Littérature et christianisme.
Les années 20 : un âge d’or ? Autour de Georges Bernanos et d’André Gide
Frédéric BAUDIN*
Introduction
La fin du XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle sont marquées, en France, par la montée de la laïcité et des valeurs républicaines, souvent teintées d’anticléricalisme; cela se traduit, notamment, par la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat en 1905.
Déjà Baudelaire avait noté le déclin de l’influence chrétienne dans l’art. Dans son commentaire sur le salon de 1846, il relevait que « certains artistes, croyant encore à une société catholique, ont cherché à refléter le catholicisme dans leurs œuvres »1. Beaucoup pensaient, sans doute, que cette expression catholique finirait par disparaître avant la fin du XIXe siècle. Or, après la Première Guerre mondiale, comme un démenti à ces propos, plusieurs auteurs catholiques (les romanciers protestants sont très rares, en France!) cherchent toujours à exprimer leur sensibilité chrétienne dans leurs œuvres.
Le débat sur cette question des rapports entre christianisme et littérature a mobilisé les intellectuels des années 20. L’accueil – la réception –, par la critique et le public, du premier roman de Georges Bernanos, Sous le soleil de Satan (1926), est exemplaire pour illustrer ce contexte. Les années 20 furent-elles donc un véritable âge d’or pour les auteurs chrétiens, et peut-on encore espérer de beaux jours pour eux à l’avenir?
I. Le contexte littéraire des années 20
A) Généralités
Au début des années 20, le mouvement surréaliste cherche sa place entre nihilisme et marxisme. André Breton jette les bases théoriques du mouvement en publiant, en 1924, Le Manifeste du surréalisme. Il propose une littérature de l’inconscient, issue du rêve, en partie pour contrer ou dépasser la réalité de la guerre.
La Première Guerre mondiale laisse, en effet, une empreinte très profonde et durable dans les esprits. Elle devient même l’un des principaux éléments d’une certaine littérature, née dans les tranchées: Le feu d’Henri Barbusse est publié en 1916, couronné aussitôt par le prix Goncourt; Les croix de bois de Roland Dorgelès paraît en 1919 et frôle le Goncourt, finalement attribué à Proust, pour A l’ombre des jeunes filles en fleurs; Capitaine Conan de Roger Vercel est publié en 1934 et reçoit, lui aussi, le prix Goncourt: cela montre, pour autant que le prix Goncourt soit un critère valable, que l’on éprouve le besoin d’écrire sur la guerre et que le public en redemande.
Le milieu littéraire, en France, pendant ces années 1900 à 1930, est par ailleurs traversé de fulgurances religieuses, souvent sincères et radicales, mais aussi esthétisantes et superficielles. En 1926, lorsque paraît Sous le soleil de Satan, de Bernanos, le débat sur la littérature et la foi est, sans doute, à son apogée. Les écrivains, les philosophes, les critiques littéraires, les prêtres, les lecteurs, tous s’en mêlent.
Léon Bloy a fait retentir sa voix impétueuse et passionnée, dans un style un peu baroque, depuis les années 80 du siècle précédent. Avec Paul Claudel, qui s’est converti en 1886, et Huysmans, qui se convertit en 1893, il fait déjà figure de « précurseur », parmi les romanciers ou les polémistes ouvertement catholiques.
Les conversions au catholicisme, discrètes ou retentissantes selon les cas, de Francis Jammes en 1905, de Jacques et Raïssa Maritain2, en 1906, de Charles Péguy en 1908, du poète Max Jacob en 1909, d’Henri Ghéon en 1916, de Pierre-Jean Jouve en 1924, alimentent des rumeurs aux intentions fort diverses, plutôt bienveillantes, assez souvent montées en épingle et parfois malveillantes: le zèle jugé excessif de ces néophytes agace un peu…
Gabriel Marcel, philosophe et dramaturge, publie sa pièce, L’homme de Dieu, en 1925; il se convertit officiellement au catholicisme en 1929. Julien Green, encore jeune à cette époque (né en 1900), a délaissé l’Eglise protestante presbytérienne pour rejoindre l’Eglise de Rome pendant la Première Guerre mondiale. Il publie Mont-Cinère en 1926, Adrienne Mesurat en 1927, Léviathan en 1929. Enfin, François Mauriac jouit d’une notoriété accrue avec la publication du Désert de l’amour (1925), Thérèse Desqueyroux (1927), et surtout Le nœud de vipères en 1932, son roman où la Grâce chrétienne apparaît peut-être le plus clairement, dans un style parfaitement maîtrisé. Mauriac est revenu, en 1928, au catholicisme dont il s’était quelque peu éloigné depuis le début des années 20. Il n’avait pourtant pas refusé, sans non plus lui accorder son assentiment, l’étiquette de « romancier catholique », lors de la publication de ses romans Le fleuve de feu, et Le baiser au lépreux qui l’avaient révélé au public entre 1921 et 1923.
La Nouvelle Revue Française (NRF), créée en 1909, est en ébullition et l’on parle beaucoup de la fièvre religieuse qui s’est emparée des plus fidèles rédacteurs de la revue: Jacques Rivière entame une démarche religieuse en 1913; il assume la direction de la NRF à partir de 1919. Jean Schlumberger, Jacques Copeau (1926), Valéry Larbaud, Charles du Bos (1927) vivent chacun, pendant ces années 20, une « conversion », qu’il faut sans doute, là encore, estimer à des degrés divers: la pêche dans le vivier de la NRF n’est peut-être pas toujours miraculeuse (comme le souhaiterait Isabelle Rivière!), mais cela fait sensation.
De 1923 jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale, on fréquente assidûment, chez les Maritain, le « dernier salon de conversion », comme le nomme avec ironie Maurice Sachs. On se rend, à Paris, à la messe dominicale des Bénédictines de la rue Monsieur, célébrée par l’abbé Altermann: « Entre 1925 et 1930, raconte François Mauriac, beaucoup d’artistes et d’écrivains étaient assidus à cette messe chantée, et ils composaient un milieu très singulier et très fervent. »3 Dom Besse et l’abbé Altermann figurent parmi les directeurs de conscience les plus consultés par les écrivains catholiques.
La théologie de saint Thomas d’Aquin est remise à l’honneur par les pères Clérissac et Sertillanges ou par le philosophe Etienne Gilson et, enfin, par Jacques Maritain. Le débat critique est animé par Jacques Rivière, Henri Massis, Albert Thibaudet, Charles du Bos: tous sont attentifs à l’expression d’une sensibilité spirituelle – chrétienne – dans la littérature.
