Un aperçu réformé sur la lettre encyclique » qu’ils soient un ! «
Marc PEMBROKE*
Le 27 mai 1995, Sa Sainteté Jean-Paul II a publié la lettre encyclique Ut Unum sint [1] , dans laquelle il fait le point des démarches vers l’unité chrétienne et le progrès du dialogue œcuménique.
Le Pape dit dans le premier chapitre: “Le Christ appelle tous les disciples à l’unité. Le désir ardent qui m’anime est de renouveler aujourd’hui cette invitation et de la reprendre résolument.” [2]
Bernard Dupuy, directeur du Centre d’Etudes Istina à Paris, a fait une présentation lucide de l’encyclique. Un grand nombre des Eglises protestantes, qui participent officiellement au mouvement œcuménique, semble avoir accueilli favorablement ce message.
Le Saint Siège a “tendu la main” de la fraternité à nos communautés protestantes. L’invitation de cette lettre encyclique est sincère, profondément réfléchie, et consciente de nos points de vue divergents. Je note avec intérêt, avec le Père Dupuy, que c’est sans doute la première fois qu’un Pape relie sa vocation à sa conversion en citant Luc 22:32.
Nous apprécions le ton de cette lettre encyclique et certains principes de base, avec lesquels nous sommes entièrement d’accord. Le Pape étant un théologien habile, nous n’hésitons pas à adopter le résumé qu’il fait des divergences les plus importantes (paragraphe premier de la section 79):
Dès maintenant, il est possible de discerner les thèmes à approndir [sic] pour parvenir à un vrai consensus dans la foi: 1) les relations entre la sainte Ecriture, autorité suprême en matière de foi, et la sainte Tradition, interprétation indispensable de la Parole de Dieu; 2) l’Eucharistie, sacrement du Corps et du Sang du Christ, offrande de louange au Père, mémorial sacrificiel et présence réelle du Christ, effusion sanctificatrice de l’Esprit Saint; 3) l’ordination, comme sacrement, au triple ministère de l’épiscopat, du presbytériat et du diaconat; 4) le Magistère de l’Eglise, confié au Pape et aux Evêques en communion avec lui, compris comme responsabilité et autorité au nom du Christ pour l’enseignement et la sauvegarde de la foi; 5) la Vierge Marie, Mère de Dieu et Icône de l’Eglise, Mère spirituelle qui intercède pour les disciples du Christ et pour toute l’humanité.
Nous nous proposons d’examiner les principes du dialogue oecuménique tels que le Saint Père les a définis. [3]
I. Renouveau et conversion (§15-17)
Il n’y a pas d’œcuménisme au sens authentique du terme sans conversion intérieure [4] .
D’accord avec cette affirmation même si la notion de “conversion intérieure” fait l’objet de définitions assez différentes chez nous. Notre compréhension de l’enseignement biblique relatif à la conversion entraîne non seulement une transformation du cœur, mais aussi de l’esprit, de sorte que la Parole de Dieu faite chair, le Christ, et la Parole de Dieu écrite, la Bible, s’intègrent dans la conscience et dans l’âme du croyant. Nous sommes convaincus que de nombreux chrétiens catholiques, orthodoxes et coptes partagent avec nous ce renouvellement personnel. C’est pourquoi de nombreux efforts sont faits pour regrouper les chrétiens qui se disent “évangéliques” en dehors des dialogues reconnus officiellement par leurs dénominations respectives.
Malheureusement, les ouvertures possibles sur un plan ne le sont pas toujours sur un autre.
Ainsi ce n’est ni le mépris, ni le manque de charité ou de repentance à l’égard des autres Eglises qui nous empêchent de prendre place à la table œcuménique. En revanche, nous nous préoccupons, lentement et sans bruit, de chercher les relations possibles avec tous ceux qui honorent la Parole de Dieu.
II. Importance fondamentale de la doctrine (§18)
Nous sommes d’accord avec les affirmations ci-après de l’Encyclique :
L’unité voulue par Dieu ne peut se réaliser que dans l’adhésion commune à la totalité du contenu r_vélé de la foi. En matière de foi, le compromis est en contradiction avec Dieu qui est Vérité [5] .
