La vie chrétienne
Gérald BRAY*
Dans notre étude sur la conversion[1], nous avons indiqué qu’il revient au Saint-Esprit de convaincre le monde de justice. Le péché ne doit pas être pris à la légère, et la grâce de Dieu considérée comme une sorte de médicament à administrer, périodiquement, pour empêcher une maladie de se répandre. Une personne convertie ne peut pas continuer à marcher dans ses anciennes voies, comptant sur Dieu pour la tirer des mauvais pas. Bien au contraire, elle a à vivre la vie de Christ lui-même, « marchant dans la sainteté et la justice devant lui » tous les jours de sa vie (par exemple, Lc 1:75). La volonté de Dieu, dit Paul, est notre sanctification (1 Th 4:3).
Ceci est très clair dans l’Ecriture, et généralement admis par tout chrétien sincère depuis des siècles. Il n’en est pas de même lorsqu’on considère les implications pratiques de la sanctification. Pour Augustin et la tradition médiévale qui l’a suivi, la justice est considérée comme un attribut divin qui se communique progressivement au croyant au moyen de la grâce. Par le baptême, un enfant est purifié du péché originel, ce qui lui permet d’entrer dans la famille de la foi en tant que chrétien régénéré, les autres sacrements et offices de l’Eglise ayant pour fonction de l’aider à grandir dans cette grâce initiale. Cette manière de penser, qui a trouvé sa meilleure expression dans la scolastique de Thomas d’Aquin et de ses disciples, a été reprise, pratiquement inchangée, par la seconde génération des Réformateurs. C’est pourquoi elle nous semble encore familière de nos jours.
La Réforme, pourtant, a proposé une compréhension de la justice qui s’oppose au système médiéval et l’invalide. Martin Luther a cherché à acquérir la sanctification promise par le système médiéval, mais plus il s’y évertuait, plus il se rendait compte que le péché était trop profondément enraciné en lui pour être éradiqué par ces moyens. Désespérant de son salut, Luther a commencé à sonder les Ecritures et y a trouvé la fameuse citation, faite par Paul, du prophète Habaquq (Rm 1:7): « Le juste vivra par la foi. » L’ampleur de ses implications a comme foudroyé Luther et transformé sa conception de la vie chrétienne. Une personne justifiée n’a pas à gagner sa sanctification en consacrant sa vie aux dévotions et aux bonnes oeuvres. Le croyant est sauvé non par les oeuvres mais par la foi en Christ qui a, non seulement payé le prix du péché, mais l’a revêtu de sa propre justice. Ce dernier point est d’une importance capitale parce que, pour Luther, il signifie que l’homme reste pécheur; rien ni personne ne peut changer cela. D’ailleurs, c’est à la gloire de Dieu qu’il en soit ainsi, puisque cela manifeste de façon éclatante que gagner son salut est impossible. Le salut est entièrement un don gratuit que Dieu accorde à des bénéficiaires indignes.
Luther a résumé son enseignement dans l’expression latine simul justus et peccator (à la fois juste et pécheur); tel est le fondement de la spiritualité protestante. Il élimine l’impossible combat pour devenir de la même nature que Dieu et libère le croyant pour qu’il jouisse de la justice divine par la foi ou, comme on le dirait de nos jours, dans le cadre d’une relation personnelle avec Dieu. La vie chrétienne est essentiellement une relation de soumission au Dieu de la Bible et de communion avec lui, qui s’est fait connaître à nous par Jésus-Christ et qui vient habiter dans nos coeurs par le Saint-Esprit.