Enfin, André Gide est considéré comme un maître par une génération entière d’écrivains et de lecteurs, depuis la parution des Nourritures terrestres en 1897, L’immoraliste en 1902, La porte étroite en 1909 et Les faux-monnayeurs en 1925. Gide est un personnage ambigu, sur les plans humain et spirituel. Il est d’origine protestante, mais il préfère, non sans hésitations d’ailleurs, les nourritures terrestres à celles du ciel. Il cultive une certaine marginalité, mais il se complaît dans son rôle de magistère – Malraux va jusqu’à dire de « directeur de conscience »! Gide publie un essai sur Dostoïevski, en 1923, et relance ainsi le débat sur la littérature et l’influence chrétienne; son principal opposant est alors Henri Massis. Le débat va prendre une très grande ampleur jusqu’au début des années 30.
B) La controverse Gide-Massis sur le roman
L’essai sur Dostoïevski est composé pour l’essentiel de conférences publiques, prononcées par Gide en 1921, au théâtre du Vieux-Colombier à Paris. Ce théâtre était comme une annexe, toute récente, de la NRF. Le lieu se prêtait donc particulièrement aux déclarations de Gide, et le public était probablement bien disposé à accueillir la thèse qu’il allait défendre.
Gide énonce, lors de ces conférences, deux aphorismes, deux proverbes, qui sont devenus depuis célèbres:
« C’est avec les beaux sentiments que l’on fait la mauvaise littérature. »
« Il n’y a pas d’œuvre d’art sans collaboration du démon. »4
Ces phrases ont alimenté la controverse. Il faudrait démêler ici l’écheveau des attaques et des réponses qui ont fusé de tous côtés; nous nous en tiendrons à quelques remarques. Le sens de ces proverbes a été très diversement interprété; il serait cependant cohérent de commencer par les situer dans le contexte des conférences prononcées par Gide.
i) La démonstration de Gide
Dans cette cinquième conférence sur Dostoïevski, Gide évoque le « renversement des valeurs »5 qu’il croit discerner chez l’auteur russe. Il aborde alors la question de l’existence du diable. Il estime que ce dernier est, le plus souvent, relégué par ses contemporains, et par les protestants en particulier, au rang d’un simple concept, le mal. Pour Gide, cependant (à cette époque du moins, car il changera plus tard d’opinion), le diable est bien un être personnel, le Malin. Il souligne ainsi que Dostoïevski « fait habiter le diable dans la région haute de l’homme, là où les tentations, qui se présentent sous forme de questions existentielles communes aux hommes de tous les temps, sont purement intellectuelles ».
Le diable affecte donc l’intellect de l’homme, sa partie la plus noble, et il l’influence, notamment, lorsque l’artiste élabore son œuvre: « Toute œuvre d’art est un lieu de contact, ou si vous préférez, un anneau de mariage du ciel et de l’enfer. » C’est en cela, bien sûr, que l’on peut parler de renversement des valeurs. Gide revient sur cette question, dans la conférence suivante. Il précise en quoi l’œuvre d’art est ainsi influencée par le démon: « Trois chevilles tendent le métier où se tisse toute œuvre d’art, et ce sont les trois concupiscences dont parlait l’apôtre6: la convoitise des yeux, la convoitise de la chair, et l’orgueil de la vie. »
On ne peut être plus clair: pour Gide, le diable inspire l’artiste pour conférer à son œuvre une valeur artistique, dans la mesure où celle-ci répond aux aspirations profondes de l’homme. Or, ces aspirations sont non seulement douteuses (les concupiscences), mais elles naissent dans la région la plus haute de l’homme, dans cette partie de son être qui devrait, plus qu’aucune autre, refléter l’image de Dieu. L’ensemble des conférences apparaît par ailleurs assez confus, répétitif, et Gide lui-même s’en excuse7; il lâche enfin un aveu déconcertant: « Vous l’avez bien compris dès le début… Dostoïevski ne m’est souvent qu’un prétexte pour exprimer mes propres pensées. »8
ii) La réponse d’Henri Massis
Henri Massis est écrivain et critique littéraire; il est directeur de publication aux Editions Plon, où il collabore avec Jacques Maritain. C’est un catholique, mais aussi un nationaliste convaincu, fervent disciple de Maurras9. Il est à bien des égards l’antithèse de Gide. Massis répond à Gide en rédigeant, dès 1923, plusieurs articles, qui seront repris dans un premier essai intitulé Jugements, publié en 1924, et un second, en 1927, Réflexions sur l’art du roman. C’est dans le deuxième volume de Jugements que nous trouvons les pages consacrées à Gide, dont un chapitre sur le Dostoïevski publié à peine quelques mois auparavant. Les premières pages donnent le ton: Massis se montre dès l’abord virulent à l’encontre de Gide, qui « a choisi pour modèle, selon lui, l’inquiétante figure de Dostoïevski »10.
Le réquisitoire est abrupt, sans nuance, même s’il est en partie fondé: Gide est comparé à un nouveau Moïse, muni de « nouvelles tables de valeurs », à un « réformateur pour les générations futures », qui veut « retrouver une harmonie qui n’exclue pas sa dissonance », une « morale qui ne juge pas, qui transcende le bien et le mal, qui ne comporte pas la notion de l’honneur et qui supprime l’idée de péché ». Massis accuse Gide d’introduire une confusion des valeurs spirituelles, morales et nationales, une dissolution tout orientale, de « se livrer à une entreprise captieuse pour nous désoccidentaliser, nous décatholiciser »11.
Quelques remarques de Massis nous semblent plus intéressantes: au quiétisme et au bouddhisme suggérés par Gide lui-même dans ses conférences12, Massis oppose l’idéal classique et chrétien: « C’est à maintenir l’équilibre de la personne humaine, en lui apprenant à connaître un objet extérieur, à l’aider, la soutenir dans son effort permanent contre les forces obscures qui la divisent et tendent à la dissocier que s’applique, en effet, l’idéal classique et chrétien. »13 Dans un troisième chapitre, Massis attaque Jacques Rivière, qu’il considère comme le disciple inconditionnel de Gide14.
iii) La réponse de Rivière
Jacques Rivière est l’un des fondateurs de la NRF, qu’il dirige depuis 1919. C’est un critique littéraire, souvent très fin. Il correspond assidûment avec Claudel et Gide. Il est revenu au catholicisme en 1913, sous l’influence très « missionnaire » de Claudel, influence qu’il a d’ailleurs sollicitée en lui écrivant le premier, mais dont il s’éloigne quelque peu, tout en se rapprochant de Gide, lors des années 20.
