Calvin et Servet : La légende et la réalité ou Calvin et Servet : chronique d’un dérapage ou Calvin et l’«affaire Servet»

CALVIN ET SERVET: LA LÉGENDE ET LA RÉALITÉ

OU

CALVIN ET SERVET: CHRONIQUE D’UN DÉRAPAGE

OU

CALVIN ET L’«AFFAIRE SERVET»

 

Daniel BERGÈSE*

 

 

 

A Genève, au quartier chic de Champel, se dresse un «monument expiatoire» à la mémoire de Michel Servet, condamné pour hérésie et mis à mort par le feu en cet emplacement précis, le 27 octobre 1553. Le monument a été inauguré, sous la présidence du professeur Eugène Choisy, le 1er novembre 1903, c’est-à-dire à l’occasion du 350e anniversaire de l’exécution. Le Consistoire de Genève ainsi que la Compagnie des pasteurs s’étaient ralliés à une initiative du professeur Emile Doumergue – spécialiste de Calvin –, et une souscription avait permis d’impliquer un millier de participants dans le projet. Ainsi, voulu et financé par la communauté protestante, ce mémorial exprime un repentir en ces termes:

 

Fils respectueux et reconnaissants de Calvin notre grand réformateur, mais condamnant une erreur qui fut celle de son siècle, et fermement attachés à la liberté de conscience selon les vrais principes de la réformation et de l’évangile, nous avons élevé ce monument expiatoire.

 

Cette initiative était assurément la bienvenue, et pour deux raisons au moins:

– Tout d’abord, elle montre que le protestantisme ne considère pas son histoire comme une histoire sainte. Ses fondateurs ne sont pas des personnalités infaillibles et intouchables. La Réforme a ses zones d’ombre, ses excès et ses égarements. Reconnaître les erreurs du passé, même quand celles-ci concernent le «grand réformateur», ce n’est pas atteindre au crédit du message que les protestants veulent faire connaître, puisque justement ce message implique une lucidité sur les faiblesses et les obscurités de la nature humaine engluée dans le péché.

– Et, ensuite, parce que l’«affaire Servet» n’est pas un simple fait d’histoire: c’est un symbole. Saisi dès le XVIe siècle par les unitariens et quelques partisans de la tolérance religieuse, repris par la suite par de nombreuses personnalités plus soucieuses de controverse que d’objectivité historique, cet événement s’est chargé du poids de toutes les intolérances, de toutes les violences et de toutes les condamnations qui ont eu lieu au cours des siècles pour motif de conscience. C’est comme si la multitude des malheureux qui ont subi ces cruautés s’incarnait, en quelque sorte, dans la personne de Michel Servet. Et, manque de chance pour les protestants (mais est-ce uniquement une affaire de chance?), ce martyre-symbole n’a pas été choisi parmi la multitude de ceux que l’Inquisition romaine a condamnés, pas même non plus parmi les anabaptistes de Zurich ou d’ailleurs, il «fallait» que ce soit à Genève, dans la Genève de Calvin. Il en est ainsi. Et, de Voltaire à Ferdinand Buisson, à la fin du XIX siècle, l’«affaire» resurgit régulièrement comme repoussoir vis-à-vis de la religion en général, ou vis-à-vis de Calvin en particulier.

 

A l’aube du XXe siècle, grande époque pour l’anticléricalisme militant, le sujet prend soudainement une ampleur considérable. Il redevient affaire publique. On en parle dans les journaux et la polémique va bon train. C’est dans ce climat, alors qu’un groupe de libres penseurs projette l’installation d’une plaque commémorative dans Genève, que l’initiative protestante apparaît. Rondement menée, cette dernière aboutit pour le 350 anniversaire, supplante le projet rival, et permet à la communauté réformée d’exprimer sa position sur cette triste histoire.

 

Si le bûcher de Champel a effectivement allumé le feu d’une contestation et d’une critique qui a perduré au cours des siècles, la démarche de 1903, l’érection d’un «monument expiatoire» par les «fils» spirituels de Calvin, était portée par l’espoir d’en finir avec cette «affaire». L’attitude ainsi exprimée eut sans aucun doute le mérite de rassurer une partie de l’opinion et d’apaiser un peu les choses. Devant un événement qui avait pris valeur de symbole, il importait que la communauté protestante s’exprime aussi dans un acte symbolique. Aujourd’hui, en contexte de sécularisation avancée, le débat sur cette question n’est évidemment plus à l’avant-scène, mais ce n’est pas à dire que le feu est définitivement éteint. Que s’est-il réellement passé en fait? Qui était Michel Servet et, surtout, comment peut-on évaluer la part de responsabilité de Calvin? Les lignes qui suivent ne prétendent pas tout éclairer, ni encore moins absoudre le réformateur. Si elles permettent au lecteur de se faire une opinion fondée et nuancée, elles auront atteint leur objectif.

 

I. Une «erreur de son siècle» ou les mises à mort pour fait d’hérésie

 

Le sujet soulève, bien sûr, des questions qui touchent à la doctrine de l’Eglise et qui mériteraient d’être approfondies, par exemple:

– Quelles doivent être les relations qui peuvent ou qui doivent exister entre l’Etat et l’Eglise? Calvin a souvent bataillé pour affirmer l’autonomie de l’institution ecclésiale – avec son organe disciplinaire, le Consistoire – face aux Conseils de la ville de Genève. Et, cependant, le cas Michel Servet, accusé d’hérésie, a été immédiatement traité comme une affaire d’Etat, le réformateur ne s’y opposant pas.