Ce principe fondamental nous oblige à affirmer, pour commencer, que la vie chrétienne est une vie vécue dans l’Esprit. Depuis quelques années, cette expression a revêtu une tonalité quelque peu ésotérique grâce au renouveau charismatique. C’est pourquoi bien des personnes s’imaginent que vivre dans l’Esprit signifie vivre dans une sorte d’extase permanente au sein de laquelle l’exercice de dons extraordinaires et de très fortes émotions occupent une place importante. Il est facile d’évacuer les expériences de ce genre, dont bon nombre sont à l’évidence artificielles; pourtant il convient de faire très attention. Certaines personnes ont reçu de Dieu des dons extraordinaires que nous devons être prêts à accepter comme tels dès lors qu’ils sont authentiques. L’intention de Paul en 1 Corinthiens 12 à 14 n’est pas de rejeter, mais de mettre en garde; les dons doivent être intégrés dans l’ensemble de la vie de l’Eglise et servir à son édification et non à sa destruction. Il importe de rappeler que ce large cadre est, lui aussi, un don de l’Esprit, accordé à tous les chrétiens, qu’ils aient reçu ou non des dons extraordinaires.
La vie dans l’Esprit n’est pas enseignée en 1 Corinthiens 12 ou 14, si ce n’est par implication. Elle apparaît surtout en 1 Corinthiens 13 et elle constitue un thème récurrent dans les autres épîtres du Nouveau Testament. Son élément constitutif principal est l’amour. Jean (1 Jn 4:7-5:3), autant que Paul, nous dit que l’amour est à la base de tout acte chrétien. Aujourd’hui, l’amour est considéré comme étant la vertu suprême, surpassant tous les autres principes. On affirme que si l’amour l’exige, il est possible de contrevenir aux règles de la moralité traditionnelle. Le problème avec un tel raisonnement est qu’il est partiellement juste, comme le prouve le cas du chrétien qui ment à la police pour protéger la victime d’une persécution injuste (un Juif dans l’Allemagne nazie, par exemple). Quel que soit notre devoir envers l’Etat, celui-ci ne peut pas l’emporter sur notre devoir envers Dieu, qui nous oblige à revendiquer pour tout être humain le droit à la vie et à la justice.
Le problème, à l’heure actuelle, est que le principe d’aimer a reçu un nouveau contenu dépourvu de référence objective à la Parole de Dieu. L’amour chrétien, tout comme la justification du croyant, ne doit rien au croyant lui-même; il est un don du Saint-Esprit. Peu importe notre propre conception de l’amour; seule compte celle de Dieu. Son amour nous est révélé en Christ; aussi tout ce qui s’oppose à l’enseignement de Christ ne peut-il être de l’amour, quoi qu’on en pense. Le prédicateur chrétien doit, tout particulièrement, garder présent à l’esprit la qualité christocentrique de l’amour. Nous avons à aimer non pas pour imiter Jésus-Christ mais pour lui obéir. C’est en faisant ainsi que nous lui ressemblerons; autrement dit, la véritable imitation n’est pas le fruit de notre propre volonté.
Le véritable amour est impossible sans discernement spirituel; c’est là un autre aspect fondamental de la vie chrétienne. Il nous est dit d’éprouver les esprits (1 Jn 4:1), tâche plus urgente que jamais aujourd’hui. Il est relativement facile de rejeter une religion étrangère ou une chose manifestement mauvaise comme la sorcellerie, mais les chrétiens ont besoin d’apprendre que le diable se présente subtilement comme un ange de lumière. Le discernement spirituel ne va pas de soi; il ne s’apprend pas dans les livres ou même à partir de nos expériences passées. Chaque situation est unique en son genre et, en ce qui concerne le discernement, nous sommes obligés, plus que dans tout autre domaine, d’avoir recours à la prière. Ce qui convient dans un cas ne convient peut-être pas dans un autre, et seule la communion avec Dieu nous permettra de percevoir la différence et d’agir en conséquence. Le pasteur chrétien surtout doit soit apprendre cette leçon, soit cesser de l’être puisque le discernement est le secret d’un ministère fructueux.
