L’alliance et la famille au travers du Nouveau Testament

L’alliance et la famille au travers du Nouveau Testament

 

W. Gordon CAMPBELL*

Introduction

A la lecture des évangiles, des épîtres, et même de l’Apocalypse johannique, on constate sans difficulté une continuité certaine avec les Ecritures juives: dans le Nouveau Testament à son tour, la question de la famille comme endroit par excellence où articuler la relation de Dieu à l’être humain reste d’une grande importance. Mais, en même temps, les données du Nouveau Testament apportent certaines modifications importantes, comme si la première grande mutation dont la famille pieuse a été l’objet a eu lieu lors de la redéfinition de l’existence humaine opérée en et par l’incarnation.

Sur un vecteur de continuité, d’abord, le christianisme naissant transpose de sa matrice, le judaïsme, une compréhension du suivre Dieu comme une affaire non seulement individuelle mais, avant tout, sociale. Confesser que Jésus était Seigneur, et vivre en conséquence, ne pouvait qu’avoir des retombées sur les liens et sur la vie de la famille exactement comme avant: lorsque, au dire de Jésus, le salut vient à la maison de Zachée (Lc 19:9), ou qu’un haut fonctionnaire à Capernaüm croit en lui avec toute sa famille, selon Jean (Jn 4:53); quand, lors de l’expansion missionnaire de l’Eglise, les missionnaires à Philippes ont baptisé Lydie et sa maison, puis le geôlier et la sienne (Ac16:15, 31-34), ou quand Crispus, chef d’une synagogue de Corinthe, a mis sa foi en Jésus pour être suivi dans sa démarche par toute sa maison (Ac 18:8); quand, enfin, Paul lui-même se souvient de n’avoir baptisé, à Corinthe, que Stéphanas et sa famille; toutes ces références s’éclairent à la lumière de la circoncision de tout homme ou garçon appartenant à la famille d’Abraham (Gn 17:23) comme à celle de la piété du peuple de YHWH, dont une formulation classique est fournie par Josué lors d’une célèbre ratification de l’alliance: « Quant à moi et à ma famille, nous adorerons l’Eternel. » (Jos 24:15)

Mais il existe, dans le Nouveau Testament, un autre itinéraire en tension avec le premier, un sentier plus rocailleux (pourrait-on dire) pour la famille, un chemin marqué par une radicalisation des termes de l’appartenance à Dieu. Selon cette logique, un disciple a, certes, pour tâche de rentrer chez lui et de raconter aux siens ce que le Seigneur a fait par lui. C’est ce qu’en Marc 5, Jésus a dit à quelqu’un. Mais, afin de suivre Jésus et d’intégrer la communauté que lui rassemble, il faudra aimer Jésus plus que père et mère, fils ou fille et, peut-être même, quitter maison, frères et sœurs, père ou mère, enfants, terre. Le message, le ministère, la mort du Messie, Jésus, instaurent une logique nouvelle en ce sens qu’en Jésus l’ancienne disposition de l’alliance se trouve accomplie – on peut dire, aussi, profondément renouvelée – et que cette transformation met en place le nouvel Israël que constitue l’Eglise. Cette trajectoire est balisée par deux sacrements nouveaux: un nouveau rite d’initiation à la communauté du Messie – le baptême, remplaçant la circoncision comme signe d’appartenance, valable pour Juifs et païens, hommes et femmes – et un nouveau repas fêtant l’instauration de l’âge nouveau – la Cène, majoration pour ainsi dire du repas de la Pâque, la délivrance effectuée par l’agneau pascal lors de l’Exode originel étant dépassée par celle qu’assure le sang de Jésus.

Pour situer la notion de famille en Christ par rapport aux Ecritures du Nouveau Testament, il sera nécessaire de tenir compte d’une tension et d’une ambivalence incontournable; cela signifiera, suivre à la fois la trajectoire d’une certaine continuité – légèrement plus caractéristique des épîtres – et, parallèlement, tracer celle d’une évidente rupture, plus saillante dans les évangiles et l’Apocalypse de Jean. Bien entendu, nous aurons à nous contenter, dans les deux cas, d’un rapide survol. Mais ce double trajet est intéressant dès lors qu’il s’agit de revoir, à la lumière de la prédication de Jésus et de ses apôtres, la famille telle que nous la connaissons et concevons. Nous commençons notre balisage par les évangiles et par le volet d’un certain rejet de la famille.

