Faut-il avoir peur de la critique textuelle ? (1)

Alain Georges MARTIN*

Auprès de ceux qui affirment l’autorité de l’Ecriture sainte en matière de foi, la critique textuelle, qui consiste dans l’étude des variantes du texte biblique trouvées dans les différents manuscrits, n’a pas bonne presse. Déjà, le mot « critique » a une connotation négative, alors qu’il faut lui garder le sens positif d’« étude », d’« examen ». Surtout, l’affirmation qu’il existe des variantes dans le texte biblique semble mettre en cause son autorité. Quel est le texte authentique? Hésiter entre plusieurs leçons ne risque-t-il pas de conduire au relativisme et de conforter le laxisme doctrinal? Le doute ne va-t-il pas s’insinuer dans l’esprit du croyant?

Personne ne nie l’existence de ces variantes: de nombreuses éditions modernes de la Bible en indiquent les principales en note, mais on a tendance à les minimiser et à faire de la critique textuelle une science plus ou moins ésotérique réservée à quelques spécialistes.

On a raison de dire que ces variantes ne touchent pas à l’essentiel de la doctrine. Ainsi, on peut remarquer à juste titre qu’à part le récit de la femme adultère de Jean 7:53 à 8:11, on trouve toujours le même ordre dans les péricopes. Il n’empêche que des variantes plus ou moins importantes existent et qu’elles peuvent entraîner de sérieuses hésitations quant à l’établissement du texte.

I. De quoi s’agit-il?

Avant l’invention du livre imprimé, le texte biblique nous est parvenu par des manuscrits le contenant en totalité, mais surtout en partie. Nous nous limiterons, ici, au Nouveau Testament. Les manuscrits grecs les plus connus et les plus complets, rédigés en écriture majuscule (ou onciale) datent des IVe et Ve siècles pour les principaux. A partir du IXe siècle, on emploie une écriture dite minuscule, plus rapide. Certains de ces manuscrits, relativement récents, peuvent contenir des variantes fort anciennes délaissées par les manuscrits du IVe siècle. Une autre catégorie de documents est formée par des papyrus dont certains datent d’avant le IVe siècle et peuvent donc être les plus anciens témoins du texte du Nouveau Testament. Mais ils sont très parcellaires. Enfin, depuis peu, on s’intéresse, pour reconstituer l’histoire du texte, aux citations que les Pères de l’Eglise font de l’Ecriture, et des lectionnaires, sortes de morceaux choisis utilisés pour la liturgie des Eglises.

Tous ces documents – il y en a plus de 3000 – ont été écrits en grec. Mais il ne faut pas oublier de nombreuses versions rédigées en langues anciennes comme le latin, le syriaque, le copte, voire l’arménien, le géorgien, l’éthiopien, l’arabe, etc. En elles-mêmes, ces traductions contiennent de nombreuses variantes dont certaines peuvent correspondre à celles trouvées en grec.

Aucun manuscrit ne correspond exactement à un autre. Pourquoi donc y a-t-il des variantes? La réponse la plus rassurante est de parler des erreurs de copiste: recopier est une tâche ingrate et difficile. Il peut y avoir de simples fautes d’orthographe qui peuvent cependant être le signe d’une évolution de la prononciation d’une époque à l’autre. Il peut y avoir des confusions de lettres. La présence d’un même mot à quelques lignes d’intervalle peut conduire l’œil à glisser du premier au second et faire sauter tout ce qui se trouve entre les deux. On peut trouver aussi des mots ou des phrases répétés deux fois. Ou encore, en recopiant un manuscrit plus anciens où les mots ne sont pas séparés, hésiter à mettre une séparation qui entraînera une lecture différente selon la place qu’elle aura.

Il y a aussi des changements tout à fait intentionnels. On trouve des explications, qui correspondent aujourd’hui à des notes, qui ont été introduites dans le texte même. Un exemple de ce genre de glose est souvent indiqué, dans nos Bibles, à propos de Jean 5:3-4. La correction peut viser un style plus clair: en Marc 7:5, « des mains communes » devient des « mains non lavées ». Il peut y avoir des harmonisations, notamment entre les évangiles, pour mieux rapprocher les textes les uns des autres; même démarche pour les citations de l’Ancien Testament, afin de se conformer au texte grec de la Septante.

