Augustin aujourd’hui
Esquisse de l’actualité d’Augustin
Johannes van Oort*
Dans un article précédent1, on a vu l’importance d’Augustin et de son influence au Moyen Age et sur la Réforme, spécialement sur Luther. Dans ce second texte, nous nous concentrerons sur la question: « Quelle pourrait être l’importance d’Augustin pour les chrétiens d’aujourd’hui, spécialement pour les chrétiens réformés? » Nous nous limiterons à trois sujets:
- Augustin et la gnose.
- La spiritualité d’Augustin.
- Augustin prédicateur.
I. Augustin et la gnose
L’une des caractéristiques les plus importantes d’Augustin est qu’il a été lui-même un adepte de la gnose. De quelle gnose? Et comment la lutte qu’il a menée, par la suite, contre la gnose manichéenne de son temps et son entourage s’est-elle traduite?
Chez lui, le jeune Augustin a reçu une éducation chrétienne. Il dira même dans les Confessions qu’il s’est nourri de la foi chrétienne comme un enfant boit le lait maternel2. En tant que catéchumène dans l’Eglise chrétienne d’Afrique, il a aussi reçu une formation chrétienne. Il a sans doute été marqué du signe de la croix et consacré avec le sel3. Mais à Carthage, il vivra avec une concubine, aura un fils et s’éloignera de la foi de sa jeunesse. Cependant, son étude de l’Hortensius de Cicéron l’incite de nouveau à aspirer à une vie spirituelle et à la sagesse, c’est-à-dire à s’intéresser à la philosophie. La rencontre avec Cicéron lui fait opérer un retour provisoire, mais manifeste, à la foi chrétienne de sa jeunesse. Dans les Confessions, Augustin dit même: « Ah ! comme je brûlais, mon Dieu, comme je brûlais de m’envoler du terrestre pour revenir vers toi! »4 Mais avoir fait plus ample connaissance de la foi chrétienne catholique et, en particulier, de l’Ecriture sainte lui cause une déception, car le christianisme africain ne sait pas que répondre à beaucoup de ses questions. En conséquence, il se convertit à la religion mystique et élitiste des manichéens. Le futur Père de l’Eglise a été un gnostique pendant plusieurs années.
Quand on lit le passage des Confessions où il raconte ce fait5, on constate sa conversion à une nouvelle religion christocentriste. Car les manichéens étaient des chrétiens; ils se prétendaient même être les vrais chrétiens, les veri Christiani. En vérité, ils étaient des chrétiens gnostiques et hérétiques.
Aujourd’hui et pour la première fois, nous découvrons le véritable contenu de cette foi gnostique. Grâce aux découvertes faites, par exemple, en Algérie et en Egypte, à Tourfan et à Touen-Houang en Asie centrale, nous apprenons à connaître le manichéisme tel qu’il était vraiment. Nous découvrons une religion syncrétiste, et cependant chrétienne et gnostique pour l’essentiel. L’esprit, la révélation originaire du monde divin de la Lumière, sauve l’âme de l’homme, son noyau, son « soi », de la matière mauvaise. L’âme est de la même substance que l’Esprit divin, le Nous6. Puisque mon âme écoute et comprend l’appel qui vient du monde divin, je parviens à la gnose: la connaissance de Dieu et de moi-même.
Mais qui apporte cette révélation divine? Pour maints manichéens, en particulier pour les manichéens connus par les textes d’Egypte en d’Afrique du Nord, c’est essentiellement le Christ cosmique, qui est en même temps le Christ en moi. Dans le manichéisme occidental, le Christ est surtout une figure cosmique, le principe dans lequel la souffrance et le salut sont réunis. Et, en même temps, ce Christ est présent au plus profond de mon âme.
Nous voudrions illustrer cette place spéciale du Christ par un texte récemment découvert en Egypte. Ce texte rédigé en grec m’a été adressé par mes collègues d’Australie qui fouillent actuellement un site archéologique en Egypte, l’oasis el-Dachleh, à 800 kilomètres au sud-sud-ouest du Caire. Il s’agit d’une longue prière qui a la beauté d’un poème. Voici une traduction (provisoire!) en français d’une section de la première partie. Il s’agit du Christ, dont la signification est présentée ainsi:
J’adore et glorifie le Fils de la Grandeur,
l’Esprit éclairant, le Roi Christ,
qui est venu des lointains Aeons du monde supérieur,
et de là est descendu vers ce monde inférieur.