I. Jésus et la famille

Laissons-nous orienter par une parole synoptique de rupture très connue, prononcée par Jésus à l’endroit de sa propre famille qui, un jour, ne parvenait pas à l’approcher. A sa mère et à ses frères sont opposés ceux qui sont assis autour de Jésus et qui, parce qu’ils font la volonté de Dieu, sont déclarés être, pour lui, sa mère et ses frères (Mc 3:31-34 et par.). Quant à la famille par la chair, Jésus prévoit pour tout disciple que la dissension et la violence pourront déchirer celle-ci à cause de l’annonce de l’Evangile: « Le frère livrera son propre frère pour le faire condamner à mort, et le père livrera son enfant… tout le monde vous haïra à cause de moi. » (Mt 10:21; Mc 13:12; cf. Lc 21:16)

Dans les matériaux évangéliques communs à Matthieu et à Luc, il est conservé une autre parole de Jésus envisageant de profonds arrachements au sein de la famille: « Pensez-vous que je sois venu pour apporter la paix sur la terre? Non, mais la division… s’il y a cinq personnes dans une famille, elles seront divisées trois contre deux, et deux contre trois… père contre fils, mère contre fille, belle-mère contre belle-fille… » (Lc 12:51-53) Matthieu rajoute « (qu)’on aura pour ennemis les membres de sa propre famille » (Mt 10:36). Les deux versions reprennent un mot du prophète Michée (Mi 7:1-7), où l’alliance est déclarée être battue en brèche par une infidélité qui corrompt les relations jusqu’au sein de la famille. Il semble que, pour Jésus, le renouveau de l’alliance, qui se poursuit à partir du noyau que forment ses disciples, risque de rencontrer les mêmes conditions familiales peu prometteuses. L’idée de la famille comme frein plutôt que comme accélérateur, devant l’invitation de Jésus à l’engagement total, s’exprime dans des termes d’urgence: ainsi, partir à sa suite et proclamer le règne de Dieu prime de manière choquante sur la responsabilité familiale qui obligerait un fils à rester enterrer son père (Mt 8:21; Lc 9:60).

Malgré la coloration hyperbolique de tous ces énoncés, c’est ce qu’on pourrait appeler un certain pessimisme par rapport aux liens familiaux qui y est exprimé. L’évangile de Marc porte plus que les autres cette empreinte: il se distingue des autres synoptiques par l’absence de tout enracinement généalogique du ministère de Jésus, comme par son silence concernant Jésus enfant. Une seule référence à sa provenance se trouve sur les lèvres de ses auditeurs sceptiques à la synagogue de sa ville d’origine; pour eux, la connaissance de sa famille – sa mère et quatre frères sont nommés – est un motif d’achoppement. A leur indignation, Jésus répond par une condamnation de l’incrédulité qui touche tout Israël, tribus, clans et familles: « C’est seulement dans sa patrie, dans sa parenté et dans sa famille que l’on refuse d’honorer un prophète. » (Mc 6:4) A ce moment précis, la famille de Jésus disparaît de cet évangile: l’impression que laisse Marc est celle d’un rejet qui préfigure celui des autorités juives ainsi que du peuple entier devant Pilate (Mc 15:1-15).

Nous avons déjà noté l’intérêt des évangiles de Matthieu et de Luc pour le thème du discipulat. Sous des formes différentes mais équivalentes, ces deux évangiles rapportent un enseignement de Jésus portant sur la nécessité de s’engager en pleine conscience; chez Luc, cette instruction est introduite par l’énoncé que voici: « Si quelqu’un vient à moi et n’est pas prêt à renoncer à son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et même à son propre moi, il ne peut être mon disciple. » (Lc 14:26) Une affirmation de portée similaire se trouve chez Matthieu: « Celui qui aime son père ou sa mère… son fils ou sa fille plus que moi n’est pas digne de moi. » (Mt 10:37) De toute évidence, la relation à Jésus prime sur les liens de sang; c’est lui qui, dans sa relation filiale au Père céleste, appelle ses disciples à vivre comme enfants de ce même Père – comme l’entend d’un bout à l’autre l’enseignement inaugural regroupé par le sermon sur la montagne: du coup, écouter et appliquer les paroles de Jésus, c’est bâtir sur lui sa maison (Mt 7:24ss; cf. Lc 6:49), sur l’alliance en personne, si l’on peut dire.