Rivière répond avec élégance aux attaques de Massis, dans un article publié dans la Nouvelle Revue Française15. Il reproche à Henri Massis de fausser le sens de ses idées:
« Vous avez pris l’habitude de me faire parler en toutes circonstances comme il faudrait que je parlasse pour que vous eussiez raison. […] Pourquoi tourmentez-vous mes pauvres phrases pour leur faire exprimer à toutes indistinctement la même préoccupation, le même souci d’immoralisme? »
On ne peut guère en effet soupçonner Jacques Rivière de défendre l’immoralisme:
« Je prétends qu’il est impossible à un romancier qui est arrivé au bout de sa croissance, à un romancier formé, d’éprouver une préférence de principe pour le Bien ou pour le Mal. Quand je combats le moralisme, croyez bien que c’est à l’immoralisme aussi que j’en ai, et point du tout, forcément, comme vous allez tout de suite le penser, pour aboutir à l’amoralisme (absence de morale). » (P. 421) Rivière ajoute: « Entre cette organisation a posteriori de l’expérience humaine et le puéril dilemme: Bien ou Mal, vertu ou vice, que vais-je choisir? vous sentez bien qu’il y a un abîme. Vous sentez bien que le romancier doit tout de même commencer par un peu d’aveuglement à ces phares trop symétriques et pousser d’abord, en toute obscurité, vers le point le plus confus, le plus « bouché », le plus chargé de « grains », de l’océan psychologique. » (P. 423)
iv) L’intervention de Mauriac
Mauriac a choisi, dès 1921, de se ranger aux côtés de Gide, contre Massis qui reprochait à Gide son esprit « démoniaque ». Mauriac écrit à ce propos:
« Une pratique plus ancienne du catholicisme ne vous aurait-elle pas préservé d’appliquer à un chrétien – fût-il Gide – l’épithète de « démoniaque »? Gide n’est peut-être pas si ennemi de Dieu qu’il vous plaît à dire […]. Quel écrivain se vanterait de ne troubler personne? Qui sait si certains « jugements » ne dégoûteront pas à jamais certains esprits du catholicisme? […] Gide démoniaque? Ah! Moins sans doute que tel ou tel écrivain bien-pensant qui exploite avec méthode l’immense troupeau des lecteurs, et surtout de lectrices, « dirigés » […]. Il me souvient d’avoir entendu Gide défendre le Christ contre Valéry, avec une étrange passion: attendons le jugement de Dieu. »
On relèvera ce détail: « Un chrétien, fût-il Gide… » Cette précision ne manque pas d’ironie: le christianisme de Gide s’en trouve ainsi relativisé, voire délesté de sa meilleure part. Mauriac reste donc prudent, mais il nous faudra comprendre pourquoi il défend Gide, et notamment pourquoi il rappelle que Gide a pris parfois position en faveur du Christ.
v) La réaction de Bernanos
Bernanos, interrogé par Frédéric Lefèvre (le Bernard Pivot de l’époque!), ajoute foi au jugement de Massis sur Gide: « L’étude de Massis, dit-il, est vraiment définitive »16, opinion qu’il confirmera lors d’une conférence publique en 1927, et dans un article publié dans le journal nationaliste l’Action française, en 1928.17 Mais Bernanos va ensuite très rapidement remettre en cause sa fidélité à Maurras et à l’Action française, dont il démissionnera, et il n’hésitera pas, plus tard, à prendre position contre Massis18.
C) Appréciation critique
i) Le mysticisme gidien
Que Gide se trouve au centre de cette controverse n’étonne pas: personnage ambigu, il est attaqué ou défendu comme chrétien et comme auteur. Il semble aspirer à la pureté évangélique, avec la plus grande sincérité, notent Claudel ou Mauriac, et cela est sans doute vrai. Mais son « immoralisme » est notoire: il est d’abord insinué, puis exprimé ouvertement dans sa correspondance et dans plusieurs de ses œuvres: L’immoraliste en 1902, et surtout Corydon, publié sous pseudonyme en 1911. Cet immoralisme, pratiqué dans sa vie quotidienne, et cet attrait pour les questions spirituelles, supposent un quiétisme que Massis a voulu démasquer.
Gide conçoit en effet une étonnante dichotomie de l’existence. Il va jusqu’à défendre le Christ et les vérités chrétiennes, tout en se livrant, par exemple, à la pédophilie sur les boulevards parisiens ou lors de ses voyages à l’étranger, avec son compagnon Henri Ghéon19, avant que celui-ci ne se convertisse et abandonne, non sans combats intérieurs, cette vie mouvementée20.
Au début des années 20, Gide paraît inquiet, tourmenté, déchiré, et cela d’autant plus depuis la conversion de ses plus chers amis ou collaborateurs: Jacques Rivière en 1913, Henri Ghéon en 1916 et Jacques Copeau en 1926. Son évolution spirituelle, qui aboutira plus tard à l’athéisme, ne se fait donc pas sans heurt; il reste toujours chez Gide cet attrait contradictoire pour la sainteté, que l’on discerne par exemple dans La porte étroite, publié en 1909, et le désir esthétique, sensuel, et même pervers – osons le mot –, avoué presque sans honte dans Corydon, qu’il publie enfin sous son nom en 1924.
Que l’on discerne donc chez Gide une « confusion des valeurs », et que l’on opère ensuite, comme le fait Massis, mais aussi comme le reconnaît Gide, un rapprochement avec le quiétisme ou les mystiques orientales, cela semble inévitable. On comprend un peu mieux, à ce titre, les attaques de Massis. Mais ce dernier avait-il raison de transposer cette analyse de l’homme Gide à l’œuvre d’art telle que la définit Gide? Ce sont là deux réalités assez différentes, même si elles sont dans certains cas étroitement liées.
ii) Le roman et les « beaux sentiments »
La querelle sur les « beaux sentiments qui font la mauvaise littérature » et « la collaboration du démon dans toute œuvre d’art » mêle la théologie chrétienne, la technique de l’auteur et la portée de l’œuvre, la réception de cette œuvre par la critique et les lecteurs, qu’ils soient catholiques ou non.
Albert Thibaudet est l’un des plus brillants critiques littéraires de l’entre-deux-guerres. Dans la Nouvelle Revue Française, en 1926, il s’exprime sur le roman catholique21. Il distingue ainsi trois « manières de poser sa candidature au titre de romancier catholique »:
• Les écrivains de sensibilité catholique
Ce sont des écrivains qui ont reçu une éducation catholique, qui « pensent reconnaître, et qu’on reconnaîtra dans leur œuvre, ce qu’on appelle, d’un terme à équivoque, la sensibilité catholique ». Cette sensibilité « expliquerait en partie les romans de François Mauriac ».
• Les auteurs de roman à thèse
Ce sont les auteurs dont la manière, « logique et démonstrative […] consiste à étayer un dogme, un commandement, ou une théorie catholique dans un roman à thèse ». Thibaudet cite alors comme exemple Paul Bourget, et l’un de ses romans, Le divorce22.
