieu», «L’esprit social du calvinisme», inJean Calvin, tome V, «La pensée ecclésiastique et la pensée politique de Calvin» (Lausanne: Georges Bridel éditeur, 1917).
18Cf. A. Biéler, op. cit., 492.
19 Pour le puritain, rien n’empêche que l’on change de profession, pourvu que cela ne soit pas à la légère mais pour la gloire de Dieu (= dans le sens d’un avantage plus grand). M. Miegge, «Capitalisme», in P. Gisel (sous la direction de), Encyclopédie du protestantisme (Paris/Genève: PUF/Labor & Fides, 1995 (deuxième édition revue, corrigée et augmentée), 187.
20 Cette mobilité sociale est aussi illustrée par les initiatives prises par Calvin, visant à donner une occupation aux pauvres et aux sans-abri. A la suite de troubles, il y eut à Genève de l’oisiveté et de la misère. Calvin se présente alors devant le Conseil, le 29 décembre 1544, pour le prier «de faire en sorte que les pauvres puissent avoir un métier qui puisse faire travailler les pauvres gens» (selon E. Doumergue, op. cit., 67). Ce qu’oublient facilement plusieurs auteurs comme Weber, Halbwasch («Les origines puritaines du capitalisme» in la Revue d’histoire et de philosophie religieuse (1925), n° 2) ou E. Choisy, L’Etat chrétien calviniste à Genève au temps de Théodore de Bèze (Genève, 1902), 36 et 187.
21 A. Biéler, La force cachée des protestants, 128.
22 Weber fait remarquer que ce qui constitue le moteur de l’activité économique des populations protestantes n’est pas, en premier lieu, le désir de s’enrichir, de jouir ou de posséder (car celui-ci a existé dans toutes les sociétés et à toutes les époques), mais plus précisément le passage de ce que Weber appelle un esprit «pré-capitaliste», dans lequel le peuple en général travaille juste assez pour satisfaire ses besoins vitaux, à un esprit nouveau (qui préfigure celui du monde économique moderne) où chacun est incité à travailler au-delà du minimum nécessaire dans un processus de croissance idéalement infini, tout en s’interdisant par ailleurs d’en profiter, en s’imposant un ascétisme rigoureux, un style de vie sobre et austère. Cf. A. Biéler, ibid.,152.
23Cf. J. Fuchs, «Bucer et le prêt à intérêt», dans Martin Bucer and Sixtenth Century Europe, Actes du Colloque de Strasbourg (28-31 août 1991), édité par C. Krieger Christian et M. Leenhardt, Bulletin (1993), 185, ainsi que B. Schnapper, Les rentes au XVIe siècle, histoire d’un instrument de crédit (Paris, 1957, collection Affaires et gens d’affaires, n° XII).
24 Dans sa définition moderne, l’usure est le délit commis par celui qui prête de l’argent à un taux jugé excessif. Mais dans la tradition classique, juive et chrétienne, le terme désigne toutes les formes de prêts rémunérés.
25Cf. J. Fuchs, art. cit., 185-194.
26 Ex 22.24-25; Lv 25.35-37; Dt. 23.20-21; Ps 15.5: «Il ne prête pas son argent à intérêt.» Ez 18.8: «Celui qui ne prête pas à intérêt et ne tire pas d’usure». Sur le sujet, cf. J. Ellul, L’homme et l’argent (Lausanne: PBU, 1979; édition originale Delachaux et Niestlé 1954),130-132.
27 Thomas d’Aquin, au XIIIe siècle, propose une synthèse de l’Écriture et d’Aristote: cf. L. Schümmer, art. cit., 7, et E. Doumergue, op. cit., 680-681.