L’évangile de Jean nous amène encore plus loin sur ce chemin de radicalisation de la relation à Dieu, en jouant sur l’ironie qui fait que ceux qui auraient dû recevoir Jésus l’ont rejeté: dès le prologue, il est précisé que celui qui est la Parole « est venu chez lui, et les siens ne l’ont pas accueilli » (Jn 1:11), mais aussi que ceux qui l’ont reçu deviennent, par une naissance surnaturelle, enfants de Dieu (vv.12-13); jamais ils ne seront délaissés comme des orphelins (Jn 14:18). L’accentuation dans cet évangile ne tombe pas sur les relations horizontales entre frères, mais sur celles, verticales, qui font des croyants des amis de Jésus ou des petits enfants du Père. Comme chez les synoptiques, l’appel à suivre Jésus tend à défavoriser les liens familiaux. Les parents de l’aveugle-né guéri se désolidarisent de leur fils par peur des autorités synagogales (Jn 9:20-22).

Quant aux frères de Jésus dans cet évangile, ils sont d’abord distingués sans commentaire du groupe des disciples (Jn 2:12); après une discussion où ils encouragent Jésus à quitter la Galilée pour la Judée et une plus grande notoriété, il est précisé qu’ils ne croyaient pas eux-mêmes en Lui (Jn 7:1-5) et Jésus prend ses distances vis-à-vis d’eux: son heure n’est pas la leur (Jn 7:1-8). Ainsi sa parenté partage, avec Israël en général, une incrédulité à son sujet.

A travers tous ces matériaux évangéliques, le message et la mission de Jésus rencontrent, en la famille du Maître comme en celle du disciple, un obstacle probable à l’avancement du règne de Dieu. Même si cet état de fait reflétait la situation de l’évangéliste et de l’Eglise qu’il connaissait, tout autant que la prédication de Jésus en Galilée et en Judée au départ, le rattachement par alliance à Jésus et à sa cause conduisait à la relativisation ou éventuellement à la rupture des liens de sang et d’appartenance sociale. L’emploi des termes empruntés aux liens de famille, pour désigner un rapport de foi, permet de vérifier cela. Dieu est un Père pour les croyants, qu’il considère toujours en continuité avec l’Ancien Testament comme ses « fils »; en revanche, nul ne vient plus au Père que par la médiation de Jésus le Fils, comme celui-ci l’a lui-même dit (Jn 14:6). Jésus est constitué, par le Père, comme l’aîné de nombreux frères – selon une formule de Paul (Rm 8:29) – et les croyants entre eux sont tous frères puisque le Christ représente, pour chacun d’eux, l’unique Maître (Mt 23:8-10).

Il semble, en effet, que l’épithète « frère », si fréquemment employée par les écrivains du Nouveau Testament pour qualifier leurs semblables dans la foi, ait été consacrée par l’usage que lui avait réservé le Jésus terrestre et, surtout, le Ressuscité. Celui-ci, selon le récit de Matthieu, vient à la rencontre des femmes effrayées par l’apparition de l’ange et les charge d’un message à communiquer à tous ses frères en Galilée (Mt 28:10); d’une façon plus significative encore, l’évangile selon Jean réserve sa première et seule désignation des disciples, par Jésus, comme ses « frères », pour raconter son apparition à Marie de Magdala; il est rapporté l’énoncé suivant: « …Je ne suis pas encore monté vers le Père. Va… trouver mes frères et dis-leur de ma part: Je monte vers mon Père qui est votre Père, vers mon Dieu qui est votre Dieu. » (Jn 20:17)