– Et, au niveau interne, quelle attitude l’Eglise doit-elle avoir envers ceux qui, par leur enseignement, détournent les croyants de la vraie foi? Le climat général de tolérance de notre société ne doit pas nous empêcher de poser la question. Dans l’Israël régi par la loi de Moïse, c’était la peine de mort (Dt 13.6-11). On peut penser que c’est cette ordonnance vétérotestamentaire qui a finalement contaminé l’Eglise pendant des siècles, mais on aurait du mal à justifier cette mesure extrême à l’aide du Nouveau Testament.

 

De fait, l’Eglise a répondu à ces deux questions de manière variable selon les époques. Si le lien à l’Etat est devenu très fort à partir du IVe siècle, la question du traitement de l’hérétique n’a pas débouché automatiquement sur la peine capitale. Dans l’Eglise ancienne, la sanction la plus lourde consistait dans le bannissement hors de l’empire. Ce fut la peine décidée contre Nestorius, par exemple. Cette pratique pouvait se comprendre comme une simple extension de l’excommunication qui, elle, pouvait trouver quelques bons fondements dans le Nouveau Testament. Cela dit, il faut être attentif au fait que l’hérétique peut aussi avoir été un agitateur, un séditieux ou un opposant politique. Dans ce cas, la peine de mort a été effectivement appliquée, sanctionnant non l’hérésie, mais le crime de désordre ou d’atteinte à l’Etat. Bien évidemment, il sera toujours tentant, pour telle ou telle autorité dans l’Eglise, de se débarrasser d’un hérétique en l’accusant de quelque crime contre la société. Le fait n’est pas nouveau puisque ce fut la stratégie même utilisée par le Sanhédrin à l’encontre de Jésus. Mais cela n’enlève rien au principe: jusqu’au milieu du XII siècle, l’Eglise a exclu la peine capitale des sanctions appliquées à l’hérétique. La position traditionnelle est bien rendue dans ce propos de l’évêque Wason, évêque de Liège, écrivant à ses confrères vers 1045:

 

«Nous n’avons pas reçu pouvoir de retrancher de cette vie par le glaive séculier ceux que notre créateur et rédempteur veut laisser vivre afin qu’ils s’arrachent aux embûches du démon (…). Ceux qui aujourd’hui sont nos adversaires dans la voie du Seigneur peuvent, avec la grâce de Dieu, devenir nos supérieurs dans la céleste patrie (…). Nous que l’on dit évêques, nous avons reçu l’onction du Seigneur, non pour donner la mort mais pour apporter la vie.»

 

Cependant, la multiplication, au XIIe siècle, des mouvements qui contestent l’autorité et la doctrine de l’Eglise va entraîner un durcissement des règles et les premières mises à mort. Au siècle suivant, en 1229 exactement, on assiste à la naissance de l’Inquisition épiscopale, c’est-à-dire à un véritable système de chasse à l’hérétique.

 

Ce «siècle» donc, qui est dénoncé sur le monument de Champel comme ayant conduit Calvin et les Genevois dans une funeste erreur, cette période de grande violence à l’égard des hérétiques se situe précisément entre le XIIe et le XVIII siècle. Cette influence du temps, si elle est déterminante, n’absout pas pour autant les responsables, d’autant qu’au XVI siècle des voix s’élèvent pour s’opposer à ces pratiques. Une des plus significatives, parce qu’elle émane de quelqu’un qui est en position de grande responsabilité dans l’Eglise, est celle de Martin Luther. Il écrit:

 

«On ne peut réprimer l’hérésie par la force. Il faut s’y prendre autrement et mettre en œuvre d’autres moyens que le glaive. C’est la Parole de Dieu qui doit mener la bataille. Si elle n’obtient rien, le pouvoir temporel obtiendra moins encore, même s’il baignait le monde entier dans le sang. L’hérésie est un phénomène d’ordre spirituel; on ne peut la frapper avec le fer, la brûler avec le feu, la noyer avec de l’eau. Mais il y a la Parole de Dieu; elle agira.»

 

Il reste vrai qu’en ce XVIe siècle, loin de s’apaiser, la violence contre les «hérétiques» se déchaîne. C’est particulièrement le cas en France, patrie de Calvin. En 1547, Henri II crée un tribunal spécialisé pour juger les fautes en matière de doctrine. On l’appellera la «chambre ardente» tant elle va envoyer du monde au bûcher! En quatre ans, dans une période qui précède de peu l’exécution de Servet, elle va prononcer plus de 600 condamnations à mort par le feu. La plupart des victimes n’ont commis d’autres fautes que d’être reconnues coupables d’adhésion ou de propagande en faveur des idées «luthériennes». La mise en parallèle avec le seul et unique bûcher de Genève pour fait d’hérésie ne manque pas d’être frappante.

 

Pour bien saisir le contexte, il faut encore mentionner une autre affaire. Au moment même où l’étau se resserre sur Servet, cinq jeunes Français, ayant fait des études à Lausanne pour être pasteurs dans l’Eglise de France en train de se constituer, sont arrêtés à Lyon et, finalement, condamnés tous les cinq à la peine capitale. Ils sont brûlés vifs le 16 mai 1553, soit trois mois seulement avant l’arrestation de Michel Servet à Genève. Cette histoire avait fait grand bruit dans toute la Suisse et de multiples démarches avaient été entreprises pour les sauver. On peut comprendre que, pour beaucoup de croyants, il aurait été anormal que ce fameux hérétique de Servet connût un sort plus clément que celui qui avait frappé ces cinq fidèles confesseurs de la foi réformée.

 

II. Le parcours de Michel Servet

 

Espagnol de par sa naissance, son état civil n’a cependant jamais été très clair. On s’aperçoit, en effet, qu’il a donné des informations différentes à Genève et à Vienne. Il serait né en Navarre, ou bien en Aragon, en 1511, à moins que ce ne soit en 1509. Toujours est-il que, plus tard, il se donnera le nom de Michel de Villeneuve… d’Aragon. Intelligent et débrouillard, fils d’une petite noblesse locale (son père était notaire), à 14 ans il quitte sa province natale et monte à Paris. On le retrouve au service du directeur de l’université.

