La justification et la sanctification dans la pensée de calvin

LA JUSTIFICATION ET LA SANCTIFICATION
DANS LA PENSÉE DE CALVIN

Pierre MARCEL*

Une juste conception des rapports entre la justification et la sanctification est bien, comme le dit Calvin, « le principe de toute la doctrine de salut, le fondement de toute religion »1.

La sanctification est liée à la justification; elle en diffère dans sa nature, mais elle n’en doit point être séparée dans le temps. « La vraie foi ne peut être arrachée d’avec l’Esprit de régénération. »2 « La sainteté réelle de vie… n’est pas séparée de l’imputation gratuite de justice. »3

Sur leurs rapports mutuels, il y a toujours eu dans l’Eglise chrétienne de profondes différences pour la raison que, dans toutes les religions, le lien entre la religion et la morale a été posé de diverses manières. Le nomisme, centrant son intérêt sur la vie morale, fait dépendre la justification de la sanctification, la religion de la moralité, nos rapports avec Dieu de nos rapports avec notre prochain. Inversement, l’antinomisme, accordant la prééminence aux exigences de la vie religieuse, place la justification au premier plan, et ne parvient souvent pas jusqu’à la sanctification.

En vérité, il est extrêmement difficile, aussi bien dans la doctrine que dans la vie pratique, d’établir les justes rapports qui doivent exister entre la religion et la morale, la justification et la sanctification. Avant de les unir, cherchons à les distinguer car, de même que la lumière du soleil n’est jamais séparée de la chaleur, la lumière n’en est pas pour autant chaleur4.

I. Définitions et distinctions

La justification est un acte judiciaire de Dieu par lequel, sur la base de la justice du Christ, Dieu déclare que toutes les exigences de la loi sont satisfaites.

« Celui sera dit justifié par la foi, lequel était exclu de la justice des œuvres, appréhende par foi la justice de Jésus-Christ, de laquelle étant vêtu, il apparaît devant la face de Dieu, non pas comme pécheur, mais comme juste. Notre justice devant Dieu est une acceptation, par laquelle, nous recevant en sa grâce, il nous tient pour justes. Nous disons qu’elle consiste en la rémission des péchés, et en ce que la justice de Jésus-Christ nous est imputée. »5

La sanctification est cette opération gratuite et continuelle du Saint-Esprit, par laquelle il délivre le pécheur justifié de la souillure du péché, renouvelle toute sa nature à l’image de Dieu, et le rend capable d’accomplir les œuvres bonnes.

« Ainsi, dit Calvin, nous sommes sanctifiés, c’est-à-dire consacrés à Dieu en vraie pureté de vie, en tant que nos cœurs sont formés en l’obéissance de la loi, à ce que notre principale volonté soit de servir à la volonté de Dieu et avancer sa gloire en toutes sortes. »6

Cette distinction n’est pas arbitraire. Elle trouve sa raison la plus profonde en Dieu lui-même, qui est à la fois juste et saint. Juste, Dieu veut que toutes les créatures se trouvent avec lui dans une relation de justice, dans laquelle il les avait originairement placées, en dehors de toute culpabilité et de tout châtiment. Saint, Dieu exige qu’elles apparaissent, devant sa face, pures et exemptes de tout péché.

C’est pourquoi le premier homme, créé à l’image de Dieu, dans la justice et la sainteté, n’avait besoin ni de justification, ni de sanctification au sens où elles nous intéressent. Mais le péché a rendu l’homme coupable et impur devant Dieu. Pour être entièrement délivré du péché, il doit donc être affranchi de toute coulpe, et purifié de sa souillure. C’est ce qui a lieu dans la justification et dans la sanctification. L’une et l’autre sont tout aussi nécessaires, et sont prêchées dans l’Ecriture avec une égale insistance.

1. Selon l’ordre logique, la justification précède la sanctification. Sur la base d’une justice de Dieu (dikaiosunè théou), qui nous est donnée dans la foi, elle annule la coulpe du péché et rétablit la relation religieuse authentique de l’homme avec Dieu. Elle restaure le pécheur dans tous les droits filiaux que comporte l’état d’enfant de Dieu, y compris l’héritage éternel. La sanctification purifie la souillure du péché et renouvelle le pécheur toujours davantage à la ressemblance de l’image de Dieu.

2. La justification est un changement extérieur de relation. Elle prend place en dehors du pécheur au tribunal de Dieu; elle est un acte juridique (forensique). Elle ne change pas la vie intérieure du pécheur, quoique la sentence lui parvienne d’une manière subjective. Elle concerne l’état de l’homme devant Dieu. La sanctification est un changement dans la personne, elle prend place dans la vie intérieure de l’homme. Elle se rapporte à sa condition et affecte graduellement tout son être. Elle est éthique; elle est un acte de l’efficience divine, « en sorte que le croyant soit conservé pur et impollu d’esprit, d’âme et de corps »7.

3. La justification « est faite pour jamais »8. La sanctification est un processus continuel qui n’est jamais achevé dans la vie présente. Nous devenons peu à peu, personnellement, mais sur le plan éthique, participants et possesseurs de la justice de Christ9.

