PIERRE VIRET
(1511-1571)
Un géant oublié de la réforme.
Apologétique, éthique et
économie selon la Bible
Jean-Marc BERTHOUD
Sommaire
- Préface
- I. Aperçu de la vie de Pierre Viret
- II. La place de Pierre Viret dans la Réforme
- III. Pierre Viret éthicien
- IV. Pierre Viret apologète
- V. Pierre Viret économiste
- VI. Pierre Viret philosophe chrétien
- Conclusion Pierre Viret : un penseur biblique et créationnel
- Annexe Brève note sur la théonomie et les trois aspects de la Loi
- Appendice Bibliographie sommaire des œuvres de Pierre Viret
- Biographie de l’auteur
- Remerciements
- Notes
Préface
Il est courant qu’un auteur contemporain parle de son siècle en mettant à profit une profonde connaissance des siècles précédents. Le livre qu’on va lire est quelque chose de plus rare : l’auteur, qui ne s’offusque pas d’être quelquefois appelé « plus calviniste que Calvin », nous parle de Pierre Viret comme un homme du XVIe siècle qui s’éclaire de la connaissance des siècles suivants, et singulièrement du XXIe où il se trouve égaré.
Ce petit livre a toutes les apparences d’une Introduction à Pierre Viret ; et c’est bien ce qu’il est par le nombre et l’étendue des textes transcrits. Mais il faut être averti : certaines pages ont le caractère d’un pamphlet très actuel ; par exemple, l’assimilation de la TVA avec la gabelle rappelle le procédé de Voltaire qui s’amusait à récrire quelques passages des évangiles en y remplaçant péagers par fermiers généraux. L’auteur, contemporain moral de Viret, prend à son égard des libertés qu’on se permet normalement entre contemporains. Nous sommes donc en présence d’une œuvre résolument personnelle, qui demande au lecteur un examen personnel ; et la première chose que devrait faire un lecteur curieux, c’est d’aller chercher dans l’œuvre même de Viret le contexte des fragments cités.
C’est aussi un ouvrage d’érudition ; il n’y a qu’un coup d’œil à jeter sur l’abondance des notes pour s’en convaincre. Ces notes auxquelles, dans une première lecture, on peut n’accorder qu’une attention superficielle, nous offrent un aperçu impressionnant des développements auxquels donne lieu l’étude de la vie et de l’œuvre du réformateur vaudois.
On est frappé du nombre des références anglaises ; il faut dire qu’une première version de notre livre a été publiée sous le titre de Pierre Viret. A Forgotten Giant of the Reformation, aux Editions Zurich Publishing, en Floride[1]. De son temps, Pierre Viret avait été traduit en anglais ; et aujourd’hui, c’est peut-être dans le monde anglo-saxon, et particulièrement en Amérique, que se dessine le plus nettement le mouvement qui tend à lui rendre sa juste place.
Daniel Bovet
Président de l’Association Pierre Viret
I. APERÇU DE LA VIE DE PIERRE VIRET[2]
Pierre Viret est né en 1511 à Orbe, ancienne cité romaine et burgonde située au pied du Jura, englobée aujourd’hui dans ce qui est le canton de Vaud. Son père était drapier et ses parents tous deux de pieux catholiques romains. Lorsqu’il eut terminé sa scolarité dispensée dans son bourg natal, ses parents l’envoyèrent, en 1527 à l’âge de 16 ans, poursuivre ses études à Paris et parfaire son éducation, ceci en vue de la prêtrise. A Paris, il suivit la discipline académique très stricte du Collège Montaigu, institution fréquentée par certains étudiants par la suite devenus célèbres : notamment Jean Calvin (1509-1564), le réformateur de Genève, et Ignace de Loyola (1491-1556), fondateur de l’ordre des jésuites. Pendant ses années parisiennes, Viret n’a pas seulement reçu une excellente formation intellectuelle et acquis les débuts de ce savoir encyclopédique qui caractérise tous ses écrits, mais il a également fait d’énormes progrès dans la connaissance des langues anciennes, ce qui fera de lui non seulement un latiniste de premier ordre, mais aussi un pasteur tout à fait à l’aise en hébreu et en grec. Cependant, ce qui fut pour lui d’une importance capitale, ceci dans le contexte de la discipline rigoureuse du Collège Montaigu éclairée par les feux qui consumaient les premiers martyrs français de la Réforme, est qu’alors Viret ouvrit les yeux sur les erreurs fatales de cette religion romaine dans laquelle il avait été élevé. C’est ainsi qu’il se rendit compte du besoin d’un Sauveur personnel, d’un Rédempteur capable de le délivrer de la condamnation qu’un Dieu saint prononce si justement sur le pécheur. Après un combat intérieur douloureux et difficile, il parvint à une foi salvatrice en son Sauveur, l’unique Médiateur entre Dieu et les hommes, le Seigneur Jésus-Christ, Dieu le Fils fait homme.
A cette époque, à travers tout le royaume de France et plus particulièrement à Paris, l’Evangile – la bonne nouvelle du salut par la seule grâce de Dieu donnée au pécheur repentant en Jésus-Christ, vérité nouvellement remise en lumière par Martin Luther – était prêché avec puissance, ceci dans un terrible climat de persécution pour tous ceux qui osaient remettre en question les doctrines erronées, figées en coutumes sociales par un ordre religieux et politique à tendance totalitaire. Voici comment Viret évoque les combats qui furent les siens avant de trouver la paix dans la vérité de l’Evangile, le pardon de ses péchés, découlant de la justice accomplie par le Fils de Dieu dans l’obéissance parfaite de son incarnation et dans sa mort et sa résurrection, pour nous pécheurs, sur la croix du calvaire :
Il est difficile à trouver [le salut] car il le faut chercher loin de toutes créatures, et toutefois par les créatures. Et pour ce, d’autant que la chose semble être plus difficile et que je vois plusieurs pauvres consciences fort troublées et presque désespérées, ne sachant de quel côté se tourner, d’autant est la chose plus digne de pitié et de compassion. Et pour tant [pour autant] que moi-même ai été assez longtemps malade en ce même lit et que j’ai expérimenté combien cette maladie est dangereuse et quelle douleur et tourment elle apporte à l’homme qui craint Dieu et qui a peur de l’offenser et de faillir, d’autant je suis plus ému d’aider et secourir à ceux qui sont encore détenus en icelle[3].
Il précise :
Combien que je ne sache pas beaucoup et n’aie guère vu, toutefois je ne peux nier que le Seigneur, qui par sa grâce et miséricorde m’a retiré de ces troubles et angoisses et des ténèbres à la connaissance de vérité, ne m’ait aussi fait expérimenter beaucoup de choses desquelles je puis servir à mes pauvres frères [catholiques romains]. Lesquels je ne puis mépriser sans leur faire injure et montrer que j’ai mis en oubli la condition en laquelle j’ai été et que je suis ingrat envers la bonté de Dieu, qui tantôt de ma jeunesse, étant encore aux écoles, m’a retiré de ce labyrinthe d’erreur avant que j’aie été plongé plus profond en cette Babylone de l’Antéchrist et reçu la marque de la Bête [dans l’Eglise de Rome]. Toutefois, nonobstant qu’il n’a pas plu à Dieu que ce caractère et signe ait été imprimé en mon front – auquel néanmoins je me préparais, cuidant [croyant] que ce fut la droite voie de salut, si le Seigneur n’eût eu pitié de moi, qui m’a appelé à une meilleure vocation – si [aussi] ne puis-je pas pourtant nier que je n’aie été assez profond en cette Babylone, aussi bien que les autres […] Parquoi [c’est pourquoi] depuis que le Seigneur m’en a mis hors, je ne puis encore oublier ceux qui y sont détenus[4].
C’est la persécution parisienne des « évangéliques » ou « luthériens », comme on les nommait alors, qui conduisit Viret à chercher son refuge dans le retour au pays natal, à Orbe au pied du Jura. Et c’est là aussi qu’il fut confronté par l’appel à sa vocation. En effet, au printemps de 1531, Guillaume Farel, tout à la fois intrépide prédicateur de l’Evangile et agent politique très efficace des autorités nouvellement réformées de la République de Berne, appela Viret avec force (comme il le fit quelques années plus tard pour Jean Calvin) à sortir de la tranquillité de son refuge urbigène pour s’engager dans la bataille pour la réforme de l’Eglise et la réimplantation dans sa patrie du Règne de Dieu. Viret n’écrivait-il pas plus tard, dans la Préface qu’il adressa en 1560 au Conseil de la ville de Payerne, ces paroles mémorables :
Il m’a semblé que j’étais encore obligé à vous davantage qu’à plusieurs autres […] à cause du pays et de la nation. […] Si je dois souhaiter que Dieu soit glorifié entre les hommes, où dois-je désirer qu’il le soit plus et plus tôt qu’au pays de ma naissance ? […] De qui dois-je avoir plus de soin sinon de ceux de mon pays même ? Je n’ai pas voulu laisser mon pays ni ma nation pour m’en aller ailleurs, sans lui avoir premièrement présenté les dons et les grâces qui m’ont été commises du Seigneur[5].
C’est donc à l’âge de 20 ans, en 1531, que Viret devint le pasteur d’une petite congrégation « évangélique » à Orbe. C’est là qu’il eut la grande joie de voir ses parents venir au salut sous l’effet de la prédication de l’Evangile par leur fils. Il est intéressant de remarquer que la théologie et la spiritualité de Pierre Viret étaient déjà solidement formées avant même que Jean Calvin ne paraisse sur la scène de la Réforme. Les années suivantes le virent assumer, en plus de son travail pastoral à Orbe, un ministère itinérant toujours plus important, à travers toute la Suisse romande. C’est ainsi qu’il en vint à prêcher l’Evangile dans la petite ville abbatiale de Payerne, à quelque quarante kilomètres au nord de Lausanne. Là, un moine en fureur s’opposant violemment à sa prédication le poursuivit, l’épée à la main, alors qu’il traversait un champ, et lui transperça le corps ! En 1534, Viret était à nouveau aux côtés de Farel, travaillant avec lui à l’implantation de l’Evangile dans la Cité de Genève. Là aussi, la haine meurtrière du fanatisme catholique romain se dressa sur son chemin. Cette fois, sous la forme d’une soupe empoisonnée par une servante soudoyée qui, si elle ne parvint pas à le tuer, laissa toutefois son estomac dans un piteux état pour le restant de ses jours[6].
Voici comment Viret parle de ces attaques meurtrières, d’abord lors de la Dispute de Lausanne en 1536 puis, plus tard en 1544, dans la Préface de ses Disputations chrétiennes :
Nous aimerions beaucoup mieux [il s’adressait à ses adversaires romains lors de la Dispute de Lausanne se tenant à l’intérieur de la Cathédrale] que vous parlassiez publiquement à nous et nous dissiez tout ce que vous voudriez, que dire mal de nous par derrière et ce que vous n’oseriez et ne pourriez maintenir, que de nous attendre sur les champs pour nous tuer, de quoi nous en portons le témoignage sur notre dos, ou de nous faire empoisonner comme l’avons expérimenté[7].
Quand à moi vous savez quel témoignage et quel enseignement de mon ministère je porte encore en mon corps et combien Dieu m’a assisté en ce grand danger de mort duquel il m’a retiré, du glaive de ceux qui pour lors étaient mes ennemis et puis, par la grâce de Dieu, sont devenus amis et domestiques en la maison de Dieu avec nous[8].
En 1536, le Canton de Vaud fut envahi par l’armée bernoise, cherchant à défendre la Cité de Genève contre les menaces des ducs de Savoie[9]. Cette invasion était d’abord animée par la politique constante de la République de Berne cherchant à renforcer ses positions stratégiques à l’ouest, face à la Savoie et à la France. Mais, entre les mains miséricordieuses de Dieu, ces ambitions temporelles eurent pour effet d’ouvrir la région lémanique tout entière à la prédication de l’Evangile. Peu après la fameuse Dispute de Lausanne qui eut lieu cette même année[10] – débat public au cours duquel Viret (avec Farel) intervint souvent avec autant d’énergie que de compétence – le jeune pasteur, âgé alors de 25 ans, devint après quelques péripéties, le principal ministre de l’Eglise du Pays de Vaud. Mis à part une courte période (1541-1542), pendant laquelle les autorités bernoises le prêtèrent à Genève où il seconda très efficacement Calvin lors de son retour d’exil, Viret fut pendant quelque vingt-trois ans (de 1536 à 1559) le ministre principal de l’Eglise réformée du Pays de Vaud. C’est au sein de cette Eglise qu’il exerça le ministère de la Parole de Dieu sous l’autorité souvent pesante du pouvoir politique et ecclésiastique de Leurs Excellences de Berne.
Pierre Viret a conçu très tôt une haute conception de l’autorité et de la dignité de l’Eglise et de ses ministres, ce qui l’amena à exiger, avec une douce mais inébranlable persistance, la liberté pour l’Eglise d’exercer la discipline ecclésiastique indépendamment des ambitions erastiennes démesurées des autorités bernoises[11]. Le gouvernement de Berne se considérait comme l’héritier de la domination indivise de la république romaine[12] et n’était en aucun cas prêt à tolérer une quelconque réelle indépendance spirituelle de la part de l’Eglise vaudoise. Dans ses écrits polémiques, Viret déclarera, à plusieurs reprises, que le pape en robe courte (l’Etat absolu bernois) était devenu un ennemi bien plus dangereux pour l’Eglise fidèle que ne l’avait jamais été le vieux pape de Rome avec sa robe longue. Il pressentait bien ici la montée de l’Etat tout-puissant moderne, véritable Providence sur terre. Le conflit entre Berne et les pasteurs vaudois était inévitable et tira en longueur, tant les autorités bernoises furent longtemps réticentes à se séparer du premier pasteur si estimé de la ville de Lausanne. Mais les pasteurs de l’Eglise vaudoise sous la direction patiente, ferme et inébranlable de Viret n’étaient pas d’humeur à céder aux exigences, à leurs yeux abusives, de Leurs Excellences de Berne. Voici comment les pasteurs de la Classe de Lausanne, présidée par Pierre Viret, écrivirent aux autorités bernoises le 22 juin 1558, exigeant l’institution d’une véritable discipline ecclésiastique sous l’autorité de l’assemblée des anciens :
Satan est entré aux troupeaux de deçà, et a tellement besogné qu’il y a déjà par trop grands discords entre les ministres touchant les fondements de la religion Chrétienne, c’est à savoir touchant le péché Originel, le franc arbitre, la prédestination, et la descente de Christ aux enfers, et autres points peut-être qui se trouveront de sorte que nonobstant tous mandements et défenses, les uns ne cessent de blâmer les autres, et détracter en grand scandale en bandant le peuple semblablement les Magistrats et officiers en sectes et partialités.
Après avoir précisé à quel point il était impossible de lutter contre de tels désordres sans l’exercice d’une sainte discipline dans l’Eglise, les pasteurs précisèrent leurs griefs :
Nous estimons cette correction être grandement nécessaire à l’Eglise, pour ce qu’elle a été ordonnée de Jésus Christ, Matthieu 18, et depuis pratiquée continuellement non seulement par les Apôtres, et du temps que les Princes étaient infidèles, comme nous voyons I Corinthiens 5 – II Corinthiens 10 – II Thessaloniciens 3 – I Timothée 1 et 6 – II Jean. Mais aussi beaucoup plus depuis sous les Princes Chrétiens, par toute l’ancienne Eglise sans aucune contradiction d’icelle.
Pour les pasteurs, cette discipline d’Eglise était une question sacrée. Il en allait de l’honneur de Dieu, car il était impie pour eux de donner les sacrements, des choses saintes, à ceux que la Bible appelait des « pourceaux » et des « chiens ». Le projet des pasteurs continuait :
Car de fait puisqu’il est défendu de bailler [donner] les choses saintes aux chiens et aux pourceaux, comment pourra être pratiqué cela, s’il n’y a une discipline pour les connaître et les séparer d’entre les enfants de Dieu. […] telle correction [ajoutaient-ils], n’appartient ni au Magistrat Civil, ni aux ministres de la parole, ni au peuple à part soi, ains [mais] à l’assemblée des anciens légitimement ordonnés par l’Eglise.
Ce projet de discipline ecclésiastique fut envoyé à Berne le 22 juin 1558. Le jour suivant, la Classe des pasteurs recevait une missive des autorités bernoises réitérant leur interdiction de prêcher sur la prédestination. Les pasteurs répondirent sur le vif, le 23 juin 1558, défendant hardiment la liberté de leur vocation divine :
[…] nous sommes envoyés pour prêcher la parole de Dieu, et non point les mandements des hommes […] Et pourtant [pour tous ces motifs], très redoutés Seigneurs, ayant à répondre à Dieu, de ce qui concerne notre ministère, nous vous déclarons de notre part de bonne heure, et devant [avant] que pouvoir être repris de rébellion, qu’il ne faut point que vous espérez que nous puissions approuver ni publier vos dits mandements touchant la prédestination […] aussi sommes-nous tous prêts d’endurer tout ce qu’il plaira à Dieu nous envoyer, plutôt que de consentir à chose quelconque en laquelle nous puissions connaître que la liberté chrétienne nous soit ôtée, ou aucunement diminuée […][13].
L’impasse entre les pasteurs vaudois et les autorités de Berne était complète. Le conflit atteignit son point culminant en février 1559 lorsque ces Messieurs de Berne, comme ils se faisaient appeler, exigèrent des pasteurs récalcitrants du canton de Vaud, soit qu’ils se soumettent totalement à leur autorité absolue, soit qu’ils donnent leur démission immédiate en acceptant pour peine l’exil. Pour Viret, qui avait écrit ces paroles si émouvantes que nous avons déjà citées : « Si je dois désirer que Dieu soit glorifié entre les hommes, où dois-je désirer qu’il le soit plus et plus tôt qu’au pays de ma naissance ? », ce choix fut déchirant. Mais Viret et la plupart de ses collègues aimaient le Royaume de Dieu davantage encore que la paix des hommes et leur patrie terrestre. Tous les professeurs de l’Académie et plus d’une trentaine de pasteurs ainsi que la plupart des étudiants choisirent la fidélité et l’exil, et ceci précisément à un moment providentiel de l’histoire de l’Eglise en nos régions, moment où Dieu ouvrait toutes grandes les portes à l’expansion de son Royaume dans le Royaume de France voisine[14].
Voici comment Viret s’exprime dans la Préface de son Instruction chrétienne de 1564, lettre adressée à l’Eglise de Nîmes, au sujet des divers exils qu’il dut subir par fidélité envers Dieu :
En quoi le Seigneur m’a encore mieux fait connaître par expérience que ce n’est pas aux ministres de choisir les lieux, ni d’aller ou courir là où bon leur semblera, mais là où il lui plaira les envoyer. Car c’est lui qui est le Seigneur de la moisson. Parquoi [en conséquence de quoi] c’est aussi à lui seul d’y envoyer les ouvriers tels qu’il lui plaît de les choisir et au temps qu’il a ordonné à cela. Car de ma part je ne faisais pas mon compte [je ne comptais pas] de jamais sortir du pays de ma nativité pour aller ailleurs prêcher l’Evangile, tant à cause de l’insuffisance que reconnais en moi que de la débilité [faiblesse] de mon corps, à laquelle j’ai déjà dès longtemps été sujet.
Mais le Seigneur auquel je sers en avait autrement disposé, comme il me l’a fait bien connaître depuis, par les moyens par lesquels il m’a comme arraché par les cheveux d’entre les peuples entre lesquels j’avais presque passé tout le principal du cours de ma vie, et d’entre les meilleurs et plus grands et plus anciens amis que j’eusse au monde, et notamment en la ville de Genève, laquelle je ne puis nommer qu’en grand honneur et révérence, et sans me ressentir toujours du fruit de la joie et consolation que j’ai dès longtemps reçu de cette Eglise . […]
Il termine :
Voilà le moyen par lequel le Seigneur m’a tiré de l’Eglise en laquelle j’avais bien occasion de m’aimer [de me plaire], comme s’il m’avait empoigné par la main pour me mener, comme tout tremblant de faiblesse et à demi mort, et me rendre jusqu’à vous, qui êtes les premiers du Languedoc entre lesquels j’ai fait résidence après mon départ de Genève. [Il se rendait dans le Midi pour s’y faire soigner.] Et à la vérité, depuis que je suis arrivé vers vous [c’est-à-dire à Nîmes], Dieu m’a encore mieux fait connaître par expérience, par beaucoup de moyens et de témoignages, que c’était lui qui m’avait conduit et adressé en mon voyage et qui m’avait là préparé mon logis. Car j’ai été reçu de vous comme un ange qui vous eût été envoyé de Dieu. […] Ce néanmoins vous ne l’avez pas fait pour rien que vous en vissiez digne en ma personne. Car il semblait, à me voir, que je n’étais qu’une anatomie sèche [un squelette] couverte de peau, qui avait là porté mes os pour y être enseveli, de sorte que ceux-là mêmes qui n’étaient pas de notre religion, ains [mais] y étaient fort contraires, avaient pitié de me voir jusques à dire : « Qu’est venu faire ce pauvre homme en ce pays ? N’y est-il venu que pour y mourir ? » Et même j’ai entendu que, quand je montai la première fois en chaire, plusieurs, me voyant, craignaient que je ne défaillisse en icelle avant que je puisse parachever mon sermon[15].
Entre 1559 et 1561, Viret exerça un ministère fort apprécié à Genève, aux côtés de son grand ami Calvin[16], mais sa santé fragile le força à rechercher le climat plus doux du sud de la France. L’état de sa santé s’étant amélioré, il put reprendre son ministère et fut l’instrument d’un remarquable renouveau spirituel, tout d’abord à Nîmes et à Montpellier, puis dans la deuxième ville du Royaume, à Lyon, où il exerça un ministère hautement béni pendant les premières années des guerres civiles. Il présida plusieurs Synodes nationaux qui rassemblaient les Eglises réformées de France[17]. Il termina sa vie, une vie très mouvementée et fructueuse, en tant que Pasteur principal et Surintendant académique de l’Eglise réformée du Royaume de Navarre[18]. Voici comment son biographe, Henri Vuilleumier, évoque la fin de son ministère :
Le seul souvenir qui s’en soit conservé, c’est que l’existence tranquille et studieuse qu’il menait dans cette terre hospitalière [du Béarn] fut violemment troublée pendant l’été de 1569.
Il y eut cette année-là dans la basse Navarre une révolte des catholiques, fomentée par la cour de France. Une armée française envahit le pays, s’empara de la capitale [Pau] et d’autres places importantes, répandit partout la terreur en massacrant les hérétiques et leurs prédicants. Jeanne d’Albret s’était retirée à La Rochelle, une des places fortes des huguenots de France. L’académie [que venait de fonder Viret] fut chassée d’Orthez. Viret et quelques autres ministres furent arrêtés et gardés comme otages au château de Pau. Au bout de peu de mois, cependant, un des chefs les plus redoutables des huguenots [Montmorency] vint reconquérir le pays au nom de la reine. Les ministres captifs furent rendus à la liberté. Et ce fut Viret qui se vit appelé à occuper la chaire lorsque, à la fin d’août, fut célébré dans le temple de Pau un service solennel d’actions de grâces. Il avait pris pour texte le Psaume 124, qui se termine par cette strophe :
Notre âme s’est échappée comme l’oiseau du filet des oiseleurs ;
Le filet s’est rompu, et nous nous sommes échappés.
Notre secours est dans le nom de l’Eternel,
Qui a fait les cieux et la terre.
A partir de ce moment le réformateur disparaît pour nous de la scène de l’histoire[19].
Il mourut dans le Béarn en mars ou en avril de 1571 à l’âge de 60 ans. Nous ne savons rien de sa fin, ni du lieu de sa sépulture. La Reine de Navarre, Jeanne d’Albret, écrivit ces paroles émouvantes au sujet de sa mort :
Entre les grandes pertes que j’ai faites, durant et depuis les dernières Guerres, je mets au premier lieu la perte de Monsieur Viret que Dieu a retiré à soi[20].
Et le grand ami de Viret, le Magistrat bernois N. Zurkinden, exprimait en ces termes à Théodore de Bèze sa vive douleur en apprenant la nouvelle de son départ de cette vallée de larmes :
J’ai appris, à n’en pouvoir plus douter, la mort, dirai-je, ou le glorieux passage à l’immortalité de ce pieux Viret, que j’aimais de toutes les tendresses de mon âme et j’ai pleuré, non sur ce frère affranchi désormais des misères d’ici-bas, mais sur l’Eglise privée d’un tel serviteur. Je m’affligerais sans mesure, si je ne savais qu’il vit là-haut, dans la société des esprits bienheureux, où j’espère bientôt rejoindre l’exilé d’autrefois recueilli dans la patrie éternelle. Je conserve [précieusement] les lettres où il me parle de sa proscription. La mort le protège maintenant contre toute injure et ses restes sont trop éloignés pour que la fureur des hommes aille jamais les profaner, aux pieds des Pyrénées[21].
II. La place de Pierre Viret dans la Réforme[22]
Pierre Viret, l’ami intime de Jean Calvin, de Guillaume Farel et de Théodore de Bèze[23], celui qu’on a appelé l’ange de la Réforme, n’était en aucun cas le personnage mineur ou insignifiant que la plupart des histoires de cette époque pourraient nous laisser croire. Tout d’abord, c’est lui qui a fondé en 1537 à Lausanne – avec l’aide des autorités bernoises – la première Académie réformée, où il consacra une partie importante de son temps à l’enseignement de la théologie aux étudiants qui y affluaient de tous les coins de l’Europe[24]. Cette Académie lausannoise (et non celle de Genève, comme on le croit souvent à tort, institution qui ne fut fondée qu’en 1559) a été le modèle de toutes les futures Académies réformées. Au moment de l’expulsion de Viret, de nombreux étudiants y étaient inscrits[25]. Le directeur principal en fut, dans les années cinquante du XVIe siècle, et ceci durant plusieurs années, le célèbre érudit, spécialiste du grec et poète Théodore de Bèze[26]. Parmi les étudiants fréquentant l’Académie, on y relève les noms de personnages aussi célèbres que les auteurs du Catéchisme de Heidelberg, Ursinus et Olevianus, ainsi que celui du réformateur belge Guy de Brès, auquel nous devons la Confession des Pays-Bas. Ces textes symboliques sont encore en usage dans de nombreuses Eglises réformées. La présence d’étudiants de cette trempe à Lausanne témoigne de la qualité de l’enseignement qui y était dispensé. En 1559, tous les membres du personnel de l’Académie donnèrent leur démission et constituèrent la base de départ du corps enseignant de l’Académie de Genève qui venait alors d’être fondée par Jean Calvin et Théodore de Bèze. Ce dernier était parti plus tôt de Lausanne, suite à sa démission à l’amiable en septembre 1558.
Mais Pierre Viret, ce chrétien si doux et si aimable, animé d’une profonde ardeur spirituelle, fut aussi l’un des plus grands prédicateurs de la Réforme. De Calvin, Théodore de Bèze a écrit : « Nul n’a enseigné avec plus d’autorité », de Farel : « Nul n’a tonné plus fort que lui », mais de Viret, il a dit : « Nul n’a plus de charme quand il parle[27] ». Verheiden écrivait de lui :
Il avait une parole si douce qu’il tenait son auditoire continuellement éveillé et attentif. Son style avait tant de force et une harmonie si caressante à l’oreille et à l’esprit, que les moins religieux parmi ses auditeurs, les plus impatients pour d’autres, l’écoutaient sans peine et avec complaisance. On eut dit, à les voir comme suspendus à ses lèvres, qu’ils auraient voulu le discours plus long[28].
Melchior Adam a fait la remarque suivante sur sa façon de prêcher :
A Lyon prêchant en plein air, il amena à la foi en Jésus-Christ des milliers d’hommes. Par la force de son éloquence divine, il arrêtait ceux qui passaient par là sans dessein de l’entendre et les contraignait à l’écouter jusqu’au bout[29].
Mais ce n’est pas tout ; en plus de son immense talent de prédicateur, Viret fut aussi un grand et prolifique écrivain. Il composa plus de quarante ouvrages, certains avoisinant les mille pages[30]. Un certain nombre de ses livres ont été traduits en langue anglaise au XVIe siècle[31]. D’autres en hollandais, en allemand et en italien. Bien que peu de ses ouvrages aient été réédités par la suite, ils ont eu cependant une influence marquante sur la pensée réformée, en tout cas jusqu’à l’époque du dernier grand dogmaticien véritablement réformé de l’école de Genève, Bénédict Pictet, dans les premières années du XVIIIe siècle[32]. Viret a écrit un petit nombre de traités en latin, mais ses ouvrages furent pour la plupart rédigés en français, dans une langue familière et compréhensible, souvent sous la forme populaire de dialogues entre des personnages clairement différenciés et sympathiques, de façon à atteindre un public n’ayant reçu qu’une éducation scolaire très réduite[33]. Mais si le style est agréable, la matière est profonde, la connaissance de la Bible sans faille et l’érudition immense. Tout y est d’une sûreté remarquable. Sa théologie porte la marque d’une solidité, d’une précision et d’un équilibre rare. La façon dont sont construits ses dialogues – affirmation, objections, réfutations – et la synthèse doctrinale claire, toujours biblique, bien équilibrée et énoncée avec autorité, rappellent, sous une forme populaire mais débarrassée de tout jargon philosophique, la méthode scolastique de la discussion formelle apprise aux pieds de son maître de philosophie et de théologie du Collège Montaigu, le nominaliste écossais Jean Mair (John Major).
Dans sa Préface à l’édition de 1544 des Disputations chrétiennes, Jean Calvin décrit le style des premiers ouvrages de Viret et sa façon de traiter de la théologie. Il évoque d’abord les deux dangers qui guettent celui qui veut user de facéties[34] pour faire connaître la vérité :
Car un homme qui veut user de facéties, se doit donner garde de deux vices. L’un est, qu’il n’y ait rien de contraint, ou tiré de trop loin ; comme il y en a aucuns [certains], qui ont des froides risées, lesquelles il semble avis qu’on leur ait arraché du gosier par force. L’autre est, de ne point décliner à une jaserie [babil] dissolue, laquelle en Latin se nomme Scurrilité, en notre langage, Plaisanterie. Ainsi de tenir le moyen, c’est, de savoir bien à propos, et avec grâce, et par mesure parler joyeusement, pour recréer [divertir] tellement qu’il n’y ait rien d’inepte, ou jeté à la volée, ou débordé, ce n’est pas une vertu commune ou vulgaire [populaire].
Calvin en vient ensuite au livre de son ami :
Je dis ceci à propos des dialogues présents ; desquels on peut tellement recueillir instruction bonne et solide, que cependant on aura occasion de rire. Car la matière en soi est joyeuse ; et est déduite [amenée] avec telle grâce, qu’il ne se peut faire qu’on ne prenne grand plaisir à la lecture. Notre frère et compagnon en l’œuvre du Seigneur Jésus, Pierre Viret, qui en est l’auteur, a de nature la vertu [le don] que j’ai dit être requise en un homme qui s’en veut mêler [qui voudrait s’en occuper].
Puis Calvin cherche à cerner le dessein de l’auteur et les moyens dont il use pour l’atteindre :
Il est bien vrai, que comme en toutes autres choses, il s’est appliqué à meilleure étude et d’autre importance [poids] ; aussi en ces dialogues sa principale intention n’est pas de délecter et réjouir les oreilles. Et de fait, ce serait un labeur trop maigre, et une peine mal employée à un homme de tel esprit et savoir. D’avantage [de plus], outre les dons qu’il a de Dieu, il est appelé à une vocation plus haute. Mais d’autant que le sujet qu’il a entrepris de traiter, portait qu’il enseignât comme en s’ébattant et par forme de risée [moquerie], il a prétendu [aspirer] à la doctrine, comme à son droit but, mêlant cependant avec icelle [celle-ci] les facéties, comme un accessoire.
Il exprime alors son appréciation du talent et de la personne de l’artiste :
Voire [vraiment] en sorte que ce livre est témoin suffisant, qu’il a une dextérité singulière à ce faire, autant qu’il s’y veut mettre ; c’est-à-dire, autant qu’il convient, et que métier [besoin] est. Je sais que c’est une chose dangereuse et qu’on ne doit pas faire à la volée [à la légère], que d’approuver un livre. Mais je ne crains pas d’avoir aucun [quelque] reproche entre gens de bon esprit et sain jugement, d’avoir recommandé la lecture de ce livre, comme un livre auquel le temps sera bien employé. Je n’aurais que faire d’en rendre témoignage, ni d’en parler entre [parmi] ceux qui connaîtraient l’homme. Car cette seule connaissance suffirait, pour les assurer qu’ils ne pourraient faillir [se tromper] de s’y mettre. Mais pour ce qu’il pourrait être, qu’aucuns [certains] par faute d’avertissement, ne tiendraient compte [prendre en considération] d’éprouver que c’est, j’ai bien voulu testifier [témoigner] en partie ce qui en est, pour donner courage à ceux qui s’en voudront fier à moi [me faire confiance], et les inciter à voir, jusques à ce qu’ils en puissent juger d’eux-mêmes. […] Combien qu’il n’est jà métier [nécessaire] de déduire [raconter] au long tout le profit qui s’en pourra recueillir, et le plaisir qu’on y prendra. Seulement je puis certifier, que tous ceux qui auront la patience de continuer la lecture, ne se repentiront point de s’être si bien adressés.
Calvin explique que si, pour parler directement et simplement des mystères de Dieu,
[…] en montrant la simple et pure vérité, selon qu’elle nous est révélée de Dieu par sa sainte parole […] il est certain qu’incontinent [aussitôt] que nous avons ouvert la bouche pour parler de Dieu, nulle facétie ne doit entrer en nos propos ; mais devons en tout ce que nous disons, démontrer quelle révérence nous portons à sa Majesté, ne prononçant un seul mot qu’en crainte et humilité.