 

A 18 ans, il obtient l’autorisation de se rendre à Toulouse pour étudier le droit. C’est là, dit-il, que pour la première fois il eut une Bible entre les mains. Il se passionna rapidement pour le livre saint tout en fréquentant des milieux humanistes. C’est vraisemblablement au cours de ces deux ou trois années toulousaines qu’il construisit sa pensée théologique. Apparemment sans maître ou guide particulier, puisant ça et là des idées, il parvient rapidement à la conviction que le dogme de la Trinité n’est pas biblique. En 1530, le directeur de l’université de Paris étant devenu le confesseur de Charles Quint, il a l’opportunité de se rendre en Italie, où il assistera au couronnement de l’empereur. Peu après, attiré par les réformes en cours en Allemagne, il voyage dans le pays et cherche à prendre contact avec les leaders du mouvement: Capiton, Bucer, Melanchthon. Installé pour quelque temps à Bâle, il y rencontre Œcolampade à plusieurs reprises.

 

C’est dans cette capitale de l’imprimerie libre qu’il décide d’éditer son premier ouvrage intitulé De Trinitatis erroribus (Des erreurs de la Trinité). Mais le sujet – qui n’est évidemment pas anodin – n’a pas l’heur de plaire aux imprimeurs de la ville, si bien que c’est en définitive à Hagueneau, en 1531, qu’il trouve un artisan disposé à se lancer dans l’aventure. Ce petit livre, où l’auteur a commis l’imprudence de faire figurer son véritable nom, Michael Servetus, connut un certain succès et se répandit en Allemagne et en Italie.

 

En suite de ses différentes rencontres avec les réformateurs, des lettres qu’il leur a adressées, et aussi à cause de la publication de son livre, Michel Servet s’est rapidement mis en situation de conflit avec eux. Très certain de la vérité qui l’habite et pugnace dans sa volonté de les convertir à ses idées, il s’est attiré des réactions de rejet. Œcolampade, qui n’est pourtant pas réputé pour avoir un caractère difficile, exprime son agacement dans ces mots adressés au jeune Espagnol:

 

«Vous vous plaignez de mon excessive dureté. J’ai de bonnes raisons à cela. Vous soutenez que l’Eglise du Christ s’est depuis longtemps écartée des fondements de votre foi; vous accordez plus de place à Tertullien qu’à toute l’Eglise. Je pense avoir agi envers vous en chrétien, quoique je n’aie pas l’intention de rester éternellement patient quand je vous vois déshonorer Jésus, le Fils de Dieu. Vous niez qu’il y ait une personne unique en deux natures. En niant que le Fils soit éternel, vous niez aussi que le Père soit nécessairement éternel (…). Je n’écris pas cela dans la chaleur, mais parce que je veux servir mon Dieu. Puisse-t-il vous ouvrir les yeux de sorte que vous professiez la vraie foi en Jésus-Christ, le Fils de Dieu!»

 

Finalement, il quitte l’Allemagne (il dira plus tard «parce que je ne comprenais pas la langue»!) et rentre en France. Très vite, il se rend compte que sa publication lui fait courir un grand danger et adopte en conséquence un pseudonyme: désormais Michel Servet s’appellera Michel de Villeneuve. On ne connaît pas précisément ses pérégrinations dans les années 1530, toujours est-il qu’il vit en France. Il est à Paris en 1534, puisqu’on sait qu’il devait rencontrer là un autre jeune érudit de son âge, Jean Calvin, lors d’un rendez-vous secret… qu’il n’a pas honoré!

 

Homme de la Renaissance, passionné de toutes sortes de connaissances, il étudie la médecine, la géographie et aussi l’astrologie. Ces prises de position dans ce dernier domaine lui valent d’être inquiété, et c’est probablement la raison pour laquelle on le retrouve à Lyon en 1537 ou 1538, travaillant comme correcteur d’imprimerie. En 1540 enfin, il est à Vienne, en Dauphiné. Il s’installe là comme médecin. Il semble que son art ait été apprécié, aussi va-t-il se faire quelques amis dans la cité, amis qui certainement lui donneront un coup de main précieux quand les choses tourneront mal pour lui.

 

Les études diverses qu’il mène avec passion se traduisent par la publication de quelques ouvrages: des traités de médecine – Michel Servet est connu pour avoir découvert la petite circulation sanguine, celle qui va du cœur aux poumons – mais aussi des commentaires ajoutés à des œuvres classiques comme La Bible de Santès Pagnini ou bien La géographie de Ptolémée. Mais, curieusement, il ne semble pas avoir manifesté quelques velléités réformatrices dans l’Eglise, à Vienne ou ailleurs. C’est un homme finalement assez solitaire qui semble n’exprimer ses idées sur le christianisme que sur le papier et, notamment, dans ses correspondances. En outre, sa controverse ne s’adresse pas aux représentants de l’Eglise romaine, mais vise toujours des figures de la Réforme… en particulier, maintenant, Jean Calvin. Un important échange de lettres a lieu avec le «grand réformateur» et durera jusqu’en 1546. A cette date, Servet lui envoie un volume écrit de sa main – sans doute le premier jet de ce que sera sa prochaine et importante publication. Calvin renonce alors à poursuivre les échanges, qu’il juge totalement stériles, et dont il faut bien avouer qu’ils prenaient l’allure d’une joute où pleuvaient les invectives!