Et il a annoncé franchement sa Sagesse
et ses secrets inexprimables aux hommes sur la terre.
Et il a révélé le chemin de la vérité au monde entier.
Et il a déclaré [ce chemin] dans toutes les langues.
Et il sépare la vérité du mensonge
et la lumière des ténèbres
et le bien du mal
et les justes des injustes.
Par vous toute la grâce s’est fait connaître au monde.
Et la vie comme la vérité s’est fait connaître à tout [peuple]
dans toutes langues.
Lui-même il est devenu pour les âmes vivantes le Sauveur
[qui délivre] des liens hostiles de la nécessité.7
Nous avons de bonnes raisons de croire qu’Augustin, en tant que manichéen, a connu et même prié une telle prière. L’évêque Augustin lui-même dit dans ses Confessions avoir chanté des chants manichéens8. En 1938, le savant anglais Charles Allberry a publié la seconde partie d’un psautier des manichéens9. Parmi les diverses rubriques, on y trouve, par exemple, des « Psaumes à Jésus », des « Psaumes à Christ », des « Psaumes des errants », psaumes « Pour la Synaxe » (le service divin), « Du dimanche », « Pour la Pâque », « Des vigiles ». Dans ce psautier, il y a des chants comme le suivant (à remarquer la place prépondérante tenue par Jésus-Christ):
Jésus, mon vrai gardien, puisses-tu me garder.
Premier-Né du Père des lumières, puisses-tu me garder.
[Tu] es le vin vivant, le fils de la vraie vigne:
verse-nous à boire du vin vivant, provenant de ta vigne.
[Quand je suis] au milieu de l’océan, Jésus, pilote-moi.
Ne nous abandonne pas, de peur que les flots ne nous [enlèvent].
[Si je] prononce ton nom sur l’océan, il apaise ses vagues…
Ce nom, « Jésus », une grâce l’environne.10
Sans peine, on pourrait citer toute une série de psaumes consacrés à Jésus (ou au Christ) tant le psautier manichéen en contient. En fait, il s’agit de chants de chrétiens, mais de chrétiens hétérodoxes!
Les disciples de Mani ont promis à Augustin non seulement une connaissance libératrice, mais aussi la gnose des mystères les plus profonds, comme l’existence de Dieu, l’origine et le but de l’homme (unde homo), l’origine du mal (unde malum). Mais ce qui était pour lui le plus attirant, c’était leur piété christocentrique. Celle-ci, ajoutée à leur prétention de révéler la vérité11, fit d’Augustin un manichéen.
Le jeune homme Augustin a-t-il été un manichéen superficiel? On l’a dit quelquefois, et même on a considéré ces années manichéennes comme la période païenne d’Augustin12. En vérité, Augustin a été un auditeur (auditor) de la secte et non un élu (electus). Mais, comme auditeur, il a été un membre ardent et fanatique de l’Eglise de Mani. Il en a chanté les hymnes et les psaumes ardents; il a honoré Mani en tant que le Paraclet promis; il a considéré le Christ comme celui qui est venu apporter la gnose révélatrice; il a totalement rejeté l’Ancien Testament; il a amplement fait connaissance avec des écrits apocryphes comme l’évangile de Thomas, les Actes de Thomas, les Actes de Jean; il a ajouté foi à l’astrologie et à la réincarnation!
Il ne faut donc pas sous-estimer cette période manichéenne d’Augustin. De plus, ses contemporains ont su qu’il avait été un manichéen. Comme le dit son adversaire catholique et fanatique, le pélagien Julien d’Eclane, un évêque d’Italie: « Si un Ethiopien (c’est-à-dire un nègre, ou autrement dit: un homme de l’Afrique…!) pouvait changer sa peau ou un léopard ses taches, alors vous pourriez vous débarrasser des mystères des manichéens. »13
Qu’est-ce qui est vrai? Cette accusation a été formulée par un adversaire, un disciple de Pélage. C’est ce Julien, comme nous l’avons vu14, qui s’est opposé à l’enseignement d’Augustin sur la grâce et le péché originel. Des chercheurs voient, encore aujourd’hui, un rapport étroit entre les conceptions d’Augustin au sujet du péché originel transmis par une sexualité désordonnée et le manichéisme. Le dernier mot ne semble toujours pas dit sur ce sujet!15
Cependant, la problématique du passé gnostique d’Augustin peut aussi être considérée dans une autre perspective. L’importance formidable de ce Père de l’Eglise tient aussi (et même de façon spéciale!) au fait qu’il a lutté contre la gnose. C’est même un aspect central de l’actualité d’Augustin. C’est justement parce qu’il a été un gnostique qu’il défend avec tant de ferveur, après être redevenu chrétien catholique, la beauté et la valeur (et même, la grandeur) du monde matériel comme création de Dieu; c’est pour cette raison qu’il ne rejette ni le mariage, ni la sexualité; qu’il reconnaît la valeur du canon de l’Ecriture ayant de l’autorité dans l’Eglise; qu’il met l’accent sur la véritable humanité et la véritable souffrance de Jésus-Christ.