Le problème porte sur la définition de l’expression “la totalité du contenu révélé de la foi.” Pour nous, évidemment, ce contenu n’est ni plus, ni moins que les textes originaux des 66 livres canoniques de la Bible. Nous résumons cette notion par les mots, Sola Scriptura .
Pour l’Eglise catholique romaine, cette “totalité du contenu de la foi” doit inclure les instructions des sept livres dits deutérocanoniques ainsi que la Tradition sainte. Pour elle, refuser tout compromis signifie ne rien ajouter ou retrancher aux sources de la doctrine. Autrement dit, nos frères catholiques adhèrent toujours à un ensemble de doctrines qui ne trouvent pas leur origine dans les 66 livres dont la canonicité n’est pas discutée.
Il y a donc là une impasse. La conscience protestante ne peut pas ouvrir un débat sur l’addition de la tradition à la doctrine, et la conscience catholique ne peut pas envisager de retirer la Tradition. Remarquons que les Eglises issues de la Réforme, qui ont modifié la position traditionnelle, ont pu débloquer le dialogue et participent pleinement au mouvement œcuménique d’aujourd’hui.
Ainsi, pour mériter les louanges du Saint Père, il faudrait exprimer sa reconnaissance parce que, depuis le Concile, un accès plus grand aux Écritures, l’enseignement populaire du contenu de la Bible et la participation à la Traduction Œcuménique de la Bible ont pu renforcer les rangs des chrétiens catholiques engagés.
III. La priorité de la prière (§21 à 27)
Les principes énoncés dans ce chapitre sont effectivement “incontournables”. Le Saint Père souligne l’importance de la prière et le Concile a souligné celle des prières privées et publiques:
Cette conversion du cœur et cette sainteté de vie, en même temps que les prières privées et publiques pour l’unité des chrétiens, sont à regarder comme l’âme de tout le mouvement œcuménique et peuvent être à bon droit appelées “œcuménisme spirituel.” [6]
Au paragraphe 22, le Pape a précisé:
Lorsqu’on prie ensemble, entre chrétiens, le but de l’unité paraît plus proche… Sur la route œcuménique de l’unité, la priorité revient certainement à la prière commune .[7]
Le Pape a évoqué l’exemple de Marie-Gabrielle de l’Unité, la sœur trappistine qu’il a proclamée bienheureuse le 25 janvier 1983. Elle a passé les trois dernières années de sa courte vie dans la prière pour l’unité centrée sur le chapitre 17 de l’évangile de Jean. Nous poursuivons ainsi une réflexion spirituelle, devant le Seigneur, sur la recherche de la Vérité par la prière privée. Le Pape rappelle que:
C’est seulement de cette manière, en effet, qu’elle fera pleinement et réellement partie de notre vie et des devoirs qui nous reviennent dans l’Eglise. [8]
Ceci dit, il convient de garder à l’esprit la perspective de cette prière. Jésus a dit au Père céleste: “Sanctifie-les par la vérité: ta parole est la vérité. Comme tu m’as envoyé dans le monde, moi aussi je les ai envoyés dans le monde. Et moi je me sanctifie moi-même pour eux, afin qu’eux aussi soient sanctifiés dans la vérité”. (Jn 17:17-19). Le Concile commente:
Quand le Seigneur Jésus prie le Père pour lui demander que tous soient un… comme nous, nous sommes un (Jn 17:21-22), il ouvre des perspectives inaccessibles à la raison humaine, et il suggère qu’il y a une certaine ressemblance entre l’union des Personnes divines et l’union des fils de Dieu dans la vérité et l’amour [9] .
Mais il y a là une énorme difficulté. Dans ce chapitre, on trouve non seulement toutes les implications pour l’unité que le Saint Père a évoquées dans sa lettre encyclique, mais aussi un lien très fort entre la personne du Christ et la Parole écrite. Notre sainteté et notre communion avec le Seigneur ainsi que la fraternité entre les croyants, dépendent de notre obéissance à la Parole.