 

A ce moment-là, on sait à Genève que Michel de Villeneuve et Michel Servet ne font qu’un. Mais, en France, on ne le sait pas encore! Michel de Villeneuve doit sa sécurité dans le royaume au silence de ceux qui connaissent sa véritable identité. Sieur de Villeneuve achève donc patiemment l’ouvrage qu’il avait commencé, trouve un imprimeur complaisant à Vienne, et ainsi paraît en janvier 1553 La restitution chrétienne. Il s’agit d’un recueil de plusieurs livrets qui totalise 734 pages, sans nom d’imprimeur, l’auteur signant des trois lettres: MSV. Il est évident que le volume est destiné à être diffusé dans des circuits discrets, et il est évident aussi que le titre est choisi pour damer le pion à Calvin et à sa fameuse Institution chrétienne.

 

Très vite, le libraire lyonnais Jean Frellon envoie un exemplaire au réformateur de Genève pour qu’il en prenne connaissance. Certains estiment que c’est Servet lui-même qui serait à l’origine de cette initiative. Toujours est-il que, au mois de mars, Sieur de Villeneuve est convoqué par les autorités judiciaires de Vienne pour un interrogatoire. Sa maison est perquisitionnée, mais finalement, aucune charge n’étant retenue contre lui, il est relâché. Le mois suivant, il est à nouveau arrêté, mis à la prison delphinale et interrogé par l’inquisiteur. Michel Servet voit que les choses se gâtent sérieusement et, au petit matin du troisième jour, il s’évade.

 

En l’absence du prévenu, l’Eglise poursuit son procès en hérésie et le condamne à être brûlé ainsi que ses livres (entre-temps, l’enquête avait permis de retrouver une très grande partie des 800 exemplaires imprimés de la Restitutio). Les ouvrages furent effectivement brûlés à Vienne, et Servet avec… mais en effigie! Quant à l’évadé, il aurait peut-être tenté de regagner l’Espagne mais, de fait, on perd sa trace jusqu’à cette journée du mois d’août où on le découvre présent à Genève, en l’église de la Madeleine, écoutant un prêche de Calvin! Il est immédiatement arrêté et un second procès commence. Il s’achève le 26 octobre par la délibération du Petit Conseil de Genève, le condamnant à la mort par le feu. La sentence est exécutée le lendemain.

 

III. Ses croyances

 

Il n’est pas très facile d’exposer clairement les options théologiques de Servet, parce que lui-même ne les présente pas de manière suffisamment organisées. L’opinion de Philippe Melanchthon va dans ce sens:

 

«Je le trouve assez ingénieux et habile à disputer. Pourtant je ne le tiens pas tout à fait pour un auteur sérieux. Il a, à ce qu’il me semble, des imaginations confuses et ses conceptions des matières qu’il traite ne sont pas assez explicites.»

 

«Habile», nous dit Melanchthon, il l’est sûrement dans sa capacité à attaquer les croyances de ses adversaires. Sa diatribe contre la Trinité donne lieu, par moments, à des morceaux de bravoure dont la qualité littéraire est remarquable. En voici une belle illustration:

 

«Votre Trinité est une œuvre de subtilité et de démence. Vous nous parlez d’un Dieu en trois hypostases ou, si l’on veut, en trois personnes. Qu’est-ce d’abord qu’un tel langage? L’Evangile ne le connaît pas. Les anciens Pères, saint Ignace, saint Irénée, Tertullien, sont étrangers à ces distinctions vaines. C’est à l’école des sophistes grecs que vous les avez apprises, vous, Athanase, prince des trithéistes, et vous aussi Augustin.

»Sans doute les mots de Père, de Fils, d’Esprit Saint se rencontrent dans les Ecritures, mais pour désigner le même Dieu dans les divers modes de Son action dans l’univers. Au lieu de ce Dieu unique, vous nous présentez trois hypostases divines. Sont-ce trois essences ou trois substances? Dans les deux cas, ce sont trois dieux. Vous dites que ce sont trois personnes; mais la personne ne peut se diviser: elle est ou elle n’est pas. Point de milieu: ou il n’y a en Dieu qu’une substance, une essence, une personne, ou il y a trois dieux. Quoi de plus absurde que ce trithéisme, et quel abîme de contradictions! Dieu le Père agit sur Dieu le Fils; Dieu le Fils, avec ou sans son Père, agit sur le Saint-Esprit. Dieu agit donc sur Lui-même; mais s’il agit et pâtit, II change, II se meut. Que d’absurdités réunies! Un premier dieu qui engendre; un second dieu qui est engendré et n’engendre pas; un troisième dieu qui n’engendre pas et n’est pas engendré. Ce n’est pas tout. Sur ces trois dieux, il y en a un qui se fait homme, les autres restant dieux; un qui souffre, les autres restant impassibles; un qui meurt, les autres restant vivants. Etrange dieu composé de dieux, dieu par addition, dieu brisé, mis en morceaux!

»Théisme dégénéré, mille fois inférieur à celui du mosaïsme et du Talmud, inférieur même à la théologie du Coran. Divinité ridicule qui nous ramène jusqu’au paganisme, au Cerbère à trois têtes de la vieille mythologie!»

 

En revanche, quand il s’agit de construire une théologie positive – définir, par exemple, le statut du Christ – les envolées lyriques cachent difficilement les problèmes de fond. Ainsi, certains lecteurs de Servet ont imaginé qu’il était arien, niant la divinité de Jésus-Christ. Lui-même s’en récrie et explique qu’en faisant naître Jésus-Christ Dieu s’est donné un Fils qui est «vraiment Dieu, substantiellement Dieu, puisque la divinité est en lui corporellement». Chacun entendant cela comprend néanmoins que le Fils a eu un commencement, et qu’il n’a pas de préexistence éternelle. Ce que l’auteur confirme par ailleurs en disant: «Il n’y a donc pas en Dieu de Fils métaphysique et invisible, pas de deuxième personne.» Dans un courrier, Calvin tire les implications de ce genre de propos et montre à Servet qu’il nie l’éternité du Verbe de Dieu, ce qui est en contradiction avec le prologue de l’évangile de Jean. Mais Servet se récrie encore une fois: «Tu m’imputes de dire que le Verbe a eu un commencement. Or j’enseigne expressément le contraire…»

 

Calvin n’avait donc pas compris! Mais comment comprendre? Le théologien Michel Servet a bel et bien, selon le mot de Melanchthon, des «imaginations confuses».