• « Les romanciers catholiques qui prendraient pour sujet, précise Thibaudet, non pas, comme les premiers, les survivances de la vie catholique qui ne l’est plus (une simple sensibilité); non pas, comme les seconds, la défense et l’illustration de l’ordre catholique; mais la vie catholique elle-même, vécue de l’intérieur, sentie dans ses exigences et ses profondeurs. » Les auteurs cités sont Emile Baumann, Paul Claudel, et surtout Bernanos, qui vient de publier son premier roman.
Albert Thibaudet s’interroge ensuite sur ce que serait « un sujet de roman strictement catholique ». Il ne s’agit pas selon lui d’exploiter, comme Stendhal ou Balzac, des « types cléricaux », qui font appel davantage à « la psychologie, […] l’automatisme du métier plutôt que sa source d’énergie ». L’idéal serait de saisir, précise-t-il, « la substance de la vie catholique », qui consiste « en l’usage des sacrements ». Il faudrait donc pouvoir restituer l’esprit du sacrement dans la littérature. Mais cela est impossible, ajoute Thibaudet, car le roman, la prose, ne « se sentent pas bien chez eux » quand il s’agit de « faire place aux sacrements ». Il faudrait donc plutôt élaborer « une littérature de dévotion ». Thibaudet ne définit pas ce nouveau genre, mais on peut supposer qu’il pense à Bernanos, qui met en scène des prêtres dont la vie spirituelle est intense.
Le risque inhérent à une telle entreprise est de verser dans le mauvais roman à thèse, l’œuvre d’édification, et même de propagande; ces œuvres sont d’une valeur littéraire peu convaincante: « Il ne peut y avoir, écrit Pierre de Boisdeffre, au sens strict, de roman catholique; un roman n’est pas une démonstration; il n’admet guère la volonté de prouver; en revanche, un roman peut recevoir une lumière chrétienne, celle-là même qui embrasse l’œuvre de Bernanos. »23
Pierre-Henri Simon, dans une étude très équilibrée et perspicace sur La littérature du péché et de la grâce, précise les choses et résout en partie le problème posé par Gide:
« Le domaine du romancier, c’est la passion humaine, c’est donc presque fatalement l’empire du péché. Son affaire est d’occuper l’imagination du lecteur avec les tentations du bonheur terrestre […] à quoi le diable ne peut manquer de trouver son compte. […] Demeure pourtant, d’un autre côté, le devoir et le scrupule d’une conscience chrétienne, mise en garde contre cette sorte de péché qui consiste à fixer son attention, et surtout celle des autres, sur le péché, avec une connivence de l’âme qui fomente la tentation. […] Le domaine du romancier d’inspiration chrétienne sera donc la réalité intégrale de la nature, avec la pesanteur du péché, mais aussi l’élan de la grâce… »24
Pour le romancier chrétien, tout l’art consiste donc à trouver l’équilibre préconisé par Pierre-Henri Simon, c’est-à-dire peindre ces deux réalités du péché et de la grâce, et laisser Dieu apparaître comme « en filigrane », présent même lorsqu’il est absent. Mais cet art se révèle difficile à mettre en œuvre; peu d’écrivains sont parvenus, avec succès, à réaliser ce rêve: écrire un roman tissé par l’imagination et stimulé par la foi. Plus rares encore sont ceux qui ont connu le bonheur de rencontrer un public assez large, recruté pour une bonne part en dehors de toute chapelle (bien-pensante, aurait sans doute ajouté Bernanos!). Or, au cours des années 20, l’attente est grande d’une œuvre « catholique », mais aussi d’une œuvre de qualité sur le plan littéraire, dans un milieu intellectuel exigeant où la question religieuse prend une importance croissante. C’est dans ce contexte que Bernanos propose une œuvre résolument chrétienne, qui va combler ce public en 1926.
II. Bernanos et son premier roman
A) Résumé de l’œuvre
Dans son premier roman, Sous le soleil de Satan, Bernanos met en scène un jeune curé, l’abbé Donissan, qui se trouve aux prises avec le mal, d’abord chez ses paroissiens à travers l’histoire tragique d’une jeune fille, Mouchette; puis dans sa conscience, lors de plusieurs entretiens avec un prêtre plus âgé, l’abbé Menou-Segrais, qui est aussi son supérieur, son directeur de conscience; il se trouve, enfin, en présence du diable lui-même, le mal incarné, qui lui apparaît la nuit, sous les traits d’un maquignon, alors qu’il se rend au confessionnal d’un village voisin. Cette scène de la rencontre avec le maquignon reste sans doute l’une des plus saisissantes25, mais aussi l’une des plus subtiles, de l’œuvre de Bernanos.
Le nœud du drame – de la tentation – est complexe: Donissan subit la tentation du diable, en même temps qu’il la suscite. Peu avant cette rencontre, il se désespérait déjà du mal qui l’habite et il a voulu arracher de son cœur toute espérance. Tenté par le désespoir, il cherche le désespoir et risque ainsi le blasphème, la négation de l’espérance chrétienne. Satan « profite » de l’aubaine pour pousser le « saint » au-delà de ses limites humaines, jusqu’au seuil de la folie, jusqu’à l’abdication de la volonté26 du prêtre. Le piège tendu par Satan se referme finalement sur lui-même, non sans qu’il ait remporté une victoire passagère sur le jeune abbé, lequel poursuivra sa route vers la sainteté, non sans défaillances à cause de son tempérament absolu, qui le pousse à commettre certains excès.
Bernanos parvient donc à exprimer sa foi dans un roman, sans verser dans le roman à thèse. Il maintient, jusqu’au bout, son personnage principal comme un funambule sur son fil, entre le bien et le mal, et c’est sans doute ce qui confère au roman toute sa qualité littéraire.
B) L’accueil de la critique: deux réactions
Ce roman est salué dans la NRF par Albert Thibaudet en ces termes:
« Sous le soleil de Satan a obtenu une considération méritée. C’est un admirable début. De grands esprits, parmi lesquels Dante, ont attribué au diable l’invention de romans. Bernanos me fait songer à un mouvement stratégique des romanciers catholiques pour attraper le Malin et l’obliger d’entrer dans la bouteille où il nous servait du vin empoisonné. »
Dans ce même numéro de la NRF, Gabriel Marcel se fait l’écho d’une critique presque unanime:
« Ce qui me frappe avant tout dans le livre de Georges Bernanos, c’est qu’il existe, non à la façon d’un objet dont on peut faire le tour, ou reconnaître la structure, mais comme un être relié par mille courants indiscernables à un univers qui l’alimente et le soutient. […] On a parlé de manichéisme à propos de ce livre, ainsi qu’il fallait s’y attendre. Mais la métaphysique sous-jacente qu’on pressent sous le roman ne se laisse sûrement pas réduire à une formule aussi ingénument dualiste. »27
Bernanos satisfait donc aux exigences des critiques littéraires sensibles aux questions spirituelles. Son premier roman est salué également par les critiques hostiles ou indifférents au catholicisme, et surtout par les lecteurs. Il n’a pas voulu illustrer ou défendre une thèse catholique, mais peindre une vie chrétienne dans toute sa profondeur, sans occulter ses contradictions, comme il fera dans plusieurs autres romans, et notamment dans le Journal d’un curé de campagne.