Il n’en est pas de même lorsqu’il s’agit de mettre en lumière les superstitions ridicules inventées par les hommes sous le nom de christianisme :
Mais en déchiffrant les superstitions [pensées fausses et chimériques] et folies dont le pauvre monde a été embrouillé par ci-devant [jusqu’ici], il ne se peut faire qu’en parlant de matières si ridicules on ne s’en rie à pleine bouche. Bien est vrai, qu’il y a bien aussi occasion de pleurer et gémir ; d’autant que ce n’est pas jeu, que la gloire de Dieu ait été ainsi obscurcie, et sa vérité éternelle, laquelle nous doit être en singulière recommandation, ait été ainsi abolie par mensonges infinis ; que tant de pauvres âmes aient été menées de Satan en ruine et damnation. Mais l’un n’empêche pas l’autre, qu’en ayant tristesse telle que nous devons, de réduire en mémoire [se rappeler] comme Dieu a été ainsi blasphémé, ayant aussi pitié et compassion de la calamité où le monde a été si long temps, et est encore à présent ; néanmoins en racontant des rêveries si sottes, et des badinages tant ineptes, nous usions de moqueries telles qu’ils les méritent.
Calvin conclut en montrant combien son ami et compagnon Pierre Viret se place ici dans la compagnie des prophètes bibliques :
Quand nous ferions ainsi, ce sera à l’exemple des Prophètes ; lesquels en traitant la simple vérité de Dieu, parlent avec une majesté, qui doit faire trembler tout le monde ; mais en blâmant les rêveries des idolâtres, ne font nulle difficulté d’user de risées, pour montrer combien elles sont ridicules. Combien que c’est [bien que ce soit] autre chose des Prophètes, que de nous. Car d’autant que nous ne parlons pas au Nom de Dieu comme eux, afin que tout ce que nous prononçons soit reçu comme révélation venant du ciel ; il nous est bien licite d’user d’un style plus bas.
Puis il termine par un avertissement au sujet des disciples d’Epicure et de Lucien, les matérialistes et les athées de son temps, si universellement omniprésents aujourd’hui :
Mais j’ai allégué [avancé] cette comparaison seulement, pour montrer que ce n’est pas donner occasion aux Lucianiques et Epicuriens et autres contempteurs de Dieu, de vilipender la religion Chrétienne, ou l’avoir en mépris, quand on se moque des corruptions d’icelle[35].
Le critique littéraire protestant A. Sayous écrivait au XIXe siècle au sujet de Pierre Viret écrivain :
Viret, non plus que les autres réformateurs, n’est artiste ; il a son but tout à fait en dehors de la littérature et ne vise qu’à la force et à la clarté [Quel art ne faut-il pas pour atteindre de telles vertus d’écriture !] pour gagner ou conserver à sa foi, par l’enseignement, des disciples et des défenseurs. La véhémence et le sarcasme sont ses plus ordinaires beautés et lui tiennent lieu des grâces tranquilles du bien dire. Celles-là appartiennent aux écrivains qui composent de loisir, et elles auraient médiocrement servi le réformateur et l’apôtre[36].
Sayous ajoute, constatant les négligences de style de l’écrivain,
A côté des négligences et des défauts nécessaires d’une composition hâtive et comme improvisée, on ne saurait méconnaître dans les œuvres de Viret la touche d’un écrivain habile et original. Souvent son allure est sans grâce et sans fermeté, le tissu de sa phrase est lâche et distendu, comme sa pensée est développée et allongée à l’excès. Calvin trouvait sa façon d’écrire trop prolixe. Lui-même en convient : « Je suis orateur assez lourd », dit-il quelque part. Et il ajoute : « Je ne parle pas le langage attique, ni fort orné, ni rhétorique, ains [mais] m’advient souvent que je retombe en mon patois. » […] Professeur populaire, Viret devait s’accommoder aux habitudes de ses auditeurs, et il en avertit lui-même les lecteurs qui pourraient s’étonner de son rude langage. « Connaissant la portée du pays auquel je suis, j’ai quelquefois usé expressément d’aucuns [certains] mots qui ne seraient pas reçus de ceux qui s’étudient à la pureté de la langue française ; mais je fais cela pour condescendre à la rudesse et capacité des plus ignorants, qui entendent mieux ces mots, pris de leur langage, que des autres plus exquis[37]. »
Sayous poursuit son analyse, sympathique mais marquée par l’esthétisme du goût de son époque, sur le travail de notre écrivain :
Voilà assurément des éléments fâcheux de mauvaise diction ; néanmoins Viret les surmonte assez souvent et avec assez de bonheur, surtout dans ses œuvres satyriques, pour qu’on doive compter notre auteur parmi les meilleurs écrivains protestants de son époque ; digne élève de Calvin, pour la contexture logique de la phrase, il est parfaitement clair, on en suit aisément son idée à travers les développements, même les plus excessifs de la période. […] Dans ses dialogues comiques, Viret découpe plus vivement le discours, et il atteint quelquefois au relief vigoureux de Montaigne. Sa pensée est toujours d’une grande netteté. […] Sous le rapport de l’exposition logique des idées, Viret est au moins l’égal des maîtres qu’il a précédés ; car Amyot et Montaigne ne sont pas ses aînés par leurs œuvres. […][38]
Et Sayous de conclure :
Comme écrivain, Viret réalise toutes les conditions de sa mission particulière, et la preuve, c’est que ses livres, recherchés et lus avec une grande avidité, surtout en France, ont été si populaires, qu’aujourd’hui on ne les retrouve plus. Fatigués et usés par les empressements de la foule, ils ont succombé faute de repos, tandis que cent autres auteurs du même temps reposent encore aujourd’hui intacts et presque frais dans leurs parchemins rarement ouverts.
Pierre Viret est donc, sans contredit, une des plus intéressantes figures de la Réformation ; missionnaire, pasteur, écrivain, il a honoré le calvinisme autant qu’il l’a servi[39].
Pierre Viret était indubitablement (avec Martin Luther) l’un des meilleurs vulgarisateurs de la foi chrétienne au XVIe siècle. Mais son souci profond de répondre aux besoins spirituels des gens du peuple ne l’amena jamais (comme cela se passe malheureusement trop souvent de nos jours) à rabaisser le niveau de son enseignement théologique. Il est impossible, dans le cadre de cette courte étude, de faire vraiment justice aux remarquables accomplissements de ce chrétien extraordinaire. Si son bon ami, Jean Calvin, était le dogmaticien par excellence et le prince des exégètes, nous devons par contre considérer Pierre Viret comme le meilleur éthicien et l’apologète le plus pénétrant du XVIe siècle. Sa monumentale Instruction chrétienne en la doctrine de la Loi et de l’Evangile et en la vraie philosophie et théologie, tant naturelle que supernaturelle des chrétiens[40] est sans aucun doute son œuvre théologique la plus importante. Elle soutient aisément la comparaison, dans son propre domaine, avec l’Institution de Calvin. Pierre Courthial (1914-2009), doyen émérite de la Faculté théologique réformée d’Aix-en-Provence et sans conteste l’une des plus éminentes figures de la théologie réformée contemporaine, compare l’Institution de Calvin et l’Instruction chrétienne de Viret à la Théologie systématique de Rousas John Rushdoony en ces termes :
La Théologie systématique de R. J. Rushdoony, qui compte XIX chapitres, s’inscrit moins dans la ligne (disons : académique) des dogmatiques réformées classiques (du XVIIe au XXe siècle) que dans celle de l’Institution chrétienne de Jean Calvin ou de l’Instruction chrétienne de Pierre Viret (au XVIe siècle). Autrement dit, elle prend à bras-le-corps, dans un langage accessible aux hommes contemporains, les questions telles qu’elles se posent ou sont posées maintenant, aussi bien lorsqu’il s’agit de la création et de la Providence (ch. III), de la sainte Trinité divine (ch. IV, V et VI), de l’Alliance (ch. VII), du péché (ch. VIII), du salut (ch. IX, X et XI), de l’Eglise (ch. XII), de l’eschatologie (ch. XIII), de la prière (ch. XIX), ou lorsqu’il s’agit de la Terre (ch. XV), du Travail (ch. XVI), du Temps (ch. XVII) et de l’Autorité (ch. XVIII).
L’ouvrage magistral de R.J. Rushdoony vise en effet – répétons-le – à la Reformation, à la Reconstruction chrétienne, non seulement dans l’Eglise, mais en tous domaines, à laquelle le Seigneur de l’Alliance appelle tous les siens aujourd’hui : d’où, l’approche actuelle, concrète et temporelle de cette théologie, quel que soit le « point » dont elle traite. Car la vraie, la bonne théologie, pour R.J. Rushdoony comme pour les meilleurs théologiens réformés contemporains, n’est rien d’autre et rien de moins que l’application actuelle de la Parole de Dieu aux hommes de ce temps ; certes en nous laissant aider, guider par nos frères et nos Pères en la Foi, et en tenant compte, avec attention, de l’histoire progressive de l’Eglise et de la théologie pour autant qu’elles ont été fidèles à la Sainte Ecriture – Parole de Dieu. La Théologie systématique de R.J. Rushdoony, comme l’Institution chrétienne de Calvin, se réfère, pour y trouver le meilleur, aux Pères de l’Eglise ancienne, aux grands Docteurs du Moyen Age et aux Réformateurs, comme aux Réformateurs fidèles (il y en a eu et il y en a encore) des temps dits modernes[41].
Il en était de même, au XVIe siècle, pour les réformateurs Jean Calvin et Pierre Viret, pour leurs confrères Heinrich Bullinger et Théodore de Bèze, ainsi que pour Martin Bucer, Pietro Martire Vermigli et Girolamo Zanchi, pour n’évoquer ici que les plus éminents. Tous ces docteurs réformés partageaient l’ampleur catholique de la vision de la foi chrétienne qu’évoque ici Pierre Courthial en parlant de Rousas J. Rushdoony, de Pierre Viret et de Jean Calvin.
III. Pierre Viret, éthicien
Les premières 248 pages du premier volume de l’Instruction chrétienne de Viret (grand in folio, petits caractères) comprennent divers exposés de la foi et une longue série de réflexions sur l’importance des Conciles de l’Eglise ainsi que sur les dangers qu’ils ont pu parfois représenter pour l’intégrité de la Foi chrétienne. La manière agréablement simple et directe d’enseigner de Viret montre clairement que son œuvre a été écrite à une époque antérieure aux complications épistémologiques amenées par les philosophies subjectives du rationalisme cartésien et de l’idéalisme kantien si répandu ultérieurement[42].
Les pages 249 à 674 de l’Instruction chrétienne constituent un traité complet consacré à l’application détaillée des Dix Commandements à chacun des divers aspects de la réalité humaine. C’est le meilleur exposé de la Loi de Dieu qu’il m’ait été donné de lire ; et le seul ouvrage qui, à ma connaissance, puisse soutenir la comparaison avec le chef-d’œuvre de Rousas J. Rushdoony, Institutes of Biblical Law[43]. Dans l’Instruction chrétienne de Viret, nous trouvons une application détaillée de toute la Parole normative de Dieu (tota Scriptura) aux problèmes pratiques de la vie chrétienne de tous les jours, ceci pour chaque aspect de la vie personnelle et sociale. Une telle exposition est accompagnée, d’une façon remarquable, par un sens de l’équilibre théologique et par une compréhension de la relation délicate entre la dogmatique et l’éthique, tout en maintenant constamment à l’esprit le but de favoriser la proclamation de l’Evangile, de faire avancer le Royaume de Dieu et de ramener tout honneur et toute gloire au Seigneur Jésus-Christ. Dans sa Préface, Viret expose d’emblée son objectif central avec la plus grande clarté :
Pource [pour cette raison] que j’ai proposé de déclarer [expliquer] la Loi de Dieu, qui doit être tenue pour la règle de toutes les autres, par lesquelles les hommes doivent être conduits et gouvernés, je ferai avant qu’entrer en l’exposition d’icelle, quelques discours des grandes difficultés qui se sont trouvées de tout temps à bien gouverner les hommes, et [à] les contenir dedans les limites de raison, de droiture et de justice, et des causes semblablement de ces difficultés[44].
Et un peu plus loin il précise :
Or combien que ceux-ci [les législateurs païens de l’Antiquité] n’aient pas failli [ne se sont pas trompés] en ce qu’ils ont jugé que toute la science, la prudence et la sagesse qui était aux hommes, devait être rapportée à Dieu, comme don d’icelui ; et qu’il était requis pour rendre les hommes obéissants aux lois, que Dieu en fut estimé l’Auteur et le Législateur[45].
Il entreprend ensuite de définir plus précisément cet objectif, montrant à quel point il était nécessaire que Dieu révèle aux hommes le contenu de cette loi, comme la création elle-même, d’origine céleste :
Pour cette cause, il a voulu bailler [donner] loi lui-même qui servit de règle à tous les hommes de la terre, pour régler l’esprit, l’entendement, la volonté et les affections, tant de ceux qui doivent gouverner les autres, que de ceux qui doivent être gouvernés par iceux. Et a fait ceci, à fin que tous ensemble se reconnussent un seul Dieu pour leur souverain Prince et Seigneur, et qu’eux se reconnussent ses serviteurs et ministres ; lesquels il faudra une fois tous venir à compte devant le trône de la majesté d’icelui.
Puis vient cette affirmation centrale à toute l’éthique chrétienne de Pierre Viret :
Or il a compris [renfermé] en cette Loi toute la doctrine morale, nécessaire aux hommes pour bien vivre. Ce qu’il a fait trop mieux [bien mieux], sans comparaison, que tous les philosophes en tous leurs livres, tant des éthiques, que des politiques et économiques[46], et que tous les législateurs qui ont jamais été, et qui sont et seront, en toutes leurs lois et ordonnances ; en sorte que tous ensemble n’ont jamais rien mis de bon en avant, qui ne soit compris en icelle ; et qui ne soit mauvais, s’il n’y est compris.
Et il ajoute,
Donc, soit que nous veuillions bien être instruits, pour nous savoir conduire en gouverner nous-mêmes en nos personnes propres en notre particulier, selon droit, raison et justice, ou au gouvernement de nos maisons et familles, ou au gouvernement du bien public ; cette Loi nous pourra servir de vraie éthique, économique et politique chrétiennes, si elle est bien entendue ; et ceci trop mieux que celles d’Aristote, Platon, Xénophon, Cicéron, et des autres semblables ; qui ont grandement travaillé à former les mœurs des hommes, tant pour le gouvernement particulier d’un chacun, que pour le domestique et public[47].
Et Viret conclut sa Préface avec ces mots :
Car il ne nous faut point espérer que jamais Roi, Prince, ni peuple puissent avoir prospérité qui dure, sinon en tant que Dieu régnera en tous et sur tous, et qu’ils seront gouvernés par lui[48] ; comme il appert [paraît] clairement par les promesses et menaces qu’il a ajoutées à sa Loi. Car comme lui seul peut nous donner Loi parfaite, selon laquelle il nous convient gouverner ; il peut semblablement bailler [donner] les Princes, les Magistrats, et les Pasteurs et ministres idoines [aptes], pour la mettre en exécution ; et les peut former comme instruments propres à son service, et bailler vertu [donner force] à leurs offices et ministères, pour ranger à son obéissance ceux qu’ils auront en charge. Car comme il baille sa Loi pour nous donner à connaître ce qui nous défaut [manque], et de quoi nous avons besoin, il baille aussi par Jésus-Christ son Fils, le saint Esprit, qui renouvelle les cœurs, et baille les dons et grâces nécessaires pour l’accomplir[49].
Une telle vision de l’autorité souveraine et de la sagesse suprême de la Loi de Dieu a poussé Pierre Viret à examiner les devoirs particuliers des hommes à l’intérieur des limites de leurs vocations spécifiques. C’est à cette tâche déontologique particulière qu’il s’est attaché dans son traité magistral intitulé Métamorphose chrétienne, faite par dialogues[50]. Voici les titres des chapitres de la section intitulée L’homme :
- L’homme naturel.
- L’homme difformé [déformé].
- La transformation des âmes.
- Le vrai Homme, ou, l’homme transformé.
La seconde partie a pour sujet L’Ecole des Bêtes et se compose des sections :
- Les Economiques, ou, le bon ménage.
- Les Politiques, ou la République.
- L’art militaire.
- Les Arts.
- Les Ethiques, ou les Morales.
- La Religion.
- Les Langages.
- La Prophétie ou la Théologie[51].
Imaginez l’intérêt qu’a pu susciter un tel ouvrage à l’époque !
Enfin, parmi ses nombreux écrits apologétiques (dont bon nombre sont consacrés à la polémique dirigée contre les erreurs de l’Eglise romaine), nous nous devons de commenter son examen satirique de la politique de l’époque vue sous l’éclairage de la loi de Dieu, et le développement de ce que nous devons appeler la théologie de l’histoire, un ouvrage double intitulé Le monde à l’empire et Le monde démoniacle[52]. Une paraphrase possible de ce titre, avec son jeu de mots sur « empire » – « empire » : du substantif, royaume et « empire » : du verbe, empirer – serait : La corruption des empires du monde et le monde démonisé. Cet ouvrage est un puissant témoignage à l’extraordinaire vision prophétique accordée à ceux qui, comme Viret, se préoccupent de voir et de comprendre chaque aspect de la réalité à la lumière de la Parole-Loi de Dieu. Ces trois ouvrages comportent une vaste synthèse théologique sur l’histoire de la société et de l’Eglise. La Métamorphose chrétienne représente le passage du paganisme au christianisme. Le monde à l’empire celui du déclin du christianisme et sa corruption « mondaine » en l’impérialisme pontifical de l’Eglise de Rome. Le monde démoniacle décrit la vision – d’une lucidité rare – qu’avait Viret de l’avenir des Eglises issues de la Réforme : leur transformation en habitacles de démons. Viret voyait venir la Modernité, c’est-à-dire un monde d’où Dieu était exclu.
Sur la pensée politique de Viret, l’étude pionnière de Robert D. Linder nous présente une analyse d’une grande valeur de cet aspect de sa pensée[53]. Il décrit d’abord ce que représentait pour Viret la loi divine, la Parole de Dieu, constituée en règle normative, tant dans le domaine individuel que pour la vie politique et ecclésiastique ainsi que, bien sûr, pour celui de la théologie. Linder définit la pensée de Viret en ces termes :
Les Ecritures contenaient aussi des déclarations concernant l’Etat, et dans la mesure où elles se rapportaient au gouvernement séculier, elles représentaient la volonté de Dieu pour cette institution. Donc, l’Etat séculier était vu par Viret comme étant une création de facto, venant directement de Dieu lui-même mais gouvernée en harmonie avec les règles et les préceptes contenus dans les Ecritures Saintes[54].
Et Linder d’ajouter :
Les plans de Dieu pour les hommes comprenaient une existence paisible et rangée, et l’Etat était le moyen par lequel ce genre de vie pouvait être assuré. Les dirigeants de l’Etat séculier devaient légiférer en harmonie avec la Bible et remplir le rôle qui leur était assigné tel qu’il était représenté dans les Ecritures. Viret devait amener les autorités civiles à reconnaître que toute justice et toute loi émanaient de la souveraine volonté de Dieu, et que les magistrats étaient les distributeurs de la justice provenant de la loi de Dieu. Si elles n’obéissaient pas à cette vocation, ces autorités séculières étaient considérées comme de « méchants tyrans » et étaient passibles du jugement du Dieu Tout-puissant[55].
Car, aux yeux de Viret, écrit Linder :
L’Etat séculier était une création immédiate de Dieu et c’est pour cela que Dieu lui-même lui avait directement délégué une certaine autorité. Cependant, selon Viret, les Saintes Ecritures non seulement décrivaient et confirmaient l’autorité temporelle, mais elles en définissaient la nature et en limitaient également les droits[56].
C’était son sentiment, que toute loi affectant la morale publique et touchant aux valeurs spirituelles devrait tirer sa source directement de la loi morale de Dieu. Cependant, il pensait également que ces lois absolues et éternelles divines devaient être adaptées à l’époque où vivaient les gens et au tempérament national du pays où les lois devaient être appliquées[57].
Linder continue :
Viret a montré que les lois civiles peuvent être autant bonnes que mauvaises. Il croyait que les hommes détenaient une certaine liberté dans le choix des codes légaux qui devaient régir leur vie. Cependant, il pensait que dans un Etat véritablement chrétien « les bonnes lois » reposeraient toujours sur les Dix Commandements de Dieu tels qu’on les trouve dans l’Ecriture Sainte. Selon lui, à moins que les lois humaines ne soient constituées sur le fondement de la loi morale de Dieu, les hommes ne pouvaient s’attendre à ce qu’elles soient justes et équitables. Ainsi, toutes « bonnes lois » viennent de Dieu Lui-même, car elles sont tirées de la Parole de Dieu qui est Son testament écrit pour l’humanité. […]
Viret mettait surtout l’accent sur le gouvernement soumis à la loi civile, et particulièrement la loi civile tirée, de la manière la plus précise possible, selon le contexte politique, de la loi morale de Dieu[58].
Et Linder ajoute :
La notion de Viret selon laquelle le prince était soumis à la loi est extrêmement intéressante et très différente de la théorie absolutiste qui plaçait le roi au-dessus de la loi, théorie dont Jean Bodin se fit l’avocat dans son De Republica rédigé à la fin du seizième siècle. Le concept du dirigeant séculier toujours nécessairement soumis à la Loi était l’un des thèmes récurrents dans la pensée politique médiévale de l’Europe occidentale et n’était d’aucune manière une idée nouvelle[59].
Viret exprime sa pensée politique ainsi :
Car les Princes et les Magistrats doivent être sujets aux lois, et modérer leur gouvernement selon icelles [celles-ci]. Car ils sont, non pas maîtres des lois, mais Ministres d’icelles, comme ils sont Ministres de Dieu, duquel toutes bonnes lois procèdent. Et pourtant [pour cette raison] les Magistrats sont à bon droit tenus pour lois vives et parlantes, quand ils sont tels qu’ils doivent être ; comme aussi les lois sont comme Magistrats muets, lesquels parlent par les vrais Magistrats[60].
Et Linder de commenter :
Viret insiste sur le fait que le vrai chrétien doit, en toute circonstance, soumettre le Code Justinien et toute la Loi Romaine à l’autorité de la Parole de Dieu[61]…
Les schémas de la pensée de Viret l’ont amené à préconiser ce qu’on appellerait aujourd’hui « la législation de la morale ». Par exemple, il était pour l’adoption de statuts civils contre l’adultère, le blasphème et l’idolâtrie, et il était partisan de la réglementation de certaines activités économiques le dimanche. De plus, il établissait un lien entre la vraie chrétienté et le maintien et l’application de lois telles que celles contrôlant la corruption et l’achat de charges publiques, de lois contre l’usure, contre l’exploitation des pauvres par les riches, et de lois fixant des limites aux prix et à l’achat de terrains[62].
L’on voit bien de tout cela que la profonde amitié de Viret pour Jean Calvin (son aîné de deux ans seulement) ne l’empêchait absolument pas d’exprimer à l’occasion des vues théologiques divergentes, tout en continuant, bien sûr, de partager avec lui les mêmes convictions réformées quant aux points de doctrine fondamentaux. La Réforme nous montre là, de manière frappante, que l’unité doctrinale de base n’exclut pas une certaine diversité théologique. C’est le conformisme mécanique d’une époque largement efféminée[63] qui ne parvient pas à supporter les désaccords dans l’Eglise sur des questions secondaires. Ainsi la position de Viret sur la question de l’application dans le détail de la loi mosaïque – tant « la loi morale » (les Dix commandements), que « la loi judiciaire » (l’application casuiste du Décalogue par la Torah) – à la situation actuelle de la société était, dans une certaine mesure, différente de celle de Calvin. Voici comment Linder définit cette différence :
Viret, contrairement à Calvin, était prêt à étendre ouvertement l’autorité de la Bible sur l’Etat[64].
Il faut sur ce point noter en passant l’influence de l’enseignement de Thomas d’Aquin[65] (sans doute à travers les écrits de Philippe Melanchthon, collaborateur de Luther) sur la théologie politique et légale de Jean Calvin. Il est clair que la triple distinction réformée classique entre la loi morale, la loi judiciaire et la loi cérémonielle a, pour le meilleur et pour le pire, une origine scolastique. Si la distinction entre la loi morale et la loi judiciaire d’un côté, et la loi cérémonielle de l’autre, est clairement attestée dans le Nouveau Testament et a été acceptée universellement à travers l’histoire de l’Eglise, la distinction (et même trop souvent l’opposition) entre une loi morale (une éthique individualiste ?) et une loi judiciaire (une éthique sociale ?) ne se trouve ni dans la Bible[66], ni dans les écrits d’Augustin, ni dans l’enseignement des Pères de l’Eglise, ni, surtout, dans la réalité de la vie inévitablement communautaire des hommes ! Cela se comprend fort bien car une telle opposition est contraire à l’unité de la nature humaine, car l’homme est, en même temps et de façon indissoluble, un être individuel et un être social.
Sur ce point, la position de Viret, sans être explicitement théonomique (ce terme n’existait pas à l’époque), était parfois plus profondément et systématiquement biblique que celle de son ami Calvin. En particulier, il avait un sens plus ferme de l’ordre de nature (l’ordre créationnel) que son ami et collègue genevois. Disons-le en passant, le terme « théonomique » veut simplement dire : l’autorité de la loi (nomos) de Dieu (Theos)[67]. Aucun chrétien ne saurait s’opposer à l’autorité de la Loi de Dieu. La manière dont cette expression est comprise peut varier grandement. Pour notre part, nous prenons au sérieux toute l’Ecriture Sainte (tota Scriptura) et lisons le Décalogue à la lumière non seulement de l’ordre créationnel immuable et de l’enseignement casuistique de la Torah, mais aussi à travers les enseignements de la Sagesse et des Prophètes et, surtout, à travers l’enseignement de Jésus-Christ et des écrits apostoliques. Voyez, parmi bien d’autres textes : Psaume 119.1-176 ; Matthieu 5.17-20 et 21-48 ; 2 Timothée 3.14-17 ; Hébreux 4.12-13 et 5.11-6.3.
Calvin, dans son application de la Loi de Dieu au corps politique, s’est montré parfois assez ambigu ; il a d’une part souvent hésité, en particulier dans son Institution, entre l’affirmation de l’existence d’un ordre créationnel, d’une loi naturelle[68], d’une loi des nations, inspirée toutefois, il faut le dire, en partie par des principes bibliques mais, d’autre part, il cherchait aussi à s’appuyer sur des sources – le droit romain, le Code Justinien, etc., – indépendantes de la Bible. Il faut ajouter que Calvin, dans ses commentaires et ses sermons, a défendu la notion d’une relation plus étroite et précise entre les lois morales, judiciaires et politiques de la Torah et leur application normative aux lois pénales et civiles des nations[69]. Mais il faut relativiser ce débat, car l’accord entre Calvin et Viret sur la plupart de ces questions était bien plus profond que ne l’étaient leurs différences, certes significatives, mais somme toute assez modestes.
Il est révélateur ici de comparer l’exégèse de Viret et celle de Calvin sur certains textes bibliques précis. Dans ses Sermons sur le Deutéronome[70] par exemple, nous constatons que Calvin, sans ignorer les implications pratiques détaillées de la Loi mosaïque, n’accorde souvent pas autant d’importance à leur signification immédiate et à leur application aux problèmes politiques, économiques et sociaux de son temps que ne le fait Viret. Prenons quelques instants pour examiner ces attitudes différentes. Le contraste ressort bien lorsqu’on analyse les commentaires des deux hommes sur certains passages bibliques, tel celui-ci :
- Tu n’auras pas dans ton sac deux sortes de poids, un gros et un petit.
- Tu n’auras pas dans ta maison deux sortes d’épha, un grand et un petit.
- Tu auras un poids exact et juste, tu auras un épha exact et juste, afin que tes jours se prolongent dans le territoire que l’Eternel, ton Dieu, te donne. Car quiconque agit ainsi, quiconque commet une fraude, est en horreur à l’Eternel, ton Dieu. (Deutéronome 25.13-16)
Voyons d’abord les commentaires de Calvin sur ce passage dans son ouvrage : Sermons sur le Deutéronome.
Il y a deux choses esquelles [parmi lesquelles] nous offensons nos prochains surtout. Car les uns adonnés à fraudes et malices, pour tromper et circonvenir ; et les autres y procèdent par outrages et injures. Or quant est [pour ce qui est] de malice cachée, la pire qu’on puisse choisir, c’est quand les poids sont falsifiés et les mesures ; car [la monnaie] c’est un moyen pour faire trafiquer [commercer] les hommes entr’eux sans débat et sans noise [sans discussions ni torts]. Si nous n’avions argent pour pouvoir acheter, quelle confusion y aurait-il ? Or les marchandises se distribuent aussi par poids et par mesure souvent. Ainsi donc quand il y aura fausseté ou en l’argent, ou au poids, ou en la mesure, voilà le lien de communication rompu entre les hommes ; qu’il faudra qu’ils soient comme chiens et chats, qu’il n’y ait plus de moyen de les approcher. Et ainsi il ne se faut point ébahir [s’étonner] si notre Seigneur met pour une grande détestation, que les poids et les mesures soient falsifiés, s’il montre que cela est le pire larcin et le plus détestable qu’on puisse faire. Quand un larron propose en son cœur de faire quelque butin, il s’adresse à un homme ; il est vrai que de l’un il ira à l’autre. Mais encore nous savons qu’un larron ne se peut pas tellement déborder [étendre], qu’il pille tout le monde ensemble. Or celui qui a faux poids et fausse mesure, il n’a point égard à qui il veut dérober ; mais il fait tort à tous en général ; et c’est pour pervertir l’ordre commun, tellement qu’il n’y aura plus quasi d’humanité. Que seront les lois ? que fera la justice, quand il n’y aura plus de droiture et de loyauté en ce qui doit aider les hommes à se maintenir en leur état ? Nous avons donc ici une loi bien nécessaire quand il est parlé des poids et des mesures[71].
Calvin entreprend ensuite d’appliquer cette loi à ce qu’il appelle la doctrine générale. Il entend par là l’application du principe d’intégrité qui se trouve derrière cette loi spécifique à divers aspects de la vie chrétienne. Il parle de loyauté dans les transactions commerciales ; de prix justes et équitables, de compassion pour les pauvres, de l’hypocrisie qu’il y a à prétendre être un chrétien tout en négligeant ses devoirs pratiques envers son prochain ; de la corruption innée chez l’homme, et de la nécessité d’être loyal et intègre dans les relations humaines.
Mais craignons ce qui nous est ici remontré [enseigné], et qu’un chacun chemine loyaument [de manière loyale] avec ses prochains ; que ceux qui trafiquent en marchandise, avisent d’avoir juste balance, juste mesure, d’avoir aussi marchandise loyale, et de ne rien falsifier en façon que ce soit ; et que d’un côté et d’autre on use de telle fidélité qu’on connaisse qu’il y a une loi qui domine en nos cœurs ; encore que nous n’eussions point les menaces et les punitions qui sont ordonnées, qu’il nous suffise que Dieu nous a déclaré sa volonté. Que cela donc vaille, et ait vigueur envers nous, afin de nous conduire et ranger [soumettre]. Et au reste, quand il est dit : Que tous ceux qui en font ainsi, sont abomination à Dieu, c’est afin que les hommes ne se trompent point en sophisterie ni subtilité, comme nous cherchons toujours des échappatoires ; ceux qui veulent circonvenir leurs prochains par astuce, auront toujours quelque couleur pour farder leur cas[72].
Et il conclut ses remarques sur ce passage par ces mots :
Et ainsi, qu’on ne s’abuse plus en toutes les excuses frivoles, desquelles beaucoup tâchent de se couvrir ; mais plutôt qu’ils sachent : Voici notre Dieu qui parle, nous aurons beau déguiser les matières, car il ne souffrira point d’être moqué, c’est à lui que nous avons à répondre ; et ainsi cheminons en telle sorte que notre cœur nous rende bon témoignage, que nous puissions protester [confesser], non point seulement de bouche, mais là dedans, que nous avons fidèlement conversé avec nos prochains ; qu’il n’y ait nulle malice en nous, et que nous n’avons point cherché notre profit au dommage d’autrui. Voilà (dis-je) ce que nous avons à retenir de ce passage[73].
Pierre Viret a une approche, par certains côtés, assez différente. Il ne consacre pas moins de cinquante-cinq grandes pages folio en petits caractères de l’édition originale que nous avons utilisée pour élaborer un exposé détaillé du huitième commandement[74]. Sur le passage que nous étudions, son commentaire occupe six grandes pages (581 à 586). Au lieu de tirer des leçons de morale générale à partir de la loi spécifique, comme Calvin tend à le faire, Viret se donne une peine immense à étudier en détail cette loi biblique l’appliquant à toutes sortes de transactions commerciales. Ce que Viret développe ici est une véritable casuistique légale (dans le sens tout à fait positif de ce mot), une véritable déontologie professionnelle, se rapportant aux applications spécifiques des diverses lois bibliques. Il le fait de telle manière – bien que ses remarques soient soigneusement adaptées aux conditions de son époque et à la culture de son temps – qu’elles n’en demeurent pas moins presque directement applicables aux réalités du monde contemporain. Ses commentaires ne constituent d’aucune façon une distorsion anachronique de la signification du statut particulier de la loi mosaïque en question.
Examinons, tout d’abord, la façon dont il subdivise son texte et les titres qu’il donne à ces divisions :
- Des larcins commis en la quantité, et aux poids et mesures des choses vendues ou délivrées ; et combien cette manière de larcin est jugée détestable ès [par les] saintes Ecritures.
- De l’invention et de l’usage de la monnaie, et des faux-monnayeurs ; et de la grandeur de ce crime, et du larcin commis par tel moyen.
- Des larrons et faussaires de la Parole de Dieu, et des larcins qu’ils font des hommes et de leurs biens par ce moyen.
- De ceux qui rognent les monnaies, et qui usent de celles qu’ils savent n’être pas de mise légitime ; et principalement ceux qui ont charge des deniers publics.
- Des corruptions par les dons ; et des marchands qui vendent, et achètent justice et les pauvres.
- Des larcins commis ès venditions [ventes] de victuailles ; et des dangers qui sont ès corruptions d’icelles [celles-ci].
- Du regard [l’attention] que les Magistrats doivent avoir sur les vivres, et du grand mépris des serments faits pour raison d’iceux.
