Paul Tillich et le dieu des philosophes

Paul Tillich et le dieu des philosophes

Alain PROBST*

« La théologie de la culture s’accomplit en athéologie, athéisme de fait, enrobé d’un vocabulaire religieux. »

La parole bien connue prononcée par le philosophe théologien Tillich continue, ici et là, de produire ses effets. Contre l’interdit dressé par Pascal au XVIIe siècle et le particularisme des célèbres Pensées il faut, selon Tillich, affirmer que le dieu des philosophes et celui d’Abraham, d’Isaac et de Jacob sont un seul et même dieu. Le dieu des philosophes, de la seule enquête rationnelle, prépare un authentique accès au Dieu de la révélation chrétienne. Le « cercle » universel des religions mondiales, des multiples divinités qu’il comprend, précède l’apparition de Dieu en Christ.

I. Tillich, théologien de la médiation

Paul Tillich prit le chemin contraire à celui que voulurent tracer les penseurs chrétiens exclusivistes. Il ne conserve du luthéranisme de ses maîtres que le principe de la justification par la foi. L’absolu authentique serait visé dans toute activité humaine, en l’œuvre culturelle s’investit le désir de Dieu. Ainsi, une nouvelle apologie de la foi peut-elle être bâtie sur ce que les hommes pensent et réalisent. Même la construction moderne la plus universaliste ou laïque d’esprit laisse percer la préoccupation ultime, la recherche du fondement.

Tillich, à un certain moment de son itinéraire intellectuel, allia le langage de la Bible à celui de l’existentialisme séculier issu des livres de Heidegger. L’homme du souci, exposé, fini, mortel et qui se sait voué à l’existence toujours risquée à chaque « instant » est également, par l’œuvre culturelle, celui qui aspire à la cité immortelle. La « foi » habite donc toujours un monde qui se croit définitivement privé de la présence. L’expression même de « théologie de la culture » présente le trait essentiel d’un projet essentiellement conciliateur. La théologie aperçoit quantité de « vérités » dans les religions et les cultures. Il reste la tâche urgente de les unir à Christ.

Entre le combat d’un Tertullien, celui d’un Blaise Pascal, contre le dieu idole des philosophes, Tillich choisit une théologie de médiation – la conciliation douce d’un Clément d’Alexandrie, suivant la voie tracée par l’auteur du Protreptique (exhortation à la conversion).

II. Contre l’isolement des théologiens

Dans l’histoire de l’Eglise subsiste le fameux problème du « dieu des philosophes ». Tillich ne manque pas de souligner cette persistance dans sa définitive Théologie de la culture de 1959 (elle reprend, en la répercutant à de multiples niveaux, la fameuse conférence « programmatique » de 1919, alors que l’auteur, jeune théologien, affirmait sa vocation). Plus tard, Tillich s’opposera à diverses tendances qui, selon lui, enfermeraient l’Eglise chrétienne en un ghetto culturel et dans une étrange naïveté, celle qui consiste à ne pas voir que tout homme est « philosophe », qu’il le veuille ou non.

« Le pasteur de tendance fondamentaliste qui me disait: ‹Qu’avons-nous besoin de philosophie puisque nous possédons toute la vérité dans la révélation?› ne remarquait pas qu’il était lui-même déterminé par une longue histoire de la pensée philosophique, quand il employait les mots ‹vérité› et ‹révélation›… Nous ne pouvons pas échapper à la philosophie, car les routes par lesquelles nous voudrions le faire sont construites et pavées par la philosophie elle-même. »

III. Tillich et le déterminisme culturel

Tillich proposait l’ensemble de ses réflexions sur la base d’un certain déterminisme culturel. L’homme païen précède le juif et le chrétien. Les religions mondiales devancent la Bible. La philosophie nous influence par ses idées avant la foi. Donc il y a des faits culturels incontournables. Le seul langage nous trahit si on persiste à l’ignorer.

Or, la théologie biblique paulinienne, celle des textes « de culture » (Rm 1-3; Ac 14 et 17; 1 Co 1-3; Col 1-2), ne semble pas suivre la ligne exclusiviste des sectaires pas plus que la voie de la corrélation-alliance suivie par Clément d’Alexandrie et qui a peut-être son point d’achèvement dans la « théologie de la culture » de Tillich.

1. La doctrine scripturaire dit quelque chose du « dieu des philosophes » et des divinités diverses de ce grand cercle des religions mondiales.

2. La Bible (contrairement à Tillich) n’identifie jamais le cercle planétaire des spiritualités à un logos universel connu des humains et qui les concernerait en premier lieu.