C) L’intention de l’auteur
i) Vocation et combat
On peut sans peine affirmer que l’intention de Bernanos est d’assumer une vocation littéraire, pour ainsi dire sacerdotale, et de s’engager dans un véritable combat pour la foi.
Le mot « vocation » n’est pas trop fort; Bernanos l’utilisera souvent pour justifier son engagement de romancier, puis de polémiste, tout en refusant le titre d’« écrivain » pris dans son sens habituel: « Non, je ne suis pas un écrivain. […] Je ne repousse d’ailleurs pas ce nom d’écrivain par une sorte de snobisme à rebours. […] Toute vocation est un appel – vocatus – et tout appel veut être transmis. »
Le théologien Hans Urs von Balthasar résumera bien la position de Bernanos:
« Il cherche le lieu théologique qui, dans cette perspective [sa vocation], doit être le sien à l’intérieur de l’Eglise. Il est l’annonciateur, le prédicateur, le missionnaire, mais il n’a aucun rang dans la hiérarchie; son rôle est seulement en quelque sorte de parler au nom du peuple; Dieu l’a destiné à représenter le sens commun de l’Eglise. »28
A 38 ans, lorsqu’il publie son premier roman, Bernanos n’est plus dupe du monde qui l’entoure, et il assume sa vocation avec une grande lucidité. Mais il conserve la fraîcheur des premiers élans, qu’il évoque à propos de la rédaction de Sous le soleil de Satan, lors d’un entretien avec Frédéric Lefèvre: « Je m’y suis engagé à fond. Je m’y suis totalement donné. D’ailleurs je l’ai commencé peu après l’armistice. […] On nous avait tout pris. Oui! quiconque tenait une plume à ce moment-là s’est trouvé dans l’obligation de reconquérir sa propre langue, de la rejeter à la forge. […] Je doutais de vivre longtemps. Je n’aurais pas voulu mourir sans témoigner. »29
Gide affirmait que la guerre n’avait rien apporté à la littérature; Bernanos déclare au contraire que son premier roman est « un des livres nés de la guerre ». C’est aussi sans doute le premier qui évoque une autre guerre que celle des tranchées, un combat pour la sainteté:
« On promenait comme à la mi-carême des symboles de carton – le bœuf gras de « l’Allemagne paiera », le Poilu, la Madelon, l’Américain Ami-des-hommes, La Fayette… tous des héros! tous! Qu’aurais-je jeté en travers de cette joie obscène, sinon un saint? A quoi contraindre les mots rebelles, sinon à définir, par pénitence, la plus haute réalité que puisse connaître l’homme aidé de la grâce, la sainteté? »30
ii) Bernanos « romancier catholique »?
Bernanos refuse d’emblée l’étiquette de « romancier catholique ». Il lui préfère, comme Mauriac après 1928, celle de « catholique qui écrit des romans »; la nuance mérite d’être relevée. Au cours de son entretien avec Frédéric Lefèvre, Bernanos approuve son interlocuteur lorsqu’il affirme que « le roman catholique n’existe pas »; plus tard, dans la préface du recueil d’un poète brésilien, Bernanos précise cette pensée:
« Que cette poésie soit chrétienne, nul ne saurait s’en féliciter plus fraternellement que moi. Elle l’est comme elle doit l’être, librement. Dieu nous garde des poètes apologistes! S’il y a une honte pour nous, c’est de voir si souvent mettre, au service de la vérité, des méthodes de propagande systématique qui paraissent empruntées à la hideuse politique, qui prétendent insolemment diviser l’indivisible vérité, la partager entre vérités à dire et à ne pas dire, opportunes ou inopportunes, regrettables ou consolantes, dangereuses ou inoffensives, comme s’il y avait des vérités sans risque. J’ai déjà écrit en ce sens que je refusais le nom de romancier catholique, que j’étais un catholique qui écrit des romans, rien de plus, rien de moins. Quel prix aurait demain, auprès des incrédules, notre faible témoignage s’il était prouvé qu’un chrétien n’est jamais assez chrétien pour l’être naturellement, et comme malgré lui, dans son œuvre? Si vous ne pouvez accorder sans effort et sans grimaces votre foi et votre art, n’insistez pas, taisez-vous! Nous ne croyons pas inutiles les systèmes publicitaires, mais vous aurez ce que vous voudrez, sous ce rapport, avec de l’argent. Ce que tout l’or du monde ne saurait payer, c’est le témoignage d’un homme libre. »31
Dans cette longue citation, les maîtres mots sont lâchés: exigence impérieuse de la vérité, mais aussi liberté de l’écrivain chrétien, qui ne peut se soumettre aux contorsions que lui imposeraient la propagande (religieuse) ou la dictature de l’argent. Bernanos a toujours refusé l’une et l’autre, de faire œuvre de propagande surtout, mais il s’est livré avec fougue et détermination dans un combat démesuré pour la vérité et la liberté. Ce sont là sans doute les ingrédients indispensables à une authentique œuvre d’art résolument chrétienne. Bernanos méprise ainsi toute écriture – romanesque ou journalistique – qu’il qualifie de sulpicienne ou qu’il juge trop facile32.