 

Outre la Trinité, qui a été son premier et qui demeure son principal sujet de discorde avec la chrétienté, Servet entend bien «restituer» le christianisme véritable, malheureusement disparu depuis le IVe siècle. Il a, à ce sujet, une thèse très précise: à cause du péché originel, le Serpent s’est emparé de l’homme, mais Jésus a mis fin à son règne et l’a chassé. Il est cependant revenu au IV siècle par l’établissement de la papauté comme puissance temporelle. Depuis Constantin et Sylvestre (le pape contemporain de Constantin), «Dieu a été partagé en trois, le Christ a été expulsé, l’Eglise complètement ruinée (…). L’abomination de la désolation a envahi le royaume du Christ.» Mais tout cela touche à sa fin puisque ce règne de la Bête n’a qu’une durée de 1260 jours selon les Ecritures, ce qui signifie 1260 ans. Comme l’Edit de Milan est daté de 313, en ajoutant 1260 on obtient l’an 1573! Michel Servet partageait donc l’enthousiasme millénariste d’un certain nombre de ses contemporains. Dans ce contexte, il semble bien qu’il s’est vu comme devant accomplir une mission en vue du rétablissement du royaume du Christ. Peut-être à cause de son prénom, il pensait qu’il était sous la protection de l’archange Michel. Pierre Cavard dit qu’il s’était «persuadé que l’exterminateur du dragon dans les sphères célestes l’a désigné pour mener le même combat sur la terre et que mission lui a été donnée d’y rétablir le règne de Dieu et le véritable christianisme dont il est le seul à détenir la doctrine dans sa pureté primitive». Allant dans le même sens, le fait qu’il ait voulu que sa Restitution chrétienne commence à être imprimée un 29 septembre, jour de la saint Michel!

 

Il s’ensuit, bien évidemment, que les points de désaccord avec la doctrine romaine étaient particulièrement nombreux. On s’étonnera, cependant, de le voir maintenir la croyance au purgatoire, sans admettre pour autant qu’on puisse prier pour les morts. Mais cette curiosité va avec une position assez bizarre sur la justification. Il affirme, en effet, que le croyant est déclaré juste par la foi seule, tout en maintenant que les œuvres apportent «un accroissement de justice»!

 

Mais en ce qui concerne la controverse avec les réformateurs, le deuxième sujet sur lequel il bataille avec la plus grande énergie, c’est la question du baptême des enfants. Comme c’est le cas chez de nombreux anabaptistes, Michel Servet associe la régénération au baptême, et puisque la régénération implique la foi, il est évident que le pédobaptisme est une erreur manifeste. Comme les anabaptistes encore, il considère cette faute comme une des plus graves commises par la chrétienté, une épouvantable machination de Satan.

 

L’évocation de ces quelques traits permet de situer Servet parmi ces «spirituels» indépendants, teintés d’humanisme, qui n’ont pas été si rares que cela dans les sociétés du XVIe siècle, comme on l’a cru longtemps. Sa particularité, sûrement, réside dans ce fort sentiment d’avoir reçu une vocation exceptionnelle, d’être un envoyé du ciel pour accomplir une réformation de l’Eglise beaucoup plus radicale que celles en cours. A l’évidence, il était habité d’une certaine mégalomanie.

 

IV. L’implication de Genève dans l’arrestation à Vienne

 

Chronologiquement, les premières constatations qu’il convient de relever concernent Jean Calvin. Dans une lettre datée du 13 février 1546 et adressée à Guillaume Farel, le Picard s’exprime à propos du dernier courrier qu’il vient de recevoir de Michel Servet, courrier accompagné d’un livre manuscrit dont on peut penser qu’il s’agissait déjà d’une partie de ce qui deviendra La restitution chrétienne:

 

«Servet m’a écrit et a joint à ses lettres un long volume de ses délires, avec une jactance fanfaronne, me faisant voir des choses surprenantes et jusqu’ici inouïes. Il demande à venir ici, s’il me plaît. Mais je ne veux pas engager ma parole. Car s’il venait, autant que mon autorité ait quelque valeur, je ne souffrirais pas qu’il en sorte vivant.»

 

Compte tenu de ce qui est arrivé sept ans plus tard, ces dernières paroles semblent déjà constituer un aveu de responsabilité éclatant. Cependant, et on le voit bien dans le propos, Calvin était agacé par les manières de faire de Servet. Et, comme le réformateur était sensible au coup de colère (ce qu’il a confessé être vrai), il n’est pas tout à fait certain qu’il faille prendre ces mots au pied de la lettre. Lui-même, en tout cas, dans un écrit de 1554 visant à justifier la décision de Genève face aux critiques reçues, s’exprime ainsi:

 

«Je confesse que l’homme qui demanda justice contre lui (Servet) le fit à mon aveu. Mais depuis qu’il fut convaincu de ses hérésies, chacun sait que je n’ai fait nulle instance pour le faire punir de mort.»

 

Quoi qu’il en soit, on voit bien que Calvin ne saurait tolérer la présence de Servet à Genève et que, si d’aventure il y venait, le réformateur serait actif pour le faire arrêter et juger.

 

Maintenant, cela suffit-il pour affirmer que le même Calvin serait à l’origine de la dénonciation auprès de l’Inquisition romaine? Voltaire, dans son Essai sur les mœurs, l’a affirmé. Il prétend que Calvin se serait procuré La restitution par trahison, avant de livrer toutes les pièces à conviction à l’inquisiteur lyonnais. Mais ce n’est pas exact. On a déjà vu que le libraire Jean Frellon a envoyé un exemplaire du livre à Calvin, soit de sa propre initiative, soit même à l’initiative de Michel Servet. Et, ensuite, Calvin n’a rien envoyé du tout! La dénonciation est bien venue de Genève, mais les événements qui l’ont provoquée sont plus complexes et n’impliquent Calvin que de manière indirecte.