Depuis la Réforme, les protestants ont toujours cherché à définir l’Eglise en fonction de la Parole, et non pas l’inverse. Dans la perspective romaine, la Bible doit être comprise en fonction de l’autorité que l’Eglise a pour la recevoir et l’interpréter. Dans la perspective réformée, on mesure la fidélité de l’Eglise à l’aune des exigences du Seigneur contenues dans les Ecritures. Ainsi les Communautés qui prêchent selon les Ecritures sont de véritables Eglises et celles qui ne le font pas ne le sont pas. Qu’ils soient catholiques, protestants ou orthodoxes, les chrétiens fidèles à la Parole (et non pas uniquement à notre interprétation de la Parole) sont de véritables enfants de Dieu.
Autrement dit, nous croyons à un genre “d’œcuménisme spirituel”: pour reprendre les termes du Concile, lequel ne peut pas être structuré, ni pleinement visible.
IV. Le dialogue œcuménique (§ 28-32)
Dans le cadre de ces deux perspectives différentes, il devient possible de mieux expliquer pourquoi et comment les chrétiens peuvent établir un nouvel état de choses et renoncer aux hostilités, prier les uns pour les autres, sans parvenir pour autant à nouer un dialogue œcuménique.
Le Pape a dit:
La disposition au “dialogue” se situe au niveau de la nature de la personne et de sa dignité. Du point de vue philosophique, une telle position se rattache à la vérité chrétienne exprimée par le Concile sur l’homme: en effet, il est la “seule créature sur terre que Dieu a voulu pour elle-même”; l’homme ne peut donc “pleinement se trouver que par le don désintéressé de lui-même.” [10] … Le dialogue est un passage obligé sur le chemin à parcourir vers l’accomplissement de l’homme par lui-même, de l’individu de même que de toute communauté humaine. Bien que le concept de “dialogue” semble mettre au premier plan le moment cognitif (dialogos) , tout dialogue comporte en soi une dimension globale et existentielle. Le sujet humain tout entier y est impliqué; le dialogue entre les communautés engage de manière particulière en chacune d’elles sa qualité de sujet [11] .
Malgré nos différences philosophiques, nous sommes entièrement d’accord avec la conclusion de ce paragraphe: l’on ne peut pas s’embarquer dans le dialogue sans que cela ait des implications capitales pour chacun et pour la Communauté.
C’est là que la vision calviniste de l’homme s’oppose à la position du Concile en ce qui concerne les définitions de l’homme et les contraintes de l’anthropologie. Notre vision de la nature humaine correspond à la relation inéluctable entre Dieu et l’homme, aux implications du péché originel sur cette relation. Dans la perspective calviniste, l’homme n’a jamais existé sans que la Parole de Dieu soit présente pour lui fournir un guide et un cadre dans lequel exercer son mandat. Après avoir péché, l’homme a perdu la capacité d’agir sur le plan spirituel que Dieu avait voulu, dès le commencement, pour ses créatures.
La Parole de Dieu répète de façon incessante que l’homme est incapable, par lui-même, d’obéir à Dieu et, en conséquence, d’accomplir sa tâche sur la terre. C’est seulement par l’intervention du Saint-Esprit, par la conversion et par la sanctification que l’homme s’accomplit.
Ainsi, selon notre compréhension, l’homme ne s’accomplit pas par lui-même, quelle que soit sa démarche. Ce n’est pas par le dialogue, mais par l’obéissance à la Parole, que l’homme, et, a fortiori , les communautés, accomplissent la volonté de Dieu, et donc, leur mission. Nous notons avec intérêt que le Concile,
Met en relief “tous efforts pour éliminer les paroles, les jugements et les actes qui ne correspondent ni en justice ni en vérité à la situation de nos frères séparés qui, à cause de cela, rendent plus difficiles les relations avec eux.” [12] … En tout cela s’impose aussi la réciprocité. S’en tenir à ces critères est un devoir pour chacune des parties qui veulent mener un dialogue et c’est un préalable pour l’entamer. Il faut passer d’une position d’antagonisme et de conflit à une position où l’un et l’autre se reconnaissent mutuellement comme des partenaires. Quand on commence à dialoguer, chacune des parties doit présupposer une volonté de réconciliation chez son interlocuteur, une volonté d’unité dans la vérité. Pour réaliser cela, il faut que les manifestations d’hostilité mutuelle disparaissent. C’est ainsi seulement que le dialogue aidera à surmonter la division et pourra rapprocher de l’unité [13] .