A la lumière des nouveaux textes manichéens, on est de plus en plus persuadé de l’importance de ce système gnostique pour comprendre la théologie d’Augustin. La gnose a été pour lui un défi énorme, et c’est en luttant qu’il a gagné: Luctavit et emersit.
La séduction gnostique ne lui a pas seulement coûté dix ans d’égarement; elle lui a aussi donné, en définitive, une connaissance plus profonde. L’Augustin catholique est, dans une large mesure, l’Augustin antignostique.
II. La spiritualité d’Augustin
Comme tant d’hommes aujourd’hui, Augustin a été, lui aussi, à la recherche d’expériences spirituelles. Il a cherché une cognitio Dei experimentalis, une véritable connaissance de Dieu. Aussi peut-on considérer le long chemin de sa conversion comme une quête de Dieu.
Comment s’est effectuée cette recherche et comment Augustin a-t-il grandi spirituellement? Dans les Confessions, il montre que sur ce chemin il y a eu des étapes diverses. On peut même parler d’une croissance et d’expériences extraordinaires.
Une première expérience spirituelle est décrite dans le septième livre. Augustin se trouve à Milan et il est enthousiasmé par quelques-uns des livres des néoplatoniciens16. Ces platoniciens ont, pour lui, une très grande importance, parce qu’ils ne considèrent pas Dieu comme une entité matérielle (comme les manichéens le faisaient), mais comme un Etre entièrement spirituel. De plus, ils fournissent à Augustin ce qu’il considère comme une explication raisonnable de l’existence du mal. Le mal est, en fait, ce qui n’existe pas, le néant. Après avoir acquis ces nouvelles vues philosophiques, Augustin a espéré pouvoir continuer sur la voie des néoplatoniciens et ressentir l’Etre supérieur, « l’Un », l’Eternel lui-même. Mais, au cours de cette recherche, il lui est arrivé quelque chose de remarquable:
Et, averti par ces livres [des néoplatoniciens] de revenir à moi-même, j’entrai dans l’intimité de mon être sous ta conduite: je l’ai pu parce que tu t’es fait mon soutien. J’entrai et je vis avec l’œil de mon âme, quel qu’il fût, au-dessus de cet œil de mon âme, au-dessus de mon intelligence, la lumière immuable, non pas celle qui est ordinaire et visible à toute chair… Non, ce n’est pas cela qu’elle était, mais autre chose, bien autre chose que toutes nos lumières: sed aliud, aliud valde, ab istis omnibus!
Elle n’était pas au-dessus de mon intelligence, comme de l’huile au-dessus de l’eau, ni comme le ciel au-dessus de la terre; mais elle était au-dessus, parce que c’est elle-même qui m’a fait, et moi au-dessous, parce que j’ai été fait par elle. Qui connaît la vérité connaît cette lumière, et qui la connaît, connaît l’éternité. La charité la connaît.
Ô éternelle vérité
et vraie charité
et chère éternité!
C’est toi qui es mon Dieu,
après toi, que je soupire jour et nuit!
Et quand pour la première fois je t’ai connue,
tu m’as soulevé pour me faire voir
qu’il y avait pour moi l’Etre à voir,
et que je n’étais pas encore être à le voir.
Tu as frappé sans cesse la faiblesse de mon regard
par la violence de tes rayons sur moi,
et j’ai tremblé d’amour et d’horreur…17
Ce passage décrit, de façon néoplatonicienne, une expérience mystique. C’est une expérience qui révèle Dieu comme un mystère qui, à la fois, fascine l’homme et le fait trembler, un mysterium tremendum ac fascinans. Augustin est, pour ainsi dire, sous le choc, il est frappé: il réalise qu’il n’est pas en état de se tenir devant Dieu et de contempler ses mystères. Dieu est différent, tout à fait différent: sed aliud aliud valde18.