Cette parole revêt un caractère subversif dès lors qu’on se souvient d’une autre: dans le débat rapporté au chapitre 8, face à ses détracteurs revendiquant l’héritage de leur père Abraham, Jésus leur avait opposé sa connaissance unique du Dieu-Père, dans une discussion passionnée aboutissant à la parole inédite, « avant qu’Abraham soit venu à l’existence, moi, je suis » (Jn 8:58). Abraham doit, certes, rester père des croyants pour Paul (Rm 4:9), mais il n’en demeure pas moins vrai que toutes les promesses de l’alliance faites à ce patriarche – dont celle, cruciale, de fils pour Abraham venus de toutes les nations – trouvent leur accomplissement dans l’unique descendant qu’est, pour ce même Paul, le Messie Jésus (Ga 3:29).

Dans les Ecritures juives, déjà, les « pères » du peuple pouvaient très bien avoir une connotation fort négative – dans la bouche des prophètes, ces « pères » sont souvent des impies qui, par leurs actes abominable, ont rompu l’alliance avec YHWH (par exemple Ez 20:4). Jésus, dans sa condamnation des chefs religieux d’Israël chez Matthieu, accuse les légistes et les pharisiens d’être « les descendants de ceux qui ont fait périr les prophètes » et il les exhorte à porter à son comble ce que leurs « pères » avaient commencé (Mt 23:30-32)!

Par leur force cumulative, toutes ces données confèrent à l’unité familiale un statut pour le moins équivoque, qu’elle soit comprise en termes de continuité (comme composante de base du peuple d’Israël) ou même comme noyau d’une nouvelle communauté alternative rassemblée autour du Messie. Pourtant, ce bilan négatif est appelé à être nuancé. Car, mis à part la priorité que les évangiles accordent au discipulat sur la famille, considérée alors comme pierre d’achoppement, d’autres données évangéliques présentent bien plus positivement celle-ci. Dans Marc par exemple, ce sont à répétition des membres de telle ou telle famille que Jésus guérit (Mc 1:30, 31; 5:21-43; 7:24-30; 9:14-29), tandis que l’accueil que Jésus réserve aux enfants est souligné (Mc 9:36-37), tout comme son insistance sur le respect du cinquième commandement (Mc 7:9-13) ou encore, ne l’oublions pas, sa prohibition du divorce et du remariage (Mc 2:2-12).

La description faite de la famille de Jésus dans l’évangile de Luc est positive et l’importance qu’on y accorde à Marie inégalée: celle qui, après la résurrection, est présente au milieu des disciples attendant la bénédiction de l’octroi de l’Esprit à la Pentecôte (Ac 1:14) constitue au premier volume de son œuvre en deux parties un vrai modèle de la femme pieuse, obéissante et soumise à la volonté divine. Les frères de Jésus que l’évangile de Jean présente comme incroyants (Jn 7:5) ne figurent pas dans Luc parmi ceux qui rejettent Jésus (Lc 4:24) et, au stade d’évolution du mouvement raconté par les Actes, ils sont devenus eux-mêmes disciples et se trouvent de ce fait associés, comme Marie, à la compagnie de la chambre haute; l’un d’entre eux, Jacques, deviendra le dirigeant de l’Eglise de Jérusalem (Ac 15:13).

Chez Jean, il convient de noter le soin avec lequel l’évangéliste a cerné le ministère de Jésus par deux épisodes clés où figure Marie: son ministère est inauguré par le miracle de Cana (Jn 2:1-11), où sa mère joue le rôle de femme représentative et idéale; puis, au moment où son parcours terrestre se termine sur la croix, c’est au plus aimé de ses disciples que Jésus mourant confie – sous le regard de sa tante maternelle – la plus aimée de ses parents, Marie, sa mère, en établissant une filialité de substitution liant désormais son disciple à celle-ci (Jn 19: 26-27). Le ministère du Fils de Dieu se trouve donc lancé ou, tout au moins, anticipé par la parole programmatique de Marie, qui dit aux serviteurs présidant aux noces: « Faites tout ce qu’il vous dira » (Jn 2:5); puis, à sa conclusion, au moment de sa glorification sur la croix, Jésus agit pour faire coïncider le familial et l’ecclésial, l’identité spirituelle et la parenté. Ainsi Jean arrive, par ces deux moments clés, à résoudre une tension palpable dès le prologue de son évangile.