D’autres cas peuvent faire question sur le plan doctrinal. Ainsi, un manuscrit syriaque lit dans la généalogie de Jésus1: « Joseph engendra Jésus », ce qui semble mettre en cause la conception virginale de Jésus, donc sa divinité. La solution de facilité est de dire qu’un scribe distrait a écrit, sur la lancée, des formules répétées: « X engendra Y ». On peut aussi bien penser que ce manuscrit unique reflète une christologie fort ancienne qui n’employait pas l’argument de la naissance virginale pour affirmer la divinité du Christ, affirmation que l’on trouve ailleurs dans ce manuscrit.

Un autre exemple de variante pouvant entraîner une discussion théologique se trouve en Jean 1:18. On a, pour ce verset, plusieurs lectures possibles: unique; Dieu unique, le Dieu unique, fils unique, fils unique de Dieu; fils unique Dieu. Le mot « unique » rend le grec monogênês qui signifie mot à mot « unique engendré ». « Unique » semble la leçon la plus ancienne mais, très tôt, on a la précision « Dieu unique », expression qui fut récupérée au IIe siècle par les gnostiques valentiniens qui introduisaient, ainsi, Jésus dans leur système complexe de description de l’univers. Pour préserver la spécificité de Jésus-Christ, on a remplacé « Dieu » par « Fils ». Mais cette lecture orthodoxe devint elle-même suspecte d’hérésie au IVe siècle où la divinité du Christ était contestée par l’arianisme. On en revint donc à la lecture « Dieu » en précisant même « le Fils de Dieu ». Pour simplifier, on peut conclure en disant qu’il ne s’agit pas de formules contradictoires, mais de précisions rendues nécessaires devant des risques de récupération par des courants hérétiques successifs.

La finale de l’évangile de Marc2 ne se trouve pas dans tous les manuscrits et ne semble pas faire partie de l’évangile primitif. Cet évangile se terminant brusquement en 16:8, il lui a été adjoint cette finale (on trouve aussi une finale plus courte). Dans quelques manuscrits, on trouve l’ordre Matthieu, Jean, Luc et Marc avec cette finale longue qui pourrait servir de conclusion non à Marc seul, mais à l’ensemble des quatre évangiles, ce qui expliquerait pourquoi on y trouve un contenu qui évoque ce qu’on trouve dans Matthieu, Luc ou Jean.

Enfin, on peut signaler la singularité de certains manuscrits comme celui dit de Théodore de Bèze, qui est un bilingue grec-latin. Il contient les quatre évangiles et les Actes des Apôtres: on y trouve, inséré dans Jean, le récit de la femme adultère3 retenu par le canon et repris dans d’autres manuscrits, mais à d’autres endroits des évangiles. On a encore celui de la rencontre de Jésus avec un homme qui travaillait le jour du sabbat (après Luc 6:4 et non retenu dans le canon). C’est surtout les Actes qui contiennent le plus de variantes et d’ajouts au point qu’on a pu parler de deux éditions de ce livre.

Pour s’y retrouver, on a essayé de regrouper les manuscrits par famille, mais le résultat n’est pas toujours à la hauteur des espérances: un manuscrit qui semble suivre une famille montre tout à coup une variante provenant d’une autre. Pour dénouer la complexité de ces fils, on est aidé par l’existence de plusieurs recensions qui ont cherché à simplifier pour donner un peu d’uniformité. On a ainsi abouti, aux IVe-Ve siècles, à une sorte de texte commun standard qu’on a appelé la recension byzantine, Byzance étant le centre politique, intellectuel, religieux de l’époque.

On pense aussi que la critique textuelle n’a d’autre utilité que de restaurer le texte primitif; au fil des années se seraient accumulées nombre de fautes qu’il suffirait de corriger. Certes, on peut débusquer des erreurs faites par les scribes mais, avec un peu d’attention, on s’aperçoit de la complexité de la question. En effet, si on essaie de faire l’histoire du texte, on ne va pas du plus simple vers le plus complexe; c’est le contraire qu’on constate souvent. Les témoins les plus anciens montrent des variantes qui ont été éliminées par les recensions successives qui ont abouti au texte byzantin. Les variantes écartées se trouvent non seulement dans les manuscrits les plus anciens, mais aussi dans des manuscrits relativement récents et surtout marginaux, les plus éloignés du centre byzentin et dans des versions coptes, latines ou syriaques.