Il est vrai que les Eglises issues de la Réforme du XVI e siècle, gardent le souvenir et le contenu polémique de leurs confessions, telles que celles de Westminster et de la Rochelle. Evidemment, le vocabulaire polémique de ces documents ne prend pas en considération la situation actuelle de l’Eglise catholique romaine, et surtout pas l’attitude exprimée dans le décret Unitatis redintegratio. Il leur incombe donc de tenir compte de la vie et de la pensée de l’Eglise dont elle s’est séparée dans le passé.
Si les décrets du Concile Vatican II ont largement modifié le champ des discours et, en conséquence, nos points de repère, ils n’ont pas encore enlevé la raison d’être de nos Communautés. Le vrai travail de la foi réformée serait d’effectuer un redéploiement de toute la pensée humaine en tenant compte de l’autorité et de la majesté de la Parole écrite. Or ce travail ne s’accomplit pas pleinement dans l’amertume et la confrontation. C’est pourquoi, nous aussi, nous cherchons à transcender les “paroles, les jugements et les actes qui ne correspondent ni en justice ni en vérité” à la situation actuelle de l’Eglise catholique romaine.
Ceci dit, nous restons convaincus que les présupposés issus de l’enseignement biblique forment le seul fondement fiable sur lequel nous pouvons bâtir l’Eglise et ainsi accomplir la mission que Dieu a donnée à l’humanité. Les théologiens de ce siècle, tels que Cornelius Van Til, Hermann Dooyweerd, et Francis Schaeffer, se sont voués à la tâche de montrer et d’enseigner le lien qui existe entre les présupposés et les conséquences philosophiques et théologiques de nos démarches. A cet égard, le paragraphe 32 de la lettre a pour nous des implications particulières:
Ainsi que l’affirme la Déclaration conciliaire sur la liberté religieuse, “la vérité doit être cherchée selon la manière qui est propre à la personne humaine et à sa nature sociale, à savoir par la voie d’une libre recherche, par le moyen de l’enseignement ou de l’éducation, de l’échange ou du dialogue, grâce auxquels les hommes exposent les uns aux autres la vérité qu’ils ont trouvée, ou qu’ils pensent avoir trouvée, afin de s’aider mutuellement dans la recherche de la vérité; une fois que la vérité est connue, il faut y adhérer fermement par un assentiment personnel.” [14]
Le dialogue œcuménique a une importance primordiale. “Par ce dialogue, tous acquièrent une connaissance plus conforme à la vérité et une estime plus juste de la doctrine et de la vie de chacune des Communautés; ces Communautés en viennent aussi à une collaboration plus large dans toutes les tâches visant le bien commun selon les exigences de toute conscience chrétienne, et se rassemblent pour la prière commune, là où c’est permis. Enfin tous examinent leur fidélité à la volonté du Christ au sujet de l’Eglise, et entreprennent avec empressement, comme il le faut, l’œuvre de rénovation et de réforme.” [15]
En d’autres termes, la réflexion continuelle doit marquer la vie de tout chrétien, catholique ou protestant. De nos jours, le défi des nouvelles technologies, les mutations globales économiques et politiques, les nouveaux courants philosophiques et démographiques, appellent une nouvelle analyse à la lumière de la Parole, la seule boussole permettant de retrouver le nord.