28 En particulier sous Justinien, Charlemagne, Gratien, Charles V. En 325, le Concile de Nicée prend les premières sanctions canoniques en la matière (le canon 17 prévoit la déposition des clercs usuriers). En 445, une décrétale de Léon Legrand condamne les usuriers laïques. Au VIe siècle, l’empereur Justinien abaisse les taux et prohibe les intérêts composés. En 789, Charlemagne promulgue la première prohibition séculière de l’usure (art. 5 de l’Admonitio Generalis). Et les Conciles de Latran en 1179 et 1274 prennent de nouvelles sanctions (excommunication et privation de sépulture). Puis publication d’une Compilation, sous le titre de «Décret de Gratien» (cause 14/question 3) en 1140. En 1394, Charles V bannit les Juifs du royaume de France, au grand profit des Lombards, qui au XVe siècle obtiennent de prêter au taux maximal de 53% par an et ceci. jusqu’en 1576, date des décrets de Henri III (selon D. Ramelet, «La prohibition de l’usure au Moyen Age», revue Finance et Bien commun/Common Good, n° 17, hiver 2003-2004). Sur le même sujet, cf. E. Doumergue, op. cit., 680, et A. Biéler, La pensée économique et sociale de Calvin, op. cit., 474.
29 Lettre française de 1545, traduite en latin et publiée en 1575 par Théodore de Bèze. Elle entra dans les règles des Églises sous le titre Concilium de usuris (Calvin, O.S., II, 391 et 394), lettre publiée intégralement par E. Dommen, Finance et bien commun (avril 2004), n° 16, édité par l’Observatoire de la finance à Genève, 45-58.
30 Charles Dumoulin (né vers 1500) fut un des plus grands jurisconsultes et légistes de son temps (césaro-papiste et gallican forcené), dont l’orgueil était célèbre. Calvin le crut «son ami», avant qu’il n’adhère au luthéranisme, ne devint l’adversaire passionné du calvinisme et ne meure en «bon catholique». En 1547, Dumoulin publia une justification du prêt utile dans son Traité des contrats, de l’usure et des rentes instituées. Mais rien ne prouve que les deux hommes se soient connus. Et des deux, lequel est antérieur? La lettre de Calvin à Sachins est la réponse à une lettre du 7 novembre 1545. En outre, Calvin est le seul à prouver la productivité de l’argent et à s’attaquer de front à l’argumentation d’Aristote, qui était le fondement essentiel de la prohibition de l’usure (selon E. Doumergue, op. cit., 687-688).
31Cf. L. Schümmer, art. cit., 46.
32 E. Doumergue, op. cit., 686.
33 Pour l’exégèse de Calvin et ses commentaires bibliques, voir A. Biéler, La pensée économique et sociale de Calvin, 457-462, 471.
34 A. Biéler, ibid., 461-462.
35Cf., par exemple, l’institution du jubilé: «La terre ne sera pas vendue à perpétuité, car la terre est à moi, et vous êtes chez moi comme des étrangers et des gens en séjour (Lv 25.23).» L. Schümmer, art. cit., 6.
36 A. Biéler, op. cit., 454.
37 J. Calvin, cité par A. Lecerf, «Calvinisme et capitalisme», dans Etudes calvinistes (Aix-en-Provence: Kerygma, 1999, réédition de l’édition originale Neuchâtel: Delachaux et Niestlé, 1949), 101.
38 Pour la critique de la doctrine d’Aristote par Calvin, voir E. Doumergue, op. cit., 680-681, 688 , L. Schümmer, art. cit., 7.
39 Pierre et Philippe de Savoie, par exemple, ont couvert de leur protection l’établissement d’un «caorsin» (lombard ou banquier) et, plus tard, d’un Juif qui était placé sous leur garde spéciale. Il est question, en 1287, d’un prêt à 50%. L’Église était aussi entrée en composition avec le siècle et les franchises d’Adhémar Fabri avaient autorisé, dans les villes de foires, le prêt à intérêt. Au XVe siècle, les Lombards obtiennent l’autorisation de prêter au taux maximum de 53% par an (selon E. Doumergue, op. cit., 684-685).
40 A. Lecerf, op. cit., 103.
41 Pour une exposition détaillée, cf. A. Biéler, op. cit., 453-469.
42 Pour un exposé des sept conditions de Calvin, cf. E. Doumergue, op. cit., 682, et L. Schümmer, art. cit., 46-47, et A. Biéler, La pensée économique et sociale de Calvin, 453-469.
43 Calvin veut distinguer prêt de consommation et prêt de production, mais il demande aussi que l’on fasse la même distinction en sens inverse: que l’on ne s’autorise pas à appeler prêt à intérêt tout ce qui n’est, en fait, qu’usure, exploitation, et qui tombe sous le coup du jugement de Dieu (A. Biéler, La pensée économique et sociale de Calvin, 459).