- De la faute qui est ès Magistrats et officiers en cet endroit, par laquelle ils se rendent coupables des larcins et méchancetés qui se commettent en ces choses.
- Du danger qui est ès médecins et apothicaires [pharmaciens], en telles matières ; et de la loi que Dieu a donnée des poids et mesures ; et des menaces d’icelui contre ceux qui les falsifient[75].
Au sujet de la falsification des poids et des mesures, Viret écrit dans sa manière dialoguée habituelle :
Timothée : Parlons maintenant de la quantité.
Daniel : Le larcin [le vol] se fait en icelle, quand les mesures et les poids sont faux. Car combien que [bien que] la substance et la matière y est telle qu’elle doit, et de telle qualité qui y est requise ; toutefois elle est diminuée. Parquoi [à cause de quoi] il n’y en a pas tant qu’il y en doit avoir. Dont il s’ensuit que ce qui s’en faut [y manque], est dérobé à celui qui reçoit la chose. Cette espèce de larcin est fort condamnée, et par plusieurs fois ès saintes Ecritures.
Timothée : Elle est aussi fort fréquente et commune, pource [pour ce fait] qu’il est plus aisé de dérober les hommes par ce moyen, qu’au changement de la substance et des matières, ou en la corruption d’icelles ; en tant qu’il est plus facile de s’apercevoir de la faute qui peut être en tel changement, et cette corruption, que de celle qui est ès poids et mesures. Car quand nous achetons ou vendons, il nous faut fier pour la plupart aux poids et mesures des marchands, auxquels nous avons affaire. Car nous n’en pouvons pas toujours porter avec nous.
Daniel : D’autant est l’iniquité plus grande de ceux qui les falsifient, en tant qu’ils trompent plus méchamment ceux qui se fient à eux. En quoi ils sont comme larrons et brigands publics. […] Et si cette fausseté déplaît grandement à Dieu, il y a bien encore pis quand on diminue les poids et les mesures, et qu’on augmente les prix, comme le Seigneur s’en plaint par son prophète Amos[76].
Viret cite ici Amos 8.4-6 et les textes classiques de l’Ancien Testament applicables, encore aujourd’hui, à cette question : Deutéronome 25.13-16 ; Lévitique 19.35-36 ; Proverbes 11.1 ; 20.10.
Viret applique, de manière très appropriée, ce statut de falsificateurs des poids et des mesures aux faux-monnayeurs, car dans les temps anciens, l’inégalité du poids des pièces de monnaie en rendait la pesée nécessaire si l’on voulait pouvoir en déterminer la valeur exacte. Ecoutons le dialogue suivant d’une actualité incomparable entre Timothée et Daniel :
Timothée : Quelle sorte de gens te semblent faillir [commettre une faute] le plus en ces choses, et être les plus nuisibles par icelles ?
Daniel : Le nombre en est si grand, que je suis fort empêché [j’ai bien de la peine] à répondre à ta demande. Ce néanmoins je t’en baillerai [donnerai] quelques espèces et exemples. Premièrement, les faux-monnayeurs sont fort dangereux et dommageables. Car la monnaie et la manière de monnayer l’or, l’argent et les autres métaux, a été trouvée des hommes, pour trafiquer [commercer] plus facilement ensemble, et pour avoir moyen plus aisé de communiquer les uns avec les autres, les biens que Dieu leur a donnés. Car le train des marchandises [les échanges d’affaires] n’est autre chose, sinon un échange fait entre les hommes, par lequel les uns communiquent aux autres ce qu’ils ont d’une chacune part, prenant une chose pour récompense d’une autre, selon la valeur de laquelle les choses sont changées. Or pour autant qu’il est fort malaisé de porter loin les choses desquelles on pourrait faire échange, la monnaie se met au lieu [à la place] d’icelles, selon le prix qu’elle vaut ; laquelle est beaucoup plus aisée à porter, et plus propre à tout trafic et marchandise, qu’autre chose quelconque.
Parquoi [raison pour laquelle], puisque Dieu a donné aux hommes ce moyen, pour se soulager plus aisément les uns les autres, ceux qui le pervertissent, et confondent cet ordre, font une grande plaie au bien public, et à toute la société humaine. Dont [ce pour quoi] ils sont dignes de griève punition ; et ce d’autant plus, qu’ils mettent plus grande confusion entre les hommes. Car ils ne peuvent vivre sans trafiquer [commercer] les uns avec les autres. Partant [par conséquent] celui qui leur ôte ce moyen, est comme un brigand public, pour couper la gorge à toute la communauté des hommes ; car il ôte par le moyen qu’il tient, la foi [bonne foi] et la loyauté, sans laquelle la société humaine ne peut être entretenue ni conservée. Car la foi et la loyauté étant ôtée, il n’y a plus rien de certain. Et par ainsi les hommes sont en un grand trouble et en un désordre nonpareil[77].
De nos jours, la fabrication de fausse monnaie est devenue la spécialité des banques centrales qui pillent sans vergogne la communauté par leur création d’argent comme sorti du chapeau d’un magicien, car une telle création ex nihilo de moyens d’échanges, émissions de crédit qui ne reposent sur rien, mènera inévitablement à l’inflation. Cette monnaie virtuelle, ces papiers, ces chèques ou cet argent électronique, ne sont – depuis les accords de Bretton Woods de 1944 et, plus encore, depuis le détachement par le président américain Richard Nixon en 1973 du dollar (la monnaie d’échange mondiale) de tout rapport avec l’or – plus du tout cautionnés par des réserves monétaires en dur et sont donc, en fin de compte, totalement irrachetables. Le résultat d’une telle création monétaire parfaitement arbitraire est, bien sûr, l’expansion incontrôlée de toutes sortes de dettes – publiques et privées – la destruction de la productivité de la société par la concentration d’un tel capital dans les transactions de spéculation, ceci aux dépens des investissements industriels et commerciaux producteurs de véritables richesses. On développe ainsi le cycle moderne de prospérité-faillite (boom/bust), d’inflation et de restriction monétaire ainsi que l’expansion à grande échelle d’une spéculation totalement improductive, comme autant de moyens de gouvernement tyranniques, occultes et irresponsables[78].
Pierre Viret aurait eu beaucoup à redire du point de vue biblique sur la situation monétaire qui est la nôtre actuellement[79]. Il était tout à fait conscient de l’existence de problèmes similaires à son époque. C’est d’une plume acérée qu’il décrit le crime de l’Etat, la contrefaçon des moyens d’échange, dans le pétillant dialogue que voici :
Timothée : Il me semble qu’on pourrait adjoindre [ajouter] à bon droit, aux faux-monnayeurs, tous ceux qui rognent les monnaies, et diminuent le poids d’icelles, et qui les emploient les sachant être fausses et de mauvais poids, et non pas par ignorance, comme il advient souventes fois. Car combien qu’ils [quoi qu’ils] usent d’autre manière de faire que ceux qu’on appelle « Faux-monnayeurs », toutefois puisque leur fait tend presque à telle fin [le même but] que celui des autres, tout revient à un en substance [dans le fond] ; nonobstant que [bien que] les moyens soit aucunement [en quelque façon] divers.
Daniel : Tu touches un point duquel ceux qui ont le maniement des deniers publics, sont souventes fois fort entachés entre [souillés avec] les autres. Quand ils les reçoivent, ils n’ont garde de se mécompter [tromper], et de recevoir à leur su, monnaie et autre chose non légitime, et qui ne soit de bonne mise ; mais quand ce vient à débourser, et payer les salaires de ceux qui ont servi et à l’Eglise et au bien public, ou à distribuer quelque chose aux pauvres, Dieu sait en quelle loyauté et fidélité ils besognent.
Timothée : J’en ai connu qui eussent (comme je pense) fait grande conscience [eut scrupuleusement soin] de jamais faire un paiement entier à ceux qui avaient à faire à eux, et principalement aux pauvres, sans leur dérober toujours quelque portion, ou du salaire qui leur était dû, ou de l’aumône qui leur était ordonnée ; et ceci par monnaie ou du tout [entièrement] fausse, ou de mauvais poids, et de mauvaise mise ; et si [aussi] ne faut pas encore que les pauvres gens s’en plaignent, nonobstant [malgré le fait] qu’on les dérobe et pille manifestement.
Daniel : Ceux-ci ne sont pas seulement larrons, et faux-monnayeurs, mais voleurs et brigands publics, pire que ceux qui détroussent les hommes par les bois. Car que leur pourraient-ils pis faire, s’ils ne leur ôtaient la vie ?
Timothée : Si est-ce toutefois qu’ils ne reçoivent pas ce qui leur est dû de ceux qui leur en font paiement, sans le bien compter, peser, et éprouver, ni en la sorte qu’ils le baillent [donnent] aux autres, qui n’ont pas la hardiesse de résister à leur tyrannie et rapacité.
Daniel : Tiens-toi pour assuré de cela[80].
Mais Viret n’hésite pas à appliquer ce commandement très pratique aux questions spirituelles également. Laissez-moi vous citer un dernier passage de ses dialogues sur le Huitième Commandement :
Timothée : Si ceux-ci [les faux-monnayeurs] sont dangereux, et punis si grièvement [sévèrement], que pourrons-nous dire de ceux qui falsifient la Parole de Dieu, qui est la vraie marque et la vraie monnaie spirituelle de son peuple, pour la conservation de l’Eglise et pour la vie spirituelle ?
Daniel : Il est facile à en juger. Jérémie appelle « Larrons de la Parole de Dieu », les faux prophètes, pource [pour cette raison] qu’ils la dérobent au peuple d’icelui, la falsifiant comme faussaires, et lui proposant leurs songes et inventions au lieu [à la place] d’icelle. Partant [par conséquent] il dit en la personne du Seigneur : « Pour cette cause, voici, j’en veux aux prophètes, dit le Seigneur, qui dérobent mes paroles un chacun de son prochain. Voici j’en ai contre les prophètes, qui adoucissent leurs langues, et disent : « Il dit. » Voici j’en veux à ceux qui prophétisent faux songes, et les récitent, et font errer mon peuple par leurs mensonges, et par leurs barbouilleries [gribouillages, saletés] ; là où je ne les avais pas mandés [fait connaître], et ne leur avait point commandé ; lesquels n’ont en rien profité à ce peuple-ci, dit le Seigneur. » (Jérémie 23 : 30-32) Nous pouvons appeler ceux-ci à bon droit non seulement larrons en toutes sortes, mais aussi meurtriers d’âmes. Car pour le premier, ils sont larrons d’hommes, en tant qu’ils attirent et dérobent leur cœur par leur fausse doctrine, et les dérobent à Dieu par ce moyen et meurtrissent aussi leurs âmes, en tant qu’ils font cause qu’ils sont privés de la vie éternelle, et qu’ils leur dérobent l’héritage éternel, et aussi leurs biens temporels qui sont la principale cause de ce qu’ils font.
Timothée : Il y a toutefois beaucoup de tels larrons et faussaires sur la terre.
Daniel : Pour le moins tout le royaume de l’Antéchrist romain en est bien fourni, en sorte qu’il n’a nuls autres prophètes que tels larrons et faussaires, qui ont totalement renversé et falsifié la doctrine du Seigneur, et perverti les Sacrements ordonnés par icelui.
Timothée : Je te le confesse. Mais plut à Dieu qu’il n’y eût point aussi entre ceux-mêmes qui se glorifient de la pureté de l’Evangile. Car il ne suffit pas de le proposer [déclarer], sans y mêler fausse doctrine ; mais il est aussi requis de le proposer entièrement, sans en rien cacher pour crainte des hommes, et pour leur complaire.
Daniel : Il serait bien à désirer qu’il n’en fût du tout point ; mais n’entrons plus avant en ce propos pour le présent, ains [mais] poursuivons notre matière recommencée[81].
Que dirait Pierre Viret aujourd’hui s’il pouvait contempler les dévastations produites dans l’Eglise de Dieu par l’esprit des Lumières, dans sa triple progéniture « chrétienne » : du faux témoignage du modernisme catholique romain, de la critique protestante libérale de la Bible et de l’illuminisme piétiste non doctrinal qui prévaut dans bien des milieux évangéliques !
Nous avons vu que Calvin passe souvent rapidement de considérations pratiques éthiques et sociales découlant directement du texte biblique à des considérations qui sont, à ses yeux, de nature plus essentielle : les implications morales, doctrinales et spirituelles de la Parole de Dieu. La comparaison des excellents commentaires des Réformateurs tels Calvin et Bullinger[82] à ceux de Viret fait ressortir très clairement la qualité et la grande précision de la pensée éthique de ce dernier.
Pierre Viret, sans minimiser l’aspect doctrinal et moral du texte biblique, accorde une beaucoup plus grande attention que Calvin et Bullinger au sens littéral immédiat des lois spécifiques et à leur application particulière et détaillée aux problèmes économiques, sociaux et politiques ainsi qu’à la culture de son temps. Ceci pourrait expliquer partiellement la fascination qu’exerçaient ses prédications sur ceux-là mêmes qui étaient étrangers à la foi, et la puissance et l’efficacité de sa proclamation de l’Evangile. Mais, malgré ces orientations différentes et complémentaires, nous ne trouvons pas la moindre trace de tensions personnelles ni théologiques dans l’amitié unissant ces deux grands chefs chrétiens, Viret et Calvin, en leur vocation commune de faire avancer le Royaume de Dieu. En ceci, ils ont beaucoup à nous apprendre, à nous chrétiens de ce temps de confusion, qui avons trop souvent tendance à nous laisser troubler par l’esprit sectaire qui caractérisait si funestement l’Eglise de Corinthe. Nous lirons avec profit le témoignage de Calvin sur cette question, dans la dédicace de son commentaire de l’épître à Tite, lettre qu’il adressa le 29 novembre 1549 à ses bons amis Pierre Viret et Guillaume Farel :
Mais pour retourner à vous, d’autant qu’en comparaison de vous la condition de ma charge ressemble à celle que saint Paul avait commise à Tite ; il m’a semblé que cette convenance me conviait à vous choisir sur tous autres, pour vous dédier ce mien labeur. Cependant il servira pour le moins à ceux qui sont de notre temps, et par aventure [peut-être] à ceux aussi qui viendront après nous, de quelque témoignage de notre amitié et conjonction [union] sainte. Je ne pense point qu’il y ait jamais eu une couple d’amis, qui ait vécu ensemble en si grande amitié en la conversation commune [le cours ordinaire] de ce monde, que nous avons fait en notre ministère.
J’ai fait ici [à Genève] office de Pasteur avec vous deux. Tant s’en faut qu’il y eût aucune apparence d’envie, qu’il me semblait que vous et moi n’étions qu’un. Nous avons été puis après séparés de lieux. Car quant à vous, Maître Guillaume, l’Eglise de Neuchâtel, laquelle vous avez délivrée de la tyrannie de la Papauté, et conquestée [conquise] à Christ, vous a appelé ; et quant à vous, Maître Pierre, l’Église de Lausanne vous tient à semblable condition.
Mais cependant chacun de nous garde si bien la place qui lui est commise, que par notre union les enfants de Dieu s’assemblent au troupeau de Jésus-Christ, voire même sont unis en son corps, et au contraire, les ennemis d’icelui crèvent de dépit ; je dis non seulement ceux du dehors, qui nous font la guerre apertement [ouvertement], mais aussi les autres de plus près, et domestiques, qui nous tourmentent au dedans. Car je compte aussi ceci entre les autres biens de notre amitié et conjonction, que ces vilains mâtins [ces vulgaires chiens], les morsures desquels ne peuvent nous atteindre pour la rompre et déchirer, ne gagnent non plus à aboyer tant qu’ils peuvent à l’encontre [contre elle].
Et certes il ne nous faut pas beaucoup soucier de leur impudence, vu que nous nous pouvons vraiment glorifier devant Dieu, et avons montré par évidents témoignages et à bonnes enseignes [preuves] devant les hommes, que nous n’avons point entre nous autre intelligence ou amitié, que celle laquelle ayant été consacrée au nom de Christ, a été jusques à présent profitable à son Eglise, et ne tend à autre fin, sinon que tous avec nous soient un en lui.
Or je vous recommande à Dieu, mes frères bien-aimés et entiers amis. Le Seigneur Jésus veuille toujours bénir vos labeurs.
De Genève, ce 29e jour de novembre, 1549[83].
IV. Pierre Viret, apologète
Viret est l’éthicien et l’apologète majeur de la Réforme calviniste par son attachement à l’autorité et la pertinence de tous les aspects de la Révélation écrite de Dieu et par son immense talent à mettre en rapport les enseignements de la Bible avec les réalités de la Création, de l’Histoire et de la vie de tous les jours. Sa position n’est pas seulement fondamentalement présuppositionnaliste, dans le sens où la Parole écrite de Dieu est pour lui le présupposé fondamental de toute pensée fructueuse ; mais elle est aussi pleinement évidentialiste, car il a une compréhension admirable du fait que la signification de tous les aspects de la réalité lui est donnée par Dieu et trouve son point de référence fondamental dans l’enseignement normatif des Ecritures. Ceci l’amène à utiliser chaque aspect de la réalité matérielle et culturelle comme tremplin potentiel – car son sens est en Dieu – pour attirer l’attention de ses contemporains sur les grandes vérités de la Révélation de Dieu.
Pour Viret, la zoologie, par exemple, ne se limite pas (comme aujourd’hui dans notre monde dominé par la perspective mathématique) aux études anatomiques quantitatives expérimentales. Bien plus, les créatures de Dieu nous donnent des leçons de comportement (les exemples en abondent dans l’Ecriture et dans les fables et la poésie populaires) à caractère social, moral et spirituel. Car, la façon de raisonner de Viret est profondément biblique et créationnelle ; il n’a été, ni intellectuellement ni moralement, émasculé par ce que l’on peut appeler la chirurgie épistémologique des temps modernes, tradition philosophique intellectuellement et spirituellement stérilisante, qui va de Scot à Occam, d’Agricola à Pierre de la Ramée, de Descartes à Vico, puis à Leibniz, à Hume, à Kant, à Hegel et à tout l’idéalisme subjectif d’une pensée philosophique inspirée au XIXe siècle par les universités allemandes et dont l’influence est maintenant répandue à travers le monde entier par une instruction scolaire étatique, universellement obligatoire.
Un tel appauvrissement mental provient de l’acceptation commune, par le monde moderne d’abord puis par une Eglise traînant à sa suite, de la domination de toute notre culture par un modèle purement mathématique de l’univers – la cosmologie « scientifique », méthode valable uniquement dans sa sphère propre limitée au mesurable – comme étant normatif de tous les autres aspects de la réalité foisonnante de la création divine[84]. L’acceptation universelle de ce paradigme culturel mena inévitablement au développement de l’idéalisme philosophique, et à son subjectivisme pur de tout contact avec le monde sensible réel. Car, dans cette perspective idéaliste et subjective, la pensée commence, non avec la contemplation du monde extérieur objectif, mais par le « moi » du philosophe qui détermine lui-même, par un regard intérieur subjectif divinisé – vous serez comme des dieux, Genèse 3.4-5 – l’ordre même des choses. Voilà la conséquence intellectuelle inéluctable de l’acceptation de l’intronisation d’une description purement quantitative du cosmos comme norme unique de ce qui est réel. Car tout ce qui n’entre pas dans le cadre du modèle mathématique est alors rigoureusement exclu de la pensée reçue par le grand nombre, par le consensus culturellement totalitaire.
C’est ainsi que la plupart des activités intellectuelles humaines normales – la théologie, la métaphysique, l’éthique, l’esthétique, les perceptions sensorielles ordinaires, l’histoire, la littérature, la pensée politique respectant les hiérarchies sociales naturelles, les émotions et les sentiments, etc. – sont privées de toute véritable signification. Dans un tel univers intellectuel, le sens n’est plus déterminé, ni par Dieu, ni par sa Parole écrite et ni par les multiples formes substantielles permanentes – l’ordre de nature – que cette Parole créatrice et organisatrice divine a, dès le commencement, suscitées et maintenues. Toute pensée culturellement « correcte » sera désormais déterminée par un modèle épistémologique appauvri, réduit à la misère de ses prétentions purement « scientifiques ».
L’analyse que fait Pierre Viret des leçons morales à tirer de l’observation des animaux et de leur comparaison avec le comportement humain est fermement ancrée dans les analogies que l’Ecriture nous présente entre les réalités manifestées par l’ordre de la création et leur signification pour l’existence morale et spirituelle des hommes[85]. Pour ne prendre qu’un exemple, considérons la manière dont le Seigneur Jésus-Christ lui-même utilise les phénomènes les plus simples de la nature pour en tirer les plus sublimes vérités morales et spirituelles. Cela se voit autant dans les paraboles contenues dans les évangiles synoptiques que dans les images si éloquentes de l’évangile de Jean. Mais cette constatation vaut également pour la totalité de l’Ecriture. Elle témoigne ainsi de la signification morale et spirituelle, en Dieu d’abord, de tout ce qui existe, de tout ce qui se passe dans l’univers tout entier. Car le sens premier de toutes choses se trouve d’abord dans le Créateur lui-même – Etre suprêmement moral et spirituel ! – avant de se manifester dans ses créatures[86]. C’est de par la vérité et la bonté qui sont en lui qu’il a dès le commencement, avec une immense générosité, déversé sa plénitude sur ses créatures en les appelant du néant à l’être, afin qu’elles détiennent toutes en lui leur sens entier : en lui nous avons la vie, le mouvement et l’être (Actes 17.28), lui qui donne à tous la vie, le souffle et toutes choses (Actes 17.25). Malheureusement, la vision moderne de l’univers, vision unilatéralement et exclusivement déterminée par le modèle d’une activité scientifique quantitative, est devenue parfaitement aveugle aux richesses, à la diversité de sens – à la seule exception de celui des mathématiques – présent dans tous les aspects si foisonnants de l’univers créé par Dieu. Dieu conduira cependant sûrement cette bonne création, malgré le désordre suscité en elle par le péché des hommes, à sa bonne fin : la louange de la gloire du Créateur, Père, Fils et Saint-Esprit[87].
Pour atteindre son but, Pierre Viret ne se limite pas, comme le font souvent les tenants d’une apologétique présuppositionnelle van tilienne, à raisonner déductivement à partir des textes bibliques uniquement. Ce n’est pas qu’il croie qu’il existerait un terrain philosophique imaginaire commun à la pensée chrétienne et à la pensée païenne. Alister McGrath, pour prendre un exemple récent, est tombé dans ce genre d’erreur avec son interprétation en partie rationaliste de l’apologétique réformée, lorsqu’il oppose Jean Calvin à Cornelius Van Til (qu’il compare à son grand adversaire, Karl Barth ![88]) dans sa récente (et à certains égards brillante) étude de l’apologétique chrétienne[89]. Il me semble que le principal point faible de McGrath et de ses émules est de manquer d’une vision véritablement biblique des conséquences de la chute et de ses effets sur toutes les facultés humaines. Ceci l’a conduit (comme cela avait mené son mentor, C.S. Lewis) à trop mettre l’accent sur des arguments purement logiques dans l’apologétique chrétienne, et à sous-estimer fâcheusement les questions de mise en pratique détaillée de l’Ecriture, du rôle déterminant du Saint-Esprit, de la grâce souveraine et irrésistible de Dieu, de la nécessité de la prière, de la nécessaire démolition préalable des présupposés-idoles de l’interlocuteur ainsi que d’une relation étroite de foi et d’obéissance avec Dieu pour un travail apologétique évangélique efficace. Tant pour Calvin que pour Van Til (et bien sûr pour Viret et tous les grands hommes de la Réforme), la raison humaine est, sans conteste, un cadeau de Dieu fait à l’homme pour lui donner les moyens de parvenir à la connaissance du Dieu qui, dans son rayonnement économique externe, se révèle à l’homme. Dieu le fait d’une manière conceptuelle appropriée aux facultés dont il a doté la nature humaine, mais ceci de façon analogique et donc jamais de manière univoque, c’est-à-dire, complète. Une telle révélation, certaine et normative, appela et mit Adam, homme innocent, en mesure d’exercer le mandat originel de la création qui était de soumettre toutes choses à l’ordre substantiel déterminé pour eux, dès le commencement, par leur Créateur et plus tard révélé infailliblement par lui dans les Saintes Ecritures.
Mais notre faculté de raisonnement – ce grand cadeau de Dieu – exprimée dans la parole dite et dans la parole écrite des hommes, se trouve à présent dans un bien triste état de confusion. Car, dès après la chute, les systèmes de pensée maintenant autonomes des hommes, fondés comme ils le sont sur de fausses présuppositions, ont fonctionné indépendamment de la Révélation écrite de Dieu et de l’équilibre établi par lui d’un ordre créé stable. Ils ne peuvent donc plus être utilisés comme instruments de communication vraiment fiables entre l’homme et Dieu, entre l’homme et son prochain, entre l’homme et la création. Il s’ensuit que, contrairement aux prétentions de la tradition apologétique explicitement rationnelle des Lewis et des McGrath, une raison défaillante ne peut, en aucun cas, constituer un terrain commun solide pour un dialogue fructueux entre chrétiens et non-chrétiens. Cependant, pour Cornelius Van Til et pour Jean Calvin (et plus encore pour Pierre Viret), il existe bel et bien un terrain qui soit commun entre le chrétien et le non-chrétien. Mais ce terrain commun ne se fonde pas sur l’emploi désordonné de nos facultés rationnelles mais bien plutôt sur la stabilité des structures de la réalité créée (tant humaine que cosmique) et sur l’ordre que révèle l’histoire humaine dirigée par l’alliance providentielle divine. Ceci se base sur ce que Ghisbertus Voetius (1588-1676) – le grand adversaire hollandais du romanisme, de l’arminianisme et du cartésianisme – appelait, à la suite de Thomas d’Aquin, les formes substantielles, celles de l’ordre immuable de la création divine[90] ; elles sont nommées par les langues données par Dieu à l’humanité, et sont donc nécessairement communes à l’expérience de tous les hommes[91].
Pour ne prendre qu’un exemple : il ne peut y avoir de terrain d’entente scientifique entre les chrétiens créationnistes et les non-chrétiens (et chrétiens !) évolutionnistes dans le domaine des hypothèses scientifiques. Mais les choses créées et tout ce qui se passe dans l’univers – comme les changements micro-cosmiques observables dans le cadre de l’équilibre macrocosmique que sont les espèces – peuvent être considérées et observées par tous les scientifiques, qu’ils soient chrétiens ou non, grâce aux perceptions sensorielles données par Dieu et qui sont communes à tous les hommes. Certains reconnaîtront les formes substantielles de l’ordre créé par Dieu, d’autres, complètement aveuglés par leurs œillères intellectuelles, ne pourront voir l’équilibre de ces formes substantielles créées. Mais essayer de convaincre un évolutionniste en utilisant des arguments uniquement rationnels sans avoir préalablement obtenu le renouveau de son intelligence, c’est-à-dire sans modifier ses présupposés, revient à vouloir se soulever soi-même en tirant sur ses bretelles ! Par exemple, aucun scientifique ne pourra nier le fait universellement constaté que l’on n’a jamais observé le moindre cas de passage d’un individu d’une espèce ou d’un genre spécifique, dans une autre espèce ou dans un autre genre. Mais cela n’entamera pas les présupposés évolutionnistes de notre interlocuteur, « pré-jugés » qui, eux, ont un caractère à proprement parler religieux : le culte du changement absolu.
Viret, tout en gardant constamment sa pensée sur le terrain de la présupposition fondamentale de l’autorité conceptuelle absolue de la Bible, n’hésite cependant pas à se servir de la réalité créée et culturelle qu’il partage avec ses contemporains pour exposer les vérités divines. Il est donc, en même temps, prépositionnel et évidentiel dans son apologétique. Nous devons, bien sûr, reconnaître qu’après la révolution scientifique et son inévitable conséquence, l’absolutisation de la vision scientifique du monde, la destruction par la tradition moderne philosophique – subjectiviste (Descartes), idéaliste (Kant), dialectique (Hegel), phénoménologique (Husserl) et purement existentialiste (Heidegger) – des processus de pensée normaux, le discours social rationnel est devenu beaucoup plus difficile qu’il ne l’était au XVIe siècle. Ceci a été fort bien compris par des apologètes réformés tels Cornelius Van Til, Herman Dooyeweerd, Francis Schaeffer, Rousas John Rushdoony, Greg Bahnsen et Pierre Courthial. D’un autre côté, Alister McGrath et d’autres apologètes de diverses traditions réformées et évangéliques semblent ignorer, ou ne pas reconnaître, les difficultés posées aujourd’hui pour la pratique de la pensée chrétienne par l’état maladif de nos processus modernes de raisonnement[92].
Pierre Viret a donc l’immense avantage sur nous d’avoir vécu avant l’instauration du climat épistémologique post-rationaliste, post-idéaliste, post-dialectique et post-moderne que nous connaissons, où les obstacles philosophiques à la compréhension du sens donné par Dieu à la réalité sont infiniment plus grands qu’ils ne l’étaient au milieu du XVIe siècle. Il lui était donc plus aisé qu’à nous de se servir des réalités de son temps pour amener ses auditeurs et ses lecteurs à comprendre que l’Ecriture, en fin de compte, contient les réponses divines à toutes les questions que l’homme pourrait se poser. Car si la connaissance de toute réalité ne se trouve évidemment pas contenue dans l’Ecriture seule mais est propre aux faits donnés par Dieu dans l’ordre de la création et dans l’histoire humaine, leur sens ne peut cependant être discerné de manière véritable qu’à travers la réflexion, fondée sur la révélation biblique, d’un apologète et historien chrétien tel Pierre Viret. Permettez-moi d’insister : je parle d’abord de « connaissance » humaine et non du sens véritable de cette connaissance, car celle-ci provient, en fin de compte, de la seule révélation écrite de Dieu, illuminant toutes choses par sa clarté divine.
La terminologie dont use parfois Viret peut donner l’impression au lecteur que sa position a un caractère essentiellement rationnel. C’est que, pour lui, la raison humaine et la Bible ne constituent pas deux pôles opposés, en guerre l’un avec l’autre. Non, pour lui, comme pour Van Til, la Parole de Dieu constitue le fondement même d’une raison humaine fonctionnant correctement. En parlant d’hommes qui réagissent avec violence aux enseignements bénéfiques de l’Evangile, Viret compare ces hypocrites, superstitieux, infidèles et idolâtres (comme il les appelle) à des animaux souffrant de plaies diverses :
[…] quand les chevaux et mulets ont quelques ulcères et plaies, ils ne se laissent pas volontiers panser, ains [mais au contraire] regimbent et mordent ceux qui sont auprès et qui les veulent guérir, à cause que ce sont bêtes qui ne connaissaient pas le bien qu’on leur veut faire et qu’on leur fait. Ainsi en est-il des hypocrites et des superstitieux et idolâtres et de tous les infidèles. Car ce sont bêtes farouches qui n’ont pas tel usage de raison que ceux qui sont bien instruits en la parole de Dieu. Parquoi [raison pour laquelle] si nous supportons bien les bêtes et ne laissons [négligeons] pas de les panser et procurer leur bien, nonobstant qu’elles [bien qu’elles] ne le savent connaître et qu’elles n’en savent gré, ains rendent le mal pour le bien, n’avons-nous pas beaucoup plus juste raison de faire le semblable [de même] envers les hommes ? Car tant farouches et bestiaux qu’ils puissent être, si [cependant] sont-ils hommes créés à l’image de Dieu comme nous. Parquoi quels qu’ils puissent être, nous leurs sommes toujours plus tenus par le commandement de Dieu qu’aux bêtes brutes et devons beaucoup plus faire pour eux. Donc si les fidèles désirent de gagner les infidèles, il faut qu’ils se tiennent pour assurés qu’ils ne les gagneront pas en se moquant d’eux et en les piquant et outrageant, et en leur voulant arracher par force leur religion des mains et leurs idoles et dieux étranges [étrangers à la vraie religion]. Ils ne gagneront autre chose par tels moyens, sinon qu’ils les feront dépiter et endurcir davantage et les rendront toujours plus farouches et plus sauvages[93].
Pour Pierre Viret, refuser la révélation divine, rejeter Dieu, conduit au durcissement et à la désintégration des facultés rationnelles. Donc, pour lui, le fait d’être bien enseigné dans la Parole de Dieu et de la recevoir de tout cœur ne représente rien de moins que la garantie d’un bon usage de ce don précieux de Dieu que sont nos facultés rationnelles. Ce que nous appelons apologétique, dans notre jargon moderne, était pour Viret et pour tous les réformateurs, fondamental à la prédication claire et efficace de l’Evangile. Ce n’était rien d’autre que mettre à l’œuvre une raison restaurée dans ses fonctions créationnelles normales. Car un tel usage sanctifié de nos facultés rationnelles n’implique rien de moins que la volonté de travailler à rendre toutes les pensées dévoyées des hommes captives à l’obéissance à Christ afin de les amener à se soumettre à sa Parole souveraine et absolue, en bref à les rétablir dans leur fonctionnement originel normal.
De quelle façon Viret procède-t-il donc ? Prenons un exemple tiré de sa merveilleuse Métamorphose chrétienne[94]. Afin d’éveiller l’intérêt du commun des mortels, il commencera par des proverbes et des dictons populaires, en montrant à la fois leur vérité et leurs limites ; il s’intéressera aussi au sens profond des aspects les plus élémentaires de la vie de tous les jours. Lorsqu’il aura affaire à des humanistes, il citera les auteurs antiques qu’ils connaissent bien et dont les observations pratiques et les réflexions s’accordent, du moins en partie, avec les enseignements de l’Ecriture (cela, de par cette réalité créée et providentielle commune à tous les hommes). Il peut alors montrer à ses lecteurs que la Parole de Dieu approfondit et complète leur compréhension sur ces questions débattues par les sages de l’Antiquité.