Notre difficulté avec ce paragraphe 32 réside dans la juxtaposition des deux citations faites par le Saint Père. D’une part, il faut chercher la vérité et y adhérer. D’autre part, il faut continuer à la définir. Dans la mesure où les chrétiens affirment que la vérité est la Parole de Dieu, cette recherche de la vérité ne peut aboutir qu’à une rencontre avec le Christ, et la compréhension du Christ s’effectue par la Parole de l’Evangile. Chaque chrétien arrivera ensuite à formuler une définition du Canon et des sommaires des grandes lignes de foi, dites confessions et symboles.
Dans le dialogue avec les autres Communautés, il faut confronter des définitions et des interprétations différentes de celles que l’on a déjà découvertes. Comment peut-on “adhérer fermement par un assentiment personnel” à la vérité découverte, et en même temps s’ouvrir à la redéfinir?
Le Pape semble suggérer que la compréhension de la vérité va s’approfondir dans le dialogue entre chrétiens et entre Communautés. Cela suppose que les Communautés poursuivent une recherche intègre de la vérité, et qu’elles partagent suffisamment de points communs pour s’édifier l’une l’autre. Pour nous, qui connaissons les profondes divisions entre regroupements protestants et les vastes différences entre les rituels des Eglises orientales et des Communautés occidentales, ce dialogue précède la réalité.
En revanche, nous sommes d’accord pour dire que la compréhension mutuelle doit se poursuivre par “une libre recherche, par le moyen de l’enseignement ou de l’éducation.” Il convient de garder ouvertes les voies de la communication et de la réflexion au sujet de la Parole, et d’offrir aux autres nos perspectives, sans pour cela nuire à l’intégrité des individus ou des diverses Communautés.
V. Le dialogue comme examen de la conscience (§ 33-35)
Cette section nous interpelle de façon particulière. Le chef de l’Eglise romaine nous dit:
Dans l’entente du Concile, le dialogue œcuménique a le caractère d’une recherche commune de la vérité, en particulier en ce qui concerne l’Eglise. En effet, la vérité forme les consciences et oriente leur action en faveur de l’unité. En même temps, elle demande que soient confrontées à la prière du Christ pour l’unité la conscience et les œuvres des chrétiens, frères séparés. Il y a synergie entre la prière et le dialogue [16] .
Autrement dit, toute réticence face à une participation au dialogue ou aux actions conformes au désir d’unité va à l’encontre de la prière du Christ en Jean 17, et apparaît comme un égarement loin de la Parole de Dieu (voire un péché). Cette notion est encore plus développée dans le paragraphe suivant:
Grâce au dialogue œcuménique, nous pouvons parler d’une plus grande maturité de notre prière œcuménique commune les uns pour les autres. Cela est rendu possible dans la mesure où le dialogue remplit en même temps le rôle d’un examen de conscience. Comment ne pas se rappeler à ce propos les paroles de la première lettre de Jean? “Si nous disons: nous n’avons pas de péché, nous nous abusons, la vérité n’est pas en nous. Si nous confessons nos péchés, lui [Dieu] est fidèle et juste, pardonnera nos péchés et nous purifiera de toute iniquité.” (1:8-9). Jean nous conduit encore plus loin quand il affirme: “Si nous disons: Nous n’avons pas péché”, nous faisons de lui un menteur, et sa parole n’est pas en nous” (1:10). Un appel tout aussi radical à reconnaître notre condition de pécheurs doit être également l’un des traits caractéristiques de l’esprit dans lequel on aborde le dialogue œcuménique. Si celui-ci ne devenait pas un examen de conscience, en quelque sorte un “dialogue des consciences”, pourrions-nous compter sur l’assurance que nous communique la même Lettre?…Tous les péchés du monde ont été portés dans le sacrifice salvifique du Christ et donc aussi ceux qui ont été commis contre l’unité des chrétiens, les péchés des chrétiens, des pasteurs non moins que des fidèles. Même après les nombreux péchés qui ont entraîné les divisions historiques, l’unité des chrétiens est possible , à condition que nous soyons humblement conscients d’avoir péché contre l’unité et convaincu de la nécessité de notre conversion. Ce ne sont pas seulement les péchés personnels qui doivent être remis et surmontés, mais aussi les péchés sociaux, pour ainsi dire les “structures” mêmes du péché, qui ont entraîné et peuvent entraîner la division et la confirmer [17] .