De plus, la vie chrétienne exige que nous nous préparions au combat spirituel. Ce principe est clairement énoncé en Ephésiens 6:10-19 et implicite ailleurs dans le Nouveau Testament. Au siècle dernier, ce principe était monnaie courante dans les milieux évangéliques, comme en témoignent des cantiques tels que « Debout, sainte cohorte », « Travaillons et luttons », et la création d’organismes comme l’Armée du Salut. Deux guerres mondiales, pourtant, et la menace d’un holocauste nucléaire ont tout changé dans ce domaine comme dans bien d’autres. Désormais, le combat spirituel est considéré comme militariste et mauvais, et on lui préfère le pacifisme et le désarmement unilatéral. On ne verra qu’à long terme les effets nocifs de cette politique insensée au niveau de l’Etat, mais ses effets néfastes sur l’état d’esprit du croyant sont apparents chaque fois que nous regardons l’Eglise. Sans vouloir tomber dans le piège du Réarmement moral, où les absolus éthiques remplacent une relation vivante avec Dieu, nous devons avouer notre négligence à cet égard. L’Eglise, de nos jours, est sur la défensive, mais elle ne veut pas se livrer au combat, avec pour résultat que nous nous trouvons plus découragés encore que ne le laisseraient supposer les statistiques ou les discours officiels.
Pour faire valoir la victoire de la croix, relançons la discipline de la prière et de l’étude de la Bible, valeurs « démodées » s’il en est. Il ne s’agit pas seulement de les perpétuer ou de les développer, mais plutôt de les renouveler. Depuis quelques années, un grand changement s’est produit dans les milieux évangéliques, ce qui, à bien des égards, n’a pas été mauvais; cependant, des effets nocifs ont été également observés qui n’ont pas encore été suffisamment étudiés et analysés. Alors qu’à une certaine époque, le croyant doté de quelque discernement risquait de se trouver gêné par les prières simplistes et la lecture naïve de la Bible pratiquée couramment chez les évangéliques, aujourd’hui nous risquons tout autant de nous trouver agressés par les résultats des « recherches scientifiques ». Il se peut même que nous ne puissions plus aborder la Parole qu’au travers d’un commentaire que nous aurions érigé en autorité suprême. Au lieu de sonder le texte de l’Ecriture, nous considérons une masse d’interprétations contradictoires, et du coup nous perdons de vue trop souvent les applications pratiques que le texte pourrait avoir.
Cette situation n’est pas entièrement négative: il vaut mieux tomber juste grâce à un commentaire biblique que se tromper sous l’effet d’une inspiration personnelle. Pourtant nous risquons de ne pas percevoir la puissance de la Parole de Dieu qui nous équipe pour le combat. Il se peut même que l’idée du combat contre les forces du mal finisse par nous paraître irréelle si nous nous enfermons dans l’étude sans jamais en émerger. Le renouvellement de la prière et de l’étude de la Bible empruntera aux recherches scientifiques ce qui est bon, si du moins il s’accompagne d’une application à la vie de tous les jours.
Le combat spirituel doit être rétabi comme norme de la vie chrétienne à la fois sur les plans personnel et communautaire. Sur le plan personnel, à moins de revêtir toutes les armes de Dieu, nous ne pouvons espérer tenir bon dans l’épreuve. Martyn Lloyd-Jones[2], par exemple, estimait qu’il est inutile de manifester en faveur d’une législation portant sur les questions morales, car cela ne suscite jamais un réveil spirituel et ne peut qu’être un échec. Il pensait avant tout aux croisades menées contre l’alcoolisme et pour le respect du sabbat, deux sujets de préoccupation pour les évangéliques avant la Deuxième Guerre mondiale. De nos jours, on n’en parle presque plus, ce qui témoigne du peu d’effets sur notre génération des efforts de nos pères. Nous n’avons ni sauvegardé ce qu’ils cherchaient à défendre, ni rétabli l’influence de l’Eglise qu’ils auraient voulu plus étendue.