Bernanos s’exprime enfin sur sa façon d’envisager le roman chrétien:
« L’état de grâce intellectuel serait une indifférence totale au bien et au mal. Cette prétention paraîtrait soutenable si la loi morale nous était imposée du dehors, mais il n’en est rien. Elle est en nous, elle est nous-mêmes. […] Le romancier a tout à perdre en écartant de son œuvre le diable et Dieu: ce sont des personnages indispensables. Il est vrai que le naturalisme avait contourné la difficulté: il changeait l’homme en bête. […] Le roman moderne manque de Dieu, mais le diable lui manque aussi. Je conçois qu’un matérialiste n’aime pas d’entendre parler de Satan, puisqu’il ne veut voir, dans la vie intérieure, que le morne champ de bataille des instincts. Mais le diable introduit, il est difficile de se passer de la Grâce pour expliquer l’homme. »33
La Grâce est sans aucun doute le ressort ultime de l’œuvre de Bernanos. « Tout est grâce »: c’est par ces mots que se termine le Journal d’un curé de campagne. Bernanos avoue aussi faire œuvre d’apologiste, à sa manière:
« L’homme qui a reçu le don d’imaginer, de créer, qui a ce que j’appellerai la vision intérieure du réel, apporte au théologien une force personnelle de pénétration, d’intuition, d’un énorme intérêt. Le romancier a un rôle apologétique. […] Je me demande pourquoi le romancier chrétien (catholique) se laisserait précéder par personne. C’est à lui de marcher devant. Il a un flambeau à la main. »
Pour parvenir à sa « vision intérieure du réel », son « furieux rêve » comme il l’appelle aussi, Bernanos a donc commencé par écrire Sous le soleil de Satan. Ce titre mêle deux termes totalement antithétiques, mais il ne prête cependant pas à confusion: Satan brille en effet d’une lumière infernale, comme le suggère son nom de Lucifer, porteur de lumière. Il brille non pour éclairer l’homme, mais pour le tromper. Il se déguise, comme dit l’apôtre, en ange de lumière34, mais il est bien le prince des ténèbres. Bernanos cherche à jeter une lumière plus vive encore que ne le pourrait jamais refléter ce Lucifer: il veut rappeler que la grâce divine, la véritable lumière, est accordée à l’homme dans la foi en Dieu. Il abonde dans le sens de Gide en exploitant les sentiments obscurs de l’âme humaine; mais il sait aussi lui donner tort en poursuivant une autre finalité que l’immoraliste aux accents quiétistes: Bernanos ne perd jamais le sens de la grâce, qui relève l’individu pris dans les liens du mal.
Que le démon ait collaboré à l’œuvre de Bernanos, sans doute, mais par le mauvais côté, qui lui est néfaste: le démon œuvre ici comme pour mettre Jésus à mort, et il est vaincu par cette victoire, ultime paradoxe qui le caractérise et finit par l’écraser. Nul ne reprochera à Bernanos d’avoir voulu vivre ses romans « de l’intérieur » en les écrivant:
« J’écris comme je souffre ou comme j’espère, et si je ne suis pas forcément bon juge de mes écritures, je connais bien mon espérance et ma souffrance, la matière en est solide et commune, on peut se la procurer partout. »35
Gide prétendait qu’il fallait marier le ciel et l’enfer, comme le poète William Blake, pour parvenir à réaliser une authentique œuvre d’art. Il rappelait que le poète puritain Milton se sentait plus à l’aise pour décrire le monde démoniaque que le paradis. Bernanos, lui, refuse de marier le ciel et l’enfer, mais il n’est pas pour autant un simple moraliste (et moins encore le défenseur de l’immoralisme!). Il est du parti de Dieu en toute conscience, et mal à l’aise en décrivant l’enfer et les démons, depuis qu’il vit à l’œuvre, pendant la guerre, leur réel et funeste pouvoir36.
L’œuvre de Bernanos n’est jamais mièvre, loin s’en faut! Elle est marquée par la virilité d’une âme sans partage et l’engagement chrétien d’un homme de son temps – une vocation artistique et spirituelle qui répond peut-être à l’idéal « classique et chrétien » entrevu par Massis.
iv) Bernanos et ses lecteurs
Bernanos a un immense privilège: il a un lecteur, un conseiller littéraire, mais aussi et d’abord un ami, un confident, un soutien en la personne de Robert Vallery-Radot.
Vallery-Radot aime la littérature – il écrit lui-même – et il a été présenté à Bernanos au lendemain de la guerre par dom Besse, un moine bénédictin qui correspondait avec Bernanos et l’entourait de ses conseils spirituels. C’est à Vallery-Radot que Bernanos confie le manuscrit de Sous le soleil de Satan, au fur et à mesure de la rédaction de son roman. Une fois achevé, Vallery-Radot le transmet à Henri Massis et Jacques Maritain, qui le font aussitôt publier aux Editions Plon, dans une collection (Le Roseau d’Or) qu’ils dirigent. Ce livre lui est dédié en ces termes: « A Robert Vallery-Radot, qui lut le premier ce livre et l’aima. »
Il n’est pas le seul! Le livre connaît un succès inattendu: 100 000 exemplaires sont vendus en un an. Bernanos n’a cependant pas cherché à exploiter le « troupeau des âmes dirigées », comme le dénonçait Mauriac. Il manie sans cesse la houlette du berger pour ramener les brebis égarées par l’attrait des fadaises sulpiciennes, des mauvais romans édifiants. Il cherche à les conduire dans les sentiers, sans doute rocailleux et redoutables (quoique plus sûrs), d’une saine intelligence de la foi qui trouve naturel le surnaturel. Il use aussi de l’aiguillon du bouvier: « Je crois que mon livre, dit-il à propos de Sous le soleil de Satan, scandalisera d’abord ceux-là mêmes auxquels il a quelque chose à donner. »37 Les lecteurs semblent apprécier cette simplicité, cette sincérité de l’écrivain qui veut entretenir, selon ses termes, la flamme de « l’esprit d’enfance ».
Bernanos est surpris par ce succès inattendu, et il continuera de s’étonner d’avoir tant de lecteurs tout au long de sa carrière de romancier puis d’essayiste. Mais il sait demeurer humble et réaliste; il est conscient des limites de sa « mission »: « Ceux que j’appelle ne sont évidemment pas nombreux. Ils ne changeront rien aux affaires de ce monde. Mais c’est pour eux que je suis né. »38
Comme dans la parabole, il se trouve donc, parmi ses lecteurs, « beaucoup d’appelés et peu d’élus ». En attendant, les Editions Plon s’y retrouvent et bénissent l’accueil universel réservé aux romans de Bernanos! A ce propos, Thibaudet observe une nette évolution dans la littérature:
« La place accordée aujourd’hui dans les lettres aux sentiments et aux problèmes religieux a été en partie conquise sur le politique39. […] Les éditeurs ont abandonné les collections politiques qui les ruinaient, et les voilà partis dans les collections religieuses. Tous les jours il s’en crée une nouvelle. »
Bernanos a toujours des lecteurs, de fidèles amateurs: Le Journal d’un curé de campagne, sans doute le roman le plus connu et le plus fort de Bernanos, a été transposé au théâtre et joué avec succès, ces dernières années, à l’Espace Bernanos à Paris, et dans d’autres salles de province; Maurice Pialat a réalisé un film, en 1987, dont le scénario est la transposition à peine remaniée de Sous le soleil de Satan. On s’intéresse également beaucoup au Dialogue des Carmélites, soit au théâtre, au cinéma, mais aussi dans sa version « opéra » transposée et composée par Francis Poulenc.