Pour résumer, l’ambivalence de la famille selon les évangiles peut être cernée schématiquement de la manière suivante: le renouvellement de l’alliance en Jésus le Messie, établissait la primauté de la vocation du disciple à appartenir corps et âme à Jésus par la foi et, ce faisant, rendait potentiellement problématiques et ambiguës les liaisons familiales. C’est comme si l’œuvre du Messie envers Israël consistait, d’abord, à distendre tout lien à autrui, afin de ménager une relation plus directe avec Dieu « médiée » au travers d’une allégeance nouvelle, placée en Jésus lui-même.

On peut alors se poser une première question: comment, de nos jours, la démarche de se joindre au Christ par la foi invite-t-elle à quitter père et mère, conjoint et enfants?

II. Les apôtres et la maisonnée

Il est temps, maintenant, de quitter les évangiles pour considérer le sort de la famille avec, en toile de fond, l’expansion missionnaire du christianisme naissant racontée par les Actes et l’inscription, dans la durée et dans l’espace, des communautés chrétiennes fondées par Paul et d’autres, dont nous avons un reflet épistolaire. Les Actes et les lettres pauliniennes ou générales offrent, certes, une évaluation plus clairement positive de la famille comme institution structurant la vie de la foi, mais laissent également transparaître un degré d’ambiguïté.

Commençons par noter comment le rôle vétérotestamentaire rempli par la famille dans la concrétisation de l’alliance de grâce se trouve repris par plusieurs écrits apostoliques. Aux quelques évocations de la maisonnée déjà faites ajoutons, maintenant, une description qui, dans la narration des Actes, les introduit toutes: la crainte de Dieu que partageaient, selon l’auteur, Corneille et toute sa maison (Ac 10:2), famille à qui était destiné le message de salut que Pierre apporterait (Ac 11:14). Pour Luc visiblement, la venue de la Bonne Nouvelle avait des répercussions touchant à des familles ou à des maisonnées entières, en prolongement du modèle inclusif de l’alliance employé en Israël. L’unité sociale de la famille, cible d’une parole d’Evangile qui la structure, se rencontre encore dans Hébreux 11:7, où l’auteur propose une interprétation spirituelle du projet de construction de l’arche, entrepris par Noé en vue du salut de sa famille; dans son ensemble, ce chapitre passe en revue la manière dont la grande famille des Israélites, à sa plus grande échelle, avait exercé sa foi au Dieu de l’alliance.

L’importance de la maisonnée dans le récit des Actes nous rend attentifs au fait que, dans le monde gréco-romain comme en Israël, l’unité sociale de base rassemblait, sous l’autorité d’un chef de famille, tous les membres d’une maisonnée: depuis le propriétaire jusqu’au plus humble de ses esclaves; une même identité socio-psychologique, économique et administrative, religieuse aussi, reliait, dans leurs diverses fonctions et responsabilités, toutes les personnes appartenant à la famille et les faisait toutes bénéficier d’une cohésion importante pour leur vie commune. Dans ce contexte, il n’est pas surprenant de constater, dans les lettres de Paul à des communautés implantées dans les villes, une constante référence aux maisonnées de Corinthe (1 Co 1:16; 11:22, 34; 14:35; 16:15, 19), de Rome (Rm 16:5), de Colosses (Col 4:15; Phm 2) et d’autres lieux encore.

A partir du moment où un chef de famille épousait le Christ par la foi, sa maison se trouvait concernée par son adhésion Peut-être le commentaire le plus éloquent de cette réalité se trouve-t-il dans la petite lettre de Paul à Philémon, où l’apôtre invite son ami et fils spirituel, Philémon – chef de famille – à reconnaître dorénavant dans son esclave Onésime, récemment converti au Christ, un « frère » (Phm 16). Lorsque l’auteur de la lettre aux Hébreux rappelle à ses destinataires la nécessité de la soumission à leurs « conducteurs » spirituels, ceci semble présupposer une hiérarchisation des relations comme dans une famille. De même, lorsque Pierre invite les jeunes gens à se soumettre aux responsables de l’Eglise (1 P 5:5), il est clair que ceux-là y exercent l’autorité tel un père de famille.