3. Les auteurs bibliques ne méconnaissent pas l’aspiration philosophique à l’Un originel et le culte des divinités religieuses. Mais ils interprètent ces phénomènes culturels non comme le produit d’un ultimate concern, mais a contrario comme le fruit d’une foncière « errance » comportant, témoignage d’une vérité perçue, mais déformée, éclatée et rendant l’homme coupable de faute morale et intellectuelle. Approche de Dieu, contact même, mais distance en distorsion du vrai!

4. La corrélation authentique signifie alors rétablissement, restauration, réforme de la relation de l’homme avec le Dieu véritable. Aucune alliance, même sous la forme d’une subtile « préparation », ne peut prévaloir sur la rencontre de Christ et de la révélation spéciale de Dieu en l’Ecriture.

Tillich propose sans prudence les thèses d’une « théologie de la culture » en laissant de côté l’exigence de la doctrine biblique. Il établit sa corrélation culture-foi sans fondation précise dans le motif de la création, de la chute et de la rédemption en Christ.

Il en est de même des théologiens catholiques qui récupèrent de façon indue la parole de certains Pères de l’Eglise ancienne sur un prétendu logos répandu en toute culture humaine, dans les religions mondiales ou encore la religion non chrétienne vue comme « semence de verbe » et donc « pierre d’attente » en relation avec l’authentique révélation.

L’erreur de Tillich n’est pas de considérer les phénomènes culturels extra-bibliques et de tenter une analyse de ceux-ci; elle consiste dans le fait de poser en ces phénomènes divers une vérité qui n’y est pas. Jamais la Bible ne dit logos pour les formes humaines « divinisées » (Ac 14) ou en faveur du « dieu inconnu » (Ac 17).

Ainsi le dieu des philosophes n’est pas l’allié du Dieu de la Bible, il répond à d’humaines attentes, à des problèmes de la raison naturelle, il ne peut être corrélé avec le Dieu absolu, créateur de la Révélation.

IV. La démythisation selon Tillich

Tillich fut certainement hanté par le spectacle de la grande cité industrielle ouvrière, technicienne, privée de christianisme. Il prend acte en de nombreux textes d’une rupture intervenue à la fin des temps modernes entre l’Eglise et le monde civilisé. Spéculant sur l’un et le « séparé », il ne vit dans ce divorce qu’un fait d’incompréhension intellectuelle de la foi.

Ainsi le technicien sécularisé et d’esprit libertaire de la société industrielle se voit reconnaître des droits. Devra-t-il accepter les formules anciennes de la foi incompatibles avec les motifs mêmes qui régissent la technique de haut rendement, l’univers des « quanta » et la théorie des « ensembles »? Peut-on continuer à se référer, dans la théologie et la prédication, à la divinité extérieure, à ses interventions arbitraires dans l’histoire des êtres humains, au récit du paradis terrestre et de la chute originelle, au déluge? On comprend alors la forme de « démythisation » à laquelle va se livrer la théologie de la culture.

Que meurent les expressions surannées du langage de la foi ancienne afin que vivent les symboles d’une foi acceptable du point de vue de l’homme moderne! La démythisation ne doit pas priver l’homme de la visée symbolique! La foi ancienne perdure par transformation des signes, en une métamorphose sémantique.

L’œuvre cinématographique de Fritz Lang fut particulièrement appréciée par Paul Tillich. Elle décrit avec réalisme les problèmes sérieux du moderne technicien œuvrant dans la fameuse Metropolis. On sait comment Lang traduisit en images fulgurantes la terrible dictature politique exercée contre la classe des ouvriers par la suprême caste des magistrats-législateurs-ingénieurs de la grande cité souterraine. Or, soudain, les liens de la ville se distendent, la révolte éclate, brutale, le régime social de Metropolis vacille sous les coups que lui portent les travailleurs insurgés. Alors, les machines sont abandonnées par leurs servants, la bonne marche de celles-ci étant condition de survie de la cité, de son existence future. Les éléments se déchaînent, l’eau menace d’engloutir dominateurs, dominés, dictateurs et révoltés.

Le récit biblique parle également d’autorité, de loi, de rupture et de liberté. Privés de ses illusoires références historiques, les textes originels adressent un message spirituel aux hommes modernes de Metropolis ou de Guernica.

Que doit être la loi pour qu’elle devienne acceptable par tous dans l’idéal de la communauté humaine? Comment pardonner, couvrir la faute d’autrui, afin qu’une nouvelle forme d’amitié sociale vienne remplacer l’ancienne dictature de Metropolis et donner un sens à un projet collectif des ouvriers et des maîtres? Le Christ n’est pas étranger au destin de la ville. Une lecture symbolique permet d’allier en un même ensemble les actions de l’homme moderne et le contenu de la foi.