Conclusion
Les années 20 furent sans aucun doute un âge d’or pour les auteurs chrétiens, et pour Bernanos en particulier. La création et la réception de l’œuvre de Bernanos relèvent, en effet, d’une triple conjonction entre un auteur, son public et le contexte littéraire et spirituel des années 20.
Bernanos réalisait enfin sa vocation, mûrie depuis l’enfance, d’être un « témoin ». Dès la parution de Sous le soleil de Satan, il fut accueilli et consacré écrivain par le monde littéraire comme il eût été consacré prêtre au sein de l’Eglise. Il surgissait des humbles contrées de l’anonymat, pour se lancer, sans perdre son humilité, dans le débat passionné qui agitait les gens de lettres de l’après-guerre. Bernanos a comblé l’attente des convertis de la dernière heure et de ces littérateurs chrétiens, souvent maladroits, qui voulaient confesser leur foi dans leurs œuvres; il saura atteindre même ses ennemis, qui lui reconnaîtront, sinon son indéfectible attachement au Dieu fait homme, au moins son indéniable talent de romancier.
André Gide avait clamé, dès 1921, ses deux célèbres aphorismes et n’attendait de bonne littérature qu’à condition qu’elle soit composée avec la précieuse « collaboration du démon », et dépouillée de tout « beau sentiment » qui risquerait de la gâter. Bernanos convie le démon à briller de sa plus obscure lumière – le mensonge. Mais la grâce divine – le beau sentiment par excellence – rayonne, comme par contraste, d’une lumière plus intense et néanmoins opaque; car la grâce reste discrète comparée aux flammes de l’enfer.
Ecrivain de la conscience, Bernanos lance ainsi un camouflet à « l’écriture automatique » des surréalistes, sans toutefois renoncer à explorer le rêve et ses méandres les plus redoutables, qui confinent parfois au cauchemar. Gide prétend que la Grande Guerre n’a aucune influence sur la littérature de ces années folles; Bernanos réplique par un livre né de la guerre, de l’enfer des tranchées qu’il a subi pendant quatre ans; il dénonce le pouvoir équivoque de l’homme cherchant à dominer ses semblables et celui du démon qui désire posséder l’humanité. Il ne s’agit donc pas pour Bernanos de marier le ciel et l’enfer, mais d’en célébrer le divorce dans les imaginations promptes à les vouloir liés par quelque attache indissoluble.
L’entreprise était risquée: vanter les mérites du ciel contre les vices de l’enfer pouvait amener l’auteur à se laisser gagner par la fièvre propagandiste, ou la dérive sulpicienne pour âmes « bien-pensantes ». L’attitude inverse, au goût du jour chez les décadents de fin de siècle, était tout aussi hasardeuse: « Il y a une bigoterie de l’impiété, comme il y en a une de la piété », écrit Julien Green.
Le curé mis en scène par Bernanos dans Sous le soleil de Satan, et dans plusieurs de ses romans (sinon presque tous), n’a rien du héros de roman à thèse, dont le succès infaillible et euphorisant entraîne le lecteur à le suivre les yeux fermés vers les cimes, ou les profondeurs, pour enfin adopter ses valeurs – bonnes ou mauvaises – sans plus réfléchir. Il ne ressemble pas davantage au modèle du antihéros vautré, avec une complaisance suspecte et un sourire sardonique, au milieu des flammes, et prétendant n’en pas souffrir l’effroyable brûlure. Le sens de cette œuvre apparaît dès lors plus clair: la peinture exacte, réaliste, des forces obscures de l’âme, doit susciter, chez le lecteur, le désir de rechercher la lumière véritable. Chez les personnages de Bernanos, le déchirement intérieur, qui est aussi le sien, tend vers Dieu et le ciel, tandis que chez Gide, il tend plutôt vers l’homme et la terre.
Le lecteur doit donc exercer sa perspicacité, afin de démêler les liens habilement tissés par l’auteur qui n’a pas eu d’autre prétention que d’illustrer le combat se déroulant dans toutes les consciences. Bernanos a eu le bonheur de trouver, parmi ses lecteurs, des hommes et des femmes attentifs à ces deux exigences. Les années 20 prêtaient en la circonstance main-forte à la providence, à tel point que l’on pourrait presque parler d’une « éthique de la réception »: Bernanos et ses lecteurs nourrissaient encore l’espoir de voir la civilisation chrétienne dépasser ses faiblesses les plus grossières. Malgré le déferlement de la vague athée et positiviste, le curé de campagne, le distingué prélat et le directeur de conscience avisé – le pasteur même! – recueillaient encore, dans bien des villages de France et jusque dans les chapelles et les salons parisiens, la sympathie de nombreux citoyens. Il est plus difficile d’imaginer le personnage que Bernanos eût mis en scène de nos jours, pour transcrire son « furieux rêve » infecté davantage encore par la barbarie du deuxième conflit mondial, dont les conséquences ne cessent de nous atteindre.
Au cours des années 30, les écrivains catholiques ont continué d’exercer une influence sur la littérature. Mauriac, Claudel, Bernanos avaient toujours un public très large de lecteurs. Mais les écrivains, catholiques ou non, tendaient toutefois à s’engager davantage dans la polémique et même dans l’action politique et sociale. Depuis la Seconde Guerre mondiale, l’influence chrétienne sur la littérature, même si elle n’est pas totalement absente, n’a cessé de diminuer. On assiste bien aujourd’hui à un retour du spirituel, de la pensée religieuse, y compris dans l’art et la littérature. Ce renouveau apparaît cependant confus, syncrétiste, et on a peine à discerner une trace plus spécifiquement chrétienne dans ce foisonnement. Les fables ou les contes spirituels de Paulo Coelho, par exemple, reçoivent un accueil enthousiaste, mais l’auteur ne cache pas son adhésion profonde au mouvement syncrétiste du Nouvel Age40.
Faut-il penser que les auteurs chrétiens n’ont plus rien à dire, ou qu’ils sont trop rares, ou encore que le public auquel ils s’adressent n’est guère sensible à l’expression de leur foi, et même que ce public est trop restreint, et donc peu intéressant pour les éditeurs? Sans doute tout cela est-il en partie vrai, mais rien ne nous autorise à penser qu’il n’y pas là, précisément, un espace à reconquérir…
* F. Baudin est écrivain et conférencier.
1 Ch. Baudelaire, Ecrits sur l’art, le salon de 1846, chapitre 2: « Qu’est-ce que le romantisme? » (Paris: Livre de Poche, 1992), 76.