Dans une longue réflexion sur la misère humaine, par exemple, Viret commence par toute une série d’observations très précises de nature anatomique et physiologique, relatives à la misérable condition dans laquelle naissent les humains par rapport aux autres espèces animales, se mettant ainsi à la portée des scientifiques de son temps. Puis, il cite les remarques de philosophes, d’historiens et de poètes de l’antiquité sur ce sujet (Platon, Pline l’Ancien et Ovide), attirant ainsi l’intérêt des lettrés de la Renaissance. Et ce n’est qu’après cette soigneuse préparation que Viret poursuit et expose le sens véritable de la misère humaine en présentant la pensée de celui qu’il appelle le plus grand de tous les philosophes, Job. C’est tout à fait étonnant de voir Viret parler ici, non du caractère inspiré du Livre de Job, mais de Job comme du Prince des philosophes. En fait, Viret a une telle confiance en la Vérité de l’Ecriture appliquée à tout aspect de la réalité et il est si pleinement rempli de la sagesse de Dieu, qu’il n’hésite pas à se servir de n’importe quel aspect de l’activité humaine, intellectuelle ou culturelle, pour aller à la rencontre, de façon concrète et pratique, des intérêts de ses contemporains. Mais son point de départ est toujours parfaitement biblique et créationnel. Il ne se place jamais sur le terrain imaginaire d’une possible entente intellectuelle partagée, et donc en dialogue, avec les adversaires de la Foi chrétienne. Il travaille ainsi à ramener toute pensée humaine, égarée et déformée [il dit difformée], à l’obéissance au Christ. Voyez comment Viret parle de la révélation générale de Dieu dans sa création. Ce dialogue se passe à l’intérieur d’un jardin clos, entouré d’un mur ; c’est Jérôme, son érudit philosophe, qui parle, puis Théophraste, le théologien, lui répond :
Jérôme : En cela pouvons-nous évidemment connaître l’ingratitude et méconnaissance de l’homme, et l’affection que ceux ont de Dieu, qui ne se peuvent souvenir de lui, s’ils n’ont des images, pour le leur remémorer [rappeler]. Car si tels personnages aimaient autant Dieu, qu’un ivrogne aime le vin, et qu’ils eussent si bien mis leur cœur en lui, qu’un paillard [débauché] le met en sa paillarde [concubine], ou la paillarde en son paillard, ils ne chercheraient point d’images, pour le leur représenter. Car la douceur que le cœur chrétien trouve en lui, et la nécessité que l’homme en a, à toutes heures et minutes, lui doivent assez donner d’occasion de l’avoir perpétuellement en sa mémoire.
Mais, puisqu’il est question des images, lesquelles pourrais-tu choisir plus belles, et mieux pourtraites [représentées] au vif, que celles que Dieu lui-même a peintes et pourtraites de sa main ?
Car tout ce monde-ci, qu’est-ce autre chose, qu’un temple de Dieu auquel il se représente et manifeste à nous ? Toutes ses créatures, que sont-elles autre chose, que vives images d’icelui ? Qu’est-ce tout le pourpris [enceinte, habitation] de ce monde visible, qu’une boutique, en laquelle Dieu ce souverain ouvrier, a déployé ses œuvres pour nous donner à connaître par son ouvrage, quel ouvrier il est, et en quelle admiration et révérence nous le devons avoir ?
Et pour voir l’expérience de ceci, ne sortons pas hors de ce jardin, pour en aller querre [quérir, chercher] les témoignages plus loin ; mais considérons seulement combien de sortes d’images de sa puissance, sagesse et bonté Dieu nous a mises ici devant les yeux. Car autant en avons-nous vu, que nous avons vu de plantes, d’herbes, et de feuilles et de fleurs, voire plus vives, et plus vraies, que toutes les images, que les prêtres ont par leurs temples. Car en celles des prêtres, il n’y a ni vie, ni odeur, ni profit, ni utilité aucune, ni chose quelle qu’elle soit, qui nous puisse rien représenter de Dieu, ni de ses dons et grâces.
Car les idoles ne nous représentent que l’œuvre de l’homme, qui les a forgées, non pas l’œuvre de Dieu, lequel les a maudites. Mais les créatures de Dieu, et ses œuvres, nous représentent leur Créateur, et l’ouvrier d’icelles [de celles-ci]. Par quoi il est tout évident, que la moindre herbe qui est en tout ce jardin, est plus digne d’être appelée image de Dieu, que toutes les images faites par les hommes, depuis le commencement du monde. Car si l’homme n’est du tout abruti [n’a entièrement perdu la raison, été rendu stupide], et dépourvu de sens et d’entendement, il trouvera trop plus [beaucoup plus] de beauté, d’utilité et de profit, en une seule feuille d’herbe, qu’en tous ces marmousets [petites figures grotesques]. Car il y a en eux utilité aucune, ni chose de laquelle l’homme se puisse servir. Il n’y a pareillement aucune beauté naturelle, sinon fard et mensonge. Car il y a autant de différence entre les images que Dieu nous a pourtraites, et celles qui sont peintes de la main de l’homme, qu’entre une face naturelle, et une masque, ou un vrai visage, et un faux. Or juge lequel tu aimerais mieux des deux ? Semblablement [de même] considère, si un simple laboureur ne trouvera pas de plus belles et vives images de Dieu dans son jardin, en son verger, en son champ, en sa vigne et en sa maison qu’en tous les temples des idoles. N’est-ce pas ainsi, Théophraste ?
Théophraste : Nul ne peut contredire à tes raisons. Mais si en la moindre créature que Dieu a créée, nous trouvons l’image de Dieu peinte tant vivement, considérons quelle image de Dieu nous trouverons en l’homme, lequel Dieu a créé et formé proprement à son image et semblant (Genèse 1 et 2) ; laquelle chose nous pourrons facilement connaître, si nous y voulons aviser diligemment [considérer avec soin]. Et la déduction [énumération détaillée] de la matière, laquelle nous avons à traiter, nous servira grandement à cela.
Et pourtant [pour toutes ces raisons], venons à la considération de l’homme, selon l’arrêt auquel nous sommes demeurés [restés] ; et par icelle, nous apprendrons, si nous ne sommes de bien lourd entendement, la science la plus haute, la plus exquise et la plus nécessaire, que l’homme pourrait apprendre, c’est à savoir, de connaître Dieu, et la providence et bonté d’icelui, et de se connaître soi-même, et quel il doit être, tant envers Dieu, qu’envers son prochain. Donc pour entrer en matière, et pour mieux venir à la connaissance de nous-mêmes, commençons par la fragilité et misère de l’homme[95].
Vous imaginez combien une telle procédure apologétique serait utile de nos jours, à la fois par son attachement à toute parole sortie de la bouche du Dieu vivant, par le prodigieux intérêt intellectuel qu’elle montre pour toute la réalité créée et providentielle de Dieu et, enfin et surtout, par l’ardent amour chrétien qui y est manifesté à l’égard de toutes catégories d’hommes. Comme le faisait l’apôtre Paul, Viret, avant de se tourner vers la connaissance de Dieu et de l’homme (comme le fait la tradition augustinienne dont nous découvrons une illustration magnifique dans les premières pages de l’Institution chrétienne de son ami Jean Calvin), il cherche à se faire tout à tous et s’intéresse ainsi à tous les aspects de la création ainsi qu’à la vie de ses contemporains, afin de les attirer, par une contemplation de la nature et de la culture, à une connaissance plus haute et ainsi d’en gagner au moins quelques-uns à l’Evangile de Jésus-Christ. L’appropriation des divers aspects de cette méthode apologétique serait un correctif bienvenu à la fois au pragmatisme simpliste d’une défense purement rationnelle de la foi chrétienne si courante dans le monde évangélique, ainsi qu’à cet esprit d’abstraction théologique et philosophique que l’on retrouve chez bien des apologètes « présuppositionnalistes » (même les meilleurs !) réformés actuels.
V. Pierre Viret, économiste
Dans cet exposé trop bref de la vie et de l’œuvre de l’un des grands personnages de l’histoire de l’Eglise (pourtant souvent méconnu de ceux qui se considèrent à juste titre comme les héritiers de la Réforme), je voudrais vous montrer encore à quel point le grand respect qui habite Pierre Viret pour la Loi de Dieu l’a doté d’une lucidité et d’un discernement extraordinaires dans le domaine de l’analyse économique. Dans un livre consacré à l’étude de la rédaction de l’histoire dans la dernière partie du XVIe siècle, l’homme de lettres français Claude-Gilbert Dubois se penche avec soin sur la vision biblique qu’avait Viret du rôle de l’économie dans le processus historique[96]. Ce faisant, il met en lumière le remarquable discernement économique dont faisait preuve notre réformateur vaudois. L’analyse de Dubois se concentre sur l’étude d’un chef-d’œuvre de l’apologétique de Viret, Le monde à l’empire et le monde démoniacle[97]. D’après lui, ce livre pourrait bien être pris comme l’ébauche d’un traité moderne d’économie, un ouvrage en avance de deux cents ans sur son temps. Bien qu’il soit en désaccord avec le conservatisme théocentrique de Viret, Dubois ne cache cependant pas son admiration pour la perception qu’a notre auteur des courants économiques de son époque. Car Viret a vu, dans le capitalisme monopoliste anarchique qui se développait sous son regard indigné, une opposition grandissante à la Loi de Dieu ainsi que le développement d’une société profondément antichrétienne. Dans l’attachement progressif de beaucoup de ses contemporains aux richesses matérielles (une fascination coupée de tout sens d’intendance et de responsabilité envers Dieu dans l’usage des ses propres biens), il a vu une forme d’idolâtrie particulièrement vile, où la rapidité de croissance de l’opulence – une forme extrême de libéralisme déchaîné – était directement proportionnée à la perte de moralité, de sentiment religieux et, en conséquence, de tout sens de responsabilité sociale. Voici comment Dubois exprime les préoccupations de Viret :
Derrière les lois écrites, qui sont censées gouverner les sociétés, ces lois naturelles, perverties, occultes, finissent par avoir droit de cité et imposer comme règles de morale les règles perverties d’une nature chaotique[98].
Viret menait une incessante polémique contre les hérésies de l’Eglise de Rome et les abus sociaux qu’elles engendraient. Mais ici sa polémique n’est pas seulement dirigée contre l’accumulation improductive de richesses par l’Eglise catholique, mais également contre ces évangéliques inconsistants (les calvinistes) de l’époque qui voyaient dans le processus de la réformation une libération des contraintes historiques (morales et légales) d’une société en partie christianisée. Ceux-ci refusaient de se soumettre à toute espèce de discipline sociale et économique découlant de la Loi de Dieu. C’était cet antinomisme sans Dieu, qu’il constatait souvent chez ceux qu’il appelait les chrétiens difformés (plutôt que reformés), qu’il combattait avec une ironie acerbe. Il voyait ce comportement antisocial se manifester chez les nouveaux riches, qui avaient bien vite fait d’oublier leurs origines modestes et se glorifiaient de façon arrogante de leur nouvelle prospérité, richesse souvent acquise au détriment des classes les plus défavorisées, celles que le nouvel ordre économique, fondé largement sur la spéculation monopoliste, avait appauvries. Dubois écrit ceci :
L’indignation morale débouche sur une critique perspicace de la concentration capitaliste et de la domination de classe. Application immédiate aux communautés religieuses : l’attaque contre les richesses de l’Eglise, complice du système, se fait plus précise ; c’est aux richesses du clergé qu’il en veut. L’indignation [de Viret] a une base théologique – ils ont trahi la pauvreté des premiers apôtres, mais elle est aussi d’ordre social – ils créent la misère et l’asservissement autour d’eux. Ce que reproche à l’Eglise cet économiste féru de théologie, c’est de « geler » ses richesses au lieu de les verser dans un circuit économique où les pauvres seraient compris : ce système égoïste va à l’encontre des impératifs religieux fixés à l’Eglise[99].
Ecoutons Viret lui-même :
Nous nous plaignons de ce que du temps que l’Eglise était pauvre, chétive, persécutée, pillée et fourragée [ravagée] par les tyrans, par les infidèles et par ses ennemis [du temps de l’Empire romain], et qu’elle était gouvernée par de pauvres pêcheurs, elle nourrissait les pauvres, et ne souffrait que personne eût indigence en elle ; et maintenant qu’elle est tant riche, qu’elle surmonte les trésors et la gloire des Rois et Empereurs mondains, et est gouvernée par ces grands prélats, et grands dieux terriens, elle n’a plus nul soin des pauvres membres de Jésus-Christ, son époux, sous le titre duquel elle a amassé ces grandes richesses, mais au contraire les pille, mange et dévore[100].
Et Dubois pose la question :
Quelle est la véritable nature de cette dégradation que Viret croit percevoir dans l’histoire ? Ses origines profondes sont d’ordre théologique, et liées au péché ; ses manifestations sont du domaine moral – perversion de la nature – ; mais elle prend la forme moderne d’un scandale économique. Une mauvaise économie, une mauvaise répartition des richesses, des circuits à sens unique – le sens de la concentration -, voilà les signes de la corruption qui règne dans le monde d’aujourd’hui[101].
Viret répond :
Le plus grand mal qui y puisse être, c’est quand la bourse publique est pauvre, et que les particuliers sont riches. C’est un signe tout évident qu’il y a très mauvais régime et très mauvaise police [gestion] en la chose publique, et qu’elle est gouvernée par larrons et brigands qui en font leur proie[102].
Pour Pierre Viret, une telle recherche de richesses stériles ne représente pas moins qu’un pacte inique conclu avec le Prince de ce monde déchu. Ce n’est rien de moins que de l’idolâtrie, le culte de la créature et l’oubli du Créateur. Une telle concentration et une telle accumulation égoïste de biens sont contraires aux doctrines bibliques de productivité, d’intendance, de charité et de sacrifice personnel. C’est en soi un indice clair de la décadence d’une société et laisse présager de futurs désastres sociaux accompagnés de jugements divins. Car les mécanismes économiques qui ont pour résultat une telle concentration de richesses aux mains d’une oligarchie financière préparent en fait le chemin qui mène à ces catastrophes d’ordre social et politique qui détruiront inévitablement une classe dirigeante amorale et irresponsable[103].
En effet, pour Viret, ce cercle vicieux d’injustice économique doit nécessairement engendrer la révolution. L’oppression économique trouve son origine directe dans le désir désordonné d’accumulation de richesses mais, à la longue, elle doit forcément amener des troubles sociaux. Et un tel sentiment de frustration sociale, lorsqu’on en prend conscience, finit par la révolte. Viret a cependant perçu avec une grande lucidité le caractère dramatique de ce processus négatif (et c’est là que l’historien moderne Claude-Gilbert Dubois prend un autre chemin), puisque, dans sa vision chrétienne du monde, la sédition et la révolution ne sont aucunement des forces constructives. Viret a très bien vu que cette nouvelle oligarchie se servait généreusement de sa domination monopoliste de l’appareil de l’Etat pour tirer à soi les biens de la nation entière, ceci en perturbant la circulation naturelle des richesses en les détournant des canaux habituels de production et d’échange. Pour Viret, cette suffocation du flux économique de la production industrielle et des échanges commerciaux, par une oligarchie parasitaire, devait être combattue si l’on voulait rétablir une distribution naturelle et équitable des richesses, et rendre à la société une véritable santé économique.
Viret n’était cependant d’aucune manière un adversaire de la fonction économique du marché comme régulateur des échanges et distributeur des biens. Il se serait fortement opposé à toute espèce de planification socialiste de l’économie ou d’une quelconque redistribution par l’Etat des richesses de la nation. Il aurait seulement demandé que le marché soit lui-même légalement et judiciairement assujetti aux exigences économiques et financières de la Loi de Dieu et que les « voleurs et bandits » de son époque – tels ceux qui règnent aujourd’hui sans retenue sur nos systèmes bancaires et dans les gouvernements de nos nations – soient traînés devant les tribunaux pour y rendre strictement compte de leurs rapines, de leurs crimes économiques. Indiquons ici en passant une étude économique et morale contemporaine qui, de bien des manières, ressemble fort à l’analyse que faisait Viret des malheurs économiques de son temps. Il s’agit d’un petit livre de Maurice Allais, physicien de renommée mondiale et prix Nobel en économie, ouvrage trop vite tombé dans l’oubli, intitulé : La crise mondiale d’aujourd’hui : pour de profondes réformes des institutions financières et monétaires[104]. De bien des manières, la pensée éthique de Viret sur les questions sociales, économiques et politiques ressemble aussi à celle d’un Alexandre Soljenitsyne[105]. Il en est de même pour ce qui concerne les affinités de la pensée de Pierre Viret avec celles du grand philosophe et moraliste catholique belge Marcel De Corte[106].
Malgré son opposition ouverte, tant au conservatisme social et politique de Viret qu’à son pessimisme chrétien quant aux bénéfices de l’action révolutionnaire, Dubois, en conclusion de son analyse du diagnostic de Viret sur les maux économiques de son temps (et du nôtre !), s’exclame :
Il est magnifique pourtant que, partant de données théologiques fort vagues, et de sentiments diffus inspirés par un complexe de frustration sociale, plus encore que d’une réflexion objective sur la théorie des quatre âges, Viret, avec tant de justesse, de précision et de perspicacité, se fasse pour nous un témoin engagé – de là son intérêt supplémentaire – des nouveaux mécanismes économiques qui régissent la société du XVIe siècle[107].
Mais les vagues propositions théologiques de Viret ne sont pas aussi stériles que Dubois l’imagine. Nous voyons là la merveilleuse sagesse pratique et intellectuelle que donne une méditation de longue date de la Loi de Dieu, en particulier, ici, en ce qui concerne les implications économiques de la Torah. Et si Viret voit si bien, d’une part, les jugements de Dieu à l’égard d’un monde rebelle et ingrat, jugement opéré par les ravages produits lors de la mise en pratique des principes du mal, d’un autre côté, il nous démontre de façon encore plus claire les bénédictions qui découlent de l’obéissance fidèle aux commandements de Dieu. Parlant des bénédictions et des jugements qui se réalisent si concrètement sous son regard attentif, il écrit :
Si nous considérons la grâce que Dieu nous a faite par la Révélation de son Saint Evangile, et la restauration de toutes les bonnes lettres et disciplines, nous le pouvons à bon droit appeler l’âge d’or, et dire que nous sommes les plus heureux qui onc [jamais] furent depuis le temps des Apôtres. Mais au contraire, si nous opposons notre malice et ingratitude à la bonté de Dieu, et à la grâce qu’il nous présente, nous le pouvons bien appeler pis que l’âge de fer, et nous juger les plus malheureux hommes, qui onc furent sous la chape du ciel[108].
En considérant la pensée éthique de Pierre Viret, nous avons pris pour exemple l’application qu’il fait de la Loi de Dieu à des questions économiques courantes tant à son époque qu’à la nôtre et, plus particulièrement, par rapport à la question de la responsabilité monétaire des institutions financières. Pour conclure ce chapitre, nous prendrons un autre exemple tiré de sa pensée économique : celui de la voracité financière de l’Etat et sa volonté de taxer tous les aspects de l’activité humaine. Nous voulons donc maintenant considérer ce que Viret a à nous dire sur l’invention et le développement de cette taxe universelle de l’Etat sur toute transaction commerciale, la taxe sur la valeur ajoutée, mieux connue chez nous sous le sigle de TVA.
Nous allons maintenant brièvement considérer les réflexions de Viret sur le caractère prédateur de l’Etat moderne et, en particulier, son désir de faire de toute activité industrielle et commerciale la source de ses richesses irresponsables. Son analyse, qui allie un cadre strictement biblique (il s’agit de son « présuppositionnalisme ») à une compréhension profonde du fonctionnement de la société de son époque et du développement historique ayant amené les nations de l’Europe dans la situation qui était la leur au milieu du XVIe siècle (son « évidentialisme »), est sous-tendue par deux prémisses constamment présentes à son esprit :
- toute réalité doit être comprise à la lumière d’une perspective biblique conséquente ;
- toute la réalité (même déchue) est naturellement structurée, comme création divine et manifestation des desseins providentiels du Créateur, par les principes théologiques et philosophiques qui se trouvent dans la Bible.
C’est cette position, à la fois théonomique (dans le sens large de l’expression) et naturelle (c’est-à-dire selon l’ordre immuable établi par Dieu lors de la création), qui permettent à Viret d’analyser les structures économiques et la dynamique sociologique de la société avec une telle habilité et un tel succès. C’est ainsi qu’il maintient ensemble une analyse qui est à la fois théologique, spirituelle, morale, philosophique, sociologique, économique, littéraire et historique dans le cadre d’une pensée étonnamment unifiée et diverse. Il refuse toute espèce de dualisme gnostique, toute espèce d’opposition binaire – opposition aujourd’hui si courante, tant dans la pensée chrétienne que profane – entre création et rédemption, entre théologie et histoire, entre nature et culture, entre morale et économie, entre la grâce et la loi, entre la foi et les œuvres et ainsi de suite. Là où nous pensons souvent en termes d’oppositions binaires, sa pensée fonctionne à la fois sur le plan de l’antithèse (le bien contre le mal, la vérité contre l’erreur) et de manière complémentaire (tous les aspects de la réalité créée et de l’action providentielle de Dieu dans l’histoire sont liés les uns aux autres dans des rapports qui ont un caractère réciproque). C’est cet équilibre dans sa pensée entre l’unité et la diversité qui donne à ses écrits, ceci après plus de quatre siècles, une actualité si revigorante.
Pierre Viret a mis le doigt sur un instrument capital par lequel l’Etat exploite ses citoyens : la « gabelle » ou l’application universelle à tous les biens échangés d’une taxe sur la valeur ajoutée. La « gabelle », instituée en 1341 par le roi de France Philippe VI de Valois (1328-1350), était, à l’origine, uniquement appliquée au commerce du sel. Dans une analyse historique à la fois brillante et pleine d’humour, Viret démontre que cette taxe sur la vente du sel fut petit à petit étendue à presque toutes les marchandises échangées dans le royaume. Elle peut donc être considérée comme l’ancêtre de ce qu’on appelle de nos jours la TVA. Car la taxe à la valeur ajoutée est un instrument flexible et particulièrement efficace entre les mains de l’Etat moderne pour mieux plumer l’ensemble de ses citoyens.
Par « tyrannie », Viret comprend la tendance des monarchies modernes, d’abord le Saint Empire romain germanique des Hohenstaufen, puis celles de France, d’Angleterre et d’Espagne, vers l’absolutisme. En cela, elles imitaient la centralisation bureaucratique absolue de l’Empire romain. Ce modèle politique et économique fut rétabli en Occident par les pratiques de l’Eglise romaine qui, en tant que papauté impériale, gouverna effectivement, pendant quelque trois siècles, la chrétienté occidentale tout entière. Cette période s’étend, grosso modo, des pontificats de Grégoire VII (1021-1085) à celui de Boniface VIII (1234-1303). La tendance absolutiste qui, depuis le XIIe siècle, traverse toute l’histoire de l’Europe occidentale, aboutira à la constitution de l’Etat national révolutionnaire des temps modernes. Il culminera dans nos tyrannies totalitaires actuelles, Etats providentiels tout-puissants et omniprésents, au caractère à la fois social-démocratique et oligarchique.
Mais Viret, dans la critique qu’il adresse aux abus fiscaux des Etats absolutistes et voraces du début de l’ère moderne, n’a, à aucun moment, mis en doute l’ordonnance divine du gouvernement institutionnel (Romains 13. 1-7), autorité publique instituée par Dieu pour le bien des hommes. Cette autorité est limitée, dans l’exercice de ses prérogatives, par les normes souveraines de la Loi biblique ainsi que par les institutions existantes et la législation et la jurisprudence en vigueur, certes imparfaites, mais protectrices des libertés humaines. Il ne refusait pas non plus à l’Etat le droit de lever des impôts et des taxes légitimes. Sous le titre, « Les taxes dues aux Princes et la modération nécessaire à leur imposition », Viret donne la parole à Jérôme – l’historien, le sociologue, l’économiste et le théologien de ses Dialogues – dans son échange avec Tobie :
Jérôme : Il est bien raison [d’excellentes raisons] que les rois et les princes aient des tributs et des revenus, pour fournir aux charges qu’il leur convient porter pour l’entretènement [le maintien] de leurs sujets, et pour administrer justice à un chacun. Car Dieu l’a ainsi ordonné.
Puis, Jérôme décrit la justification biblique pour les impositions de l’Etat :
Et pour ce [pour cette cause] il commande expressément par S. Paul, qu’on leur paie leurs cens et tributs en bonne conscience, sans les défrauder [tromper] en rien. (Romains 13) Et pour nous en donner exemple, Jésus-Christ lui-même a voulu payer le tribut à César, et a commandé qu’on lui payât.
Il avertit ensuite ses lecteurs sur le danger d’abus de la part des Magistrats :
Mais il faut aussi qu’ils avisent toujours qu’il n’y ait du trop outre [au-delà de toute] mesure. Car s’ils ne se contentent pas de raison [ne se satisfont pas de ce qui est raisonnable], je ne sais pas qu’ils pourront alléguer [avancer], sinon leur seule volonté, et qu’ils ont faute [manque] d’argent, et qu’ils en veulent avoir et amasser. Et afin qu’ils ne soient point obligés à le rendre, ils ne le veulent pas emprunter, mais le se veulent faire donner, bon gré maugré [mal gré, qu’ils le veuillent ou pas] ceux desquels ils le veulent avoir. Car puisqu’ils ont les biens d’iceux [de ceux-ci] en leur puissance, il faut, s’ils en veulent jouir et en être les maîtres, qu’ils en passent par là où il plaît à ceux qui sont plus forts qu’eux, et qui les leur peuvent retenir et les arrançonner [rançonner] à leur plaisir. […] Mais soit ce qu’ils trouvent à emprunter ou non, ce moyen de gabeler [taxer] et sujets et étrangers leur semble le plus expédient et le plus profitable pour eux[109].
Ainsi, pour Viret, le droit que détient le Magistrat d’imposer ses sujets ne justifie aucunement l’imposition arbitraire abusive des citoyens par les pouvoirs publics. Auparavant Jérôme, en réponse à une question qu’il avait lui-même adressée à Tobie, personnage qui représente la position de bon sens d’un laïc catholique romain attiré par l’Evangile, affirme :
Jérôme : Mais sais-tu qui [quelle] est la principale cause de la tyrannie et des extorsions des princes sur leurs sujets ?
Tobie : Je pense que ce sont les péchés des uns et des autres.
Jérôme ajoute une réponse plus complète :
Jérôme : Si nous regardons à Dieu, il ne faut point douter que les péchés n’en soient la vraie et la première et la principale cause. Mais si nous regardons aux hommes, ce sont les flatteurs et pillards et larrons qui sont autour des princes, lesquels [les courtisans] leur font à entendre [font comprendre], que tout ce qui leur plaît leur est loisible, et que les corps et les biens de leurs sujets sont à eux, pour en disposer à leur plaisir comme d’un bétail. Ils en parlent comme s’il n’y avait point de devoir des princes envers leurs sujets, et comme s’ils n’avaient point de serment à les bien gouverner, et leur faire droit comme bons princes et bons pasteurs [bergers][110].
La description éloquente que donne Jérôme des effets pervers de la flatterie des gens de cour suscite une réponse très vive de Tobie dans une section qui porte comme titre : « Si tout ce qui plaît aux princes leur est licite. Tailles et gabelles[111] de jour en jour augmentées. » Suivons sa réplique énergique, mais fort raisonnable :
Tobie : Il est tout [entièrement] certain que s’il est loisible [permis] aux uns, il est aussi loisible aux autres. Mais cela est premièrement à disputer [examiner], s’il est loisible ni aux uns ni aux autres ; je ne dis pas seulement selon la Loi de Dieu, mais même selon les lois humaines. Car je ne pense pas qu’il y ait point de loi humaine, digne d’être appelée Loi, qui exempte les princes de toutes lois, et qui leur permette de faire tout ce qui leur plaît, et d’imposer à leurs sujets toutes les charges qui leur voudront imposer pour leur plaisir. Car quand leurs sujets seraient esclaves, si faut-il encore [encore faudrait-il] qu’il y ait quelque loi entre le seigneur et le serf, et qu’équité modère toutes lois[112].
Ceci conduit Viret à développer une soigneuse analyse historique et économique des « gabelles » et des « tailles » imposées de plus en plus systématiquement par l’administration monarchique française sur la vente de toutes sortes de bien. Ici, l’indignation de Tobie reflète clairement celle de Viret lui-même :
Car depuis que la tyrannie a commencé, elle ne va jamais en diminuant, mais toujours croissant d’avantage. Et pourtant [pour cette raison] il y a des princes et des seigneurs, qui ne regardent [considèrent] plus à leurs tributs et revenus ordinaires, pour compasser [régler] le train et leurs états et leurs desseins et entreprises selon iceux [ceux-ci] ; mais se proposent [présentent] seulement devant les yeux, le train qu’ils ont délibéré de tenir, et les affaires auxquelles ils prétendent, sans considérer si leur état et leur bien le portent [le supportent] ou non, et si leur revenu y pourra fournir [satisfaire]. Mais après qu’ils se sont fait accroire [se faire croire faussement] qu’ils sont grands princes, ou pour le moins ils ont bonne envie de le devenir, et se veulent comparer et faire égaux aux autres qui sont trop plus [beaucoup plus] grands que eux, et se faire plus gros et plus grands qu’ils ne sont et qu’ils ne pourront jamais être, ayant tout cela mis en leur tête ; ils avisent puis après [immédiatement après] comment ils pourront augmenter leurs tributs et revenus, pour parvenir à cette grandeur à laquelle ils prétendent, et pour fournir à la dépense laquelle elle requiert[113].
Jérôme commente :
Jérôme : Et par ainsi [en conséquence] ils font tout à rebours [à l’envers] de ce qu’ils devraient faire. Car au lieu de compasser [bien régler] leur train et leurs desseins à la mesure de leurs tributs et revenus ordinaires ; par le contraire ils veulent faire monter leurs tributs et revenus, à l’équipolent [l’équivalent] du train qu’ils veulent mener, et des affaires qu’ils veulent entreprendre. Et depuis qu’ils en sont là, ils entreprennent souventefois beaucoup de choses, trop plus grandes et plus difficiles que leur puissance ne peut porter. Parquoi [raison pour laquelle] puisque les tributs et les revenus ordinaires ne peuvent monter et atteindre si haut, il est bien force [obligé] de les hausser, pour les faire monter jusques à la hautesse à laquelle il faut qu’ils fournissent, et à laquelle on le prétend de parvenir. Mais le pauvre peuple sait bien puis après aux dépens de qui cela se fait[114].
Suit une minutieuse et rocambolesque énumération par Tobie – un tour de force magistral de satire économique et sociale – de tous les biens qui faisaient l’objet de l’attention des percepteurs du Roi.
Tobie : Car il y a plusieurs lieux esquels [endroits où] les pauvres sujets ne peuvent pas posséder de biens seulement à trois sols vaillant [de la valeur de trois sous], ni vendre seulement une denrée de deux liards qu’il ne faille qu’ils en payent quelque tribut. Et ceux qui ont trouvé ces inventions, se montrent si bons ménagers [administrateurs], qu’ils n’oublient rien. Car pour le premier [d’abord], s’il est question du bétail, il n’y aura rien d’omis, depuis les plus hautes pièces jusqu’aux moyennes, et puis aux moindres de toutes, voire jusques à un petit poussin. Et puis il y a un autre marché à part de leurs cuirs et peaux, et laines, et plumes ; et puis des matières qui sont requises pour les accoutrer [habiller]. Il est aussi question de fruits qu’on peut en tirer, comme toutes sortes de laitages, lait, beurre, fromages de toutes sortes, et autres telles choses, voire jusques à un œuf. Parquoi [raison pour laquelle] on pourrait bien dire d’aucuns [de certains], qu’ils trouveraient à tondre sur un œuf. Et puis pour ce que les bêtes ne peuvent pas vivre sans manger, il faut aussi qu’il y ait tribut sur leurs mangeailles, soit-ce foin, paille, avoine, ou autre telle chose. Leurs lits et litières n’en sont pas aussi quittes. Après les animaux de la terre, on vient aux aquatiques, et selon la quantité et qualité et nature des poissons, les taux sont faits. Et quand aux fruits de la terre, il n’est pas seulement question des blés et des légumes de toutes sortes et espèces, ains [mais au contraire] on y va par le menu jusques aux poires, et aux pommes, et aux prunes, et aux cerises, et jusques aux choux, et aux raves, et aux reffors [raiforts, grosses raves], et aux pourrées [poireaux]. Bref il n’y a pas un poireau ou un oignon qu’on puisse acheter, qui ne soit mis en compte. Et puis il y a le bois, tant pour échauffer et brûler que pour édifier [construire], selon les espèces et qualités ; et puis le chanvre apprêté et non apprêté. Et sans sortir de la terre, on va aux métaux, qui sont pris des entrailles d’icelle, et par toutes leurs espèces, entre lesquels les ferramens [ferrements, instruments et armatures en fer] n’y sont pas mis en arrière [laissés pour compte]. Je laisse les épiceries, les toiles de toutes sortes. Pour avoir plutôt fait, il ne faut dire que tout. Car à peine y a il rien tant menu [si petit] de quoi on se sache aviser [considérer], qui soit exempt de tribut. Mais surtout, on n’y mange pas salé, qu’on ne sache pour combien[115].