 

Un Français, Guillaume de Trie, réfugié à Genève pour motif de conviction religieuse, avait gardé une correspondance avec un cousin lyonnais, bon catholique. Dans une lettre, ce dernier accusa l’Eglise réformée d’être un ramassis de contestataires sans ordre ni discipline. C’était là une calomnie répandue qui a fait écrire à Ronsard ces vers sur Genève qui ne sont sûrement pas les meilleurs dans l’œuvre du poète:

«Misérable séjour de toute apostasie,

D’opiniâtreté, d’orgueil et d’hérésie.»

 

Ainsi, pour laver l’honneur de sa ville et de son Eglise, Guillaume de Trie répond à son correspondant en montrant, notamment, que c’est plutôt l’Eglise romaine qui tolère n’importe quoi. Et, preuve à l’appui, il parle de Michel de Villeneuve, de son vrai nom Michel Servet, hérétique notoire, mais qui demeure tranquillement dans la cité de Vienne, y éditant même des ouvrages impies. Pour preuve, il arrache les premières pages d’un exemplaire de La restitution qu’il s’était procuré, et les joint à la lettre.

 

Le cousin lyonnais, choqué, porte immédiatement cela à l’inquisiteur… à la surprise de Guillaume de Trie qui, naïvement, pensait que ces échanges resteraient privés! C’est là l’origine de la première enquête, qui ne donna rien, parce que Michel de Villeneuve nia être l’auteur de ce livre dont on lui présenta quelques pages. Il n’y eut aucun moyen de le confondre, mais l’inquisiteur, alerté, voulut aller plus loin. Il demanda donc à ce que le bon catholique lyonnais écrive de nouveau à son cousin et lui demande des preuves supplémentaires.

Guillaume de Trie, ne voulant pas perdre la face et sachant qu’il y avait eu grande correspondance entre Servet et Calvin, se rend chez Monsieur Calvin, lui explique son affaire et sollicite quelques preuves. Calvin lui donne alors quelques lettres écrites de la main de Servet! Guillaume de Trie envoie ces lettres. La décision que le réformateur a prise ici est pour le moins discutable sur le plan moral; mais voici comment de Trie raconte son entrevue avec Calvin:

 

«(…) je vous confesserai une chose, c’est que j’ai eu grand peine à retirer ce que je vous envoie de Monsieur Calvin. Non pas qu’il ne désire que de tels blasphèmes exécrables ne soient réprimés. Mais parce qu’il lui semble que son devoir est quant à lui, qui n’a point de glaive de justice, de convaincre plutôt les hérésies par doctrine que de les poursuivre par tel moyen. Mais je l’ai tant importuné, lui remontrant le reproche de légèreté qui m’en pouvait advenir s’il ne m’aidait, qu’à la fin il s’est décidé à me les donner.»

 

A charge du réformateur, on peut aussi mentionner que, dans un traité édité en 1550, Calvin avait déjà formulé une sorte de dénonciation de l’hérétique. Il écrit: «C’est un Espagnol du nom de Michel Servet, qui a pris le pseudonyme de Villeneuve et qui exerce la médecine.» Il n’y manque que le lieu de villégiature! Mais de fait – l’Inquisition n’est pas si vigilante – cet écrit ne jouera aucun rôle dans l’arrestation, ni dans l’enquête qui finira par conclure que Monsieur de Villeneuve et Michel Servet ne sont en effet qu’une seule et même personne.

 

Voltaire, donc, se trompe manifestement dans sa façon de relater l’histoire. Calvin n’a pas pris l’initiative de cette dénonciation, mais il est vrai qu’il y a été impliqué dans les conditions que nous venons de voir. On peut même penser que le «grand réformateur» estimait à ce moment-là – les égarements théologiques de Servet étant pour lui une telle atteinte à l’honneur de Dieu, et son comportement était d’une telle outrecuidance – qu’une arrestation et un jugement de l’hérétique étaient l’issue normale de la situation.

 

V. Devant l’inquisiteur

 

Lorsque l’inquisiteur fut en possession des lettres venues de Genève, il fit arrêter une seconde fois Michel de Villeneuve. Il sera gardé dans une cellule du palais delphinal à Vienne, mais tout dans son arrestation et sa détention montre un régime de faveur. Quand on sait que Monsieur de Villeneuve était le médecin de Gui de Maugiron, chef de la police en Dauphiné, on peut deviner d’où vient ce traitement particulier! C’est d’ailleurs, et sans aucun doute, grâce à ces dispositions favorables que l’évasion a pu avoir lieu. Servet parlera plus tard d’une clef qui donnait accès au jardin clos du palais et qu’il pouvait demander à son gardien. Et c’est justement par ce jardin, dont les murs n’étaient pas très hauts, qu’il s’échappa. La seule vraie difficulté venait du fait que le palais était construit sur une élévation rocheuse et qu’il a fallu, en conséquence, prendre quelques risques en sautant sur un ou deux toits avant de parvenir au niveau de la rue.

 

Michel de Villeneuve n’a donc passé que deux nuits dans cette prison et n’a connu que deux interrogatoires. Ce qui est frappant, c’est qu’il va toujours nier être Michel Servet – même devant des évidences – et par là même renier tout ce qu’il a affirmé avec tant de fougue devant les réformateurs.