Encore une fois, le Pape nous présente un principe, fondé sur les Ecritures, qui doit servir de base à tout dialogue, auquel on ne peut guère objecter. Cependant, nos différences de terminologie et de conceptions théologiques nous donnent, de nouveau, un aperçu différent de l’application de ce principe.
Tout d’abord, notre conception de la “vérité en ce qui concerne l’Eglise”, tirée de l’étude des Ecritures, nous conduit à une conception de l’Eglise ou du corps du Christ, qui s’incarne uniquement en fonction de la Parole de Dieu et de l’obéissance manifestée dans un culte digne de Dieu et des sacrements conformes à l’Evangile. Grâce à cette compréhension de l’Eglise, nous affirmons que le peuple de Dieu est composé des fidèles, élus de Dieu, quelle que soit leur appartenance à des structures visibles sur le plan humain. Ces chrétiens se rencontrent, s’entraident et prient ensemble, avec ou sans l’encouragement de leurs pasteurs. Certains font partie du mouvement œcuménique officiel, dont le siège est à Genève, tandis que d’autres ne font pas partie d’une Communauté bien définie.Les chrétiens se doivent de prendre en considération leurs œuvres et leurs attitudes, et ne nuire ni à l’unité des véritables chrétiens, ni à la solidarité des Communautés, ni à l’amour du Christ. C’est le devoir de chaque individu de déterminer, dans son contexte social et ecclésial, de quelle manière il peut se situer par rapport à ses frères et sœurs.
Ceci nous amène, avec Jean-Paul II, à une réflexion, sur le plan spirituel, sur le rôle du culte rendu au Christ. Dans le paragraphe 35, le Pape dit:
Le dialogue ne peut pas se dérouler suivant une démarche exclusivement horizontale, restant limité à la rencontre, à l’échange des points de vue ou même des dons propres à chacune des Communautés. Il tend aussi et surtout à avoir une dimension verticale qui l’oriente vers celui qui, Rédempteur du monde et Seigneur de l’histoire, est notre réconciliation. La dimension verticale du dialogue réside dans la reconnaissance commune et réciproque de notre condition d’hommes et de femmes qui ont péché. Et c’est ce dialogue qui ouvre pour les frères vivant dans des Communautés qui ne sont pas en pleine communion entre elles l’espace intérieur où le Christ, source de l’unité de l’Eglise, peut agir efficacement avec toute la puissance de son Esprit Paraclet [18] .
Selon notre façon de lire les Saintes Ecritures, c’est en Jean 4:23 que le Christ définit le vrai culte: “Mais l’heure vient – et c’est maintenant – où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité; car ce sont de tels adorateurs que le Père recherche.”
Pour les chrétiens réformés, qui adhèrent à la vérité trouvée dans la Bible, il est impossible d’adorer le Père en s’adressant, dans la prière, à une personne qui n’est pas un membre de la Trinité. C’est pourquoi nous ne pouvons pas participer, en public ou en privé, à la prière adressée aux autres personnes, telles que la Vierge Marie ou les saints [19] . C’est là une objection de conscience. Nous observons d’ailleurs que, même au sein de l’Eglise catholique romaine, un nombre important de croyants n’adressent pas leurs prières à d’autres qu’au Père, au Fils, ou au Saint-Esprit.
De plus, nous savons qu’un bon nombre de croyants catholiques, y compris le Pape, mènent une réflexion approfondie sur ce sujet à l’aide des écrits de saint Louis-Marie Grignion [20] . Nous sommes sensibles au fait que ces chrétiens trouvent que la prière à la Vierge Marie a une intention christocentrique. Nous ne cherchons donc pas à juger le cœur des autres; nous souhaitons que nos amis catholiques fassent de même.