Viret discernait très clairement les conséquences du caractère irréaliste des ambitions personnelles, économiques et politiques de la monarchie française. Il en résulterait une instabilité sociale, une haine persistante de la populace appauvrie contre les classes dominantes et, enfin, la révolution. Il désapprouvait, bien sûr, de telles réactions violentes mais percevait parfaitement leur caractère inéluctable. Le mal produirait son effet, car l’on ne saurait arrêter Dieu dans la manifestation de ses jugements. Ces débordements d’ambition démesurée connaîtraient, en temps voulu, leur chute. Mais dans le déroulement de ces événements, la nation serait elle-même irrémédiablement endommagée. C’est Théophraste, le porte-parole théologique de Viret, qui, ici, en répondant à Eustache, le défenseur de la hiérarchie romaine corrompue, exprime le mieux sa pensée :
Théophraste : Quand il le voudrait dire, je lui opposerais saint Bernard, qui déjà de son temps leur a rendu ce témoignage [sur l’hypocrisie du clergé] qui s’ensuit : « Tous sont amis, dit-il, et tous ennemis ; tous chers et familiers, et tous adversaires ; tous domestiques [intimes], et nuls pacifiques ; tous prochains, et tous quièrent [recherchent] ce qui est pour eux-mêmes. Ils sont de Christ, et servent à l’Antéchrist. Ils marchent, honorés des biens du Seigneur, eux qui ne portent point d’honneur au Seigneur. De là, c’est à savoir [que c’est] de ces biens, [que] procède cet ornement de putain [provient cet accoutrement de putain], lequel tu vois tous les jours. L’habit de bateleur [jongleur de foire] ; la pompe [la magnificence] et l’apprêt [l’arrangement] royal. De là procède l’or qui est aux brides, aux selles et aux éperons. De là procèdent les tables somptueuses, délicates et bien fournies, et de viandes, et de tasses et de gobelets. De là viennent les gourmandises et ivrogneries. De là ont-ils les harpes et épinettes, rebecs, luths, clairons et trompettes. De là ont-ils les pressoirs auxquels le vin redonde [abonde], et les celliers et les greniers pleins, découlant et versant de cestui en celui, et de l’un en l’autre. De là ont-ils les tonneaux de vins délicats. De là ont-ils les gibecières pleines et farcies. Pour ces choses ils veulent être et sont prélats des Eglises, Diacres, Archidiacres, Evêques, Archevêques. » Et derechef [de nouveau], au sermon qu’il [saint Bernard] fit au Synode des Pasteurs, ne leur dit-il pas en face : « Vous ne faites pas du patrimoine de la croix de Christ des livres aux Eglises, mais en paissez des putains en vos lits. Vous engraissez les chiens. Vous en ornez les chevaux avec belles brides, leur dorant les poitrines et les têtes ? »[116]
Théophraste, tournant son attention vers les Princes, les Empereurs et les Rois, s’écrie :
Théophraste : Car il n’avait nul soin ni du peuple, ni de la République, ni des lois, ni de la police [du gouvernement], ni de la justice, ni du salut du royaume. Tout son étude n’était sinon à recevoir des deniers, à tirer argent, et trouver manière d’en avoir, pour le dépendre [dépenser] en ses plaisirs et délices. Et quelle différence y a-il aujourd’hui entre lui et nos Pasteurs, et presque tous les princes d’Europe, tant temporels que spirituels ? Que sont-ils guère autre chose, que receveurs et trésoriers, qui ne cessent de toujours imposer tailles nouvelles sur le pauvre peuple, qui est déjà mangé jusques aux os ? De quoi se soucient-ils sinon de toujours recouvrer [acquérir de nouveau] et recevoir, sans jamais dire il suffit, et puis de dépendre [dépenser] en toutes vanités tant leur bien privé que le public ?[117]
Le moyen pour parvenir à un tel but ? Accroître constamment l’imposition universelle de l’Etat sur tous les biens vendus. Le bon sens de Tobie exprime fort bien la plainte d’un peuple constamment écrasé par les extorsions fiscales de ses dirigeants. Il trouve sa consolation dans la certitude qu’un Dieu juste et fidèle exercera immanquablement sa vengeance terrible sur des chefs aussi égoïstes qu’iniques.
Tobie : Au reste je te confesse bien qu’il faut toujours porter honneur et révérence aux princes, et qu’il leur faut obéir en toutes choses qui ne toucheront qu’au corps et aux biens, et qu’on pourra faire sans contrevenir à son salut et à la gloire de Dieu, quand mêmes ils seraient tyrans, et qu’ils assouleraient [soûleraient] leurs sujets par grandes extorsions et violences. Mais il ne s’ensuit pas cependant, qu’ils ne s’acquittent très mal de leur office, et qu’ils n’offensent Dieu grièvement, et que finalement il ne fasse griève [sévère] et horrible vengeance contre eux, s’ils traitent leurs sujets non pas comme bons princes, mais comme cruels tyrans ; car comme j’ai allégué [avancé, cité] de Job, ils doivent considérer que leurs sujets sont hommes comme eux, et qu’ils ont tous un même Seigneur, lequel ne veut pas que les gros mangent les petits, et que les rois et les princes soient entre [parmi, au milieu de] leurs sujets, comme des lions et des loups entre des brebis, ou comme les grosses baleines et les gros poissons sont en la mer entre les plus petits, lesquels ils mangent et dévorent[118].
C’est ainsi que croissait le pouvoir de la monarchie absolue, ainsi que s’enrichissaient ses dirigeants sangsues, tant visibles que cachés. On se trouve ici face à une critique sociale et politique digne de la tradition satirique du Roman de Renart, des Rutebeuf[119] – Eustache Deschamps[120] – Antonio de Guevara[121] – Noël du Fail[122] – Agrippa d’Aubigné[123] – Molière – Jeremias Gotthelf [124] – Louis-Ferdinand Céline – Georges Bernanos – Alexandre Soljenitsyne – Philippe Muray et Eugenio Corti !
Nous ne citerons qu’un texte qui nous montre la parenté d’esprit et de style et de pensée entre Molière et Pierre Viret. Dans son Misanthrope[125], Molière, par l’intermédiaire d’Alceste – personnage qui tient dans cette tragi-comédie le rôle du fou du Roi – s’adressant à son ami bien raisonnable, Philinte, s’écrie :
Non, vous avez beau faire et beau me raisonner,
Rien de ce que je dis ne peut me détourner :
Trop de perversité règne au siècle où nous sommes,
Et je veux me tirer du commerce des hommes.
Quoi ! contre ma partie on voit tout à la fois
L’honneur, la probité, la pudeur, et les lois :
On publie en tout lieu l’équité de ma cause ;
Sur la foi de mon droit mon âme se repose ;
Cependant je me vois trompé par le succès ;
J’ai pour moi la justice, et je perds mon procès !
Un traître, dont on sait la scandaleuse histoire,
Est sorti triomphant d’une fausseté noire,
Toute la bonne foi cède à la trahison !
Il trouve en m’égorgeant, moyen d’avoir raison !
Le poids de sa grimace, où brille l’artifice,
Renverse le bon droit, et tourne la justice !
Il fait par un arrêt couronner son forfait !
Et non content encor du tort que l’on me fait,
Il court parmi le monde un livre abominable,
Et de qui la lecture est même condamnable,
Un livre à mériter la dernière rigueur,
Dont le fourbe a le front de me faire l’auteur ! […]
Et les hommes, morbleu ! sont faits de cette sorte !
C’est à ces actions que la gloire les porte !
Voilà la bonne foi, le zèle vertueux,
La justice et l’honneur que l’on trouve chez eux !
Allons, c’est trop souffrir les chagrins qu’on nous forge :
Tirons-nous de ce bois, et de ce coupe-gorge.
Puisque entre humains ainsi vous vivez en vrais loups,
Traîtres, vous ne m’aurez de la vie avec vous[126].
VI. Pierre Viret, philosophe chrétien
J’aimerais conclure cette évocation de la vie et des œuvres de Pierre Viret en citant quelques extraits du dernier livre publié par lui : L’interim fait par dialogues[127], ceci afin d’illustrer dans quel esprit il a mené sa défense de la foi chrétienne, défense qui, pour lui, était inséparable de la proclamation claire et complète de l’Evangile, et surtout du fait de le vivre. Pour Viret, l’évangélisation (pour utiliser un mot qui n’existait pas au XVIe siècle) ne pouvait être dissociée de l’apologétique. Le véritable rétablissement de la Foi chrétienne était ce qu’il appelait une re-formation, non pas dans le sens d’une simple réforme des structures déformées de l’Eglise, de l’Etat et de la Société, mais plutôt celui d’un retour de ces institutions à leur forme véritable, à leurs traits originels, tels qu’ils sont décrits dans les Ecritures infaillibles de Dieu, la Bible. Car le véritable motif, la forme substantielle, tant de l’Eglise que de la vie chrétienne ne peut se trouver que dans le modèle biblique et évangélique. Voyons comment Viret s’exprime :
Car puisque Jésus Christ, le Fils de Dieu, a été envoyé du Père pour accomplir parfaitement toutes les ombres de la loi et tout ce qui a été figuré et écrit de lui en icelle, et par tous les prophètes, et semblablement pour restaurer et reformer l’Eglise et la mettre au vrai état auquel il a voulu qu’elle demeurât jusques à la fin de la consommation du monde, je ne doute point qu’il ne lui ait donné la vraie forme de religion qu’il a voulu qu’elle retint immuablement à toujours, et qu’il l’ait mise [établie] en la plus grande perfection qu’elle ait pu jamais avoir en cette vie[128].
Nous pourrions alors demander : où trouver, d’après Viret, le modèle originel, forme première à laquelle nous devons retourner si nous voulons œuvrer au rétablissement des desseins de Dieu pour sa création ? Sa réponse est on ne peut plus claire : la défaillance de la raison déchue des hommes les incite à rechercher une parole certaine :
A cause de quoi on n’en peut faire bon jugement, sinon par l’expresse parole de Dieu. Parquoi [raison pour laquelle] il faut toujours revenir aux Ecritures pour avoir vraie résolution de ce différend, car elles nous rendent certain témoignage de la volonté de Dieu et de tout ce qu’il approuve pour bon et réprouve pour mauvais.
Il ajoute :
Tous ceux qui en apparence sont tenus pour être de l’Eglise n’en sont pas toujours à la vérité. Et d’autre part, il advient souvent que beaucoup de grands vices règnent en la plus grande troupe. Parquoi [à cause de quoi] si on veut juger de la pureté et de la plus grande excellence et perfection de l’Eglise par la vie et par les œuvres de la plus grande part de ceux qui en sont quant à l’apparence de dehors, on y trouvera le plus souvent une merveilleuse [prodigieuse] confusion. Et si on regarde aux plus saints et aux plus parfaits mêmes qui y puissent être, on trouvera encore souventefois [bien des fois] de fort grandes imperfections et des fautes fort notables, et même fort scandaleuses en eux, comme on en peut juger par les fautes des saints personnages desquels l’Ecriture fait mention. Et pourtant [pour cette raison] nous serons toujours contraints de revenir à la pureté de la doctrine et au témoignage que les lettres divines en rendent[129].
Et il conclut :
Mais puisqu’il faut juger de la doctrine et des écrits des docteurs anciens par les Ecritures saintes, et les examiner à la règle d’icelles [de celles-ci], comme eux-mêmes le témoignent [l’affirment], il est facile à voir qu’il n’y a point de juge plus compétent, ni auquel on se puisse pleinement et sûrement résoudre [assurer, tirer d’embarras], que la pure parole de Dieu comme elle est contenue ès lettres divines. Nous devons entendre le semblable [comprendre la même chose] de tous les anciens conciles et canons, et de toutes les constitutions et traditions humaines, vu qu’il y a même raison [argument]. Et puisqu’ainsi est, je conclus toujours, comme auparavant, que nous ne pouvons trouver forme ni patron [exemple] de vraie reformation de l’Église plus propre ni plus certain que celui qui nous est proposé en l’Eglise la plus pure et la plus ancienne, de laquelle la forme et l’image nous est proposée [présentée] par les livres tant des Évangélistes que des apôtres[130].
Nous demandons alors de quelle façon Viret pense-t-il pouvoir obtenir le rétablissement de la forme originale de l’Eglise ? [131] Quelle est sa position quant à l’attitude très répandue au XVIe siècle selon laquelle le choix de la religion pratiquée dépendait surtout des convictions du Prince régnant ? Viret écrit ceci sur l’absurdité de la contrainte de l’Etat en matière de religion :
Car la foi et la religion ne peuvent être forcées, ains faut qu’elles procèdent d’un cœur franc [libre] et entier [intègre], lequel les hommes ne peuvent pas donner, mais le seul Dieu. Car c’est lui seul qui illumine les cœurs et les entendements de ceux qu’il lui plaît par son saint Esprit, sans lequel nul ne peut avoir vraie connaissance de la vraie religion ni la suivre comme il appartient [convient]. Car si on veut contraindre un homme à suivre une religion de laquelle il n’a point la connaissance ou à laquelle il n’a point son cœur et son affection, c’est temps perdu. On le pourra bien contraindre à faire bonne mine par apparence extérieure et à faire semblant au dehors d’avouer [admettre] et d’approuver la religion laquelle néanmoins il désavouera et réprouvera en son cœur. Parquoi [raison pour laquelle] on pourra par ce moyen facilement faire des hypocrites et des marranes[132], mais non pas de bons chrétiens.
Il poursuit en élargissant le débat :
Et pourtant [pour cette raison] je ne condamne pas seulement ceux qui veulent contraindre les fidèles par force à suivre la fausse religion [romaine], laquelle ils ont renoncée, mais aussi ceux-là qui veulent contraindre ceux qui s’appellent Catholiques, voir même les Juifs et les Turcs, et tous qui suivent fausse religion, à faire profession de la vraie en laquelle il ne sont pas instruits. Car il les faut premièrement gagner par la doctrine [instruction, connaissance]. A cette cause [pour cette raison] il vaut mieux remettre un chacun en la main de Dieu, et que cependant [en attendant] ceux qui le craignent prient pour les pauvres aveugles et ignorants et qu’ils fassent tous les devoirs qu’il leur sera possible à les gagner par tous les moyens, lesquels Dieu a ordonnés à cela et lesquels il leur mettra en main[133].
Viret précise sa pensée :
Car comme nous l’avons déjà dit, on ne fait pas les bons Chrétiens à l’épée et par feux et fagots, et par force et violence. Donc un tel support [aide] était trop meilleur qu’une cruelle boucherie qui eût seulement été en diffame [discrédit] à la religion chrétienne. Et pourtant [pour cette raison] les princes chrétiens faisaient beaucoup pour lors [pour ce temps-là] quand ils pourvoyaient à ce que les fidèles fussent point empêchés [entravés] ni molestés par les infidèles. Les Chrétiens pareillement se tenaient tout coi [tranquille], tâchant en toutes manières de gagner à la religion chrétienne tant les Juifs que les païens par bons exemples tant de bonne doctrine que de bonne vie[134].
Voilà, explique Viret, comment on peut gagner des hommes par l’enseignement à la foi chrétienne. Et il nous explique de façon plus détaillée la manière de procéder avec les gens qui sont enfoncés dans les séductions des erreurs et des hérésies :
Il faut donc mettre différence entre les erreurs et les abus qui commencent et ceux qui ont déjà été reçus de longtemps, et qui sont déjà tellement invétérés qu’ils sont convertis en coutume et sont tenus pour religion. Car comme ils ne sont pas d’un jour ni d’un an, ainsi ils ne peuvent pas être arrachés et abolis en une heure et en un moment, ains [mais au contraire] faut que cela se fasse avec le temps, et par les plus doux moyens qu’on pourra trouver, et principalement par le moyen de la doctrine [l’enseignement]. Car si un homme est persuadé que l’opinion et la religion qu’il suit est bonne, et la tient pour vraie et certaine, on ne la lui arrachera pas du cœur et d’entre les mains si on ne lui fait premièrement connaître son erreur, et s’il n’est persuadé d’autre persuasion contraire à la sienne première. Laquelle chose ne se peut faire que par la doctrine prise de la pure parole de Dieu. […] Parquoi [raison pour laquelle] si on ne leur ôte premièrement cette opinion de la tête par la pure prédication de l’Evangile, on ne profitera [progressera] pas beaucoup avec eux par force et par violence, ains [mais au contraire] on les rendra plutôt plus opiniâtres et obstinés en leurs erreurs et en leur fausse religion, comme on le voit par expérience[135].
Pour Viret, toute véritable certitude est impossible pour ceux qui sont dans l’erreur :
Car ceux qui sont en hérésie et suivent fausse religion ne peuvent jamais avoir certaine [indubitable] assurance d’icelle. Car ils n’en ont point d’autre fondement qu’en opinion qui n’est jamais certaine. Mais les vrais fidèles ne sont point fondés sur leur opinion, ni d’autres hommes quelconques, mais sur la pure et expresse parole de Dieu sur laquelle ils sont fondés, non pas par opinion, mais par certaine foi, laquelle est autant différente à opinion que certaine science. […]
Quand donc il est question de pourvoir [répondre] aux erreurs des hérésies, il faut premièrement bien aviser [considérer] si ce qu’on appelle erreur et hérésie l’est ou non. Car on se trompe souvent en ce point, comme nous l’expérimentons bien aujourd’hui en ces différents esquels [dans lesquels] nous sommes touchant la religion. Et puis s’il se trouve qu’il y ait erreur ou hérésie, il faut travailler à en retirer par bonnes raisons et bonnes remontrances [enseignements] et admonitions [exhortations] prises de la parole de Dieu ceux qui en sont infectés, et garder envers eux tous les degrés [étapes] qui doivent être observés en la discipline et ès censures [corrections] ecclésiastiques jusques au dernier. Et si après toutes ces choses il en est encore requis que le magistrat y mette la main, il ne faut pas aussi qu’il vienne du premier coup à l’extrême rigueur, mais qu’il use premièrement de tous les moyens les plus convenables qu’il pourra trouver pour plutôt gagner les errants que les perdre du tout [entièrement][136].
Viret indique quelle doit toujours être l’attitude des croyants :
Car les vrais fidèles ont toujours mieux aimé gagner et vaincre leurs ennemis, et combattre contre eux par bonne doctrine, par foi, par charité et par constance et patience et par prières et oraisons, et par toutes bonnes œuvres, que par feux et par glaives, et que par force et violence.
Et pourtant les hérétiques ont ordinairement toujours plus persécuté les vrais fidèles que les vrais fidèles ne les ont persécutés. Car quand les hérétiques se sont vus et sentis les plus forts, ils ont fait tous leurs efforts d’abattre du tout [entièrement] les fidèles et les ont fait persécuter cruellement. Les Juifs et les païens en ont fait tout autant.
Nous voyons encore aujourd’hui le semblable en ceux qui maintiennent leurs anciennes superstitions et idolâtries et leur fausse religion [romaine]. Car de quelles cruautés ont-ils usé contre les fidèles quand ils l’ont pu faire ? Et combien est ordinairement leur cruauté insatiable et difficile à saouler de sang humain ? Mais quand les vrais fidèles ont eu l’avantage de leur côté, ils ont toujours usé de plus grande modération et douceur envers leurs ennemis et s’en sont bien trouvés quand ils se sont pu contenir sans telle modestie. Car finalement la vérité a toujours obtenu victoire[137].
Il est certainement devenu évident pour le lecteur que Pierre Viret peut, sans hésitation, être considéré comme l’une des grandes figures (bien que des plus ignorées) non seulement de l’histoire de la Réforme, mais également de celle de l’Eglise chrétienne tout entière. Je terminerai par un extrait du dernier texte à être publié par lui et que nous venons abondamment de citer, L’interim fait par dialogues. Ecoutons la fin de ce plaisant dialogue :
David : Combien que [bien que] l’autorité et puissance des magistrats aient grande vertu à contenir [force pour maintenir] les hommes en leur rang, toutefois si elle est aidée par les admonitions [exhortations] et remontrances [reproches] des ministres de la parole de Dieu envers le peuple, les magistrats en seront beaucoup soulagés ; comme par le contraire [au contraire] si au lieu d’exhorter à paix et à concorde ils sont des trompettes de sédition et de guerre, ils leur donneront de grands empêchements [entraves, gênes]. Et pour ce il est bien de besoin [bien nécessaire] et fort convenable à leur office [charge] qu’ils aident en cela tant qu’ils pourront aux bons magistrats. Et s’ils sont mauvais encore rompront-ils beaucoup de mauvaises entreprises et empêcheront beaucoup de tumultes et troubles par leurs admonitions.
Au reste, si bon devoir que tous puissent faire et si bon ordre qu’on puisse mettre au monde, il ne faut point que les enfants de Dieu se promettent jamais telle paix en icelui qu’il n’y ait toujours angoisse pour eux, comme Jésus Christ les en a admonestés [Jean 16.33]. Car comme ils ne peuvent avoir double paradis, à savoir un en ce monde et un autre en l’autre, ainsi ils ne peuvent avoir double paix. Car s’ils ont paix avec Dieu, ils ne la peuvent avoir avec le diable son adversaire, et avec le monde duquel il est appelé Prince par Jésus Christ et par saint Paul, comme nous l’avons déjà ouï [entendu].
Et pourtant [à cause de cela] il faut que les enfants de Dieu tiennent toujours pour tout résolu [certain] ce que saint Paul a dit, à savoir qu’il faut entrer au Royaume de Dieu par beaucoup de tribulations, et que tous ceux qui veulent vivre en la crainte de Dieu, en Jésus Christ, souffriront persécution [Actes 14.22 ; 2 Timothée 3.12]. Et pour ce il faut qu’ils aient toujours recours au remède lequel Jésus Christ leur propose [déclare] quand il dit « Possédez vos âmes par votre patience » [Luc 21.19], et celui pareillement qui nous est proposé par Esaïe quand il dit : « En silence et espérance sera votre force. » [Esaïe 30.15]. Cela vaut autant comme s’il disait : « Tenez-vous tant coi [tranquille] et paisible et mettez votre fiance et espérance en Dieu, et il sera votre force et votre bouclier et défense, qui combattra pour vous et vous tiendra en sa sauvegarde. »
Tite : Puis donc ainsi est, c’est le meilleur qu’en usant des moyens que Dieu nous donne, en nous recommandant à lui, nous nous remettions totalement entre ses mains, et que nous nous gardions bien d’avoir guerre avec lui en voulant avoir paix avec le diable et le monde, et que nous perdions le vrai paradis céleste pour en avoir un terrestre en cette vie mortelle.
David : Nous devons bien aviser [considérer] à cela. Car nous ne gagnerons pas au change. Et au surplus, ce [temps] pendant qu’il plaira à Dieu que nous vivions en ce monde, il nous faut travailler à bien pratiquer la doctrine qui nous est proposée par saint Paul, quand il dit : « Bénissez ceux qui vous persécutent ; bénissez-les, dis-je, et ne les maudissez point. Réjouissez-vous avec ceux qui s’éjouissent et pleurez avec ceux qui pleurent, ayant un même sentiment entre vous, n’affectant [avoir en affection] point choses hautes, mais vous accommodant aux basses. Ne soyez point sages en vous-mêmes. Ne rendez à personne mal pour mal. Procurez choses honnêtes devant tous les hommes. S’il se peut faire en tant qu’en vous est, ayez paix avec tous les hommes. Ne vous vengez point vous-mêmes, mes bien-aimés, mais donnez lieu à l’ire, car il est écrit « A moi la vengeance ; je le rendrai, dit le Seigneur ». Si donc ton ennemi a faim, donne-lui à manger ; s’il a soif donne-lui à boire, car en ce faisant, tu lui assembleras charbons de feu sur sa tête. Ne sois pas surmonté par le mal, mais surmonte le mal par le bien ». [Romains 12.14-21] Ainsi faisant, nous serons, tels que Jésus Christ veut que ses disciples soient quand il dit : « Ainsi reluise votre lumière devant les hommes afin qu’ils voient vos bonnes œuvres et glorifient votre Père qui est aux cieux. » [Matthieu 5.16] C’est cela aussi à quoi saint Paul nous exhorte, disant : « Faites tout sans murmures ni questions, afin que soyez sans reproches et simples, enfants, dis-je, de Dieu, irrépréhensibles au milieu de la nation tortue [tordue, corrompue] et perverse, entre [parmi] lesquels luisez comme flambeaux au monde, qui portent au devant la parole de vie. » [Philippiens 2.14-16]
Tite : Ce bon Dieu nous veuille faire la grâce, et à tous ceux qui se glorifient du nom de Chrétien, de bien mettre en effet cette sainte doctrine[138].
Conclusion : Pierre Viret, un penseur biblique et créationnel
Comment conclure cette brève évocation de la vie, la pensée et l’action de Pierre Viret en tant que Réformateur dans le monde francophone du XVIe siècle ? Comment caractériser son bon sens toujours, à la fois, hautement spirituel et très terre à terre ? Comment lui fut-il possible de développer une analyse, à la fois si précise et si complète des problèmes spirituels, intellectuels, économiques et politiques de son époque, une analyse si exacte que ses écrits éclairent, aujourd’hui encore, avec la plus grande précision, les difficultés et les impasses dont souffre notre propre époque ? J’offrirai une réponse provisoire avec les suggestions suivantes :
- Viret considérait constamment tous les aspects de la réalité du point de vue de Dieu, telle qu’elle était révélée dans sa Parole écrite.
- Cette attitude, à la fois théonomique et présuppositionnelle, lui venait de sa perspective entièrement biblique, point de vue qui témoignait de son esprit éminemment catholique : il prenait en considération tous les aspects de la Parole de Dieu tout entière.
- En ceci, la pensée théologique de Viret différait profondément de celle du dualisme à tendance gnostique qui marque une grande partie de la pensée de l’Eglise chrétienne aujourd’hui. D’un côté, pour l’Eglise, une pensée théologique biblique – infidèle ou fidèle – peu importe ; de l’autre, pour la réalité créée, la pensée autonome de la science. La conséquence de ce dualisme, fruit de la révolution scientifique et philosophique du début du XVIIe siècle, fut, et le Rationalisme intellectuel, et l’Irrationalisme sentimental. Comme le disait le poète anglo-saxon Thomas S. Eliot, déjà avant la Première Guerre mondiale : « Ce n’est rien d’autre que la dissociation radicale entre l’intelligence et la sensibilité qui nous menace. » Cette révolution culturelle, qui tire son origine des spéculations logiques et mathématiques des philosophes nominalistes de la fin du Moyen Age[139], fut imposée à toute notre civilisation, d’un côté par le subjectivisme de Descartes et, de l’autre, par l’exclusion de la cause finale (Dieu) et de la cause formelle (le sens biblique et créationnel de la réalité) de la méthodologie même des sciences nouvelles et des techniques qui en découlent. Ce n’est rien d’autre que la prétention à l’objectivité de la science mathématique et expérimentale de Galilée[140]. Par ailleurs, le règne aujourd’hui universellement établi de la logique binaire nominaliste de Pierre de la Ramée (Petrus Ramus, philosophe français, 1515-1572[141]) eut pour effet inéluctable de mettre le Rationalisme à l’ordre du jour[142]. Cette tendance rationaliste fut introduite dans la tradition puritaine par des disciples de Pierre de la Ramée, enthousiasmés par la découverte de cette logique simplificatrice binaire, ceci en opposition à la logique plus complexe d’Aristote, alors encore en vigueur dans toutes les Universités d’Europe. Cette logique aristotélicienne, qui avait largement prévalu jusqu’alors dans la pensée orthodoxe et catholique de l’Eglise chrétienne (cela même chez les Réformés), est la logique qui est celle du sens commun que l’on retrouve autant dans l’ordre créé que dans la Bible elle-même. Parmi ces innovateurs (Descartes, Bacon et Galilée ne firent que suivre les traces du nominalisme ramiste, et plus loin dans le passé, la révolution occamiste du XIVe siècle), nous retrouvons des théologiens de tradition calviniste et puritaine[143] de l’envergure des Andrew Melville[144] (Ecosse), William Ames[145] (les Pays-Bas et la Nouvelle-Angleterre), William Perkins[146] (Angleterre) et Johann Heinrich Alsted[147] (Allemagne). L’introduction d’une telle logique simplifiée dans les Académies réformées fut vigoureusement contestée par Théodore de Bèze à Genève, par Heinrich Bullinger à Zurich et, plus tard, par Ghisbertus Voetius[148] aux Pays-Bas. Elle fut ignorée en Angleterre par John Owen – le plus éminent des Puritains – ainsi que par le grand théologien genevois François Turrettini et son successeur, Bénédict Pictet, le dernier théologien réformé, aux convictions confessionnelles, de la Genève du XVIIIe siècle. Dans cette lignée anti-ramiste se situent aussi, pendant la première moitié du XXe siècle, le théologien néerlandais Herman Bavinck et son compatriote le philosophe Herman Dooyeweerd, ainsi que les théologiens français Auguste Lecerf, Pierre Marcel et Pierre Courthial. Cette simplification théologique et philosophique, nominaliste et ramusienne, était évidemment totalement étrangère à la pensée, tout à la fois limpide et cohérente, de Pierre Viret.
- Viret avait compris que l’ordre diversifié et complexe que révèle la lecture des Saintes Ecritures est du même ordre que celui que l’on peut découvrir à la fois dans l’univers créé par l’Auteur des Ecritures et dans la direction providentielle que manifeste l’alliance divine agissant dans l’histoire de l’Eglise et du monde. Cette préoccupation que l’on découvre constamment chez Viret de vouloir tenir ensemble, d’une manière soigneusement équilibrée, la totalité de la Révélation scripturaire ainsi que tous les aspects si divers de l’ordre créé, donne à son langage théologique un équilibre et une modération d’une saveur presque patristique[149].
- Il n’opposa donc pas, mais bien plutôt distingua, la nature et la grâce, la révélation générale et spéciale. Car, dans la pensée de Viret, tant la création que la rédemption étaient issues du même Dieu Unique, Père, Fils et Saint-Esprit. Une telle théologie l’amena à considérer tous les aspects de la réalité, même aujourd’hui déformée par le péché, comme autant de témoignages de la bonté de l’ordre créé ; pour Viret, cet ordre maintenant « difformé », pouvait non seulement être illuminé par la révélation surnaturelle divine, mais finalement restauré, « reformé » en Jésus-Christ, par la grâce souveraine, toute-puissante et bienveillante du Dieu Créateur, Sustenteur et Rédempteur, Père, Fils et Saint-Esprit.
- Ainsi, pour parler à ses contemporains de Dieu et de ses décrets justes et pleins de miséricorde, Viret ne se limitait pas simplement à une exposition fidèle des Ecritures (pour lui ces écrits divins constituaient une norme absolue), mais il cherchait, dans sa prédication et dans ses écrits, à utiliser tous les aspects de la réalité, tant créée que providentielle. Il considérait, en conséquence, chaque aspect de l’activité culturelle des hommes comme constituant un tremplin à partir duquel la prédication de l’Evangile pouvait toucher le cœur et l’intelligence de ses auditeurs. Il faisait ainsi feu de tout bois. Il utilisait les proverbes populaires, la philosophie, la poésie, les annales historiques, l’analyse économique et la description des détails de l’anatomie humaine et animale. Rien ne se trouvait donc étranger à sa pensée chrétienne. Il a vécu avant l’élimination par la science moderne des causes finales et formelles de la pensée de notre culture. Pour Viret, toute chose avait son sens et sa fin en Dieu et était ordonnée et soutenue par lui, ceci même après la chute. Pour Viret, toutes choses pouvaient être amenées à parler de Dieu, pour autant qu’elles aient été perçues, selon leur nature propre, à la lumière de la Parole inspirée et infaillible de Dieu. C’est ainsi que, fondée sur son présuppositionnalisme biblique, il pouvait faire un usage évidentialiste de chaque fait présent dans l’ordre créé pour parler de Dieu et de l’ordonnance immuable donnée par le Créateur à tous les aspects de la création.
- Ainsi, pour reprendre un vocabulaire qui lui était étranger, Viret était dans sa pensée apologétique et dans sa prédication de l’Evangile à la fois pleinement « présuppositionnaliste » et entièrement « évidentialiste ». Il chercha ainsi à amener toutes les pensées désordonnées et déformées des hommes captives à l’obéissance de Jésus-Christ[150]. Une telle catholicité – la totalité de l’Ecriture éclairant la totalité de la réalité créée et providentielle – était certainement la source du succès immense que connurent ses prédications. Il pouvait ainsi atteindre toutes les préoccupations de ses contemporains dans le langage familier de dialogues qu’ils pouvaient aisément saisir.
- Pour ne prendre qu’un exemple, la pensée économique de Viret était à la fois théologique et morale, historique et sociologique, structurelle et humaine. Il pouvait de cette façon percevoir et exprimer la mécanique des réalités économiques et, en même temps, rapporter ces réalités structurelles aux responsabilités immédiates et à long terme (ceci tant en bien qu’en mal) des agents économiques humains. Ces agents humains du processus économique étaient présentés comme agissant en tant qu’instruments moralement responsables, capables de produire un bon ou un mauvais fruit, ou travailler à la corruption ou au développement productif de l’ordre social. Viret aurait considéré, autant la « main invisible » d’Adam Smith que les « lois de fer de la science économique » de Karl Marx comme des réalités purement imaginaires, car ces deux conceptions ignoraient l’impact proprement économique des actions morales (ou immorales) des agents humains moralement responsables, car créés à l’image de Dieu. La vie économique pour Viret était placée sous la souveraine autorité de Dieu qui avait, dès le commencement, fait alliance avec sa création, donc aussi avec le monde économique des hommes.
- Pour terminer, il nous faut reconnaître que cette réflexion pleinement catholique (tota Scriptura), inspirée théologiquement de part en part et appliquée par Pierre Viret à tous les domaines de la pensée humaine, provient non seulement de ses préoccupations bibliques, mais aussi du fait que sa pensée était ouverte à tous les aspects de l’ordre créé et providentiel. En ceci, sa pensée se trouvait en opposition complète au dualisme de ce rationalisme binaire qui s’est graduellement emparé de l’intelligence occidentale depuis la révolution occamiste du XIVe siècle pour s’épanouir pleinement avec la naissance de la science moderne au début du XVIIe siècle. La victoire totale de cette pensée simplificatrice, anticréationnelle et antibiblique – pensée par-dessus tout mortellement hostile à toute transcendance véritable – a été le malheur de notre civilisation, pire encore, elle est la source principale de la destruction de toute compréhension véritable de l’ordre créé. Elle conduisit également, dans cette culture que l’on pourrait appeler, avec quelque ironie, la « civilisation moderne », à cette difficulté extrême qu’éprouve l’Eglise de Dieu à élaborer une théologie véritablement biblique – rédemptrice et créationnelle – cela dans toute la magnificence de la foi pleinement orthodoxe, apostolique et catholique.
- Il est, à mon humble avis, grand temps que l’Eglise de Dieu (et, par son enseignement, nos nations elles-mêmes) en revienne à entendre ce que Pierre Viret peut nous dire, aujourd’hui encore, sur les desseins immuables, bienveillants, miséricordieux et justes du Dieu trois fois Saint concernant la condition présente si navrante des hommes et du monde que nous continuons à détruire.