Cette expérience extraordinaire est pour Augustin une déception. Il est repoussé, rebuté (reverberasti). Pourquoi? Un peu plus loin dans les Confessions, il y revient:
Et j’étais étonné de ce que déjà je t’aimais, toi… et je n’étais pas stable en la jouissance de mon Dieu, mais j’étais emporté vers toi par ta beauté, et bien vite violemment déporté loin de toi par mon poids… et ce poids, c’était l’habitude charnelle… Et ma puissance rationnelle est parvenue à Ce Qui Est, dans l’éclair d’un coup d’œil frémissant… mais je n’ai pas eu assez de force pour fixer mon regard…19
Cependant, cette expérience spirituelle est pour Augustin très enrichissante. Elle lui fait connaître ce qu’il n’avait pas lu dans les écrits des néoplatoniciens, et qu’il découvre maintenant dans la Bible: l’humilité (humilitas) du Dieu-homme Jésus-Christ. C’est ce qu’il dira plus loin dans le septième livre: « Et je cherchais la voie, pour acquérir la vigueur qui me rendrait capable de jouir (frui) de toi; et je ne trouvais pas, tant que je n’avais pas embrassé « le Médiateur entre Dieu et les hommes, l’homme Jésus-Christ, qui est au-dessus de tout, Dieu béni à jamais »; il appelle et il dit: « Je suis la voie, la vérité et la vie. »20
Nous ne pouvons pas approfondir, ici, le fameux récit de la conversion d’Augustin: l’événement dans le jardin de Milan, où une voix lui a dit en chantant: tolle lege, tolle lege: prends, lis; prends, lis21. Cela a été, sans aucun doute, une expérience spirituelle profonde, puisque c’est alors que la volonté d’Augustin a été entièrement remodelée, convertie. A partir de ce moment, il suivra les traces de l’humilité de Christ (humilitas Christi).
Un élément également très décisif dans le développement spirituel d’Augustin est ce qu’on appelle « la vision d’Ostie », décrite dans le livre IX des Confessions. Augustin y raconte comment, avec sa mère, il a senti la présence de Dieu. Ils sont alors sur le chemin du retour vers l’Afrique, dans le port d’Ostie, près de Rome. La mère et le fils ont ensemble une dernière conversation. Ils sont, tous deux, accoudés à une fenêtre et le désir de leur âme est le même. Ensemble, ils sentent quelque chose de Dieu. Augustin décrit cette expérience de la proximité de Dieu de la façon suivante:
Or, le jour était imminent où elle [Monnica] allait quitter cette vie, jour que tu connaissais, toi, mais que nous, nous ignorions. Il se trouva, par tes soins j’en suis sûr, par tes secrètes dispositions, que nous étions seuls, elle et moi, debout, accoudés à une fenêtre… Donc, nous parlions ensemble dans un tête-à-tête fort doux. « Oubliant le passé, tendus vers l’avenir » (Ph 3:13), nous nous demandions entre nous, en présence de la Vérité que tu es, toi, ce que pourrait être cette vie éternelle des saints que « ni l’œil n’a vue, ni l’oreille entendue, ni le cœur de l’homme senti monter en lui » (1 Co 2:9)…
Et l’entretien (sermo) nous amenait à cette conclusion: le plaisir des sens charnels… placé en face de la félicité de l’autre vie, ne supportait aucune comparaison, et même ne paraissait pas digne de mention.
Alors, nous élevant d’un cœur plus ardent vers l’Etre même22, nous avons traversé, degré par degré, tous les êtres corporels, et le ciel lui-même, d’où le soleil, la lune et les étoiles jettent leur lumière sur la terre.
Et nous montions encore au-dedans de nous-mêmes, en fixant notre pensée, notre dialogue, notre admiration sur tes œuvres. Et nous sommes arrivés à nos âmes; nous les avons dépassées pour atteindre la région de l’abondance inépuisable où tu repais Israël à jamais dans le pâturage de la vérité…
Et pendant que nous parlons et aspirons à elle, voici que nous la touchons, à peine, d’une poussée rapide et totale du cœur (modice toto ictu cordis). Et nous avons soupiré, et nous avons laissé là, attachées, les prémices de l’esprit (cf. Rm 8:23); et nous sommes revenus au bruit de nos lèvres, où le verbe et se commence et se finit.23
Cette vision d’Ostie est aussi une expérience spirituelle extraordinaire, une découverte de la proximité de Dieu. Le langage de ce récit peut être néoplatonicien; le contenu en est chrétien24.