Notre conception du vrai culte, de la vraie Eglise et de la vraie unité entre chrétiens nous pousse à nous approcher, en tout temps et en tout lieu, des frères et des sœurs qui partagent le fondement biblique de la foi. Cependant, ces frères et ces sœurs se retrouvent souvent minoritaires dans les autres Communautés protestantes, catholiques, orthodoxes et coptes. C’est pourquoi, nous n’avons qu’un choix épineux entre
1°) une participation limitée qui souligne sans cesse nos difficultés de doctrine et de pratique et
2°) une abstention, qui peut être mal comprise et interprétée comme un manque de charité ou d’ouverture.
VI. Le dialogue pour résoudre les divergences (§ 36-39)
La lettre encyclique a bien vu ce qui fait hésiter nos Eglises réformées à entrer dans le dialogue. Le Pape dit
Le dialogue est aussi un instrument naturel pour confronter les différents points de vue et surtout pour examiner les divergences qui font obstacle à la pleine communion des chrétiens entre eux…
L’amour de la vérité est la dimension la plus profonde d’une recherche authentique de la pleine communion entre les chrétiens. Sans cet amour, il serait impossible d’aborder les difficultés objectives que l’on rencontre dans l’examen des divergences. L’esprit de charité et d’humilité doit être inséparablement associé à cette dimension intérieure,et personnelle: charité envers l’interlocuteur, humilité devant la vérité qu’on découvre et qui pourrait demander la révision de certaines affirmations ou de certaines attitudes.
En ce qui concerne l’étude des divergences, le Concile requiert un exposé clair de toute la doctrine. En même temps, il demande que, dans l’exposition de la doctrine catholique, la manière et la méthode ne soient pas un obstacle au dialogue avec les frères [21] .
Evidemment, la pleine communion devra être réalisée par l’acceptation de la vérité toute entière à laquelle l’Esprit Saint introduit les disciples du Christ. Il faut donc éviter toute forme de réductionnisme ou de “concordisme” facile. Les questions sérieuses doivent être résolues, parce que, si elles ne l’étaient pas, elles réapparaîtraient en d’autres temps, sous la même forme ou sous un autre visage [22] .
Tout à fait d’accord. Pourtant, nous craignons que le Saint Père ait sous-estimé la portée de nos questions et de nos interpellations. Notre lecture de la Bible porte sur les ouvertures possibles concernant la définition de la hiérarchie et du Magistère ainsi que sur le contenu possible de la Tradition. Voyons ce que dit l’Eglise catholique romaine.
En ce qui concerne la formulation des vérités révélées, la déclaration Mysterium Ecclesiæ affirme: “Les vérités que l’Eglise entend réellement enseigner par ses formules dogmatiques sont sans doute distinctes des conceptions changeantes propres à une époque déterminée; mais il n’est pas exclu qu’elles soient éventuellement formulées, même par le Magistère, en des termes qui portent des traces de telles conceptions. Tout considéré, on doit dire que les formules dogmatiques du Magistère ont été aptes dès le début à communiquer la vérité révélée et que, demeurant inchangées, elles la communiqueront toujours à ceux qui les interpréteront bien.” [23] A ce sujet, le dialogue œcuménique, qui incite les parties impliquées à s’interroger, à se comprendre et à s’expliquer mutuellement, permet des découvertes inattendues. Les polémiques et les controverses intolérantes ont transformé en affirmations incompatibles ce qui était en fait le résultat de deux regards scrutant la même réalité, mais de deux points de vue différents. Il faut trouver aujourd’hui la formule qui, saisissant cette réalité, permette de dépasser les lectures partielles et d’éliminer des interprétations erronées.
Comme il nous paraît difficile d’appliquer cet aperçu aux conflits de doctrines qui se sont développés dès la Réforme, nous supposons que ce passage décrit surtout les controverses entre l’Eglise catholique et les Eglises orthodoxes et orientales. En effet, l’encyclique parle explicitement en ces termes dans les paragraphes 57 et 58, consacrés aux progrès du dialogue avec les Eglises de l’Est. Nous supposons que ce qui suit concerne l’approche globale au dialogue œcuménique.