 

Il n’est pas question de salir la mémoire de l’homme pour tenter d’amoindrir la responsabilité de ceux qui l’ont condamné. D’ailleurs, l’Espagnol avait d’indéniables qualités: bon médecin, il était également un homme serviable selon le témoignage de ses proches. A Genève, il refusera toujours de donner le nom de ses imprimeurs, ce qui est tout à son honneur. Mais, à l’évidence, il n’avait pas la stature d’un «confesseur». Tant qu’il lui semble avoir encore une petite chance de tromper ses adversaires, il n’hésite pas à fabuler et à mentir autant que possible. Quand on compare son attitude à celle des cinq étudiants de Lausanne, la différence est frappante. Questionnés sur leur doctrine, eux n’ont pas renié leurs convictions.

 

Le premier jour, on lui présente deux pages de l’Institution chrétienne qui lui appartenait et sur lesquelles il avait griffonné toutes sortes de notes et remarques qui n’étaient pas plus catholiques que calviniennes! Ne pouvant nier être le propriétaire de ces pages ni avoir rédigé ces annotations, il va affirmer au sujet de ces dernières qu’elles étaient «légères» et «écrites sans y bien penser». A la fin, le greffier prend acte que le Sieur de Villeneuve confesse «que les petits enfants par le baptême sont sauvés sans foi acquise, ayant toutefois la foi infuse par le Saint-Esprit».

 

Le lendemain, les choses se compliquent, car on lui présente les fameuses lettres écrites à Jean Calvin. Le choc fut sans doute très dur pour lui, et c’est de là qu’il nourrira la conviction que Calvin lui-même avait été son dénonciateur. L’inquisiteur les présente une à une, dans un ordre de gravité.

– La première est jugée un peu confuse, mais orthodoxe.

– La deuxième est consacrée à une critique du serf arbitre et de la doctrine de la prédestination. Elle ne pouvait qu’être favorable à sa cause, sa position étant bien plus proche de l’Eglise romaine que de Calvin. Mais ce qui le met en difficulté c’est que, dans cet écrit, l’identification entre Michel de Villeneuve et Michel Servet paraît très probable. Il s’en défend.

– Dans la troisième, où il s’en prend au baptême des petits enfants, il dit avoir abandonné tout cela depuis longtemps et s’être rangé à la foi de l’Eglise, conformément à sa déposition de la veille.

– Mais, ensuite, viennent des lettres plus franchement hétérodoxes. L’une d’elles attaque directement le dogme de la Trinité. Dans une défense désespérée, il explique qu’il a voulu reprendre les idées de Servet pour voir comment Calvin pouvait les réfuter, mais que, bien entendu, il ne les faisait pas siennes.

 

Quatorze lettres sont ainsi abordées! L’interrogatoire a été éprouvant. Revenu dans sa cellule, il comprend désormais que sa situation est critique. Il décide, en conséquence, de s’évader. Le lendemain, 6 avril, le détenu est dans la nature. La procédure judiciaire se poursuit néanmoins en son absence. Au mois de mai, l’enquête permet de mettre la main sur un lot très important de Restitution du christianisme (ce qui achève de le perdre puisque, dans cet ouvrage, sont publiées – certes remaniées mais reconnaissables tout de même – les lettres à Calvin). Il est condamné à mort par contumace le 17 juin.

 

VI. Servet à Genève

 

A Genève, comme partout ailleurs, la peine de mort est appliquée pour les crimes qui ressortissent au droit commun et pour des actes qui portent atteinte à la sûreté de l’Etat. En ces domaines, Genève n’est pas plus sévère que les autres cités ou royaumes, mais elle ne l’est pas moins. En 1547, un anarchiste du nom de Jacques Gruet fut arrêté après qu’on eut trouvé, dans la chaire de Saint-Pierre, une affiche attaquant les pasteurs et réclamant vengeance contre eux. L’homme se révèle hostile à toute religion et, semble-t-il, avait conçu un projet d’appel au peuple pour qu’il se révolte contre le Consistoire. Il fut condamné à mort et décapité. On s’aperçoit bien, dans un cas semblable, que la frontière entre la revendication d’une liberté religieuse et la dissidence politique n’était pas facile à tracer dans les sociétés d’alors. Dans le motif de sa condamnation, le Petit Conseil de la ville mentionne une conspiration contre l’Etat, mais aussi une offense à la majesté divine.

 

En revanche, pour ce qui est de la veille purement doctrinale, les mesures disciplinaires jusqu’à Servet aboutissaient tout au plus à l’expulsion hors de Genève. Ainsi, Sébastion Castellion, qui fut accusé de mettre en doute l’autorité des Ecritures, après avoir été démis de ses fonctions de directeur du collège et de prédicateur, dut quitter la ville en 1544. Quelques années plus tard, en 1551, Jérôme Bolsec, qui s’opposait à la doctrine de la prédestination, connut la même sanction malgré les quelques appuis qu’il reçut d’autres Eglises suisses. Il est à noter que, dans les deux cas, Calvin joua un rôle important, sinon déterminant. Evidemment, si l’on essaie d’évaluer l’importance des déviations doctrinales, celles de Castellion et Bolsec restent très en deçà des innovations de Servet!

 

Michel Servet, dont on a perdu la trace depuis le mois d’avril, réapparaît donc soudainement le 13 août à Genève et dans un lieu public – l’église de la Madeleine – où, d’après ses dires, il était venu écouter Calvin qui y prêchait. Reconnu par quelques personnes, on informe Calvin de sa présence. Celui-ci le fait immédiatement arrêter.

 

Dans un premier temps, il comparaît devant la juridiction de l’Eglise, mais la semaine suivante le Conseil de la ville décide que l’affaire serait portée devant son autorité. Les interrogatoires furent nombreux et le pauvre Servet fut obligé d’exposer tous les détails de sa vie, car les enquêteurs voulaient aussi connaître sa moralité. Mis dans l’impossibilité de suivre la même tactique de défense qu’à Vienne, l’accusé décide d’assumer ses positions. Les débats deviennent, en conséquence, fort compliqués et l’expertise de Calvin s’avérera plusieurs fois indispensable. Le réformateur dira que, chaque fois qu’il eut l’occasion de le rencontrer, il essaya de le ramener dans les voies de la foi chrétienne; mais ce fut un vain espoir.