4. La justification est fondée sur ce que le Christ a fait pour nous. La sanctification, sur ce qu’il fait en nous: œuvre par laquelle, dans un certain sens, le croyant coopère.

5. Si les mérites du Christ sont à toutes deux leur cause méritoire, la cause efficiente est diverse. Dans l’économie trinitaire, c’est Dieu le Père qui déclare le pécheur juste, c’est Dieu le Saint-Esprit qui le sanctifie.

6. Elles ont toutes deux le même moyen d’application: la foi.

7. Leurs causes finales sont identiques: la gloire de la justice et de la bonté de Dieu, car elles sont toutes deux un acte de sa libre grâce, mais surtout de sa libre élection. Dieu veut que sa gloire reluise en nous, gloire que nous manifestons quand son image est restaurée en nous, « à savoir une droiture et innocence de toute l’âme, en sorte que l’homme représente, comme en un miroir, la sagesse, la justice et la bonté de Dieu »10.

Justification et sanctification nous apportent donc le Christ dans sa plénitude. Dans la justification, Christ nous est donné au sens juridique; dans la sanctification, au sens éthique. Par la première, nous devenons justice de Dieu en Christ; par la seconde, il vient lui-même habiter dans nos cœurs, par son Esprit, et nous renouvelle à son image.

II. Union de la justification et de la sanctification

S’il convient de distinguer dans leur nature la justification de la sanctification, il ne faut jamais perdre de vue le lien étroit qui les unit sur tous les plans; les séparer, c’est miner la vie morale et faire servir la grâce au péché.

Elles sont unies en Dieu. En Dieu, la justice et la sainteté ne peuvent être séparées. Dieu a horreur de tout péché, non seulement parce qu’il rend coupable, mais parce qu’il rend impur. Les actes de Dieu dans la justification et dans la sanctification sont indissolublement unis: « Ceux qu’il a justifiés, il les a aussi glorifiés. » (Rm 8.30) La justice (dikaiosis) apporte avec elle la vie (zoé) (Rm 5.18).

Elles sont unies en Christ, le Chef et le Consommateur de l’Alliance de grâce. C’est dans l’Alliance, « en la personne publique de tous les siens », que Christ a porté le péché pour les siens et accompli la loi pour eux. En lui, tous les siens étaient compris. Avec lui et en lui, ils sont morts, ensevelis, ressuscités, assis dans les lieux célestes. « Au sacrifice de sa mort… Christ se montra… vrai sacrificateur, en consacrant le Temple, l’autel, tous les vaisseaux et le peuple, par la vertu de son Esprit. »11

Christ est leur justice (dikaiosunè) en même temps que leur sanctification (agiasmos, 1Co 1.30), ce qui ne veut pas dire leur sainteté (agiotès ou agiôsunè).

Elles sont unies dans l’œuvre du Christ. Par son obéissance, ses souffrances et sa mort, Christ n’a pas seulement acquis la justice, par laquelle les croyants sont acquittés par Dieu, mais la sainteté, par laquelle il les consacre à Dieu et les purifie des souillures du péché. Dans l’accomplissement de la loi, la puissance du péché est brisée par le pardon et la sanctification en est le résultat. « De justice, nous recueillons sanctification. » (Rm 6.22)

Mais Christ a tout accompli, tout acquis, pour tout donner. C’est pourquoi l’acquisition comporte nécessairement son application chez les siens. Cette application, il l’accomplit du haut du ciel, dans sa glorification, par son activité prophétique, sacerdotale et royale, à la droite du Père. « Il est mort pour tous, afin que ceux qui vivent ne vivent plus pour eux-mêmes, mais pour celui qui est mort et ressuscité pour eux. » (2Co 5.15) Acquisition et application sont, par conséquent, si étroitement liées que la première n’est ni pensable, ni possible sans la seconde, et inversement.

« Nous ne pouvons être gratuitement justifiés par la seule foi, que nous ne vivions aussi saintement. Car ces grâces sont attachées l’une à l’autre, comme par un lien inséparable, tellement que celui qui s’efforce de les séparer démembre, par manière de dire, Jésus-Christ. »12

« Christ les élargit toutes deux ensemble et jamais l’une sans l’autre. »13

C’est pourquoi Christ ne se donne pas lui-même aux siens dans une justification objective seulement; il se communique aussi subjectivement dans la sanctification; il s’unit lui-même à eux d’une manière spirituelle et mystique. Il ne donne ses grâces qu’en se donnant lui-même. Dans l’union mystique, justification et sanctification sont étroitement liées. Croire en Christ, c’est le recevoir.

A la différence de Luther qui conçoit l’union mystique sous son aspect anthropologique, où elle n’apparaît qu’après la justification et la régénération dans la foi réelle, Calvin place son point de départ dans le pactum salutis, le pacte du salut. C’est en tant que Chef et Médiateur de l’Alliance que le Christ s’est incarné et qu’il a souffert. Toute l’activité de l’Esprit, en tant qu’Esprit du Christ, provient de l’Alliance et se déploie dans l’Alliance. Notre incorporation en Christ précède donc de beaucoup la réception active du Christ et de ses grâces par la foi. Même les actes les plus élémentaires d’une foi naissante sont des actes qui supposent la vie, et donc l’union mystique dont ils découlent.