L’un des avantages de l’œcuménisme est que son entremise aide les Communautés chrétiennes à découvrir l’insondable richesse de la vérité. Là aussi, toute l’œuvre de l’Esprit dans les “autres” peut contribuer à l’édification des diverses communautés [24] , et en un sens, à les instruire sur le mystère du Christ. L’œcuménisme authentique est une grâce de vérité [25] .
Et nous en venons au paragraphe suivant.
Enfin, le dialogue place les interlocuteurs devant les divergences réelles qui concernent la foi. Il faut surtout que ces divergences soient abordées dans un esprit sincère de charité fraternelle, de respect des exigences de sa conscience et de la conscience du prochain, avec une humilité profonde et l’amour de la vérité. Dans ce domaine, la confrontation a lieu par rapport à deux références essentielles: la sainte Ecriture et la grande Tradition de l’Eglise. Pour leur part, les catholiques sont aidés par le Magistère toujours vivant de l’Église [26] .
Nous sommes, en général, prêts à réévaluer la portée de certains articles de notre confession de foi concernant l’état actuel de l’Eglise catholique romaine. Cependant, nous n’y apercevons ni un esprit de polémique ni un raisonnement caduc à l’égard des Saintes Ecritures. Le statut de la Bible est inaltérable.
Conclusion
Nous avons pu discerner dans la lettre encyclique Qu’ils soient un plusieurs principes de discussion pour lesquels nos désaccords portent sur la terminologie. Nous avons entendu l’appel à la prière pour l’unité, au respect mutuel, à la recherche continuelle de la vérité selon les Ecritures.
Nos pensons que les moyens traditionnels de diffusion, d’instruction et de recherche permettent une réflexion continuelle entre nos milieux.
Nous sommes reconnaissants pour la gracieuse invitation au dialogue que représente la lettre encyclique Qu’ils soient un : nous en prenons bonne note. Mais nous regrettons vivement de ne pouvoir y donner suite.
* M. Pembroke est professeur d’apologétique à l’Institut Fare, Charny (Québec). Ct article a été éctrit dans le coextte de l’Eglise réformée du Québbec. ]
[1] Qu’ils soient un. S.S. Jean-Paul II, (Paris:Cerf/Flammarion, 1995).
[2] Ibid. , 3.
[3] Ibid., 82-83.
[4] Ce principe exprimé dans le paragraphe 15 de l’encyclique reprend le Décret Unitatis redinegratio , § 7.
[5] Ibid ., 20.
[6] Qu’ils soient un , 24, se référant à Conc. Œcum Vat. II , Décret Unitatis redintegratio , § 5
[7] Ibid ., 26.
[8] Ibid ., 31.
[9] Ibid ., 30, citant Conc. Œcu. Vat. II . Const. past. sur l’Eglise dans le monde de ce temps, Gaudium et spes § 24.
[10] Ibid ., 32, citant Conc. œcum. Vat. II. Cons. past. Gaudium et spes , § 24.
[11] Ibid ., loc. cit. 8.
[12] Conc. Œcum. Vat. II. Décret Unitatis redintegratio , § 4.
[13] Qu’ils soient un , § 29, 32-33.
[14] Conc. Œcum. Vat. II , Décret Dignitatis human , § 3.
[15] Conc. Œcum. Vat. II . Décret Unitatis redintegratio , § 4.
[16] Qu’ils soient un . § 33, 35.
[17] Idem , § 34, 36-37.
[18] Idem , § 35, 37.
[19] Voir, à ce sujet, les remarques de Gérald Bray dans son article sur la Transfiguration dans ce numéro.
[20] Jean-Paul II, Entrez dans l’Espérance (Paris:Plon/Mame, 1994), 307-309.
[21] Conc. Œcum. Vat. II . Décret Unitatis redintegratio § 11.
[22] Qu’ils soient un . § 36, 38-39.
[23] Congrégation pour la doctrine de la foi, Déclar. Mysterium Ecclesiæ (24 juin 1973), § 5: AAS 65 (1973), 403.
[24] Conc. Œcum Vat. II ., Décret Unitatis redintegratio , § 4.
[25] Qu’ils soient un , § 39, 40.
[26] Idem , § 39, 41.