Faut-il, alors, parler d’un pluralisme du texte du Nouveau Testament et conclure à la relativité des vérités qu’il annonce?

II.

Il y aurait encore bien des choses à dire, mais je crains d’avoir lassé le lecteur; je veux seulement faire prendre conscience de la complexité des problèmes soulevés par la critique textuelle, problèmes qui se recoupent avec ceux posés par la comparaison des récits parallèles, par la constitution du canon ou, encore, par la traduction dans les langues anciennes. Raison de plus, dira-t-on, pour se méfier de ce qui risque de troubler les esprits et, surtout, de mettre en doute l’autorité de l’Ecriture sainte comme Parole de Dieu. Comment faire confiance à un texte qui varie sans cesse? Certes, on peut se rassurer en disant que ces variantes ne touchent pas au fond même du message du Nouveau Testament, que l’ordre des péricopes reste toujours le même. Il n’en reste pas moins que la critique textuelle n’est pas en odeur de sainteté.

Peut-on, en effet, affirmer d’un côté une foi solide fondée sur la révélation biblique et de l’autre faire du même texte biblique un objet d’étude soumis à un examen rationnel? Etre, comme le fut Bultmann, un homme d’une très grande piété et un universitaire poussant très loin la critique? Celui-ci voulait dépasser la traditionnelle opposition entre le libéralisme et l’orthodoxie. Mais est-il possible d’exclure la foi du domaine de la recherche dite scientifique? Certes, on peut proposer une sorte de compromis: accepter la critique dans certaines limites; plus précisément pour la critique textuelle, la mentionner avec l’idée de retrouver le texte primitif. On risque, sans cesse, de tomber dans un compromis plus ou moins mou, dans lequel la foi aussi bien que la recherche ont tout à perdre.

Autrement dit, peut-on être calviniste et s’intéresser à la critique textuelle sans être schizophrène? Je pense que oui, à la condition de ne pas perdre de vue le rôle du Saint-Esprit comme révélateur à l’œuvre dans l’histoire. La révélation en Jésus-Christ est un point particulier du temps, celui de l’incarnation. Le Saint-Esprit se situe dans la durée pour nous rappeler la révélation en Christ4. Le Nouveau Testament nous parle de cette révélation et de ce qui se passe après: il y a la venue du Christ et ses conséquences dans l’histoire postérieure des hommes, ce que nous montrent, par exemple, les Actes des Apôtres. L’œuvre de l’Esprit ne se limite pas à un instant. De même, la vérité de la Bible ne se limite pas à un état figé du texte, même s’il est arrivé qu’on parle de texte reçu; on sait qu’il est vain d’espérer retrouver un texte premier. Echec de la révélation? Non point; mais cette révélation se situe dans une durée. L’Esprit n’est pas figé dans un temps; il est à l’œuvre dans la durée. Cela ne signifie pas que la révélation progresse et s’améliore au fil du temps; elle est achevée, pleine, complète en Jésus-Christ. L’Esprit n’ajoute rien: il rappelle.

Une relecture n’est pas un perfectionnement; elle est un rappel. C’est ce que nous montre la Bible elle-même si on compare les livres de Samuel et des Rois avec ceux des Chroniques. Les uns se corrigent par les autres. Sur le plan de la révélation, ils ont autant de richesse. La révélation n’est pas dans un seul évangile contre les trois autres. Irénée de Lyon, à la fin du IIe siècle, affirme qu’il faut garder les quatre, car c’est l’hérésie qui privilégie un évangile au détriment des trois autres.

Il ne s’agit pas de cerner le Saint-Esprit dans une variante, mais de discerner l’action de l’Esprit dans le comment et le pourquoi d’une transmission du texte. Certes, il y a à distinguer ce qui reste du domaine de l’erreur humaine de ce qui est du travail de l’Esprit, au travers de la transmission humaine; l’Esprit peut très bien s’exprimer par une glose ajoutée à l’intérieur du texte. Le travail humain du scribe qui recopie ou qui traduit ne peut se faire qu’à la lumière de l’Esprit. Toute traduction est déjà une interprétation, pas fatalement une trahison. Beaucoup de Pères syriaques trouvaient aux textes grec et syriaque une égale inspiration. Dieu a voulu que sa Parole soit incarnée dans ce travail complexe de transmission d’un texte.