Aujourd’hui, les débats ont d’autres objets, mais c’est la même chose. Il y a ceux qui appellent l’Eglise à abandonner la piété personnelle et à s’engager dans des campagnes politiques aux sujets très divers: désarmement nucléaire, l’avortement, l’écologie, la pornographie et la violence dans les cassettes vidéo. Malgré de grandes dépenses d’énergie et toute la sympathie que ces causes peuvent susciter, à peu près rien ne se passe dans la pratique. Pourquoi? La réponse, comme Martyn Lloyd-Jones en avertissait, est qu’à moins d’avoir la conviction dans son coeur que telle valeur morale est conforme à la volonté de Dieu, la motivation pour la maintenir manquera. A moins qu’une population ne soit convaincue que la Parole de Dieu est la norme pour leur vie, toute tentative pour légiférer sur la morale est vouée à l’échec et discrédite ceux qui le réclament.
La vie chrétienne, si elle s’enracine dans une conviction personnelle, a aussi une dimension communautaire. Quelle est donc notre attitude envers ceux qui font partie du corps du Christ, mais autrement que nous? N’est-il pas scandaleux que, non seulement nous soyons divisés, mais que ces divisions à propos de questions telles que le gouvernement de l’Eglise ou l’administration des sacrements soient durables, alors qu’elles ne sont pas clairement établies dans l’Ecriture et n’ont pas retenu l’attention de l’Eglise primitive?
Est-il vraiment impossible de faire preuve d’ouverture sur les points seconds et de construire une communion au sein de laquelle les spécificités de chacun soient respectées au lieu d’être dénigrées ou condamnées? Le mouvement oecuménique a certes des défauts, dont le moindre n’est pas son approche de la doctrine, mais il nous donne assurément une leçon. Si nous sommes vraiment un dans l’Esprit, notre unité devrait être vue et perçue dans le monde de tous les jours et pas seulement dans l’ambiance artificielle des congrès interdénominationnels.
En même temps, il nous incombe de bien entendre l’appel à la pureté dans la vie de l’Eglise. De nombreux mouvements sectaires sont nés à cause de lui et se sont développés lorsque des croyants ont négligé de prendre au sérieux leurs responsabilités. Les Eglises de multitude ont abandonné depuis longtemps l’idée de « discipline » et en sont même venues à écarter la notion d’hérésie. Les Réformateurs, pourtant, ont enseigné que la discipline est l’une des marques de la véritable Eglise; son abandon au Moyen Age a été l’une des causes de leur rupture avec l’Eglise de Rome. Aujourd’hui, les Eglises qui se réclament de leur héritage sont pires sur le plan de la doctrine comme aussi fréquemment sur celui de l’éthique. Bien que nous le sachions, nous cherchons des justifications et des circonstances atténuantes. Dès lors que nous sommes libres de faire ce que nous voulons, nous nous accommodons d’une Eglise pluraliste dans laquelle sont niées nos convictions les plus profondes. L’idée que la vie chrétienne déborde la sphère privée (et ce qui est dit de l’Eglise est encore plus vrai dans les affaires et dans l’industrie) a presque complètement disparu, de sorte que le chrétien vit désormais dans deux mondes différents et déconnectés l’un de l’autre. Face à cette réalité, la seule attitude à avoir est d’obéir aux consignes du Nouveau Testament: revêtir l’armure de l’Evangile, apprendre à discerner la volonté de Dieu et prier pour que la puissance du Saint-Esprit nous inspire un comportement empreint de sagesse et d’amour.
* Gérald Bray est professeur d’histoire de l’Eglise à la Samford University (Birmingham, Alabama, Etats-Unis). Il est l’auteur de The Doctrine of God (Leicester: IVP, 1993). Ce texte a été traduit de Evangel, la revue de Rutherford House (Edimbourg, hiver 1985) par Alison Wells.
[1] Cf. le numéro précédent de la revue (1997:2).
[2] Le Dr Martyn Lloyd-Jones (1889-1981) était pasteur de la Westminster Chapel à Londres.