C’est ainsi que Simon Goulart, successeur de Théodore de Bèze comme Modérateur de la Compagnie des Pasteurs de l’Eglise de Genève, traduisit en français les vers latins que son collègue avait consacrés au souvenir de son vieil ami et compagnon d’armes, Pierre Viret.
Le trépied d’élite
Calvin fut admiré de l’Eglise française,
Pour son savoir exquis tout autre surpassant.
Elle admira Farel sa forte voix haussant,
Dessus tout autre voix qui la tance et l’apaise.
Ravie elle est liée à la diserte bouche
De l’éloquent Viret. France, si le savoir,
Le zèle, le parler de ces témoins te touche,
Et te rejoint à Dieu, tu peux salut avoir ;
Sinon, de ta ruine approche jà le terme,
Etant de ces trois-ci le témoignage ferme.
* *
Pierre Viret
Voyant ce corps battu de langueur, de poison,
De plaies, de travaux, de veilles, d’abstinence,
La vertu[151] du Seigneur j’adore en grand silence,
Et sous ses hauts secrets je range ma raison.
Lisant les beaux écrits que dans cette prison,
Viret, tu as dressés, témoins de ta science,
De ton vif jugement, et de ta conscience,
Vraiment je vois que Dieu habite en sa maison.
Je connais que mon Christ a soin de son Eglise,
Quand en ce feu mi-mort si grand flamme il attise,
De tant d’hommes les cœurs échauffant, éclairant.
Si le fol, rejetant les sacrés-saints oracles,
Nous demande aujourd’hui quelques nouveaux miracles,
Viret lui en fournit et vivant, et mourant[152].
Annexes
Brève note sur la théonomie et les trois aspects de la Loi
Il existe évidemment divers types de pensée « théonomique ». J’écrivais récemment à un ami pasteur réformé confessant ce qui suit :
Pour ce qui concerne ma lecture du Décalogue, je me base sur les principes suivants dans mes prédications détaillées consacrées aux Dix Commandements.
- Les Dix Paroles données à Moïse par Jésus-Christ au Mont Sinaï peuvent être considérées comme constituant les premiers principes de toute pensée éthique, tout comme les premiers chapitres de la Genèse contiennent les premiers principes de la métaphysique, de l’ontologie et de l’épistémologie.
- Ces principes éthiques existaient bien avant leur première formulation explicite au Mont Sinaï et sont l’expression de ce qui se trouve au cœur du caractère juste et saint de Dieu et, par conséquent, de la loi naturelle (créationnelle), exprimant l’ordre de la création.
- Ils doivent toujours être compris en fonction de l’application casuistique détaillée du Décalogue contenue dans la Torah.
- Ils doivent être lus à la lumière de la littérature sapientiale biblique.
- Leur compréhension est rendue plus explicite par l’enseignement des Prophètes.
- Ils doivent être compris à la lumière de l’enseignement de Jésus-Christ (leur Auteur) tel que nous le trouvons dans les évangiles.
- Enfin, il faut soigneusement considérer l’enseignement des Apôtres pour avoir une compréhension correcte du Décalogue.
Cette manière de procéder conduit à une compréhension très précise des exigences de la Loi de Dieu et nous donne une grande clarté quant à leur application présente ainsi qu’à leur application en tous lieux et de tout temps.
En conclusion, les Dix paroles ou Décalogue doivent être lues : a) dans la lumière précise de l’application casuistique des lois bibliques ; b) comme devant être appliquées aux cas particuliers avec sagesse ; c) comme devant être comprises à la lumière plus complète des enseignements de la Nouvelle Alliance ; d) en harmonie avec l’ordre naturel, l’ordre créationnel.
A un professeur de théologie aux convictions réformées confessantes j’écrivais aussi récemment au sujet de la distinction thomiste et calviniste classique entre loi morale, loi cérémonielle et loi judiciaire ce qui suit :
Mes questions demeurent :
- Quelle justification véritablement biblique trouvons-nous pour la triple distinction Thomiste-Calviniste entre les lois morales, cérémonielles et judiciaires ?
- Si la distinction entre la loi morale/judiciaire et la loi cérémonielle est parfaitement bien attestée dans le Nouveau Testament, où trouvons-nous dans la Bible – en dehors de Deutéronome 6.1, texte qui ne prouve rien – la triple distinction défendue par Thomas d’Aquin et Jean Calvin ?
- Comment distinguer la loi morale de la loi judiciaire ? Prenez le neuvième commandement que j’étudie présentement et sur lequel je prêche régulièrement. Est-ce une loi judiciaire ou morale ? Il a certainement la forme d’une loi judiciaire, traitant comme il le fait du faux témoignage devant un tribunal. Mais ses applications morales n’en sont pas moins, elles aussi, évidentes. Comme cela est très courant dans le Décalogue, les Dix Paroles semblent en général commencer par formuler l’interdiction du crime le plus radical – cas éminemment juridique -, répréhension qui couvre sous son autorité toute infraction semblable placée sous cette interdiction.
- Je ferai ici un pas supplémentaire : les Dix Commandements (à l’exception sans doute du dixième qui traite des motivations de celui qui commet l’infraction) ne sont-ils pas tous des ordres simultanément judiciaires, moraux et théologiques. Le sixième commandement, par exemple, n’ordonne pas simplement : « Tu ne tueras pas », interdiction essentiellement morale, mais prend une forme proprement judiciaire en décrétant : « Tu ne commettras pas de meurtre. »
- La distinction entre « loi morale » et « loi judiciaire » substitue un homme imaginaire à l’homme réel, car il s’agirait, en ce cas, d’un homme qui ne serait pas à la fois individu et « animal politique », c’est-à-dire un être personnel et social. Tout notre comportement moral (je ne parle pas ici de nos motivations qui relèvent de notre cœur pécheur, un véritable abîme) se rapporte inévitablement à autrui : ou à Dieu ou à notre prochain. Il a donc un caractère social.
- La bonne problématique n’est donc pas d’opposer le moral au judiciaire (selon un mode de penser binaire), mais de se demander : quelles étaient les lois bibliques – à la fois nécessairement morales et judicaires – qui s’appliquaient spécifiquement à l’Israël de l’Ancien Testament et quelles sont celles qui ont une valeur universelle, relevant de ce qu’on appelle l’« équité générale » ou « loi naturelle ». Formulé autrement, on peut se poser la question : existe-t-il des lois morales/judiciaires dans la Torah, spécifiques à l’Israël biblique ? Voici la question qui me semble ici être la seule pertinente. Nous devons constater que même le quatrième commandement, relatif au Sabbat, n’est pas retenu comme tel dans la Nouvelle Alliance. La célébration du dernier jour de l’ancienne création – le samedi – passe avec la Nouvelle Alliance, à celle du premier jour de la nouvelle – le dimanche, dans un sens, comme l’indique Hilaire de Poitiers, le huitième jour de la semaine divine. Quelles sont alors les lois morales/judiciaires de la Torah qui perdurent pour la vie de l’individu, de la société et de l’Eglise ? Les lois spécifiques exclusives à l’Israël biblique se situent, en effet, sur le même plan que ses lois cérémonielles. L’abrogation de ces diverses lois, maintenant caduques, provient de l’accomplissement définitif – la clôture de l’alliance historique de Dieu avec la nation d’Israël – de ce qui concerne spécifiquement la participation de cette nation à la venue du salut dans le monde au moyen de l’Incarnation du Seigneur Jésus-Christ. Nous ne pouvons pas, par ailleurs, correctement comprendre le sens exact des Dix Paroles données au Sinaï sans les placer dans le contexte complet de leur explication biblique. Cette exégèse normative inspirée se trouve dans l’application casuistique du Décalogue contenue dans le Pentateuque. Il faut également lire les Dix Paroles du Sinaï – comme je le démontre dans les sept règles herméneutiques formulées ci-dessus – à la lumière de toute l’Ecriture ainsi que dans l’éclairage de l’ordre créationnel (ou naturel) dont nous trouvons les principes dans les premiers chapitres de la Genèse. Ajoutons, enfin, que la loi biblique est, par bien des côtés, plus proche du caractère jurisprudentiel inductif du droit coutumier que de celui élaboré par un mode de pensée scotiste-rationaliste déductif – celui du droit moderne – qui ne fait qu’élaborer logiquement les codes de lois à partir de principes juridiques premiers établis a priori et souvent de manière subjective parfaitement arbitraire.
- Finalement, toutes ces lois, qu’elles soient valables présentement ou non, font intégralement partie de la Parole de Dieu, Parole portant le sceau d’une inspiration divine infaillible et sont, en conséquence, remplies d’un sens venant de Dieu lui-même. Quel est donc leur sens ? Plus je les étudie, plus j’en viens à me rendre compte de leur sagesse, non seulement sur les plans moraux, sociaux et judiciaires, mais également sur les plans spirituels et cosmologiques. Il ne semble pas, par ailleurs, que la formulation précise que l’on trouve au sujet de ces trois ordres de la loi dans l’enseignement de Thomas d’Aquin et de Jean Calvin – ceci malgré la grande attention qu’ils portent au détail de la Loi de Dieu – ne rende compte des données bibliques. Par ailleurs elles n’ont guère encouragé les théologiens calvinistes et thomistes à approfondir le sens exact des divers aspects de la Loi divine. Cependant des hommes de Dieu, tels Jean Chrysostome, Thomas d’Aquin, Pierre Viret, Jean Calvin, Heinrich Bullinger, Lancelot Andrewes, Thomas Watson, Bénédict Pictet, Friedrich-Julius Stahl, Cornelius Van Til, Rousas John Rushdoony, Greg Bahnsen, Gary North et Pierre Courthial, ainsi que bien d’autres figures de second plan, nous ont rendu un immense service en sondant le sens de tous les aspects de la Loi de Dieu, qu’elle soit morale, judiciaire ou cérémonielle.
Pour conclure, disons ceci. L’on peut, dans une certaine mesure, justifier sur le plan de la théologie systématique la triple distinction que l’on trouve chez Thomas d’Aquin, Jean Calvin et dans la Confession de Westminster, entre la Loi morale (valable en tout temps et en tous lieux), la Loi judiciaire (étroitement unie à la loi morale mais, dans sa formulation, sujette à certaines variations de lieux et de temps) et la loi cérémonielle d’Israël (abrogée, car ayant parfaitement atteint son but dans l’œuvre de Jésus-Christ). Il n’est cependant pas possible d’identifier de manière absolument stricte ces deux premières catégories de lois aux données bibliques : loi morale, au Décalogue ; loi judiciaire aux lois casuistiques de la Torah. C’est ici que nous devons distinguer, mais non opposer, théologie biblique et théologie systématique.
Lausanne, novembre 2010
Bibliographie sommaire des œuvres de Pierre Viret
par ordre alphabétique des titres
– Admonition et consolation aux fidèles qui délibèrent de sortir d’entre les papistes pour éviter idolâtrie ; contre les tentations qui leur peuvent advenir et les dangers auxquels ils peuvent tomber en leur issue, Genève, 1547, 110 p.
– Bref sommaire de la doctrine chrétienne, Genève, 1561, 42 p. Diverses éditions.
– De la communication de fidèles qui connaissent la vérité de l’Evangile, aux cérémonies des papistes et principalement à leurs baptêmes, mariages, messes, funérailles et obsèques pour les trépassés, Genève, 1547, 204 p.
– De la providence divine, touchant tous les états du monde et tous les biens et tous les maux qu’y peuvent advenir, et adviennent ordinairement par la volonté et le juste jugement de Dieu, Lyon, 1564, 803 p. Troisième tome de l’Instruction chrétienne en la Loi et l’Evangile.
– De la source et de la différence et convenance de la vieille et nouvelle idolâtrie ; et des vraies et fausses images et reliques et du seul vrai Médiateur, Genève, 1551, 245 p.
– De l’autorité et perfection de la doctrine des saintes Ecritures et du ministère d’icelles et des vrais et faux pasteurs et de leurs disciples et des marques pour connaître et discerner tant les uns que les autres, Lyon, 1564, 299 p. Premier tome d’une trilogie sur l’Eglise.
– De la vertu et usage du ministère de la parole de Dieu et des sacrements dépendant d’icelle, Genève, 1548, 758 p.
– De la vraie et fausse religion ; touchant les vœux et les serments licites et illicites ; et notamment touchant les vœux de perpétuelle continence et les vœux d’anathème et exécration et des sacrifices faits à Moloch, Genève, 1560, 864 p.
– De l’état, de la conférence, de l’autorité, puissance, prescription et succession tant de la vraie que de la fausse Eglise depuis le commencement du monde ; et des ministres d’icelles et de leurs vocations et degrés, Lyon, 1565, 927 p. Troisième tome d’une trilogie sur l’Eglise.
– De l’institution des heures canoniques et des temps déterminés aux prières des chrétiens, sans lieu, 1564, 91 p.
– Des actes des apôtres de Jésus-Christ et des apostats de l’Eglise et des successeurs tant des uns que des autres, Genève, 1559, 971 p. Ouvrage majeur sur l’histoire de l’Eglise.
– Des clefs de l’Eglise et de l’administration de la Parole de Dieu et des sacrements ; selon l’usage de l’Eglise romaine ; et de la transsubstantiation et de la vérité du corps de Jésus-Christ et de la vraie communion d’icelui, Genève, 1564, 380 p. Deuxième tome d’une trilogie sur l’Eglise.
– Des principaux points qui sont aujourd’hui en différend touchant la sainte Cène de Jésus-Christ, Lyon, 1565, 319 p.
– Dialogue du combat des hommes contre leur propre salut et contre le devoir et le besoin qu’ils ont de s’en enquérir par la Parole de Dieu, Genève, 1561, 552 p.
– Dialogue du désordre qui est à présent au monde et des causes d’icelui et du moyen d’y remédier, Genève, 1545, 1010 p.
– Disputations chrétiennes en matière de devis divisées par dialogues. Avec une épître de Jean Calvin, Genève, 1544, 3 volumes, 999 p.
– Du devoir et du besoin qu’ont les hommes à s’enquérir de la volonté de Dieu par sa Parole et de l’attente et finale résolution du vrai concile, Genève, 1551, 218 p.
– Du vrai ministère de la vraie Eglise de Jésus-Christ et des vrais sacrements d’icelle et des faux sacrements de l’Eglise de l’Antéchrist et des additions ajoutées par les hommes au sacrement du baptême, Genève, 1560, 514 p.
– Du vrai usage de la croix de Jésus-Christ et de l’abus et de l’idolâtrie commise autour d’icelle et de l’autorité de la parole de Dieu et des traditions humaines, Genève, 1560, 254 p.
– Du vrai usage de la salutation faite par l’ange à la Vierge Marie et de la source des chapelets et de la manière de prier par compte et de l’abus qui y est et de la vraie manière par laquelle la vierge Marie peut être honorée ou déshonorée, Genève, 1561, 174 p, Lausanne, L’Age, 176 p, 2008.
– Epître consolatoire envoyée aux fidèles qui souffrent persécution pour le nom de Jésus et vérité évangélique, Genève, 1541, 30 p.
– Epître envoyée aux fidèles conversants entre les chrétiens papistiques pour leur remonstrer comment ils se doivent garder d’être souillés et pollus par leurs superstitions et idolâtries et de déshonorer Jésus-Christ par icelles, Genève, 1543, 138 p.
– Epîtres aux fidèles pour les instruire et les admonester et exhorter touchant leur office et pour les consoler en leurs tribulations, Genève, 1559, 319 p.
– Exposition de l’oraison de notre Seigneur Jésus-Christ, Genève, 1558.
– Exposition familière de l’oraison de notre Seigneur Jésus-Christ et des choses dignes de considérer sur icelle, Genève, 1548, 615 p.
– Exposition familière des principaux points du Catéchisme et de la doctrine chrétienne, Genève, 1561, 429 p.
– Exposition familière sur les dix Commandements de la Loi, Genève, 1544.
– Exposition familière sur le symbole des apôtres contenant les articles de la foi et un sommaire de la religion chrétienne, Genève, 1544.
– Exposition familière sur le symbole des apôtres contenant les articles de la foi et un sommaire de la religion chrétienne, Genève, 1560, 543 p.
– Familière et ample instruction en la doctrine chrétienne et principalement touchant la divine providence et prédestination, Genève, 1559, 960 p.
– Instruction chrétienne en la doctrine de la Loi et de l’Evangile et en la vraie philosophie et théologie tant naturelle que surnaturelle des chrétiens, Vol. I, Brefs et divers sommaires et catéchismes de la doctrine chrétienne ; et instruction contre les empêchements que les hommes donnent à leur propre salut ; adjoint une ample explication de la loi, Genève, 1564, 674 p.
– Instruction chrétienne en la doctrine de la Loi et de l’Evangile et en la vraie philosophie et théologie tant naturelle que surnaturelle des chrétiens, Vol. II, Exposition de la doctrine de la foi chrétienne touchant la vraie connaissance et le vrai service de Dieu, Genève, 1564, 903 p.
– La nécromance papale, Genève, 1553, 197 p.
– La physique papale, Genève, 1552, 464 p.
– Le manuel, ou instruction des curés et vicaires de l’Eglise romaine, Lyon 1564, 216 p.
– Le monde à l’empire et le monde démoniacle, fait par dialogues, Genève, 1561, 373 p.
– Le requiescant in pace de purgatoire, Genève, 1552, 150 p.
– Les cautèles, canon et cérémonies de la messe, Lyon, 1564, 198 p.
– L’intérim fait par dialogues, Lyon, 1565, 461 pages. Berne, Peter Lang, 1985, 365 p.
– L’office des morts, Genève, 1552, 417 p.
– Métamorphose chrétienne, faite par dialogues, Genève, 1561, 558 pages.
– Quatre sermons français sur Esaïe 65, Lausanne, 1961, 108 .
– Remontrances aux fidèles qui conversent entre les papistes et principalement ceux qui sont en cour touchant les moyens qu’ils doivent tenir en leur vocation à l’exemple des anciens serviteurs de Dieu sans contrevenir à leur devoir ni envers Dieu, ni envers leur prochain et sans se mettre témérairement en danger et donner par leur témérité et par leur coulpe occasion à leurs adversaires de les mal traiter, Genève, 1559, 350 p.
– Réponse aux questions proposées par Jean Ropitel, Genève, 1565, 191 p.
– Sommaire des principaux points de la foi et religion chrétienne et des abus et erreurs contraires à iceux, Genève, 1561, 63 p.
– Traités divers pour l’instruction des fidèles qui résident et conversent ès lieux et pays esquels il ne leur est permis de vivre en la pureté et liberté de l’Evangile, Genève, 1559, 856 p.
Biographie de l’auteur
Jean-Marc Berthoud est né en 1939 en Afrique du Sud de parents missionnaires et il vit à Lausanne, en Suisse. Il est marié à Rose-Marie Berthoud-Monot, père de cinq enfants et grand-père de six petits-enfants.
Il a travaillé comme professeur, jardinier (cinq ans), porteur de valises à la gare de Lausanne (dix ans) et manutentionnaire à la poste centrale de Lausanne (vingt-trois ans). Il possède les titres universitaires de Bachelor of Arts et Bachelor of Arts with Honours en histoire et littérature anglaise de l’Université de Witwatersrand à Johannesburg en République sud-africaine. De 1960 à 1964, il a poursuivi des recherches en histoire coloniale – sur le premier génocide moderne (cinq millions de morts) dans le bassin du Congo entre 1880 et 1914 – à la Sorbonne et à l’Université de Londres.
Il est le rédacteur de la revue Résister et Construire et des dossiers Documentation chrétienne ; président de l’Association vaudoise de parents chrétiens et de l’Association Création, Bible et Science ; membre du comité organisateur des Rencontres Bible et Monde ; directeur d’une collection de livres, Messages, pour les Editions L’Age d’Homme à Lausanne, où il dirige une librairie chrétienne, La Proue.
Il est l’auteur de nombreux articles et de plusieurs livres édités par L’Age d’Homme, entre autres :
Une religion sans Dieu. Les droits de l’homme contre l’Evangile
Calvin et la France. Genève et le déploiement de la Réforme au XVIe siècle ; Des Actes de l’Eglise. Le christianisme en Suisse romande
Apologie pour la Loi de Dieu
L’école et la famille contre l’utopie
L’Alliance de Dieu
Création, Bible et Science. Les fondements de la métaphysique, l’œuvre créatrice divine et l’ordre cosmique
Le règne terrestre de Dieu. Du Gouvernement de Notre Seigneur Jésus-Christ : Politique, Nations, Histoire et Foi chrétienne
Plusieurs autres ouvrages sont en préparation, dont :
L’alliance de Dieu à travers la Bible. Théologie biblique
Commentaire sur Ezéchiel. Volume I, Chapitres 1 à 24
Commentaire biblique et pratique sur les Dix Commandements
Il a aussi édité une série d’articles sur le phénomène révolutionnaire,
Révolution et christianisme. Une appréciation chrétienne de la Révolution française
et un recueil d’études consacrées à Jean Calvin :
L’Actualité de Jean Calvin 1509-2009.
En collaboration avec d’autres, il travaille actuellement à la première réédition depuis le XVIe siècle des Œuvres du grand Réformateur suisse romand, Pierre Viret.
Remerciements
Cet ouvrage n’aurait pu voir le jour sans le concours de nombreuses personnes. Je désire ici remercier :
– La vaillante équipe de dactylographes bénévoles qui, réunie d’abord à la Librairie La Proue, a permis la réédition des deux premiers volumes de l’Instruction chrétienne en la Loi et l’Evangile de Pierre Viret : Pierre Benoit, Marie-Madeleine Berthoud, Micaël Berthoud, Rose-Marie Berthoud, Thierry Comte, Marie-Paule Fortin, Eric Keller, Silvana Lippuner, Denis Ramelet ainsi que plusieurs personnes ayant demandé à rester anonymes.
– Blaise Jacot, Samuel Troilo, Slobodan Despot et Sébastien Rial qui ont assuré la mise en pages des deux premiers volumes de l’Instruction chrétienne.
– Daniel Bovet, président de l’Association Pierre Viret, le comité et les membres de cette association pour leur appui indéfectible à ce travail de réédition des Œuvres de Pierre Viret, ainsi que tous les généreux donateurs qu’ils ont su susciter.
– Dominique Troilo, pour son aide de grand connaisseur de l’œuvre de Pierre Viret.
– Ruxandra Vulcan, pour l’encouragement par ses travaux sur les dialogues de Pierre Viret.
– Vladimir Dimitrijévic et les Editions L’Age d’Homme qui ont, avec une vision éditoriale exemplaire, assumé la charge d’une telle réédition.
– Arthur-Louis Hofer, le maître d’œuvre savant et infatigable de cette réédition.
– Tom Ertl, qui a mis sur pied l’organisation sœur, l’Association Pierre Viret aux Etats-Unis et tous ses collaborateurs, qui ont rendu possible la publication de la première mouture anglaise de notre petit travail.
– Les organisations et les publications à Lausanne, en Angleterre, en Espagne et aux Etats-Unis qui ont accueilli mes divers travaux sur Pierre Viret depuis maintenant près de vingt ans.
– Les lecteurs et correcteurs de ce présent ouvrage, Rose-Marie Berthoud, Jean-Philippe Fenand, Valérie Berthoud. Les erreurs qui peuvent subsister sont évidemment les miennes !
– Enfin, je rends un hommage particulier à mon épouse, Rose-Marie, qui est pour moi un encouragement constant, bienveillant, vigilant et fidèle, aide que Dieu m’a donnée pour l’accomplissement de tous mes travaux.
Jean-Marc Berthoud
Lausanne, le 15 décembre 2010
Table des matières
Préface
I. Aperçu de la vie de Pierre Viret
II. La place de Pierre Viret dans la Réforme
III. Pierre Viret éthicien
IV. Pierre Viret apologète
V. Pierre Viret économiste
VI. Pierre Viret philosophe chrétien
Conclusion Pierre Viret : un penseur biblique et créationnel
Annexe Brève note sur la théonomie et les trois aspects de la Loi
Appendice Bibliographie sommaire des œuvres de Pierre Viret
Biographie de l’auteur
Remerciements
Table des matières
Notes
[1] Ce livre est le développement de l’ouvrage de Jean-Marc Berthoud Pierre Viret. A Forgotten Giant of the Reformation. The Apologetics, Ethics and Economics of the Bible, publié en 2010 par Zurich Publishing, à Tallahassee en Floride. Une partie de ce texte fut présentée sous forme d’exposé à la Conférence de Westminster à Londres, en décembre 1995, et a été d’abord publiée sous le titre, « Pierre Viret : The Apologetics and Ethics of the Reformation », dans les actes de cette conférence, Adorning the Doctrine, Mirfield, 1996, 28-57.
[2] Un projet est en cours qui prévoit une nouvelle édition de l’œuvre de Pierre Viret, ceci pour la première fois depuis le XVIe siècle. Les premiers deux volumes de son Instruction Chrétienne en la Loi et l’Evangile sont sortis de presse aux Editions de L’Age d’Homme en 2004 et 2009.
Aucune biographie vraiment nouvelle de Pierre Viret n’est disponible. La plus récente est en néerlandais : D. Nauta, Pierre Viret (1511-1571). Medestander van Calvijn. In leven en werk geschetst, Kampen, Uitgeverij de Groot Goudriaan, 1988, 123 p. Voyez les ouvrages suivants : A. Ruchat, Histoire de la Réformation de la Suisse, 7 volumes, Nyon, Giral-Prélaz, 1838 ; J.-H. Merle d’Aubigné, Histoire de la Réformation en Europe au temps de Calvin, 7 volumes, Paris, Calmann Lévy, 1877 ; C. Chenevière, Farel, Froment, Viret, Réformateurs religieux au XVIe siècle, Genève, Ch. Gruaz, 1835, 324 p. ; J. Cart, Pierre Viret le Réformateur vaudois. Biographie populaire, Lausanne, Meyer, 1864, 325 p. ; P. Godet, Pierre Viret, Payot, Lausanne, 1892, 159 p. ; J. Barnaud, Pierre Viret, sa vie et son œuvre, Saint-Amans, G. Carayol, 1911, 703 p. ; H. Vuilleumier, Notre Pierre Viret, Lausanne, Librairie Payot, 1912, 264 p. ; J.-M. Berthoud, Pierre Viret. A Forgotten Giant of the Reformation. The Apologetics, Ethics, and Economics of the Bible, Tallahassee, Zurich Publishing, 2010, 98 p. ; « Pierre Viret et le refus de l’Eglise de plier devant la puissance de l’Etat », in Des actes de l’Eglise, Lausanne, L’Age d’Homme, 1993, 45-58 ; « Pierre Viret : The Apologetics and Ethics of the Reformation », dans les actes de la Westminster Conférence 1995, Adorning the Doctrine, Mirfield, 1996, 28-57 ; « L’apologétique de Pierre Viret », Résister et Construire, N° 37-38 1996-1997 ; « Pierre Viret and the Sovereignty of the Word of God Over Every Aspect of Reality », dans Andrew Sandlin (Editeur), A Comprehensive Faith. An International Festschrift for Rousas John Rushdoony, San José, Friends of Chalcedon, 1996, 93-106 ; « Pierre Viret and a Reasonable Economy », Christianity and Society, Taunton, Winter 2009.
[3] P. Godet, Pierre Viret, 20-21, citant Pierre Viret, Disputations chrétiennes, 1544, 7 et 9.
[4] C. Schnetzler, H. Vuilleumier et A. Schroeder, Pierre Viret d’après lui-même, Lausanne, G. Bridel, 1911, 6-7, citant la Préface des Disputations chrétiennes, 1544, 9ss.
[5] H. Vuilleumier, Notre Pierre Viret, Lausanne, Payot, 1912, 262, citant la dédicace de l’ouvrage de Pierre Viret, Du vrai ministère de la vraie Eglise de Jésus-Christ, 1560.
[6] Il est à remarquer que l’esprit charitable qui animait Viret l’a amené, bien des années plus tard en France, à mettre sa propre vie en danger pour sauver d’une mort certaine un traître, prêtre catholique romain, qu’une foule de protestants enragés s’apprêtaient à lyncher.
[7] Pierre Viret d’après lui-même, 7-8.
[8] Ibid., 8, citant la Préface des Disputations chrétiennes, 1544.
[9] C. Gilliard, La Conquête du Pays de Vaud par les Bernois, Lausanne, Editions de La Concorde, 1935, 298 p.
[10] Pierre Viret, avec Guillaume Farel, joua un grand rôle dans la Dispute de Lausanne, où le jeune Jean Calvin – de deux ans plus âgé que lui et dont c’était la première apparition publique en tant que Réformateur – prit une place en retrait, sauf quand il s’est agi de défendre les Réformateurs de l’accusation d’ignorer les Pères. Ce fut d’ailleurs un des moments décisifs de cette Dispute. Voyez à ce sujet : A. Piaget, Les Actes de la Dispute de Lausanne, 1536, Neuchâtel, Secrétariat de l’Université, 1928, 552 p., et l’étude de G. Bavaud, La Dispute de Lausanne, 1536. Une étape dans l’évolution doctrinale des Réformateurs romands, Fribourg, Editions Universitaires, 1956, 214 p.
[11] Erastianisme : doctrine théologique et politique qui place l’Eglise résolument au-dessous de l’autorité de l’Etat. Voyez au sujet de ce conflit : M.W. Bruening, Calvinism’s First Battleground. Conflict and Reform in the Pays de Vaud, 1528-1559, Dordrecht, Springer, 2005, 286 p. Sur l’histoire religieuse et politique de cette période dans le Pays de Vaud l’ouvrage indispensable demeure le premier volume de l’étude classique monumentale de H. Vuilleumier, Histoire de l’Eglise réformée du Pays de Vaud sous le régime bernois, Lausanne, Editions La Concorde, 4 volumes, 1927-1933. Volume I, L’âge de la Réforme, 784 grandes pages. Pour une étude plus récente, voyez : M. Campiche, La Réforme en Pays de Vaud, 1528-1619, Lausanne, Editions de l’Aire, 1985, 344 p. Voyez également : C. Archinard, Histoire de l’Eglise du canton de Vaud depuis son origine jusqu’aux temps actuels, Lausanne, Lucien Vincent, 1881, 376 p. ; J.I. Good, History of the Swiss Reformed Church Since the Reformation, Philadelphia, Publication of the Sunday School Board of the Reformed Church in the United States, 1913, 504 p., et, récemment, B. Gordon, The Swiss Reformation, Manchester, Manchester University Press, 2002, 368 p.
[12] G. de Reynold, Le génie de Berne et l’âme de Fribourg, Lausanne, Payot, 1934, 174 p.
[13] M. Bruening, Calvinism’s First Battleground, 245-248.
[14] Voyez à ce sujet : J.-M. Berthoud, Calvin et la France. Genève et le déploiement de la Réforme au XVIe siècle, Lausanne, L’Age d’Homme, 1999, 123 p. Pour une évocation théâtrale, fidèle aux faits de l’histoire, de ce conflit voyez, R. Barilier, Viret banni. Drame historique en trois actes et sept tableaux, Lausanne, Cahiers de la Renaissance Vaudoise, 1970, 180 p.
[15] P. Viret, Préface, Instruction chrétienne en la Loi et l’Evangile, Lyon, 1564, lettre adressée à l’Eglise de Nîmes et signée par Pierre Viret à Lyon, le 7 décembre 1563. Cité dans Pierre Viret d’après lui-même, 19-21.
[16] Voyez quelques-uns des sermons qu’il y prononça à la cathédrale Saint-Pierre en remplacement de Jean Calvin, malade : Quatre sermons français sur Esaïe 65, Lausanne, Payot, 1961, 110 p.
[17] Sur certaines des discussions ecclésiastiques auxquelles Pierre Viret fut mêlé lors de ces synodes, voyez P. Denis et J. Rott, Jean Morély (ca. 1524-ca. 1594) et l’utopie d’une démocratie dans l’Eglise, Genève, Droz, 1993, 406 p.
[18] P. Chareyre, La construction d’un Etat protestant, le Béarn au XVIe siècle, Pau, CEPB, 2010.
[19] H. Vuilleumier, Notre Pierre Viret, 258-259.
[20] J. Barnaud, Pierre Viret, sa vie et son œuvre, 647.
[21] Ibid.
[22] Sur la théologie de Viret, la seule étude d’importance disponible est celle d’un théologien catholique romain : G. Bavaud, Le Réformateur Pierre Viret. Sa théologie, Genève, Labor et Fides, 1986, 361 p. Les nombreux articles de cet auteur consacrés à Pierre Viret devraient être rassemblés en un volume. Particulièrement intéressante est l’étude de R.D. Linder consacrée à la pensée politique de Viret : R.D. Linder, The Political Ideas of Pierre Viret, Genève, Droz, 1964, 217 p. Voyez également la dissertation d’O. Favre : La discipline ecclésiastique dans la théologie du Réformateur Pierre Viret, Aix-en-Provence, Faculté libre de théologie réformée, 1993, 142 p., ainsi que celle de M. Berthoud : « Le Monde à l’Empire » de Pierre Viret : une conception de l’histoire au XVIe siècle, Lausanne, Université de Lausanne, 1996, 92 p. ; D.-A. Troilo, Pierre Viret et l’anabaptisme : un Réformé face aux dissidents protestants, Lausanne, Association Pierre Viret, 2007, 293 p. Sur la pensée de Viret concernant l’économie et l’histoire, voyez le chapitre très éclairant (443-465) consacré au thème : « Le ‹Monde à l’Empire› de Pierre Viret », dans l’ouvrage de C.-G. Dubois : La conception de l’histoire en France au XVIe siècle (1560-1610), Paris, Nizet, 1977. Sur le style de Viret, voyez le chapitre consacré à « Pierre Viret » dans le premier volume d’A. Sayous, Etudes littéraires sur les écrivains français de la Réformation, Paris, Cherbulliez, 2 volumes, Volume I, 181-241. Voyez aussi sur les premiers dialogues de Viret : R. Vulcan, Savoir et rhétorique dans les dialogues français entre 1515 et 1550, Hambourg, LIT Verlag, 1996. Voyez aussi le numéro de la Revue de Théologie et de Philosophie (N° III, 1961) largement consacré au 450e anniversaire de la naissance de Pierre Viret ainsi que celui du Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français (N°144, octobre-décembre 1998) consacré, lui, tout entier à Pierre Viret.