On peut se demander si Augustin a eu plus tard de telles expériences spirituelles. Et on peut se demander aussi s’il les considérait indispensables à une véritable vie de foi, comme le serait un deuxième baptême du Saint-Esprit? Ou bien les considérait-il comme exceptionnelles et – en ce qui le concerne – comme ne s’étant passées qu’à l’époque de sa remarquable conversion? Evidemment, ceci n’est pas le cas, car Augustin affirme clairement que, plus tard dans sa vie, il a eu d’autres expériences spirituelles spéciales. Il ajoute aussi que d’autres chrétiens les font. Toutefois, jamais il n’a parlé d’une expérience qui serait plus ou moins nécessaire à une pleine et véritable vie de foi chrétienne.
Quant à Augustin lui-même, je m’en réfère volontiers à un passage du livre X des Confessions. Augustin y décrit la situation dans laquelle il se trouvait vers l’an 400, soit environ treize ou quatorze ans après sa conversion à Milan et la « vision d’Ostie ». Il dit:
Et parfois tu, Dieu, tu me fais entrer dans un sentiment tout à fait extraordinaire (inusitatum) au fond de moi, jusqu’à je ne sais quelle douceur qui, si elle devient parfaite en moi, sera je ne sais quoi que cette vie ne sera pas. Mais je retombe dans l’actuel aux misères accablantes; me voilà réabsorbé par l’ordinaire, et tenu; je verse bien des larmes, mais je suis bien tenu, tellement le fardeau de l’habitude a du poids! Etre ici, je le peux et ne veux pas; là, je veux et ne peux pas, malheureux de part et d’autre.25
C’est comme si nous entendions la complainte du desertio spiritualis, tel qu’elle sera formulée par les mystiques du Moyen Age, comme Bernard de Clairvaux, un homme né à Fontaine, près de Dijon (et très estimé par la Réforme, par exemple par Luther et Calvin), ou exprimé par le fameux théologien reformé néerlandais du XVIIe siècle, le professeur Gisbert Voetius, d’Utrecht. Le dersertio spiritualis, c’est l’abandon spirituel par Dieu. On a conscience, à la fois, de la douce présence de Dieu et de sa douloureuse absence. Ces sentiments, ces affections, ces émotions très fortes résonnent aussi dans d’autres passages de ce même livre X. Par exemple, dans le passage magnifique où Augustin dit tout d’abord à Dieu: Sero te amavi26:
Bien tard je t’ai aimée,
ô Beauté si ancienne et si nouvelle,
bien tard je t’ai aimée!
Et voici que tu étais au-dedans, et moi au-dehors
et c’est là que je te cherchais,
et sur la grâce de ces choses que tu as faites,
pauvre disgracié, je me ruais!
Tu étais avec moi et je n’étais avec toi;
elles me retenaient loin de toi, ces choses qui pourtant,
si elles n’existaient pas en toi, n’existeraient pas!
Tu as appelé, tu as crié et tu as brisé ma surdité;
tu as brillé, tu as resplendi et tu as dissipé ma cécité;
tu as embaumé, j’ai respiré et haletant j’aspire à toi;
j’ai goûté, et j’ai faim et j’ai soif;
tu m’as touché et je me suis enflammé pour ta paix.27
Augustin dit cela d’une façon très belle: ce passage est l’un des plus beaux, l’un des plus impressionnants de la littérature mondiale. C’est ainsi que ce chrétien vivait avec son Dieu et qu’il a senti l’Eternel. Rien d’étonnant à ce que certains passages des Confessions aient été hautement appréciés par des mystiques comme Bernard, Jean de Fécamp, Luther, Voetius, Pascal. Pendant des siècles, la spiritualité d’Augustin a trouvé une résonance chez de nombreux chrétiens28.