44 A. Biéler, op. cit., 460 et 472.
45 D. Ramelet, art. cit., 25-26.
46 J. Calvin, cité par A. Biéler, op. cit., 457.
47 E. Doumergue, op. cit., 682.
48 A. Biéler, La pensée économique et sociale de Calvin, 459, 468, 473.
49 Il apparaît ici une limite au discours précédent de Calvin sur la dignité des professions séculières. Calvin est allé plus loin que Luther en étendant la notion de vocation aux professions commerciales et industrielles, mais il n’est pas allé jusqu’à donner cette absolution aux métiers de la banque. Rejoignant en cela Luther, qui s’était opposé aux grandes sociétés commerciales et banques de son temps, comme les Fugger (qui étaient chargés du commerce des indulgences). Cf. A.-E. Sayous, «La banque à Genève pendant les XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles», in Revue économique internationale (Paris, 1934), et «Calvinisme et capitalisme à Genève de la Réforme à la fin du XVIIIe siècle», inAnnales d’histoire économique et sociale (Paris, 1935), et H. Luthy, inLa banque protestante en France de la Révocation de l’Edit de Nantes à la Révolution, 2 vol. (Paris, 1959-1961).
50 J. Fuchs, «Bucer et le prêt à intérêt», art. cit., 189.
51E. Troeltsch, «Die Soziallehren der Christlichen Kirchen und Gruppen», inGesammelte Schriften, I, Tübingen (1912).
52 F.-J. Schmidt, «Kapitalismus und Protestantismus», inPreussische Jahrbücher (novembre 1905), voyait dans le protestantisme la «religion du monde moderne» et a poussé les thèses de l’école de Heidelberg jusqu’à l’absurde et à la caricature, selon Doumergue.
53 Comme dit Biéler: au XIXe, certains philosophes, Karl Marx en tête, ont commencé à analyser le processus de formation de la civilisation industrielle capitaliste et soutenu que les manifestations spirituelles et morales n’étaient pas les causes, mais les conséquences de réalités purement économiques. Et, au début du XXe, plusieurs auteurs, souvent pour prendre le contre-pied du marxisme, ont voulu démontrer l’inverse: en parlant de l’influence des religions sur la vie économique (A. Biéler, op. cit., 477).
54 Publié en Allemagne en 1905, le livre de Max Weber (1864-1920) n’est disponible en traduction française que depuis 1964. Ce très long différé explique que l’ouvrage n’a pas pu être accueilli en France comme il l’avait été dans l’univers anglo-saxon à une époque où les premières puissances économiques du monde (Etats-Unis, Royaume-Uni et Allemagne) étaient à dominante protestante. Alors que, dans les années 1960, le miracle économique était italien, français et espagnol, donc catholique et latin (selon Odon Valet, Bulletin d’information protestant, 20).
55 Inspiré du résumé de Ph. Delaroche, «Le protestant, grand thésauriseur devant l’Eternel», inBulletin d’information protestant, 1-15 février 2002, 11.
56 Ph. Delaroche, ibid., 11.
57 A. Biéler, La pensée économique et sociale de Calvin, 480.
58 F. Hoffet, L’impérialisme protestant (Paris, 1948), 145.
59 A. Biéler, op. cit., 497.
60 En particulier l’historien français H. Hauser, «A propos des idées économiques de Calvin», inMélanges d’histoire offerts à Henri Pirenne (Bruxelles, 1926).
61 A. Biéler, op. cit., 494.
62 Des auteurs catholiques, comme l’historien G. Goyau, Une ville-Église: Genève (Paris, 1919, 2 vol.), ou F. Rachfahl (Kalvinismus und Kapitalismus, 1909).