[23] H. Meylan, « Une amitié au XVIe siècle : Farel, Viret, Calvin », dans Silhouettes du XVIe siècle, Lausanne, Editions de l’Eglise Nationale Vaudoise, 1943, 27-50.
[24] K. Crousaz, L’Académie de Lausanne entre Humanisme et Réforme (ca. 1537-1560), thèse de doctorat, Université de Lausanne, 2010, 550 p. Cet ouvrage, qui renouvelle toute la question, devrait paraître en 2011. Voyez aussi : H. Meylan, La Haute Ecole de Lausanne, 1537-1937, Lausanne, F. Rouge, 1937, 122 p. ; L. Junod et H. Meylan, L’Académie de Lausanne au XVIe siècle, Lausanne, Librairie de l’Université, 1947, 149 p. Pour l’Académie de Genève : C. Borgeaud, Histoire de l’Université de Genève. Tome I, L’Académie de Calvin 1559-1798, Genève, Georg, 1900, 664 grandes pages.
L’académie fondée par Pierre Viret, plus tard transformée en faculté de théologie, ferma ses portes en automne 2010 faute d’étudiants, pour être remplacée par un Institut de sciences des religions sans contenu spécifiquement chrétien et dont la tâche n’est plus celle de former des pasteurs.
[25] K. Crousaz, citant une lettre de Théodore de Bèze à Guillaume Farel, datant d’avril 1558, donne le chiffre de 700 étudiants dont 110 boursiers. K. Crousaz, L’Académie, 291.
[26] Sur Théodore de Bèze voyez la belle biographie d’A. Dufour, Théodore de Bèze, poète et théologien, Genève, Droz, 2006.
[27] H. Vuilleumier, Notre Pierre Viret, 142.
[28] J. Barnaud, Pierre Viret, sa vie et son œuvre, 539-540.
[29] M. Adam, Imagines et elogia praestantium aliquot theologorum, 119. Cité par J. Barnaud, Pierre Viret. Sa vie et son œuvre, 540.
[30] Une très petite partie de l’œuvre immense de Pierre Viret a été rééditée au XXe siècle. C. Schnetzler, H. Vuilleumier et A. Schroeder, Pierre Viret par lui-même, Lausanne, Georges Bridel, 1911, 342 p., anthologie ; J. Barnaud (éditeur), Quelques lettres inédites de Pierre Viret, Saint-Amans, G. Carayol, 1911, 156 p. ; Pierre Viret, Quatre sermons français sur Esaïe 65, Lausanne, Payot, 1961, 108 pages ; Deux dialogues. L’Alcumie du Purgatoire ; l’homme naturel, Lausanne, Bibliothèque romande, 1971, 200 p., extraits ; L’interim fait par dialogues, Berne, Peter Lang, 1985, 365 p. ; La cosmographie infernale, Paris, Editions de la Différence, 1991, 96 p., extraits.
[31] A Very Familiar and Fruitful Exposition of the XII Articles of the Christian Faith, 1548 ; The First Part of the Christian Instruction and General Sum of the Doctrine Contained in the Holy Scriptures, 1565 ; A Christian Instruction Containing the Law and the Gospel, 1573 ; Christian Disputations, 1579 ; A Faithful and Familiar Exposition upon the Prayer of our Lord Jesus-Christ, 1582 ; An Epistle to the Faithful, Necessary for all the Children of God, Especially in these Dangerous Days, 1582 ; The World Possessed with Devils, 1583 ; The School of Beasts, 1585.
[32] Il est intéressant de remarquer que les copies que j’utilise, tant de la Théologie morale de B. Pictet que du commentaire de Viret sur les Dix Commandements (dans le Tome I de l’édition de 1564 de son Instruction chrétienne en la Loi et l’Evangile) ont toutes deux appartenu au théologien et prédicateur calviniste genevois du XIXe siècle, C. Malan. M. Bruening projette de publier la correspondance française et latine de Pierre Viret (plus de 900 pages) pour marquer les cinq cents ans de la naissance du Réformateur. D. Troilo travaille à dresser une généalogie organique détaillée de tous les ouvrages de Pierre Viret, également à paraître en 2011.
[33] Voyez en appendice la liste des ouvrages de Pierre Viret classés par ordre alphabétique de titres : Bibliographie de l’œuvre de Pierre Viret.
[34] Voyez le poème satyrique et burlesque, Satyres chrétiennes de la cuisine papale, datant de 1559 et composé dans l’esprit de Rabelais et de Villon. Cet ouvrage anonyme a été attribué à Pierre Viret lors de sa réédition à Genève en 1857, puis aujourd’hui à Théodore de Bèze, mais fut sans doute une œuvre commune : T. de Bèze [et P. Viret ?], Satyres chrestiennes de la cuisine papale, Genève, Droz, 2005, 222 p.
[35] P. Viret, Disputations chrétiennes en matière de devis divisées par dialogues avec une épître de Jean Calvin, Genève, 1544, 3 volumes, 999 p., J. Calvin : « Aux lecteurs », texte reproduit dans : M. Berthoud, Le monde à l’empire de Pierre Viret : une conception de l’histoire au XVIe siècle, Annexe, 70-72.
[36] A. Sayous, Etudes littéraires sur les écrivains français de la Réformation, 2 volumes, Paris, Cherbuliez, 1854, Volume I, 240.
[37] Ibid., 237 et 238, citant Pierre Viret, Disputations chrétiennes, 34.
[38] Ibid., 238-239.
[39] Ibid., 240-241.
[40] Volume I, 674 pages; Volume II, 903 pages, Genève, 1564. Une partie d’un troisième volume projeté par Viret fut publiée à part sous le titre : De la providence divine, Lyon, 1565, 803 p.
[41] P. Courthial, « Rousas Rushdoony et sa théologie systématique », Résister et Construire, N° 36-37, Lausanne, 1996, disponible sur le site : http://www.calvinisme.ch/ en cherchant : « Résister et Construire ». Courthial commente : Rousas John Rushdoony, Systematic Theology, Vallecito, Ross House Books, 1994, 2 volumes.
Nous aimerions rajouter ici les remarques suivantes, tirées de l’introduction et de la conclusion de notre contribution consacrée à Pierre Viret dans le Festschrift sorti en 1996 à l’occasion du quatre-vingtième anniversaire de R.J. Rushdoony :
La vocation spécifique de Rousas J. Rushdoony et la place particulière qu’il occupe dans l’histoire de l’Eglise sont caractérisées par une vie entière de travail acharné consacrée à la tâche de rappeler le peuple de Dieu à une compréhension renouvelée de la signification, pour tous les domaines de la vie, de la révélation écrite, la Bible, et à exhorter l’Eglise à obéir à la totalité du conseil de Dieu, tant Loi qu’Evangile, Evangile que Loi. Cet appel persistant à la repentance et à la foi, à l’intelligence spirituelle et à l’obéissance engagée, a provoqué, comme on s’en doute, une grande opposition et un torrent de calomnies, ceci tant au sein des Églises qu’en dehors d’elles. Ceci est particulièrement vrai, malheureusement, de la part de plusieurs mouvements qui se nomment « réformés confessants » et qui adhèrent ouvertement aux mêmes valeurs théologiques que celles défendues par le Dr. Rushdoony. Un des aspects de cette opposition théologique et ecclésiastique à son enseignement et à son influence, a été exprimé dans le reproche qu’on lui fait d’être « original » ; d’enseigner des choses que l’Eglise n’a pas enseignées par le passé ; de fomenter la nouveauté par son insistance à affirmer que l’homme doit vivre selon la Parole de Dieu telle qu’elle s’exprime dans chaque mot de l’Ecriture. Une telle accusation ne peut être traitée à la légère ; en effet, dans l’Eglise de Dieu, le concept de nouveauté a toujours été très proche de celui d’hérésie, puisque notre vocation n’est autre que d’enseigner uniquement ce qui a toujours été enseigné, de tout temps, dans toutes les Eglises fidèles, ceci dans le but de maintenir la sainteté, l’unité, la catholicité et l’apostolicité de l’Eglise. Venant de divers milieux, certaines voix se sont élevées pour dire : « L’Eglise n’a jamais connu une telle détermination fanatique à chercher l’application de la Parole révélée de Dieu à tous les aspects de la réalité, à chaque détail de la vie des hommes. » J’essaierai, dans cette brève étude consacrée à cerner la contribution à l’avancement du Royaume de Dieu d’un réformateur suisse romand peu connu, Pierre Viret, de réfuter de telles accusations et de démontrer qu’elles sont infondées.
Et notre étude se terminait par ces mots :
Cette brève évocation de la vie et des travaux étonnants de Pierre Viret, ce fidèle serviteur du Dieu Tout-Puissant, qui sa vie durant a peiné pour amener toute les pensées de ses contemporains captives à l’obéissance de Jésus-Christ et de sa Parole, montre clairement que R.J. Rushdoony est absolument dans cette tradition biblique qui a donné au monde l’héritage le plus vigoureux et le plus fructueux de l’Eglise du Dieu vivant.
J.-M. Berthoud, « Pierre Viret and the Sovereignty of the Word of God over Every Aspect of Reality », A. Sandlin (Editor), A Comprehensive Faith. An International Festschrift for Rousas John Rushdoony, San José, Friends of Chalcedon, 1996, 93, 105.
[42] La racine de ce subjectivisme cartésien et de l’idéalisme kantien est à rechercher au XIVe siècle dans l’héritage philosophico-théologique de Duns Scot et de Guillaume d’Occam. Voyez les ouvrages essentiels d’A. de Muralt, dont : L’Enjeu de la philosophie médiévale. Etudes thomistes, scotistes, occamiennes et grégoriennes, Leiden, Brill, 1991, 448 p., ainsi que les articles fondamentaux écrits dans les années 1920 par l’historien polonais K. Michalski, recueillis dans : La philosophie au XIVe siècle. Six études, Frankfurt, Minerva, 1969 ; G. Leff, William of Ockham. The Metamorphosis of Scholastic Discourse, Manchester, Manchester University Press, 1975, 666 p. Voyez aussi les sections appropriées des Histoires générales classiques de la philosophie : E. Gilson, La philosophie au Moyen Age. Des origines patristiques à la fin du XIVe siècle, Paris, Payot, 1962 [1922] ; F. Copleston, A History of Philosophy, New York, Doubleday Image Books, 1963, 6 volumes ; E. Bréhier, Histoire de la philosophie, 2 volumes, Paris, Félix Alcan, 1928-1932 ; La philosophe au Moyen Age, Paris, A. Michel, 1937 ; B. Tatakis, La philosophie byzantine, Paris, Presses Universitaires de France, 1959 ; N. Kretzmann, A. Kenny, J. Pinborg, The Cambridge History of Later Medieval Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, 1996 [1982] ; L.M. De Rijk, La philosophie au Moyen Age, Leiden, Brill, 1985. Sur la philosophie de la fin du Moyen Age, voyez plus particulièrement les travaux suivants : P. Vignaux, Philosophie au Moyen Age, Paris, Vrin, 2004 [1938], 336 p. ; G. de Lagarde, Naissance de l’esprit laïque au déclin du Moyen Age, Tome V, Ockham : bases de départ, Presses Universitaires de France, 1946, 238 p. ; K. Michalski, La philosophie au XIVe siècle. Six études, Frankfurt, Minerva, 1969, 413 p. ; J.A. Weisheipl, The Development of Physical Theory in the Middle Ages, New York, Sheed and Ward, 1959, 92 p. ; A. de Muralt, L’unité de la philosophie politique. De Scot, Occam et Suarez au libéralisme contemporain, Paris, Vrin, 2002, 198 p. ; W.J. Courtenay, Ockham and Ockhamism. Studies in the Dissemination and Impact of his Thought, Brill, 2008, 420 p. ; J.F. Genest, Prédétermination et liberté créée à Oxford au XIVe siècle. Buckingham contre Bradwardine, Paris, Vrin, 1992, 327 p. ; A. Kenny, Wyclif, Oxford, Oxford University Press, 1985, 115 p. ; I. Christopher Levy (Editor), A Companion to John Wyclif, Leiden, Brill, 2006 ; H. Oberman, The Harvest of Medieval Theology. Gabriel Biel and Late Medieval Nominalism, Cambridge, Harvard University Press, 1963.
[43] R.J. Rushdoony, The Institutes of Biblical Law, Nutley, Presbyterian and Reformed, 1973, 890 p. ; Law and Society, Vallecito, Ross House Books, 1982, 752 p. ; The Intent of the Law, Vallecito, Ross House Books, 1982, 237 p. A ces ouvrages de Viret et de Rushdoony, à ces monuments de pensée éthique biblique, j’ajouterai les ouvrages suivants : du théologien britannique anglican, L. Andrewes, An Exposition of the Ten Commandments, London, Richard Cotes, 1642, 855 p. ; du théologien réformé genevois B. Pictet, La morale chrétienne ou l’art de bien vivre, Genève, La Compagnie des Libraires, 1610, Première Partie, 472 p. ; Deuxième Partie, 572 p. Voyez aussi les ouvrages suivants du grand juriste et théologien prussien F.J. Stahl, juif converti au luthéranisme et adversaire intraitable de son collègue à l’Université de Berlin, G.W.F. Hegel : Histoire de la philosophie du droit, traduction A. Chauffard, Paris, E. Thorin, 1880, 540 p. Il s’agit du premier volume de la Philosophie de la Loi de F.J. Stahl, Die Philosophie des Rechts, Heidelberg, Mohr, 1830-1837, 2 volumes. Plusieurs fascicules de ce chef-d’œuvre ont récemment été traduits de l’allemand en anglais par R. Alvarado : F.J. Stahl, The Philosophy of Law. The Doctrine of Law and State on the Basis of the Christian World View : Book II « Principles of Law », 2007, 140 p. ; Book III « Private Law », 2007, 213 p. ; Book IV « The Doctrine of State and the Principles of State Law », 2009, 472 p., ouvrages publiés par Aalten, Pays-Bas, WordBridge Publishing. Vous trouverez une semblable vision des implications de la loi de Dieu pour tous les aspects de la réalité, dans un excellent ouvrage qui vient de paraître : D. Arnold, Vivre l’éthique de Dieu. L’amour et la justice au quotidien, Saint-Légier, Editions Emmaüs, 2010, 387 p. Dans une perspective semblable, voyez, P. Courthial Le jour des petits recommencements. Essai sur l’actualité de la Parole (Evangile-Loi) de Dieu, Lausanne, L’Age d’Homme, 1996, 276 p. ; De Bible en Bible. Le texte sacré de l’Alliance entre Dieu et le genre humain et sa vision du monde et de la vie, Lausanne/Aix-en-Provence, L’Age d’Homme/ Kerygma, 2003, 208 p. ; La foi en pratique, Aix-en-Provence, Kerygma, 1986, 46 p. ; Fondements pour l’avenir, Aix-en-Provence, Kerygma, 1981, 202 p. Voyez également : J.-M. Berthoud, Apologie pour la Loi de Dieu, Lausanne, L’Age d’Homme, 1996, 206 p.
[44] P. Viret, Instruction chrestienne en la doctrine de la Loy et de l’Evangile, J. Gérard, Genève, 1564, 249. Nous citons d’après la nouvelle édition de cette œuvre magistrale, P. Viret, Instruction chrétienne, Tome deuxième, Exposition sur les Dix Commandements de la Loi donnée de Dieu par Moïse, Lausanne, L’Age d’Homme, 2009, 27 [1564, 249].
[45] Pierre Viret, Instruction chrétienne, Tome deuxième, 39 [1564, 254].
[46] La référence concerne ici manifestement Aristote.
[47] P. Viret, Instruction chrétienne, Tome deuxième, 41 [1564, 255].
[48] Cette affirmation par Viret du rapport causal entre le respect du Décalogue et la prospérité des peuples fut amplement confirmée par l’immense enquête sociologique menée par F. Le Play au XIXe siècle à travers toute l’Europe. Voyez en particulier : F. Le Play, Les Ouvriers européens, six volumes, Tours, 1855-1878 ; L’organisation du travail selon la coutume des ateliers et la loi du Décalogue, Alfred Mame, Tours, 1870 ; La réforme sociale en France déduite de l’observation comparée des peuples européens, trois volumes, Tours, Alfred Mame, 1874. Voyez aussi : M. Z Brooke, Le Play. Engineer and Social Scientist, London, Longman, 1970 ; R. Gubert et L. Tomasi, Le catholicisme social de Pierre Guillaume Frédéric Le Play, Milan, Franco Angelli, 1994.
[49] Pierre Viret, Instruction chrétienne, Tome deuxième, op. cit., pp. 42-43 [1564, pp. 255-256].
Agrippa d’Aubigné faisait écho aux sentiments de Pierre Viret sur le gouvernement des bons Rois dans ces vers splendides :
Le bon Roi, dieu secondaire ou image de Dieu
Voici quels dons du ciel, quels trésors, quels moyens, Requéraient en leurs Rois les plus sages païens, Voici quel est le Roi de qui le règne dure ; Qui établit sur soi pour reine la nature, Qui craint Dieu, qui émeut pour l’affligé son cœur, Entrepreneur prudent, hardi exécuteur, Craintif en prospérant, dan le péril sans crainte, Au conseil sans chaleur, la parole sans feinte, Imprenable au flatteur, gardant l’ami ancien, Chiche de l’or public, très libéral du sien, Père de ses sujets, ami du misérable, Terrible à ses haineux, mais à nul méprisable, Familier, non commun, aux domestiques doux, Effroyable aux méchants, équitable envers tous ; Faisant que l’humble espère et que l’orgueilleux tremble, Portant au front l’amour et la peur tout ensemble Pour se voir des plus hauts et plus subtils esprits Sans haine redouté, bien aimé sans mépris ; Qu’il ait le cœur dompté, que sa main blanche et pure Soit nette de l’autrui, sa langue de l’injure ; Son esprit à bien faire emploie ses plaisirs, Qu’il arrête son œil de semer des désirs ; Debteur aux vertueux, persécuteur du vice, Juste dans sa pitié, clément en sa justice. Par ce chemin l’on peut, régnant en ce bas lieu, Etre dieu secondaire, ou image de Dieu.
(Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques, Livre II, Princes, vers 499-524)
[50] P. Viret, Métamorphose chrétienne, faite par dialogues, Genève, 1561, 558 p.
[51] Ibid., page de titre et 174.
[52] P. Viret, Le monde à l’empire et le monde démoniacle fait par Dialogues, Genève, 1561, 373 p. Voyez la dissertation de M. Berthoud, La théologie de l’histoire chez Pierre Viret, Lausanne, Faculté des lettres, Université de Lausanne, 1997.
[53] R.D. Linder, The Political Ideas of Pierre Viret, Genève, Droz, 1964, 217 p.
[54] R.D. Linder, The Political Ideas, 55. Nous traduisons de l’anglais.
[55] Ibid., 56.
[56] Ibid., 57.
[57] Ibid., note à la p. 59.
[58] Ibid., 58-59.
[59] Ibid., 59-60.
[60] P. Viret, Le monde à l’empire et le monde démoniacle fait par dialogues, 1580, 87.
[61] R.D. Linder, The Political Ideas of Pierre Viret, 61.
[62] Ibid., 60-61.
[63] L.J. Podles, The Church Impotent. The Feminisation of Christianity, Dallas, Spence Publishing, 1999, 290 p.
[64] R.D. Linder, The Political Ideas, 63.
[65] Thomas d’Aquin, Somme théologique, Paris, Cerf, 1984, Vol. II, « La loi ancienne », Questions 98-105, 627-715). On trouve le passage correspondant chez Jean Calvin dans L’Institution chrétienne, Genève, Labor et Fides, 1958, IV, xx, 447-481, « Du gouvernement civil ». Sur ces questions voyez J.-M. Berthoud, Une religion sans Dieu. Les droits de l’homme contre l’Evangile, Lausanne, L’Age d’Homme, 1993, 92 p., et Une apologie pour la Loi de Dieu, Lausanne, L’Age d’Homme, 1996. Cette question de la signification du Traité de la Loi de Thomas d’Aquin (Somme théologique, Ia IIae, Questions 90-108 : « La loi » ; « La loi ancienne » ; « La loi nouvelle », Paris, Editions de la Revue des Jeunes, Desclée, quatre volumes) est examinée de manière approfondie et détaillée dans notre étude : « Thomas d’Aquin et la Politique », dans J.-M. Berthoud, Le règne terrestre de Dieu. Du gouvernement de notre Seigneur Jésus-Christ : politique, nations, histoire et foi chrétienne, Lausanne, L’Age d’Homme, 2010, 434-474. Nous démontrons à quel point Thomas d’Aquin a, parmi bien d’autres préoccupations, le souci constant d’amener toutes les pensées révoltées des hommes captives à l’obéissance à Jésus-Christ, à la soumission à ses lois. Il cherche aussi, dans une certaine mesure, à distinguer les lois judiciaires israélites qui ont une application universelle de celles qui ne sont qu’applicables à la nation d’Israël, en tant que porteur de l’espérance messianique. La position défendue par M. Bucer, le réformateur strasbourgeois, est, dans une certaine mesure, plus proche de celle de Viret que ne l’est celle de Calvin. Voyez tout spécialement sa dernière œuvre, une étude sur le Royaume de Dieu, Martin Bucer, Du Royaume de Jésus-Christ, Paris, Presses Universitaires de France, 1954 [1558], 304 p.
[66] Thomas d’Aquin y trouve un fondement biblique en Deutéronome 6.1 : Voici le commandement, les prescriptions et les ordonnances que l’Eternel, votre Dieu, a commandé de vous enseigner, afin que vous les mettiez en pratique dans le pays dans lequel vous allez passer pour en prendre possession. C’est une base un peu légère pour fonder une doctrine si importante. L’utilisation par Jean Calvin et par Thomas d’Aquin d’expressions telles « loi judiciaire » ou « loi politique » n’était pas très heureuse, car il aurait fallu parler plus spécifiquement de lois relatives à la vie de la cité hébraïque.
[67] Voyez la Brève note sur la théonomie et les trois aspects de la Loi à la fin de cette section.
[68] Il s’agirait ici peut-être d’une certaine influence platonisante (J. Boisset, Sagesse et sainteté dans la pensée de Jean Calvin, Paris, Presses Universitaires de France, 1959, 455 p.) et scotiste (F. Wendel, Calvin. Sources et évolution de sa pensée religieuse, Paris, Presses Universitaires de France, 1950, 292 p.) sur la pensée de Jean Calvin. Viret semble avoir eu un sens des universaux et de l’ordre créationnel plus ferme que ne l’avait Calvin. Il s’agirait ici d’une hypothèse qui pourrait susciter un sujet de recherche intéressant. Il est certain que Calvin avait une intelligence plus ouverte au monde moderne que Viret, décidément encore tourné – en particulier en ce qui concerne l’ordre naturel – vers des modes de pensée antiques et médiévaux.
[69] Nous devons ici mettre de côté l’Institution de Calvin, et examiner ses sermons et ses enseignements exégétiques, en particulier ses Sermons sur le Deutéronome et son Harmonie du Pentateuque. Voyez deux thèses récentes sur ce sujet : J. Hesselink, Calvin’s Concept of the Law, Allison Park, Pickwick Publications, 1992, et R.R. Sundquist, The Third Use of the Law in the Thought of John Calvin, UMI Dissertation Services, 1992, 335 p. Voyez également : G.H. Haas, The Concept of Equity in Calvin’s Ethics, Carlisle, Paternoster Press, 1997 ; P.S. Ross, From the Finger of God. The Biblical and Theological Basis for the Threefold Division of the Law, Fearn, Christian Focus Publications, 2011, 424 p. Ce que nous avons pu lire de ce dernier ouvrage ne nous semble pas particulièrement convaincant en ce qui concerne la légitimité biblique et créationnelle d’une séparation stricte entre la loi « morale » et la loi « judiciaire ».
[70] Réimprimé récemment par The Banner of Truth, Edinburgh, dans une traduction anglaise du XVIe siècle.
[71] J. Calvin, Sermon CXLIV du vendredi 14 février 1556, Deutéronome 25.13-19, Opera Omnia, Vol. XXVIII, 236.
[72] J. Calvin, Sermon CXLIV du vendredi 14 février 1556, Deutéronome 25.13-19, Opera Omnia, Vol. XXVIII, 237. Dans le troisième tome de son Harmony of the Pentateuch, Edinburgh, Calvin Translation Society, 1854, les commentaires exégétiques de Calvin sur le huitième commandement occupent 69 pages (110-179). Le passage en question est traité en parallèle avec Lévitique 19.35-36. Nous retrouvons les mêmes caractéristiques tant dans son Commentaire que dans ses Sermons. Voici un extrait de son Commentaire sur ce passage du Lévitique :
Vous ne commettrez pas d’injustice, ni dans les jugements, ni dans les mesures de dimension, ni dans les poids, ni dans les mesures de capacité. Vous aurez des balances justes, des poids justes, un épha juste et un hîn juste. Je suis l’Eternel, votre Dieu, qui vous ai fait sortir du pays d’Egypte. (Lévitique 19.35-36)
Si vous prenez le mot jugement dans son sens strict, nous avons ici une loi particulière ordonnant aux juges de rendre fidèlement justice à tous et de ne pas corrompre les causes justes par faveur ou par mauvais vouloir. Mais comme le mot mishpat utilisé ici a souvent comme sens la droiture, il n’est pas inapproprié de comprendre que toute iniquité contraire à l’intégrité soit ainsi ici condamnée. Il procède ensuite à des cas particuliers, dont il parle ailleurs, où il énumère les vols les plus dommageables tels ceux qui impliquent la violation la plus flagrante de la justice publique. Car la corruption qui tend à subvertir les jugements, ou qui en amoindrit la droiture, rend nul tout contrat et ne laisse plus rien en sécurité ; tandis que la tromperie relative aux poids et aux mesures détruit et balaie toute forme légitime de commerce, ne laissant plus rien en sûreté. Maintenant, si les lois relatives à l’achat et à la vente sont corrompues, il en résulte, d’une certaine manière, que la société humaine elle-même en est dissoute. En conséquence, celui qui triche en ce qui concerne les poids et les mesures ne diffère guère de celui qui émet de la fausse monnaie. Celui qui falsifie les mesures établies pour le vin, le blé ou quelque autre marchandise, qu’il soit acheteur ou vendeur, doit être tenu pour criminel. Les lois romaines le condamnaient à une amende représentant le double de la somme et par un décret d’Hadrien il était banni sur une île. Ce n’est donc pas sans raison que Salomon réitère cette loi afin de la fixer plus profondément dans le cœur de tous (Proverbes 20.10 et 23). Bien que ce péché pestilentiel ne doive aucunement être supporté, mais sévèrement puni, cependant, même si les peines légales ne lui sont pas appliquées, Dieu convoque lui-même les consciences des hommes devant Son tribunal, cela tant par des promesses que par des menaces. Un poids juste (dit-il) et une juste mesure prolongent la vie des hommes ; mais celui qui trompe son prochain de cette manière lui est en abomination. La longueur de vie, sans doute, n’a ici qu’un rapport figuratif avec des poids et des mesures justes ; mais parce que les avares, dans leur poursuite d’un gain malhonnête, sont trop attachés à cette vie éphémère, Dieu leur renouvelle la vie s’ils se gardent de fraude et de tout acte crapuleux. En conclusion, nous reconnaissons que, non seulement par rapport à ces questions, mais dans toutes nos affaires, toutes tricheries qui fraudent notre prochain sont condamnées. Car, après avoir affirmé qu’il a en abomination « tous ceux qui font de telles choses », il ajoute immédiatement comme explication : « tous ceux qui agissent injustement ». Nous voyons qu’il se dresse Lui-même contre tout mal et contre tout gain illicite.
Jean Calvin, Commentaries of the Four Last Books of Moses Arranged in the Form of a Harmony, Calvin Translation Society, Edinburgh, 1854, Vol. 3, 119-121. (Notre traduction de l’anglais.)
Dans son commentaire du livre de Michée (The Minor Prophets, Vol. 3, Jonah, Micah and Nahum, Edinburgh, Banner of Truth, 1986, 349 − notre traduction de l’anglais), Calvin commente le verset 11 du chapitre 6 de la manière suivante :
Dieu déclare donc ici qu’il diffère considérablement des juges terrestres, qui penchent parfois d’un côté et parfois de l’autre, qui sont changeants et qui dévient souvent de la voie droite ; mais, au contraire, il dit ici : « Serais-je sans reproche avec des balances fausses et avec des poids trompeurs dans le sac ? » C’est-à-dire : « Débarrassez-vous de toutes illusions au moyen desquelles vous avez l’habitude de vous tromper vous-mêmes ; car je ne change ni ma nature, ni mon dessein ; mais selon l’enseignement véridique de ma Loi, je punirai le méchant sans respect de personne : partout où se trouveront méchanceté et iniquité, là le châtiment sera infligé. »
[73] Ibid.
[74] P. Viret, Instruction chrétienne en la doctrine de la Loi et de l’Evangile, Tome II, 592-666 [1564, Vol. I, 566-611].
[75] P. Viret, Instruction chrétienne, Tome II, 613-627 [1564, 581-585].
[76] Ibid., Tome II, 619 [1564, 581].
[77] Ibid., 620 [1564, 581-582].
[78] C’est le grand poète américain E. Pound qui fut l’un des premiers au XXe siècle à mettre le doigt sur l’ensemble de ces problèmes. Au XIXe siècle, les poètes Goethe (Faust) et Byron (Don Juan), et chez nous J. Olivier, parlèrent très clairement de ces questions dans leurs poèmes. Le pamphlétaire social anglais du début du XIXe siècle W. Cobbett ainsi que le romancier et homme d’Etat britannique Disraeli, agent des Rothschild, expliquèrent fort bien le phénomène, le dernier dans son roman Coningsby. Voyez d’E. Pound : Le Travail et l’Usure, Lausanne, L’Age d’Homme, 1968. De l’asile psychiatrique pour fous violents, où la justice américaine l’avait confiné pour avoir exprimé pendant la Seconde Guerre Mondiale, publiquement sur les ondes de la radio italienne, ses vues peu orthodoxes sur les agissements de la finance internationale, Pound est parvenu à susciter l’étude pionnière d’un jeune homme, E. Mullins, The Secrets of the Federal Reserve, Carson City, Bridger House Publishers, 2009 [1952], 202 p., travail qui est à la base de presque toutes les études qui ont suivi sur cette question. Voyez aussi G.E. Griffin, The Creature from Jekyll Island. A Second Look at the Federal Reserve, Appleton, American Opinion, 1995, 608 p. ; F. Lips, Gold Wars. The Battle Against Sound Money as Seen From a Swiss Perspective, New York, FAME, 2001, 280 p. Sur cette problématique de la manipulation des monnaies comme moyen de gouvernement, voyez encore : G. Knupfer, The Struggle for World Power. Revolution and Counter-Revolution, London, Plain-Speaker Publishing Company, 1971 ; J. Delacroix, Le complot mondial mythe ou réalité ?, F-35430 Châteauneuf, LIESI, 2004 [1952 pour l’édition complète originale en espagnol, J. Landowsky, Sinfonía en rojo mayor, Madrid, Editorial Ersa, 1950, 589 p.] ; P. de Villemarest, A l’ombre de Wall Street. Complicité et financements soviéto-nazis, Paris, Godefroy de Bouillon, 1996. Voyez également notre travail : J.-M. Berthoud, « L’étalon or suisse et le nouvel ordre des siècles », Le règne terrestre de Dieu, 305-317.
[79] Voir le commentaire de R.J. Rushdoony sur le Huitième Commandement dans son ouvrage Institutes of Biblical Law, Nutley, Presbyterian and Reformed, 1973, 448-541, et les commentaires de Gary North sur Lévitique 19.35-36 dans son ouvrage, Commentary on Leviticus, Tyler, ICE, 1994. Tous deux, dans leurs commentaires, traitent de ces questions économiques et financières à la lumière de la Bible.
[80] P. Viret, Instruction chrétienne, Tome II, 622-623 [1564, 583].
[81] Ibid., 621-622, [1564, 582-583].
[82] Il est intéressant de noter que le grand réformateur zurichois H. Bullinger (Decades, Cambridge, Cambridge University Press, 1850, cinq volumes, Volume III, 34-35 − notre traduction de l’anglais), n’hésite pas à commenter ces mêmes passages dans un sermon sur le Huitième Commandement. Voici ce qu’il écrit, s’adressant à ceux qui trichent sur les mesures :
Ton manque d’honnêteté cause préjudice à l’autre, lorsque, en achetant et en vendant, tu utilises de faux poids et de fausses mesures. Je veux parler d’échanges injustes et trompeurs, des échanges d’argent à la banque. En cette question, nous citerons les commandements et les sentences seuls du Seigneur notre Dieu qui, dans le Lévitique, nous donne pour loi : « Vous ne commettrez pas d’injustice, ni dans les jugements, ni dans les mesures de dimension, ni dans les poids, ni dans les mesures de capacité. Vous aurez des balances justes, des poids justes, un épha juste (unité de mesure pour les contenances de denrées sèches, de 7 litres) et un hîn juste (unité de mesure pour les liquides d’environ 3,5 litres). Je suis l’Eternel, votre Dieu, qui vous ai fait sortir du pays d’Egypte. » Au Deutéronome, nous lisons : « Tu n’auras pas dans ton sac deux sortes de poids, un gros et un petit. [C’est-à-dire le gros lorsque tu reçois ou achètes, et le petit lorsque tu donnes ou vends.] Tu n’auras pas dans ta maison deux sortes d’épha, un grand et un petit. Tu auras un poids exact et juste, tu auras un épha exact et juste, afin que tes jours se prolongent dans le territoire que l’Eternel, ton Dieu, te donne. Car quiconque agit ainsi, quiconque commet une fraude, est en horreur à l’Eternel, ton Dieu. » Il convient ici de rappeler la sentence de Salomon dans les Proverbes, où il dit : « Deux sortes de poids, deux sortes de mesures, sont l’une et l’autre en horreur à l’Eternel. » (Proverbes 20.10) Et peut-on imaginer malheur plus grand et plus terrible que d’être en abomination aux yeux de Dieu ? Au sixième chapitre de Michée aussi, le Seigneur menace de diverses et douloureuses punitions ceux qui utilisent les poids et les mesures de manière injuste. Pourquoi donc ne fuyons-nous pas loin de ces maux et de ces injustices, choisissant plutôt d’être heureux que malheureux ; et pourquoi n’écoutons-nous pas le Seigneur qui dit : « On versera dans votre sein une bonne mesure, serrée, secouée et qui déborde; car on vous mesurera avec la mesure dont vous mesurez » ? Soyons donc fermement convaincus que les richesses acquises par la ruse et le vol ne prospéreront pas longtemps et qu’elles ne nous feront aucun bien.