Cela pourrait-il encore se faire aujourd’hui, alors que tant de gens recherchent leur nourriture spirituelle dans des courants mystiques non chrétiens? Je suis sûr que la spiritualité d’Augustin vaut la peine d’être redécouverte par l’homme moderne. On verra alors qu’Augustin met chaque fois l’accent sur le fait que, dans cette vie terrestre, l’expérience spirituelle de Dieu n’est pas durable et qu’en conséquence elle est incomplète. Dans notre vie terrestre, il s’agit d’un début, d’un avant-goût. De plus, cette expérience de Dieu, selon Augustin, est normalement reliée au rôle médiateur de la Parole de Dieu, telle qu’elle nous est donnée dans la Bible. L’Ecriture sainte contient des signes (signa); ces signes sont des aides adaptés à la capacité de la compréhension humaine. L’Ecriture témoigne de la Vérité; elle n’est pas la Vérité en soi. Par l’illumination (illuminatio), l’œuvre du « maître intérieur » (magister interior), cette Vérité et, alors, la Sagesse divine se révèlent. L’homme n’a pas d’autorité dans ce domaine: il s’agit d’un don de Dieu.
III. Augustin prédicateur
Ce qui vient d’être dit donne une idée de l’importance que l’Ecriture a dans la théologie d’Augustin. Dans la vie terrestre de l’homme, l’Ecriture est d’une très grande portée en tant qu’instrument, moyen, véhicule du salut. On peut dire que, pour Augustin, l’Ecriture sainte est le vêtement dans lequel Jésus-Christ vient à nous. Ainsi l’Ecriture est un medium externum, un moyen extérieur qui sert de médiateur; elle est donc, tout comme les sacrements de la sainte cène et du baptême, d’une importance primordiale et indispensable. C’est la raison pour laquelle Augustin donne une si grande place au ministère de la Parole. Quand il évoque sa vocation, il se présente comme verbi divini minister, ministre de la Parole divine.
Dans une de ses lettres découvertes assez récemment – elles ont été trouvées par Johannes Divjak dans des bibliothèques françaises et publiées pour la première fois en 198129 –, Augustin se présente expressément comme ministre de la Parole de Dieu30. Celui qui étude sa vie le reconnaîtra: dès qu’il est devenu presbyter (391) et, quelques années après, évêque d’Hippone (395), il a prêché quasi sans interruption. Au total, il aurait prononcé quelque huit mille sermons31. Lorsque Possidius, après la mort des son maître, écrira une vie d’Augustin (Vita Augustini), il mettra l’accent sur l’importance de l’activité d’Augustin en tant que prédicateur. Selon Possidius, son maître, il « enseignait et annonçait la Parole du salut, avec une grande liberté, que ce soit dans les cercles restreints ou en public, dans les maisons ou à l’église »32. C’est ainsi qu’un tiers, approximativement, des œuvres laissées par Augustin se compose de sermons33. Son talent de prédicateur est sa caractéristique la plus marquante.
Quelle était donc la pratique de ce verbi divini minister? Et pourquoi considérait-il ce ministère comme primordial pour la vie de l’Eglise? Le ministère de la Parole, quoique œuvre humaine, est fondamental et essentiel pour la vie de l’Eglise, parce que c’est Dieu lui-même qui parle; la prédication est au fond parole même de Dieu!
Nous ne pouvons comprendre cette conception de la prédication que si nous connaissons ce qu’Augustin dit du magister interior. Les prédicateurs et les auditeurs ont un même et unique maître: Christ lui-même. C’est Christ qui est présent par son Esprit. A ce sujet, il y a un passage célèbre d’Augustin dans ses Homélies sur la première Epître de Jean:
Il y a là, mes frères, un grand mystère (sacramentum) à méditer: le son de nos paroles frappe vos oreilles par son Esprit, le Maître est au-dedans. N’allez pas croire qu’on apprenne quelque chose d’un autre homme. Nous pouvons attirer votre attention par le bruit de notre voix: si au-dedans n’est pas celui qui instruit, vain est le bruit de nos paroles. En voulez-vous une preuve, frères? N’avez-vous pas tous entendu ce sermon? Combien sortiront d’ici sans avoir rien appris? Autant qu’il dépend de moi, j’ai parlé à tous; mais ceux à qui cette onction ne parle pas au-dedans, ceux que l’Esprit saint n’instruit pas au-dedans, s’en vont sans avoir rien appris. Les enseignements extérieurs sont une aide, une invitation à faire attention. C’est au ciel qu’est la chaire de celui qui instruit les cœurs. Voilà pourquoi il dit lui-même dans l’Evangile (Mt 23:8): « Ne vous faites pas appeler maître sur la terre: un seul est votre Maître, le Christ. »34
« Nous prêchons, mais Dieu enseigne. » Plus d’une fois, Augustin le dit35. Et il rappelle qu’en vérité, si Paul a planté et Apollos a arrosé, c’est Dieu qui a donné la croissance36. « Nous, nous travaillons comme des fermiers sur leur terre: à l’extérieur. S’il n’y avait personne qui travaille de l’intérieur, aucune semence ne pourrait se fixer dans la terre, aucune pousse ne pourrait sortir du sol, aucun rameau ne pourrait devenir un solide tronc d’arbre, aucune branche, aucun fruit, aucune feuille ne pourrait exister. »37 La terre est bien touchée, mais ce sont les cieux qui ruissellent, qui ruissellent à partir de la face de Dieu38.