Il est caractéristique de Paul que la relation entretenue avec les individus ou les communautés, qui doivent leur foi à sa prédication, fait d’eux ses enfants et de lui, l’apôtre, leur père, voire leur mère: il rappelle aux Thessaloniciens comment l’équipe apostolique a pris soin d’eux telle une mère qui nourrit ses enfants (1 Th 2:7) et tel un père enseignant ses enfants (v. 11). Les Galates, en danger de faire naufrage de leur foi, sont ses enfants dont il est encore en train d’accoucher (Ga 4:19). Les Corinthiens, malgré les difficultés qu’ils lui posaient et dont rend compte la deuxième lettre, restent (2 Co 6:13) comme dans la première ses « enfants bien-aimés » (1 Co 4:14), parce que c’est lui qui les a spirituellement engendrés dans leur foi au Christ (v. 15) – tout comme sur le plan individuel Timothée est son fils bien-aimé, habilité par cette filialité spirituelle à remplacer dans une Eglise donnée son père-apôtre (v. 17). En se comportant comme un pater familias, Paul invite ses convertis à un déplacement de leur loyauté analogue à la démarche qu’attendait de ses disciples Jésus. L’adresse répétée, enfants/mes enfants/mes chers enfants employée en 1 Jean (1 Jn 2:1, 12, 18, 28, etc.) en témoignant d’une même sollicitude apostolique, fournit un parallèle au langage de Paul.

La synthèse des données des lettres pauliniennes nous invite à la double constatation suivante: pour l’apôtre des nations, l’Eglise représente la famille des croyants (Ga 6:10) et elle constitue précisément la famille de Dieu, synonyme du peuple de Dieu tel que celui-ci se trouve renouvelé en et par le Messie Jésus (Ep 2:19-20). Sont indifféremment membres de cet édifice familial d’anciens proches et d’anciens étrangers – respectivement Juifs ou païens d’origine – qui, ensemble, forment une habitation pour Dieu: les Gentils qui croient au Christ ne sont plus des étrangers par rapport aux alliances, mais ce sont des proches (Ep 2:12-13), héritiers des mêmes promesses et participant au même corps (Ep 3:6): cette famille universelle, rassemblée en Jésus, est de même étendue que toutes les « patries » terrestres ou célestes réunies (Ep 3:15). Une Eglise locale peut donc très bien être désignée « maison de Dieu » (1 Tm 3:15).

L’Eglise est une famille ou, plus exactement, la famille (telle une grande maison, 2 Tm 2:20-21), c’est l’Eglise. Paul œuvre dans celle de Corinthe comme un intendant (1 Co 4:1-2) et considère plus généralement que les membres du corps du Christ, l’Eglise, sont confiés à son intendance (Col 1:25). En Colossiens 3:18-4:1 et Ephésiens 5:22-33, une instruction éthique est adressée aux membres d’Eglise selon leur rôle et statut de membres réciproquement dépendants les uns des autres, comme dans une famille – femmes et maris, parents et enfants, maîtres et esclaves: voici les deux tables d’éthique familiale (ou domestique) les plus célèbres et les plus controversées du Nouveau Testament, dont, par exemple, l’origine paulinienne ou encore la visée sociale précise posent problème. Contentons-nous, ici, de noter que pour la correspondance paulinienne, la famille est expansée en Eglise.