V. A propos du langage de la Bible

Deux visions antagonistes de la théologie chrétienne, de son rapport à l’homme moderne entrepreneur: l’exégète enfermé en ses « librairies », ruminant seul le dernier commentaire publié; Paul Tillich présent sur les chantiers du nouveau monde de la technique, observant d’un œil attentif les mouvements des ouvriers, les échafaudages et les plans des architectes. La présence de l’apologète sur le terrain des œuvres humaines n’est pas en cause. Ce qui l’est, c’est la foi anthropologisée qui fut celle de Tillich.

Le mot biblique n’est point semblable à ces objets qu’une technique de transformation complète dépose sur une « casse », fait passer en une fournaise purificatrice pour en faire ressortir « l’élément pur » utilisable en une ultérieure fabrication.

Cette vision technicienne de la réception-intégration du langage, déjà discutable au strict point de vue de la critique littéraire, n’est guère compatible avec une révélation qui consiste en une histoire retracée par des mots. Cette histoire, ces mots ont reçu le témoignage du Christ! La théologie de la culture dérive désormais en direction d’une foi quelque peu vaporeuse, formulations incertaines qui relèvent d’une épuration du sens des termes en laquelle l’histoire réelle du salut et les actes rédempteurs de Dieu s’estompent.

Le « nouvel être » de l’auteur remplit d’espérance l’homme aux sentiments vagues. Le Christ de Tillich semble plus un modèle harmonisé aux idéaux humains qu’un réel Dieu fait homme. La croix, selon l’auteur, identifie l’individu aux aspérités du réel, elle nous fait entrer dans la contradiction en devenant un simple agent des difficultés d’être de l’inévitable mort de l’individu. Ces symboles créent la religiosité du sujet des cités industrielles. Peut-on aller plus loin, dire qu’ils constituent une foi au sens biblique:

foi en une révélation au sens absolue?

foi appuyée sur un ferme fondement?

foi salvatrice libérant du péché?

foi en un Christ Seigneur et Sauveur?

Ces réalités certaines qui appartiennent en propre au message biblique considéré stricto sensu semblent échapper à la théologie de la culture qui, remarquable par son écoute des interrogations de l’homme contemporain, reste assez énigmatique sur les réponses assurées. Tillich croyait-il aux affirmations de la foi? En vérité, est-on encore en face d’une théo-logie?

VI. Le dieu philosophique et ses tendances

Le « dieu des philosophes », produit de l’autonomie supposée de la raison, a tendance à « se donner » son salut, sa forme de révélation. La divinité dynamique de Tillich couronne l’univers technique; sa « révélation » n’est que symbolique sans véritable rédemption. Le dieu de L. Brunschvicg, en un contexte différent, n’est que « pur esprit », la révélation n’est autre que scientifique et mathématique. Le dieu de Bergson coïncide avec l’élan vital, sa révélation anime le dynamisme du mystique « ouvert ». B. Croce croit en l’historicisme absolu: la philosophie adhère à ce qui est (verum factum), elle n’est que le moment méthodologique de l’historiographie; alors « dieu » s’identifie au progrès! La postérité de Jésus est aperçue dans les Lumières, l’Encyclopédie, la théorie du « contrat », les droits de l’homme. Voltaire, Diderot, d’Alembert, les Wesley, Gioberti et Rosmini, les sectes éclairées et les minoritaires actifs, bref, ceux qui font avancer l’histoire représentent « dieu ».

A cet élan, nul terme n’est fixé. Dans ce qui est vivant et ce qui est mort dans la philosophie de Hegel, Croce a enlevé du système l’être, l’esprit absolu et la synthèse! Le dieu de Croce se donne non seulement « sa » révélation mais, par surcroît, l’histoire de l’Eglise authentique.

Ce n’est donc pas une théologie de la culture, mais une culture théologique qui peut transmettre correctement le message de la Bible.

VII. Vers la progressive théologie

Le prestige du dieu philosophique est tel que la théologie de la culture tend en ses variétés « d’écoute » à réduire le Dieu révélé à un « dieu inconnu » semblable à celui que dénonce Paul dans son discours aux Athéniens.

Alors que la foi biblique se substitue à la théologie du « dieu inconnu » aux premiers siècles de l’Eglise, c’est l’abstrait « être », « dieu des profondeurs » , « dieu innommable » qui l’emporte chez les théologiens de la culture (voir les différentes formulations sur « dieu » prononcées par Tillich).

De l’ineffable à l’inexistence, il n’y a qu’un pas… allégrement franchi, qui conclut que « dieu » n’est que la somme des aspirations de toute l’humanité à la transcendance… La théologie de la culture s’accomplit en athéologie, athéisme de fait, enrobé d’un vocabulaire religieux.

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* A. Probst est professeur de philosophie à Paris.

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