La prédication de la Parole est un travail spirituel, le travail de l’Esprit. C’est dans cette conviction qu’Augustin a prêché et qu’il a reconnu la valeur de la prédication. Contre les pélagiens, qui ne l’estiment pas à sa juste valeur, il attire surtout l’attention de l’œuvre du Saint-Esprit qui applique la Parole: Christ en nous, qu’est-ce d’autre que l’Esprit saint en nous? Tout s’accomplit par la grâce de Christ, à savoir par son Esprit qui habite en nous39.
Pour Augustin, la prédication est une puissance créatrice. Elle est kerygma, proclamation actuelle et dynamique. Ce n’est pas le prédicateur qui en est la cause, mais Christ lui-même annonce Christ.
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J’espère avoir suggéré quelle influence Augustin pourrait avoir aujourd’hui par son rejet de la gnose, par sa spiritualité et sa vision de l’importance de la prédication. Il y a sans doute encore d’autres aspects qui vaudraient la peine d’être mentionnés. Terminons en rappelant ce qui a été dit dans le précédent article: Augustin est tout d’abord le doctor gratiae, le docteur de la grâce. Il est l’homme qui a le cœur sur la main40. Pas une autorité bien qu’il soit lui-même un personnage si grand et important; au fond, il était un homme comme nous tous. Mais il est le Père de l’Eglise par excellence, parce qu’il a enseigné et expliqué la Parole de Dieu:
Tu as percé
mon cœur
de ton Verbe
et je t’ai aimé…41
* Texte d’une conférence donnée dans le cadre de la Pastorale de Dijon, du 14 au 17 avril 1998, complété par quelques notes. J. van Oort est professeur aux Universités d’Utrecht et de Stellenbosch et spécialiste d’Augustin.
1 Cf. La Revue réformée, n° 208, juin 2000.
2 Conf. III,4,8.
3 Conf. I,11,17.
4 Conf. III,4,8.
5 Conf. III,6,10s.
6 Cf. p.e. les études rassemblées dans A. van Tongerloo et J. van Oort (éd.), The Manichaean NOY? Proceedings of the International Symposium organised in Louvain from 31 July to 31 August 1991 (Lovanii, 1995).
7 La « nécessité » (anagkê) désigne la matière mauvaise ou son hypostase, le Prince des ténèbres.
8 Conf. III,7,14: et cantabam carmina…
9 C.R.C. Allberry, A Manichaean Psalm-Book, Part II, Manichaean Manuscripts of the Chester Beatty Collection, Vol. II (Stuttgart, 1938).
10 C.R.C. Allberry, op. cit., 151-152; traduction française de A. Villey, Psaumes des errants. Ecrits manichéens du Fayyûm (Paris, 1994), 87.
11 Cf. p.e. Conf. III,6,10: « Et ils disaient: Vérité, vérité. »
12 Cf. p.e. F.G. Maier, Augustin und das antike Rom (Stuttgart-Köln, 1955), 18-21, qui parle des années avant 386 comme « Augustins heidnische Lebenszeit ».
13 Opus imp. c. Iul. IV,42 (avec citation biblique de Jr 13:23): « Si mutabit Aethiops pellem suam aut pardus varietatem, ita et tu a Manichaeorum mysteriis elueris. » Voir aussi II,31-33.