Cependant la maisonnée peut faire obstacle à la foi d’un de ses membres, disciple du Christ, exactement comme dans les évangiles. Parmi les diverses tables d’éthique familiale du Nouveau Testament, celle qu’élabore Pierre dans sa lettre paraît être motivée par la situation précise de chrétiens membres d’une maisonnée dont le chef n’est pas chrétien – unité familiale où la foi chrétienne de telle femme, ou tel esclave, est donc perçue comme perturbatrice de sa cohésion sociale et religieuse. On doit postuler un arrière-plan hostile commun aux divers destinataires de cette lettre, dispersés sur plusieurs provinces (1 P 1:1) et vivant tous en milieu païen (2:12). La parole de Pierre semble leur être adressée dans leurs épreuves de manière quelque peu paradoxale, car leur foi fait d’eux des hommes libres et, simultanément, des esclaves de Dieu (2:16).

Ainsi, dans une maisonnée donnée, l’esclave domestique qui est chrétien et dont le comportement respectueux de Dieu attire un châtiment vit, selon Pierre, un privilège en partageant les souffrances du Christ avec lequel tout esclave chrétien a des relations plus étroites qu’avec quiconque (1 P 2:18-25). De même, la femme chrétienne, dont le mari est incroyant, a pour tâche de gagner celui-ci au Seigneur sans parole, mais par sa conduite irréprochable (1 P 3:1, 2): qu’une femme puisse ainsi renverser la logique sociale d’alors, voilà une perspective audacieuse fondée sur le pouvoir transformateur du message évangélique! Somme toute, pour Pierre, devoir souffrir comme chrétien dans sa famille est un lieu commun; ce n’est aucunement honteux, mais, au contraire, supporter ainsi la souffrance, c’est honorer le Nom de Dieu (1 P 4:16): la table aboutit à une exhortation au partage des peines et au même amour fraternel qui, rappelant un mot d’ordre du chapitre premier (1:22), l’avait introduit (1 P 3:8; cf. 2:17). Le chef de famille chrétien, lui, ne reçoit dans cette table qu’une exhortation très brève (1 P 3:7); elle vise cependant à rendre ce mari conséquent dans son comportement, exigeant de lui le même respect que sa femme a envers lui, pour que ses agissements s’accordent avec les prières que sa conduite spirituelle de la famille l’amène à formuler.

Nous réservons quelques remarques, enfin, à l’Apocalypse, où l’alliance respectée ou rompue est d’une importance capitale et où l’appel évangélique à la décision se trouve majoré. Dans ce livre comme dans la prédication de Jésus, deux options se présentent sans neutralité possible: ou bien faire alliance avec Dieu et hériter des promesses de son règne en suivant de près l’Agneau immolé-mais-dressé, ou bien se rallier aux forces du mal et à leur contreprojet, et subir les conséquences de cet asservissement. Le septénaire des messages aux sept Eglises (Ap 2:1-3:22) situe le lieu de la décision en leur sein, dans la vie même des Eglises, car c’est là où se rassemble le peuple universel de l’alliance renouvelée, peuple de « frères » (1:9) et de « saints » racheté d’entre les tribus, langues, peuples et nations (Ap 5:9; 10:11; 11:9; 12:9; 13:7; 14:6; 17:15). C’est dire que l’Apocalypse s’intéresse à la solidarité de la famille chrétienne à sa plus grande échelle – peuple de rois et de prêtres (1:6), fidèles adorateurs de Dieu et témoins persévérants de l’Agneau (12:17) -, formant une foule immense innombrable (7:9).

Pour résumer la deuxième partie de notre survol, l’ambivalence de la famille dans les épîtres tient à sa centralité évidente: car si, pour la jeune diaspora chrétienne, la maisonnée fournit le contexte dans lequel il faut apprendre à vivre sa foi, voire se transforme elle-même en Eglise-maison, i) d’une part, une maisonnée hostile à l’Evangile oblige son membre chrétien à choisir entre deux obéissances conflictuelles, tandis que ii) d’autre part, l’Eglise dans laquelle un croyant s’intègre tend à devenir sa famille de substitution compensant la perte d’identité ou de sécurité entraînée par sa conversion et par son incorporation à la fraternité du Christ.

Et on peut à nouveau se poser une question: dans quelle mesure, de nos jours, l’appartenance d’un chrétien à la famille de Dieu l’appelle-t-il à modifier ou à relativiser ses liens familiaux?


* W.G. Campbell est professeur de Nouveau Testament à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence.

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