63 En Grande-Bretagne, par exemple, le réveil méthodiste a favorisé dans les couches populaires des activités de secours mutuel. A partir du XIXe siècle, le non-conformisme protestant a fourni des militants et parfois des cadres au syndicalisme et au parti travailliste. Plus tard, les mouvements du christianisme social ont surgi dans un contexte fort différent. Souvent par des pasteurs proches du peuple et éloignés de la bourgeoisie protestante. Face aux Églises officielles qui ne voyaient dans le socialisme que l’ennemi de la religion et de la morale, ils ont souvent soutenu que celui-ci était porteur des valeurs bibliques délaissées par la théologie et remis en évidence, en opposition au moralisme et à l’individualisme religieux de l’époque libérale, les tâches publiques et politiques de la vocation chrétienne. Selon M. Miegge, «Capitalisme», inEncyclopédie du protestantisme, 189-191.
64 Par exemple, la critique du capitalisme par J.-C. Sismondi, à Genève, qui publie les Nouveaux principes d’économie politique en 1819.
65Cf. A.-E. Sayous, «La banque à Genève pendant les XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles», in Revue économique internationale (Paris, septembre1934) et «Calvinisme et capitalisme à Genève de la Réforme à la fin du XVIIIe siècle», inAnnales d’histoire économique et sociale (Paris, 31 mai 1935).
66 Pour W. Sombart, par exemple, les puritains capitalistes sont des juifs qui s’ignorent. S’ils ont contribué à la naissance de l’esprit capitaliste, c’est dans la mesure où leur religion s’apparentait à celle des juifs. Die Juden und das Wirtschaftsleben (Leipzig, 1911, traduction française, Paris, 1923). Pour la critique de cette thèse, voir H. See, «Dans quelle mesure puritains et juifs ont-ils contribué aux progrès du capitalisme moderne?», in Revue historique (Paris, mai-août 1927), et R.-H. Tawney, Religion and the Rise of Capitalism (Londres, 1926, traduction française: Le religion et l’essor du capitalisme, Paris, 1951).
67 J. Attali, Les Juifs, le monde et l’argent (Paris: Fayard, 2002).
68 E. Conan, «Les Juifs, les chrétiens et l’argent», L’Express (10 janvier 2002), 58.
69Thèse soutenue par G. Klingenburg, Das Verhältnis Calvins zu Butzer, untersucht auf Grund der wirtschaftsethischen Bedeutung beider Reformatoren (1912).Cf. également J. Fuchs, art. cit., 185-194. Il faut toutefois faire remarquer que les écrits de Calvin sur le sujet sont antérieurs à ceux de Bucer, et que Bucer ne s’est pas attaqué au fond de la question: la doctrine aristotélicienne de la non-productivité de l’argent.
70 Ou de façon plus caricaturale L. Rougier («La Réforme et le capitalisme moderne», in Revue de Paris, sept.-oct. 1928), pour qui le calvinisme serait avant tout la glorification des vertus bourgeoises.
71 A. Lecerf, art. cit., 104.
72 J. Calvin cité par E. Doumergue, «L’esprit social du calvinisme», 626.
73 Sur ce point, les puritains reprennent à leur compte la morale présumée de l’Ancien Testament selon laquelle Dieu bénit visiblement ses élus ici-bas et de façon mesurable dans toutes leurs entreprises, selon A. Biéler, La pensée économique et sociale de Calvin, 490.
74 Comme le dit Biéler: «L’enthousiasme religieux des débuts des mouvements puritains n’a-t-il pas cédé le pas progressivement à un style de vie sécularisé, vide des préoccupations spirituelles antérieures? Lentement, la sève religieuse s’est retirée pour laisser la place à cet esprit purement utilitariste qui caractérise aujourd’hui la morale bourgeoise.» (op. cit., 491).
75 Dans la Bible, à laquelle les calvinistes se réfèrent sans cesse, il est notable que Dieu ne lie pas forcément sa bénédiction à ce signe. Job, par exemple, doit apprendre que la bénédiction de Dieu reste sur lui malgré sa misère et ses revers de fortune. Dieu peut enrichir, certes. La richesse de Salomon, par exemple, au cœur de l’Ancien Testament, est un signe et une prophétie. Cette richesse, à proprement parler, n’est pas la sienne, mais celle du royaume eschatologique dont elle était annonciatrice.
76 Nous sommes aux antipodes de la religion Privatsache (affaire privée) dans laquelle le marxisme prétendait nous enfermer, selon A. Lecerf, «Calvinisme et capitalisme», op. cit., 99-100.