Etudier la critique textuelle, c’est donc prendre très au sérieux l’œuvre de Dieu dans sa révélation. On ne peut le faire que très humblement. On est replacé devant le fait que Dieu, par son Esprit, s’y est pris ainsi pour transmettre jusqu’à nous sa Parole. Sinon, cela voudrait dire que la révélation est livrée au hasard et aux caprices des hommes et de l’histoire. Elle ne peut que nous rendre humbles devant des affirmations exégétiques aventureuses; elle nous rappelle que, dans cette tâche de transmission de générations en générations, nous ne sommes jamais à l’abri de l’erreur et qu’il nous faut sans cesse relire, vérifier. Elle nous met en garde contre toute velléité de posséder un texte bien fixé, bien limité, qui deviendrait notre chose; ce texte n’appartient qu’à Dieu. Il nous faut aussi écouter la voix de l’Esprit quand nous sommes confrontés à un problème de variantes. Nous n’avons pas forcément à nous demander où est le vrai, où est le faux, mais ce que veut nous dire l’Esprit en nous plaçant devant une alternative. Une variante difficile peut, elle aussi, nourrir ma foi, parce que j’ai la confiance que Dieu ne nous a pas donné une Ecriture frelatée.

La critique textuelle ne conduit pas à la minimisation de la Bible mais, au contraire, à sa revalorisation, et c’est le Saint-Esprit qui donne à l’Ecriture son unité et sa cohérence. Elle souligne l’importance de la transmission comme acte du Saint-Esprit qui se situe dans le mouvement de celui qui donne à celui qui reçoit, mouvement qui unit le Père au Fils. Les variantes témoignent que le texte biblique est vivant comme sont vivantes les personnes au sein de la Trinité. Une saine et exigeante critique textuelle repose donc sur une saine méditation du mystère de la Trinité.

III.

La critique textuelle a une double vertu. D’une part, elle rend humble vis-à-vis d’un intégrisme scientifique qui peut devenir une forme de terrorisme intellectuel. Même en théologie, il suffit de dire, par exemple, que la date d’un évangile est scientifique pour que cela soit déclaré vrai, intangible, irréfutable. Derrière ce mot de « scientifique » se cache un monde de suppositions et d’hypothèses dont on peut démonter, voire inverser le raisonnement.

La critique textuelle peut, elle aussi, devenir une science prétentieuse; c’est pourquoi sa mission essentielle est de nous apprendre l’humilité. On peut, par exemple, légitimement chercher à reconstituer le christianisme des deux premiers siècles et il faut le faire, mais à la condition de ne jamais perdre de vue que les documents que l’on possède ne datent que des IIIe et IVe siècles.

Elle rend humble, aussi, devant la tentation d’une lecture fondamentaliste qui n’est qu’une forme du rationalisme par lequel l’homme veut mettre la main sur la Parole de Dieu. Les deux sont une recherche de pouvoir. La critique textuelle nous montre que l’Esprit reste toujours libre en face de nos prétentions à vouloir enfermer le texte.

Pour un croyant, la Bible ne peut être un écrit comme les autres. Elle est à sa manière une Ecriture élue, celle que Dieu a choisie pour parler aux hommes. Elle n’est pas magiquement descendue du ciel. Elle est comme les autres littératures humaines, soumise aux aléas de la composition et de la transmission humaines. Mais, dire cela n’est pas la dévaluer: ce qu’il y a d’humain dans la Bible ne défigure pas ce qu’elle a de divin. Elle est comme la personne du Christ, parfaitement divine et parfaitement humaine. Les relectures, les variantes, voire les comparaisons entre les passages parallèles, font partie de la divinité de la Bible; elles sont l’œuvre du Saint-Esprit, comme signe que la Parole s’incarne dans le mouvement même de la transmission de l’Ecriture. Elle n’est pas instant mais durée. Ne voir dans les variantes que des déficiences dues au péché de l’homme, c’est oublier que le Christ fut pleinement homme, sauf quant au péché5. C’est pourquoi s’intéresser aux variantes et à la critique textuelle, c’est lire la totalité de l’Ecriture, avec prudence certes, mais dans l’humilité et dans l’obéissance à la Parole de Dieu.


* A G Martin est pasteur de l’Eglise Réformée de France. Il a enseigné le Nouveau Testament à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence.

1 Mt 1:16.

2 Mc 16:9-20.

3 Jn 7:53 à 8:11.

4 Jn 4:26.

5 1 Jn 3:5.

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