14 Cf. La Revue réformée, n° 208, juin 2000.
15 Cf. J. van Oort, « Augustine and Mani on concupiscentia sexualis », in: J. den Boeft & J. van Oort (éd.), Augustinina Traiectina. Communications présentées au Colloque international d’Utrecht (Paris, 1987), 137-152; idem, « Augustine on sexual concupiscence and original sin », in: E. Livingstone (éd.), Studia Patristica, vol. XXII (Oxford-Leuven, 1989), 382-386.
16 Cf. p.a. P.F. Beatrice, « Quosdam Platonicorum libros. The Platonic Readings of Augustine in Milan », Vigiliae Christianae 43 (1989), 248-281.
17 Conf. VII,10,16; traduction de E. Tréhorel et G. Bouissou dans Bibiothèque Augustinienne 13 (Paris, 1962), 615 & 617.
18 Cf. l’importance de ce sentiment chez R. Otto, Das Heilige (Munich, 1936), 31; et Das Gefühl des Überweltlichen (Munich, 1932), 229-232.
19 Conf. VII,17,23. Citations bibliques: 1 Tm 2:5; Rm 9:5; Jn 14:6.
20 Conf. VII,18,24.
21 Conf. VIII,12,29.
22 Par l’expression « l’Etre même » (Idipsum) dans les traductions latines de la Bible, on indique souvent l’Etre constant et invariable de Dieu étant toujours égal à lui-même.
23 Conf. IX,10,23-24.
24 Pour les études classiques (P. Henry, Ch. Boyer) sur l’élément « platonicien » ou « chrétien » dans la mystique d’Augustin, cf. p.e. le rapport de A. Mandouze, « Où il est question de la mystique augustinienne? », dans Augustinus magister, III (Paris, 1955), 103-163; pour des études plus récentes (G. Bonner, J.M. Quinn, F. Van Fleteren, etc.), cf. p.e. F. Van Fleteren e.a. (éd.), Augustine: Mystique and Mystagogue (New York, etc., 1994).
25 Conf. X,40,65.
26 Ici l’expression sero signifie « tard » ou même « trop tard ». Voir P. Courcelle, « Le thème du regret: Sero te amaui, pulchritudo », REL 38 (1960) (1961), 264-295, pour l’importance de ce texte depuis le temps d’Augustin jusqu’à nos jours.
27 Conf. X,27,38.
28 Voir A. Wilmart, Auteurs spirituels et textes dévots du Moyen Age latin (Paris, 1932, réimpr. Paris 1971); Van Fleteren e.a. (éd.), Augustine: Mystique and Mystagogue; Erich Naab, Augustinus, Über Schau und Gegenwart des unsichtbaren Gottes (Stuttgart, 1998).
29 Corpus Scriptorum Ecclesiasticorum Latinorum 88 (Vienne 1981); cf. Bibliothèque Augustinienne 46B (Paris 1987).
30 Ep. 2*, 7: « Ego tamquam eius minister et ab ipso [sc. Deo] habens hoc ministerium. » Cf. Ep. 2*, 8: « Persuadet ergo tibi, cum uolet, siue per nostrum ministerium siue alio quali uult modo. »
31 Cf. p.e. G. Madec, Introduction aux révisions et à la lecture des œuvres de saint Augustin (Paris, 1996), 55.
32 « Et docebat et praedicabat ille, privatim et publice, in domo et in ecclesia, salutis verbum cum fiducia… » (7,1).
33 Voir les tomes 35-39 de la fameuse série de J.-P. Migne, Patrologia Latina.
34 Tract. in Ep. Ioh. 3,13; cf. P. Agaësse dans Sources chrétiennes 75 (Paris 1961), 211.
35 Cf. p.e. sermo 153,1.
36 Voir aussi à ce sujet (cf. 1 Co 3: 6-7) Tract. in Ep. Ioh. 3,13; 4,1 et, p.e., les Tract. in Ioh. Ev. 5,15; 10,7; 12,9; 14,18; etc.
37 Sermo 152,1.
38 Cf. En. in Ps. 67,10.
39 Cf. De pecc. mer. et rem. I,7.
40 Comme en témoignent presque tous les anciennes représentations d’Augustin; cf. Jeanne & Pierre Courcelle, Iconographie de saint Augustin. Les cycles du XIVe siècle (Paris 1965); J. & P. Courcelle, Iconographie de saint Augustin. Les cycles du XVe siècle (Paris, 1969); J. & P. Courcelle, Iconographie de saint Augustin. Les cycles du XVIe et du XVIIe siècle (Paris, 1972); etc.
41 Conf. X,6,8.