 

On peut s’interroger, ici, sur l’attitude de Servet. Pour sauver sa vie, il aurait pu feindre de se laisser convaincre par ses contradicteurs, mais il ne l’a pas fait. On peut interpréter cela comme une hardiesse soudaine. Dos au mur, l’homme aurait trouvé en lui-même les ressources suffisantes pour surpasser sa terreur devant l’issue fatale. Mais on peut tout aussi bien penser que, dans ces premières semaines, il ne lui venait pas à l’esprit que Genève pourrait le condamner à mort. Deux considérations semblent accréditer cette hypothèse:

 

– Lorsque l’inquisiteur lyonnais a su que l’hérétique qu’il poursuivait avait été arrêté à Genève, il envoya un messager auprès des autorités de la ville afin d’obtenir son extradition. On posa la question à Servet: préférait-il être jugé ici ou renvoyé entre les mains du tribunal de l’Inquisition romaine? Evidemment, il savait quel sort l’attendait en France, mais la façon avec laquelle il supplia qu’on le garde sur place peut constituer un indice de l’espoir qui l’habitait.

– Le deuxième élément se rattache au motif qui a poussé l’Espagnol à venir à Genève. Questionné à ce sujet, il répondra que son projet était d’aller dans le royaume de Naples et que Genève n’était qu’une étape sur sa route. Mais on n’est pas obligé de le croire. En réalité, sa présence dans un lieu public montre qu’il ne s’estimait pas en danger dans cette ville. Et on peut encore aller plus loin: non seulement, il ne s’y croyait pas en danger, mais il y était venu pour faire tomber Calvin! Cette supposition est tout à fait crédible, car dans ces années (1548 à 1555), la situation du réformateur était assez fragilisée dans la cité. L’opposition faisait grand bruit, elle avait la majorité dans les instances publiques, et il y avait des conflits de discipline avec des notables de la cité. Même le président du Petit Conseil était un opposant notoire à Calvin. Servet connaissait cette situation et, mû sans doute par la grande vocation qu’il ressentait en lui comme par le ressentiment qu’il nourrissait envers celui qui l’avait dénoncé, il peut avoir conçu ce grand projet. Toujours est-il que, résistant aux arguments de Calvin qui cherchait à le convaincre, il devait s’imaginer que les adversaires du réformateur verraient en lui un allié, ou tout au moins qu’ils se saisiraient de cette occasion pour faire subir à Calvin un camouflet. En bref, il estimait avoir des soutiens potentiels dans la ville. Il apprendra à ses dépens que les ennemis de ses ennemis ne sont pas forcément des amis.

 

Le procès traîne en longueur. Le 22 septembre, Michel Servet écrit au Petit Conseil. Le contenu de cette lettre, assez surréaliste, semble bien confirmer l’hypothèse selon laquelle Servet se faisait une représentation très personnelle de la situation. Il demande, en effet, que Calvin soit emprisonné comme lui, en attendant le verdict, et qu’à l’issue de l’instruction, le coupable (Calvin ou lui) soit puni de mort ou autre peine. Il propose même que les biens de Calvin lui soient attribués en compensation de ceux qu’il lui avait fait perdre!

 

A la fin du mois, l’opinion du Conseil est faite, mais une consultation des autres Eglises de Suisse est lancée. Les réponses arrivent tout doucement courant octobre. Les Eglises sœurs concluent toutes à la nécessité de punir l’hérétique, mais pour ce qui est de la sanction, elles ne se prononcent pas, laissant aux magistrats de Genève le soin d’en décider. Le 26 octobre, la sentence tombe. Elle est terrible. Calvin écrit à Guillaume Farel: «A l’unanimité, il a été condamné. Demain, il sera conduit au supplice. Nous nous sommes efforcés de faire changer le genre de sa mort, mais en vain.» En effet, à la requête de Servet, Calvin a demandé à ce que l’exécution se fasse par le fer (décapitation) et non par le feu. Par cette démarche avérée, on perçoit, enfin, un peu de cette humanité dont le réformateur n’est pas dépourvu, mais qu’en cette affaire il n’a guère laissé s’exprimer.

 

Très vite attaqué de divers côtés pour le rôle qu’il avait tenu dans cette condamnation, Jean Calvin se défendit l’année suivante en écrivant un traité dont les titre et sous-titre montrent bien le cap qu’il entend maintenir:

 

Déclaration pour maintenir la vraie foi que tiennent tous chrétiens de la Trinité des personnes en un seul Dieu. Contre les erreurs détestables de Michel Servet, Espagnol. Où il est aussi montré qu’il est licite de punir les hérétiques et qu’à bon droit, ce méchant a été exécuté par justice en la ville de Genève

 

Convaincu que l’action était de «bon droit», Jean Calvin n’a jamais rien regretté de la part qu’il avait prise en cette «affaire». Le regret viendra plus tard, chez les fils spirituels du grand réformateur. Chacun de ceux qui savent ce qu’ils doivent à la pensée particulièrement claire, scripturaire et féconde de Jean Calvin regrettent très profondément l’issue tragique de cette histoire. Ils espèrent qu’on ne jugera pas l’homme avec trop de rigueur, au point de ne plus vouloir entendre celui qui fut l’un des plus grands théologiens de l’histoire de l’Eglise.

 

 

 

 

* D. Bergèse est pasteur et animateur biblique au sein des Eglises Réformées Evangéliques de France.

 

 

 

 

Les commentaires sont fermés.