2 Elevé dans un protestantisme libéral, Jacques Maritain se fait alors baptiser catholique, en même temps que sa femme, juive d’origine russe; ils ont Léon Bloy pour parrain.
3 J. Cabanis, Dieu et la NRF (1909-1941) (Paris: Gallimard, 1994), 202.
4 A. Gide, Dostoïevski (Paris: Gallimard, 1981), 163.
5 A. Gide, op. cit., 145.
6 Jean (1 Jn 2:16).
7 Cf. p. 165: « Il y a sans doute quelque confusion dans tout ce que je vous ai dit aujourd’hui… » P. 166: « Je suis également accablé par la quantité de retouches que je voudrais apporter à mes causeries précédentes. » Etc. »
8 Ibid., 166.
9 On consultera à ce sujet et sur cette période, l’excellent ouvrage de Philippe Chenaux, Entre Maurras et Maritain (une génération intellectuelle catholique, 1920-1930) (Paris: Cerf, 1999).
10 H. Massis, Jugements (André Gide ou l’immoralisme), t. II (Paris: Plon, 1924), 23ss pour les citations suivantes.
11 On retrouvera ce thème, longuement développé par Massis dans Défense de l’Occident (Paris: Plon, 1927). Massis s’en prend également à Schopenhauer et Nietzsche, « penseurs germaniques protestants dressés contre Dieu et contre la loi morale, qui à la suite de Rousseau et Luther ont justifié le droit des individus à suivre leurs penchants… » (op. cit., 70).
12 Op. cit., 151.
13 H. Massis, op. cit., 51.
14 H. Massis, André Gide et son témoin, Jugements II, op. cit., 79-107.
15 Lettre ouverte à Henri Massis sur les bons et les mauvais sentiments (NRF, 1924), 416-425.
16 F. Lefèvre, Interview de 1926, cf. Bernanos, Essais et Ecrits de combats (Paris: Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1971), 1046.
17 « Une vision catholique du réel », conférence prononcée à Bruxelles, 15 mars 1927, cf. Bernanos, Essais et Ecrits de combats, op. cit., 1074-1089 et « Sur la jeunesse littéraire », article publié dans l’Action française (15 novembre 1928), 1105-1110.
18 Cf. J. Chabot, « Georges Bernanos au tribunal de l’inquisition maurrassienne », Etudes bernanosiennes (n° 7, 196), 6. Voir aussi Les Grands cimetières sous la lune, Œuvres romanesques (Paris: Gallimard, coll. de la Pléiade, 1961), 404: « Je n’espérerais pas d’être infaillible dans mes jugements, si je formulais des jugements, à l’exemple de Henri Massis… »
19 Cf. H. Ghéon et A. Gide, Correspondance (2 vol.) (Paris: Gallimard), 1976.
20 Cf. J. Cabanis, op. cit., 125-170.
21 A. Thibaudet, Réflexions sur la littérature, le roman catholique (NRF, 1926), 727-734.
22 Sur la question du roman à thèse, on se reportera à l’ouvrage de S. R. Suleiman, Le roman à thèse ou l’autorité fictive (Paris: PUF, 1983).
23 P. de Boisdeffre, Métamorphose de la littérature, de Barrès à Malraux (Paris: Alsatia, 1950), 205.
24 P. H. Simon (Fribourg), Encyclopédie du catholique du XXe siècle, « Je sais. Je crois », 11e partie, Les lettres chrétiennes, n° 120, La littérature du péché et de la grâce, essai sur la constitution d’une littérature chrétienne depuis 1880, chap. 2 (l’entre-deux-guerres, 1920-1939), 87-89.
25 Admirablement interprété par G. Depardieu dans le film de Maurice Pialat, Sous le soleil de Satan, 1987.
26 Pour Bernanos, la victoire de l’abbé, de sa volonté, est bien le fruit de la grâce, d’une volonté régénérée. On ne peut le soupçonner de pélagianisme lorsqu’il fait dire, par exemple, à Donissan : « Je croirai jusqu’à la dernière minute de ma misérable vie que les seuls mérites de notre Seigneur sont bien assez grands pour m’absoudre… » Sous le soleil de Satan (Paris: Gallimard, Œuvres romanesques, Bibliothèque de la Pléiade, 1961), 225.
27 G. Marcel, « Notes sur Sous le soleil de Satan », NRF (1926), 754-757.
28 H. Urs von Balthasar, Le chrétien Bernanos (Paris: Seuil, 1956), 126.
29 F. Lefèvre, Interview de 1926, op. cit., 1040. Le passage est souligné dans le texte (que Bernanos a retouché, sinon entièrement rédigé).
30 F. Lefèvre, in: Essais et récits de combats, op. cit., 1040.
31 Ibid., 1316. Cette préface a été écrite en 1939, alors que Bernanos se trouvait au Brésil; on comprend que Bernanos, tout entier engagé dans le combat contre le fascisme, utilise à dessein les mots liberté et propagande.
32 G. Bernanos, « Les enfants humiliés », in: Essais et récits de combats, op. cit., 844. Paul Ricœur abonde dans le même sens: « Si le diable devait se cacher en quelque lieu privilégié du monde esthétique, ce serait sûrement dans le mauvais art, la tricherie, le mauvais goût des œuvres pieuses, mais non dans les chefs-d’œuvre où éclatent la vérité du matériau, l’honnêteté du métier, la pureté de l’expression et l’obéissance totale de l’artiste à la problématique de son art. »
33 Ibid., 1045-1047.
34 2 Co 11:14.
35 G. Bernanos, « Les enfants humiliés », in: Essais et récits de combats, op. cit., 868-869.
36 « Vous ne me blâmerez pas de penser que nous sommes peut-être dupes de quelque effroyable partenaire dont l’Eglise (catholique) nous a d’ailleurs appris l’existence et qui doit tricher au jeu. […] L’enjeu mérite bien qu’on y regarde à deux fois avant de porter sur le personnage, ses moyens et son pouvoir, un jugement sommaire… Le genre humain est désormais payé pour se méfier. Car on peut se méfier d’un partenaire qui a tant d’atouts en main, abat les cartes, et gagne neuf millions de vies humaines d’un seul coup. » « Une vision catholique du réel », in: Essais et récits de combats, op. cit., 1077.
37 « Lettre à Frédéric Lefèvre », in: Essais et récits de combats, op. cit., 1051.
38 G. Bernanos, Les grands cimetières sous la lune, préface, in: Essais et récits de combats, op. cit., 354.
39 « Au grand désarroi de Barrès », précise Thibaudet.
40 Cf. l’hebdomadaire Le Point, n° 1248 (17 août 1996), 62-64, dans un article de C. Makarian, « Les millionnaires du livre ».