[83] Commentaires de Jean Calvin sur le Nouveau Testament, Tome quatrième, Paris, Librairie Ch. Meyrueis, 1855 [1549]. Epître à Tite, 313.
[84] Voyez notre étude : « L’idole de notre temps », dans J.-M. Berthoud, L’école et la famille contre l’utopie. Les annales d’un combat, Lausanne, L’Age d’Homme, 1997, 214-226. Voyez le petit ouvrage très éclairant de R. Guardini, Les sens et la connaissance de Dieu, Paris, Cerf, 1954, 133 p. Très utiles aussi sont les écrits de C. De Koninck : Ralph McInerny (Editeur), The Writings of Charles de Koninck, Volumes I et II (un troisième volume est attendu), Notre Dame, University of Notre Dame Press, 2008. Voyez également l’œuvre fondamentale du philosophe calviniste néerlandais, H. Dooyeweerd, A New Critique of Theoretical Thought, Philadelphia, Presbyterian and Reformed, 1965.
[85] Ce que nous décrivons ici n’a rien à voir avec l’allégorisme tel qu’on le découvre dans l’exégèse d’un Origène, par exemple, ou, dans une moindre mesure, dans celle d’un Augustin d’Hippone.
[86] Nous trouvons des ressemblances remarquables entre cette vision biblique du sens des réalités créées chez P. Viret (1511-1571) – qui termina sa vie dans le Béarn – et celle du poète protestant de la fin du XVIe siècle Guillaume de Salluste Du Bartas (1544-1590), originaire de cette même région de France. Car les deux poèmes de Du Bartas – ses épopées bibliques la Semaine (1581) et la Deuxième semaine (1584) – évoquent, ceci pour la dernière fois dans notre civilisation, comme dans un ultime chant de cygne, l’ancienne vision biblique, perçue alors comme « scientifique », qu’affectionnait tant Viret, de la signification temporelle et spirituelle du monde créé par Dieu comme témoignage de sa gloire (Psaume 19). (Voyez ici l’ouvrage magistral d’A.-M. Schmidt, La poésie scientifique en France au seizième siècle, Albin Michel, Paris, 1938, 378 pages.) Pour bien comprendre la portée véritable de la pensée de Pierre Viret sur la création de Dieu, il nous faut lire les poèmes magnifiques de Guillaume de Salluste Du Bartas : La semaine, Nizet, Paris, 2 volumes, 1981 [1581] ; La seconde semaine, Nizet, Paris, 1991-1992 [1584] ; Les suites de la seconde semaine, Nizet, Paris, 1994. Lors de leur publication, ces poèmes bibliques connurent un succès immense à travers toute l’Europe, tant chez les catholiques romains que chez les protestants. Puis, à partir de 1632, ils disparurent subitement et définitivement de l’horizon culturel de l’Europe moderne. Car, avec le triomphe incontesté des nouvelles sciences pour lesquelles la Bible n’avait plus aucune signification pour déchiffrer le sens de l’univers matériel, il n’y avait plus de place pour cette vision biblique et créationnelle de la signification spirituelle et morale de la nature. Ceci explique en partie la perte d’intérêt, dès cette époque, tant pour l’œuvre de Pierre Viret que pour celle de Du Bartas. Les Semaines ne connurent plus de réédition jusqu’au XXe siècle, en Amérique d’abord (Urban Tigner Holmes et al., The Works of Guillaume De Salluste Du Bartas, Three Volumes, The University of Carolina Press, Chapel Hill, 1935-1938) puis en France à partir de 1981 avec les rééditions remarquables d’Y. Bellenger citées ci-dessus. Voici ce qu’elle écrit au sujet de l’histoire étrange de la réception de cette œuvre magnifique :
Bornons-nous donc à dire que pendant un demi-siècle, les éditions de La Sepmaine se succédèrent à une cadence exceptionnelle, et l’on peut conjecturer que leur nombre dépassa la cinquantaine. Il faut en outre souligner que ce succès ne se limita pas à la France ni même aux pays de langue française, et que le poème de Du Bartas fut traduit en anglais, en italien, en hollandais, ainsi qu’en danois, en espagnol, en suédois, en polonais, en allemand, et – honneur suprême ! – en latin. Non seulement il fut imité par les plus illustres [Agrippa d’Aubigné en France, Le Tasse en Italie, Milton en Angleterre et Vondel au Pays-Bas] mais il suscita des commentaires d’un intérêt extrême. (Y. Bellenger, La Sepmaine, pp. xxv-xxvi.)
Pour ce qui en est des éditions commentées, citons en particulier celle de S. Goulart (1543-1628), Première Sepmaine ou création du monde de Guilllaume De Salluste, Seigneur Du Bartas, Paris, Jamet Metayer, 1603, commentée par S.G.S. Simon Goulart, théologien, pasteur, historien et poète était le collègue et successeur de Théodore de Bèze à Genève.
[87] Sur ces questions fondamentales, si souvent ignorées dans nos discussions exclusivement théologiques sur le christianisme et ses rapports avec l’état du monde moderne, monde du capitalisme dépourvu de limites morales, des sciences mathématiques dénuées de tout sens autre que quantitatif, d’un modèle épistémologique purement binaire, moniste et mécaniste, voyez (entre autres ouvrages d’importance) les études suivantes : J.A. Weisheipl, The Development of Physical Theory in the Middle Ages, New York, Sheed and Ward, 1959 ; Nature and Motion in the Middle Ages, Washington, Catholic University of America Press, 1985 ; A. Maier, On the Threshold of Exact Science. Selected Writngs of Anneliese Maier on Late Medieval Natural Philosophy, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1982 ; E.A. Burtt, The Metaphysical Foundations of Modern Physical Science, New York, Basic Books, 1955 [1932] ; A. Koyré, Du monde clos à l’univers infini, Paris, Gallimard, 1988 ; H. Butterfield, The Origins of Modern Science, London, G. Bell, 1957 [1949] ; W.C. Placher, The Domestication of Transcendance. How Modern Thinking about God Went Wrong, Louisville, Westminster John Knox Press, 1996 ; A. Funkenstein, Theology and the Scientific Imagination from the Middle Ages to the Seventeenth Century, Princeton, Princeton University Press, 1986 ; B. Appleyard, Understanding the Present. Science and the Soul of Modern Man, London, Picador, 1992 ; T. Sorell, Scientism. Philosophy and the Infatuation with Science, London, Routledge, 1991 ; D.C. Lindberg and R.L. Numbers (Editors), God and Nature, Historical Essays on the Encounter between Chrisianity and Science, Berkeley, University of California Press, 1986 ; D.D. Lindberg and R.S. Westman, Reappraisals of the Scientific Revolution, Cambridge, Cambridge University Press, 1990 ; R.H. Popkin and A. Vanderjagt, Scepticism and Irreligion in the Seventeenth and Eighteenth Centuries, Leiden, E.J. Brill, 1993 ; R.H. Popkin, The History of Scepticism from Erasmus to Spinoza, Berkeley, University of California Press, 1979 ; T. Sorell (Editor), The Rise of Modern Philosophy. The Tension Between the New and Traditional Philosophies from Machiavelli to Leibniz, Oxford, Clarendon Press, 1993 ; T. Verbeek, Descartes and the Dutch, Carbondale, Southern Illinois University Press, 1992.
Voyez aussi nos publications sur ces questions dans Résister et Construire (CP 468, CH-1001 Lausanne et www.calvinisme.ch) et dans les dossiers de l’Association Création, Bible et Science (CP 4, CH-1001 Lausanne, Suisse). Voyez aussi les recueils de nos divers travaux : J.-M. Berthoud, L’école et la famille contre l’utopie, 1997 ; Création, Bible et science. Les fondements de la métaphysique, l’œuvre créatrice divine et l’ordre cosmique, 2008 ; Le règne terrestre de Dieu. Du gouvernement de notre Seigneur Jésus-Christ : politique, nations, histoire et foi chrétienne, 2010. Tous sont publiés par les Editions L’Age d’Homme à Lausanne.
[88] C. Van Til, Christianity and Barthianism, Philadelphia, Presbyterian and Reformed, 1974. Il faut faire remarquer ici que tant K. Barth que son disciple écossais T. Torrance ont (de différentes manières) capitulé devant les prétentions de la cosmologie scientifique moderne et contemporaine à la normativité épistémologique.
[89] A. McGrath, Jeter des ponts, Québec, La Clairière, 1999.
[90] G. Voetius se place ici dans le sillage de la tradition d’une épistémologie ontologique (et non égocentrique comme celle d’Occam et de Descartes) aristotélicienne et thomiste. Il se trouve être le digne successeur d’un J. Wyclif dont la pensée est caractérisée ainsi par le traducteur de son ouvrage classique, De la vérité de la Sainte Ecriture :
« Wyclif considère que l’Ecriture parle elle-même le langage du réalisme métaphysique. Car quand ce grand philosophe qu’était Moïse a décrit la création des animaux de la terre comme ayant été formés selon leurs genres et leurs espèces, il ne parle pas simplement en des termes qui correspondent aux conceptions humaines, comme le font les nominalistes, mais évoque des natures universelles communiquées aux êtres particuliers. » I.C. Levy, « Introduction », dans J. Wyclif, On the Truth of Holy Scripture, Kalamazoo, TEAMS, Western Michigan University Press, 2001, 15.
Une traduction du latin d’extraits des Disputations à la fois théologiques et philosophiques de G. Voetius, toujours d’une remarquable actualité, serait fort souhaitable. Voyez l’ouvrage fondamental de J.A. Van Ruler, The Crisis of Causality. Voetius and Descartes on God, Nature and Change, Leiden, E.J. Brill, 1995. Voyez également nos études suivantes : J.-M. Berthoud, « Les différentes formes de causalité et la pensée de la Bible », L’école et la famille contre l’utopie, 227-255) ; « Les divers ordres de la connaissance et la Bible : méthodes scientifiques et exégèse biblique », Création, Bible et Science, 309-321. Les deux penseurs les plus féconds sur ces questions relatives au langage sont J.-G. Hamann et E. Rosenstock-Huessy. Voyez, à leur sujet, les ouvrages suivants, sur Hamann : J.R. Betz, After Enlightenment. Hamann as Post-Secular Visionary, Chichester, Wiley-Blackwell, 2009 et J. Blum, La vie et l’œuvre de J.-G. Hamann. Le « Mage du Nord » 1730-1788, Paris, Félix Alcan, 1912 ; et, sur Rosenstock-Huessy : G.A. Morgan, Speech and Society. The Christian Linguistic Social Philosophy of Eugen Rosenstock-Huessy, Gainesville, University of Florida Press, 1987, et D. Bryant and H.R. Huessy (Editors), Eugen Rosenstock-Huessy. Studies in His Life and Thought, Lewiston, Edwin Mellen Press, 1986. Dans une résistance semblable au subjectivisme et à l’idéalisme de la philosophie moderne, voyez les écrits du philosophe réaliste écossais, T. Reid : William Hamilton (Editeur), The Works of Thomas Reid, Deux volumes, Bristol, Thoemmes Press, 1994 [1863]. Voyez aussi : E. Griffin-Collart, La philosophie écossaise du sens commun. Thomas Reid et Dugald Stewart, Bruxelles, Palais des Académies, 1980. Enfin, les écrits de R.J. Rushdoony ouvrent une brèche en faveur d’une vision chrétienne dans le consensus moderne, fermé sur lui-même, de la pensée philosophique : R.J. Rushdoony, Intellectual Schizophenia. Culture, Crisis and Education, Philadelphia, Presbyterian and Reformed, 1961 ; The One and the Many. Studies in the Philosophy of Order and Ultimacy, Nutley, Craig Press, 1971 ; The Word of Flux. Modern Man and the Problem of Knowledge, Fairfax, Thoburn Press, 1975 ; The Death of Meaning, Vallecito, Ross House Books, 2002.
[91] C. Van Til, Common Grace and the Gospel, Nutley, Presbyterian and Reformed, 1974.
[92] La tradition thomiste de pensée philosophique est plus ouverte à cette perspective que ne l’est l’apologétique du « bon sens » de la tradition de Lewis et McGrath et même le présuppositionnalisme calviniste de F. Schaeffer, de C. Van Til et de G. Bahnsen. Voyez sur cette question, parmi ses nombreuses études, R. Verneaux, Epistémologie générale ou critique de la connaissance, Paris, Beauchesne, 1959, et Les sources cartésiennes et kantiennes de l’idéalisme français, Paris, Beauchesne, 1936 ; L. Blanchet, Les antécédents historiques du « Je pense, donc je suis », Paris, Félix Alcan, 1920 ; E. Gilson, Etudes sur le rôle de la pensée médiévale dans la formation du système cartésien, Paris, Vrin, 1984 [1930].
[93] P. Viret, L’intérim fait par dialogues, Berne, Peter Lang, 1985, 250-251 [1565, 396-397].
[94] P. Viret, Métamorphose chrétienne, faite par dialogues, Genève, 1561, 558 p.
[95] P. Viret, Métamorphose chrétienne, 2-4.
[96] C.-G. Dubois, La conception de l’histoire en France au XVIe siècle (1560-1610), Paris, Nizet, 1977, 668 p.
[97] Le monde à l’empire et le monde démoniacle fait par dialogues, Genève, 1561, 373 p.
[98] Claude-Gilbert Dubois, La conception de l’histoire en France au XVIe siècle (1560-1610), p. 449.
[99] Ibid., 453.
[100] Ibid., citant Pierre Viret, Le monde à l’empire, 1580, 150.
[101] Ibid., 453.
[102] Le monde à l’empire et le monde démoniacle fait par dialogues, 156. Pour une analyse du développement historique du phénomène décrit par Viret, étude couvrant les quatre siècles derniers, voir : George Knupfer, The Struggle for World Power, Londres, 1971. Pour un rapport actuel sur le contrôle financier de la politique américaine, voyez G. Edward Griffin, The Creature from Jekyll Island, Appleton, American Opinion, 1994. Voyez aussi l’excellente revue (malgré une certaine tendance millénariste), Idol Money Review, éditée par Wilfred J. Hahn (P.O. Box 300, Smithville, Ontario, Canada L0R 2AO) pour un exemple d’application du type d’analyse financière biblique de Viret à la scène économique actuelle.
[103] Viret prévoyait de loin le cataclysme social et politique qui serait l’aboutissement des désordres de son temps, la Révolution française.
[104] M. Allais, La crise mondiale d’aujourd’hui : pour de profondes réformes des institutions financières et monétaires, Paris, Clément Juglar, 1999.
[105] Il est étonnant qu’il n’existe aucun recueil des principaux écrits de Soljenitsyne sur ces questions politiques et sociales, ni en français, ni en anglais. Voici deux textes de cet auteur qui montrent la similitude de ses préoccupations avec celles de Pierre Viret. Le premier s’appelle « Epuisement de la culture ? ». Le second est « Une prière » :
Tout ce qui emplit aujourd’hui les ondes de son vacarme pitoyable et stérile, et de ses grimaces, toutes ces enflures qui envahissent nos écrans de télévision – tout cela passera, s’évanouira, se perdra dans l’histoire en poussière oubliée. Que le peuple subsiste ou bien qu’il périsse, cela dépendra de ceux qui vont devoir traverser cette sombre époque en contribuant, par leur propre travail ou par une aide matérielle apportée au travail d’autrui, à sauver de la destruction, à relever, à consolider et à développer notre vie intérieure, celle de l’intelligence et celle de l’âme. Cette vie qui est la culture.
Qu’il m’est aisé de vivre avec Toi, Seigneur ! Qu’il m’est léger de croire en Toi ! Quand mon esprit faiblit ou se perd dans l’incompréhensible, quand les plus intelligents ne voient pas au-delà du soir qui tombe et ignorent ce qu’il leur faudra faire demain, Tu m’envoies d’en haut la claire certitude que Tu es et que Tu agiras en sorte que toutes les voies du bien ne soient pas fermées. Au sommet de la gloire terrestre, je me retrouve sur ce chemin que je n’aurais jamais pu découvrir seul, cet étonnant chemin qui, par-delà le désespoir, m’a conduit là d’où j’ai pu transmettre à l’humanité le reflet de Ta lumière. Et tant qu’il me faudra la refléter, Tu m’en donneras le pouvoir. Et tout ce dont je n’aurai pas le temps, c’est que Tu l’auras confié à d’autres.
Voyez les ouvrages politiques suivants du grand écrivain russe presque tous épuisés : Les droits de l’écrivain suivi du Discours de Stockholm, Paris, Seuil, 1968 ; Collectif, Des voix sous les décombres, Seuil, 1975 ; Lettre aux dirigeants de l’Union soviétique, Seuil, 1974 ; Le déclin du courage. Discours de Harvard, Seuil, 1978 ; Message d’exil, Seuil, 1979 ; L’erreur de l’Occident, Paris, Grasset, 1980 ; Comment réaménager notre Russie, Paris, Fayard, 1990 ; Le problème russe à la fin du XXe siècle, Fayard, 1994 ; Une minute par jour, Fayard, 1995 ; La Russie sous l’avalanche, Fayard, 1998. Sur la pensée de Soljenitsyne voyez : E. Balzamo, Soljenitsyne aux origines de la Russie contemporaine, Paris, Editions de Paris, 2002 ; R. Bodéüs, Soljenitsyne, Québec, Editions du Beffroi, 1991 ; J.R. Dunlop, R. Haugh, A. Klimoff, Aleksandr Solzhenitsyn. Critical Essays and Documentary Materials, New York, Collier Books, 1973 ; J.R. Dunlop, R. Haugh and M. Nicholson, Solzhenitsyn in Exile, Critical Essays and Documentary Materials, Stanford, Hoover Institution, 1985 ; J.F. Pontuso, Aleksandr Solzhenitsyn’s Political Thought, Lanham, Lexington Books, 2004 ; D.J. Mahoney, Aleksandr Solzhenitsyn. En finir avec l’idéologie, Paris, Fayard, 2008. Voyez également l’étude biographique, historique et littéraire magistrale de L. Saraskina, Soljenitsyne, Paris, Fayard, 2010, ainsi que V. Hallereau, Soljenitsyne, un destin, Paris, L’œuvre, 2010, et G. Nivat, Le phénomène Soljenitsyne, Paris, Fayard, 2009.
[106] Parmi bien d’autres chefs-d’œuvre voyez, tout particulièrement, les deux recueils de cours de M. De Corte, Economie et morale et Principes d’un humanisme économique, Université de Liège, 1958 et 1965. L’édition en livre de ces fascicules, toujours d’une grande actualité, serait fort souhaitable. Voyez sur M. De Corte : D. Castellano, L’aristotelismo critstiano di Marcel De Corte, Firenze, Pucci Cipriani – Editore, 1975.
[107] C.-G. Dubois, La conception de l’histoire en France au XVIe siècle (1560-1610), 459.
[108] P. Viret, Le monde à l’empire et le monde démoniacle fait par dialogues, 1580, 271. Cité par C.-G. Dubois, 461.
[109] Pierre Viret, Le monde à l’empire et le monde démoniacle fait par dialogues, 1580, 283.
[110] Ibid., 277.
[111] Tailles et gabelles, taxes sur la vente de tous biens.
[112] Pierre Viret, Le monde à l’empire et le monde démoniacle fait par dialogues, 1580, 279.
[113] Ibid., 280.
[114] Ibid., 280-281.
[115] Ibid., 281-282.
[116] Ibid., 272-273, citant saint Bernard, Sermon 33 du Cantique des cantiques. Voyez les Œuvres mystiques de saint Bernard, Préface et traduction d’A. Béguin, Paris, Seuil, 1953, Sermon trente-troisième, 409-410. Le paragraphe que cite Viret commence ainsi :
Vinrent des temps affranchis, par la miséricorde divine, de cette double malice [la persécution et les hérésies], mais souillés encore par le négoce qui se trame la nuit. Malheur à cette génération contaminée par le levain des Pharisiens, c’est-à-dire l’hypocrisie – si toutefois il faut encore l’appeler hypocrisie lorsqu’elle est si répandue qu’elle ne parvient plus à se cacher, et si impudente qu’elle ne s’en soucie même pas. Cette maladie infectieuse gagne aujourd’hui tout le corps de l’Eglise et laisse d’autant moins d’espoir qu’elle se propage plus loin. Plus elle pénètre à l’intérieur, et plus son action est nocive. […] Tous sont ses amis et ses ennemis, etc. (409).
[117] P. Viret, Le monde à l’empire et le monde démoniacle fait par dialogues, 1580, 274.
[118] Ibid., 275-276.
[119] A. Serper, Rutebeuf poète satirique, Paris, Klincksieck, 1969 ; J. Dufournet, L’univers de Rutebeuf, Orléans, Paradigme, 2005.
[120] S. Bliggenstorfer, Eustache Deschapmps. Aspects poétiques et satiriques, Tübingen und Basel, A. Francke Verlag, 2005.
[121] A. de Guevara, Le réveille-matin des courtisans ou moyens légitimes pour parvenir à la faveur et pour s’y maintenir, Paris, Honoré Champion, 1999 ; Le mépris de la cour, imité de l’Espagnol de Guevarre, par Molière, 1621, Kessinger, 2010. A. Redondo, Antonio de Guevara (1480?-1545) et l’Espagne de son temps de la carrière officielle aux œuvres politico-morales, Genève, Droz, 1976.
[122] E. Philipot, La vie et l’œuvre littéraire de Noël du Fail, gentilhomme breton, Paris, Honoré Champion, 1914. ; M.-C. Bichard-Thomine, Noël du Fail. Conteur, Paris, Honoré Champion, 2001.
[123] E. Forsyth, La justice de Dieu. « Les Tragiques » d’Agrippa d’Aubigné et la Réforme protestante en France au XVIe siècle, Paris, Honoré Champion, 2005 ; A. Garnier, Agrippa d’Aubigné et le parti protestant. Contribution à l’histoire de la Réforme en France, Paris, Fischbacher, 1928, 3 volumes.
[124] J.-D. Demagny, Les idées politiques de Jeremias Gotthelf et de Gottfried Keller et leur évolution, Centre National de Recherche Scientifique, 1952 ; G. Muret, Jérémie Gotthelf. Sa vie et ses œuvres, Paris, Félix Alcan, 1913.
[125] Cette pièce a le caractère d’une moralité (au sens du théâtre du Moyen Age) et ne doit pas d’abord être lue à la manière moderne, c’est-à-dire de manière simplement psychologique. Les diverses figures représentées sont bien vivantes, fonctionnent parfaitement selon le rôle que leur auteur leur assigne, mais elles sont d’abord des types sociaux. L’exactitude historique des critiques de Molière face à la société de cour de Louis XIV est abondamment confirmée par le chroniqueur, Saint Simon, ou par les écrits du grand ingénieur militaire du Roi, Vauban, sur l’état de la France à la fin du XVIIe siècle. Il faut voir le personnage d’Alceste dans le rôle du Fou du Roi. Le Roi étant ici l’opinion des gens de cour. Parce qu’il a l’apparence d’une folie extravagante, Alceste peut dire la vérité, ce que les gens normaux ne peuvent faire sans se détruire socialement, tant le consensus des mœurs courtisanes et casuistes travaillaient en faveur de Faux-Semblant (Tartuffe), à la fois courtisan et jésuite. Il était impossible pour Molière de faire passer dans le public parisien de son époque ce qu’il devait faire dire à Alceste comme venant de la part d’un être « normal ». Il fallait que les absurdités et les excès du personnage fassent rire afin que ce qu’il disait ait la moindre chance d’être même prononcé. Le pendant moral et théologique du Misanthrope, du Tartuffe, des Femmes savantes et du Don Juan de Molière est Blaise Pascal des Provinciales et des parties satyriques de Pensées dirigées contre les libertins athées. Mais à trop rire d’Alceste et à ne pas voir en lui une figure sociale presque tragique, l’on se déjuge soi-même. Molière résume un aspect de cet esprit de cour qui est monnaie courante dans notre culture où l’on cherche à plaire à tout le monde, esprit qui à force de supporter n’importe quelles mœurs n’admet plus guère la moindre critique des mœurs, avec ces mots qu’Alceste adresse à Célimène : « Conserver tout le monde est votre grande étude. » L’appréciation de Molière sur le personnage d’Alceste semble être bien exprimée par ces paroles d’Eliante à son égard :
Dans ses façons d’agir, il est fort singulier,
Mais j’en fais, je l’avoue, un cas particulier : [un grand cas]
Et la sincérité dont son âme se pique,
A quelque chose, en soi, de noble et d’héroïque :
C’est une vertu rare au siècle d’aujourd’hui,
Et je la voudrais voir partout comme chez lui.
[126] Molière, Le Misanthrope, Acte V, Scène 1.
[127] P. Viret, L’Interim fait par dialogues, Berne, Peter Lang, 1985 (1565).
[128] Ibid., 45.
[129] Ibid., 50.
[130] Ibid., 65.
[131] Pour Viret, il s’agit ni de réformer l’Eglise, ni d’instituer une Réforme ou une Réformation de la société, mais de reformer (re-former), de faire retrouver sa forme première à l’Eglise et aux rapports humains.
[132] Marranes, des Juifs espagnols et portugais convertis de force au catholicisme romain dès la fin du XVe siècle.
[133] L’Interim fait par dialogues, 135.
[134] Ibid., 137.
[135] Ibid., 246.
[136] Ibid., 247.
[137] Ibid., 248.
[138] Ibid., 285-286.
[139] Sur les origines médiévales, et principalement occamiennes, de cette mentalité rationaliste ramusienne, voyez les ouvrages d’A. Funkenstein, de P. Vignaux, d’E. Gilson, d’A. Kenny et de J.A. Weisheipl cités précédemment.
[140] La méthodologie mathématico-expérimentale de la science galiléenne extirpa les causes finales et formelles des quatre causes aristotéliciennes, forme de pensée qui permet une vue complète de tous les aspects de la réalité. Elle garda pour la nouvelle science mathématique et expérimentale – cela avec des effets scientifiques et technologiques prodigieux, mais privés de toute retenue – les seules causes matérielles et efficientes. Le monde absurde construit par cette exclusion des causes finales et formelles – monde d’où Dieu est exclu, notre monde présent – est en conséquence dépourvu à la fois de toute finalité et de tout sens. Sur la fausse identification baconienne de la science constructiviste moderne avec une vision biblique du mandat créationnel, voyez l’ouvrage décisif de C. Wybrow, The Bible, Baconianism, and Mastery over Nature. The Old Testament and its Modern Misreading, Bern, Peter Lang, 1991. Sur le caractère foncièrement antichrétien de la pensée de F. Bacon et de R. Descartes, voyez : L. Lampert, Nietzsche and Modern Times. A Study of Bacon, Descartes, and Nietzsche, New Haven, Yale University Press, 1993.
J.A. Weisheipl écrit excellemment :
« L’originalité de Galilée, cependant, ne se trouve pas dans ses ‘preuves’ du système copernicien. Elles ne reposent pas non plus dans certaines lois de la mécanique, malgré l’importance de ces découvertes. On ne la trouve pas non plus dans son ‘renversement d’Aristote’ au moyen du télescope ou de la chute des poids. Elle se trouve dans son insistance que le livre de nature est écrit uniquement en langage mathématique. […] Galilée ne considéra jamais sa description mathématique de la nature comme consistant seulement dans le fait de rendre compte des faits connus, ‘sauvant ainsi les apparences’ ; pour lui il s’agissait de la seule vraie démonstration du fonctionnement de la nature. […] Pour lui des expressions telles celles de ‘forme substantielle’, de ‘gravitation’, de ‘qualités sensibles’, de ‘nature’, de ’cause finale’ et d’autres expressions semblables n’étaient que des mots creux qui n’expliquaient rien du tout. […] Pour cette raison il s’opposait à l’approche aristotélicienne de la science naturelle. Seules des démonstrations géométriques pouvaient expliquer les opérations véritables de la nature. Tout ce qui ne pouvait être recueilli dans la pensée mathématique abstraite, telles les qualités secondaires sensibles, les essences et les causes, étaient des réalités purement subjectives ou n’existaient tout simplement pas du tout pour Galilée. »
J.A. Weisheipl, The Development of Physical Theory in the Middle Ages, 83-84.
[141] Sur P. de la Ramée, voyez les ouvrages suivants : C. Waddington, Ramus (Pierre de la Ramée) sa vie, ses écrits et ses opinions, Paris, Ch. Meyrueis, 1855 ; P.P. Graves, Peter Ramus and the Educational Reformation of the Sixteenth Century, New York, Macmillan, 1912 ; W.J. Ong, Ramus. Method, and the Decay of Dialogue. From the Art of Discourse to the Art of Reason, Cambridge, Harvard University Press, 1958 ; N. Bruyère, Méthode et dialectique dans l’œuvre de La Ramée. Renaissance et âge classique, Paris, Vrin, 1984 ; R. Hooykaas, Humanisme, science et Réforme. Pierre de la Ramée (1515-1572), Leiden, E.J. Brill, 1958 ; Kees Meerhoff, Rhétorique et poétique au XVIe siècle en France. Du Bellay, Ramus et les autres, Leiden, E.J. Brill, 1986 ; K. Meerhoff et J.-C. Moisan (Editeurs), Autour de Ramus. Le combat, Paris, Honoré Champion, 2005 ; K. Meerhoff et J.-C Moisan (Editeurs), Autour de Ramus. Texte, théorie, commentaire, Québec, Nuit Blanche, 1997 ; Collectif, Ramus et l’Université, Paris, Editions Rue d’Ulm, 2004 ; M. Feingold, J.S. Freedman and W. Reuther, The Influence of Petrus Ramus, Basel, Schwabe, 2001 ; J.V. Skalnik, Ramus and Reform. University and Church at the End of the Renaissance, Kirksville, Truman State University Press, 2002. Sur l’idéologie anti-aristotélicienne de la « méthode unique » à la fin du XVIe siècle, voyez : N. Ward Gilbert, Renaissance Concepts of Method, New York, Columbia University Press, 1963 ; P. Desan, Naissance de la Méthode (Machiavel, La Ramée, Bodin, Montaigne, Descartes), Paris, Nizet, 1987 ; A. Robinet, Aux sources de l’esprit cartésien. L’axe La Ramée-Descartes. De la Dialectique de 1555 aux Régulae, Paris, Vrin, 1996.
[142] La logique binaire est la logique des ordinateurs. Il s’agit du choix entre 0 et 1 ; ou bien ceci… ou bien cela. Ceci est la logique propre aux antithèses véritables : ou le bien, ou le mal ; ou la vérité, ou l’erreur. Cette pensée binaire, lorsqu’elle devient dominante, constitue un appauvrissement considérable des capacités de réflexion des hommes. Tant la réalité créée que la Bible (et aussi Aristote) connaissent une autre logique que l’on pourrait appeler « une logique complémentaire », une logique qui affirme, à la fois, ceci… et cela. L’Unité et la Trinité de Dieu, l’humanité et la divinité de Jésus-Christ, l’homme et la femme, le ciel et la terre, le corps et l’âme, la matière et l’esprit, l’Ancien Testament et le Nouveau, etc. Une pensée exacte doit faire un usage approprié de différents systèmes logiques, selon ce que requièrent les circonstances. Sur ces questions voyez les ouvrages très utiles du philosophe américano-suédois C. Ryn et, tout particulièrement, son livre le plus récent, A Common Human Ground : Universality and Particuliarity in a Multicultural World, Columbia, University of Missouri Press, 2003. Voyez également dans une perspective semblable le livre d’O. Delacrétaz, Le goût du bien commun, Lausanne, Cahiers de la Renaissance Vaudoise, 2005, 168 p.
[143] Pour une critique équilibrée de certaines tendances rationalistes dans la pensée puritaine voyez : R. Bronkema, The Essence of Puritanism, Goes, Oosterbaan & Lecointre, 1929.
[144] T. McCrie, Life of Andrew Melville, Edinburgh, Blackwood, 1899.
[145] K.L. Sprunger, The Learned Doctor William Ames. Dutch Background of English and American Puritanism, Urbana, University of Illinois Press, 1972 ; M. Nethenus, H. Visscher and K. Reuter, William Ames, Cambridge, Harvard Divinity School Library, 1965.
[146] D.K. McKim, Ramism in William Perkins’ Theology, Berne, Peter Lang, 1987.
[147] H. Hotson, Johann Heinrich Alsted 1588-1638 : Between Renaissance, Reformation and Universal Reform, Oxford, Oxford University Press, 2000 ; Paradise Postponed : Johan Heinrich Alsted and the Birth of Calvinist Millenarianism, Dordrecht, Kluwer Academic Publishers, 2000.
[148] J.A. Van Ruler, The Crisis of Causality. Voetius and Descartes on God, Nature and Change, Leiden, E.J. Brill, 1995.
[149] Sur la théologie de Viret, voyez : G. Bavaud, Le réformateur Pierre Viret, Genève, Labor et Fides, 1986.
[150] Il est intéressant de noter que Pierre Viret partageait cette préoccupation avec Thomas d’Aquin. Un des versets de la Bible qui revient le plus souvent sous la plume de Thomas n’est autre que 2 Corinthiens 10.4-5 : « Nous renversons les raisonnements et toute hauteur qui s’élève contre la connaissance de Dieu, et nous amenons toute pensée captive à l’obéissance au Christ. »
[151] La puissance.
[152] T. de Bèze, Les vrais portraits des hommes illustres, Genève, Slatkine, 1986 [1581], 126-128.