Pour Calvin, l’union des croyants au Christ n’est ni un mélange panthéiste du Christ avec les croyants14 ni une union substantielle, comme le conçoit le mysticisme, ancien et moderne. Elle n’est pas non plus un pur et simple accord, une harmonie des dispositions de la volonté et des intentions, vœu du rationalisme. Selon l’Ecriture, le Christ habite et vit dans les croyants, et les croyants sont en lui. « Non seulement nous tirons de Christ vigueur, et comme une moelle divine, mais nous passons de notre nature à la sienne. »15

Cette union mystique n’est pas immédiate: elle s’effectue par le Saint-Esprit. C’est aussi dans l’Esprit que se trouve l’étroit rapport entre la justification et la sanctification. « Quel Esprit est-ce qu’ils nous rottent? »16, dira Calvin des anabaptistes qui, pour obéir à l’Esprit, disjoignent la sanctification de la justification.

L’Esprit que Jésus promet à ses disciples et qu’il répand dans la communauté des croyants n’est pas seulement l’Esprit d’adoption, celui qui communique objectivement les grâces du Christ. Il est aussi celui qui remplit les croyants des bénédictions éthiques et mystiques du salut. Il est l’auteur d’un Esprit de renouvellement et de sanctification. C’est cet Esprit qui a qualifié le Christ pour son œuvre, et qui l’a conduit de sa conception à son ascension. Christ a été glorifié comme Esprit vivifiant. Et c’est par cet Esprit qu’il forme et qu’il qualifie désormais les siens. Depuis la glorification du Christ, l’Esprit habite personnellement dans la communauté des croyants comme dans son Temple. Dès lors, il établit et maintient la communion la plus intime entre le Christ et les siens, et il prend toutes choses de Christ pour les leur donner.

Les croyants sont justifiés et sanctifiés par l’Esprit:

« Tout ainsi que des prémices, la bénédiction est répandue sur toute la moisson, ainsi l’Esprit de Dieu nous arrose de la sainteté de Jésus-Christ et nous fait participant d’icelle. »17

C’est dans l’Esprit que les croyants vivent et marchent. Dans et par l’Esprit, Christ lui-même vient chez les siens. Il vit en eux. Les croyants sont en Christ, vivent, pensent et marchent en Christ. Christ est tout en tous! Et non seulement Christ, mais Dieu lui-même, par ce même Esprit, vient habiter en eux, et les remplit de sa plénitude, en sorte que, pour finir, lui aussi est tout en tous.

III. Réception

Il y a donc une union étroite entre la justification et la sanctification en Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit, tant sur le plan ontologique que sur celui du décret divin, de l’Alliance, de l’acquisition et de l’application. Voyons à présent le lien indissoluble qui les unit dans leur réception par l’homme, sur le plan psychologique et dans l’unité de sa personne.

A) Œuvre de Dieu: les croyants sont d’abord passifs

Comme la justification, la sanctification est d’abord un don, une œuvre de Dieu accomplie par le Saint-Esprit. De ce fait et d’abord, les croyants sont passifs. Ils sont sanctifiés. Ils sont morts et ressuscités avec Christ. Ils sont un ouvrage, une œuvre de Dieu, une « création »: « Nous sommes l’œuvre de Dieu: tout ce qui est bien en nous est sa création. »18 « La grâce de Dieu est beaucoup plus abondante et puissante en cette seconde création qu’elle n’a été en la première. »19

Cette sainteté consiste avant tout en ce que les croyants sont séparés du monde et placés dans une relation particulière avec Dieu. « Sanctification signifie choix et séparation. »20 Dans le Nouveau Testament comme dans l’Ancien, le concept de « saint » a une signification de relation. Bien que le Christ soit sans péché, il est dit qu’il se sanctifie, c’est-à-dire qu’il s’offre à Dieu en sainte offrande pour les siens (Jn 17.19) « Tous les fidèles ont pleine et parfaite consécration en l’oblation unique d’iceluy. »21 « Christ a sanctifié les fidèles à jamais. »22 Et ainsi les croyants s’appellent saints (agioi), parce que, par vocation (klétoi agioi, Rm 1.7; 1Co 1.2), ils se trouvent placés dans une relation particulière avec Dieu, et qu’ils sont « la race élue, le sacerdoce royal, la nation sainte, le peuple que Dieu s’est acquis » (1P 2.9).

« Notre sainteté procède et découle de la source de l’élection de Dieu; elle est le but de notre vocation… par la vocation de Dieu, nous sommes saints. »23

B) Relation intérieure

Mais cette relation n’est pas purement extérieure. Elle ne l’était déjà pas sous l’Ancien Testament, car, en vertu de cette sainteté, Dieu s’est engagé à donner à Israël son Alliance et sa loi – pour le sauver – et Israël était obligé de marcher selon les ordonnances de Dieu. Accomplie en Christ, ce n’est plus la loi qui règle désormais la relation de sainteté entre Dieu et son peuple. Christ est mis à la place de la loi; c’est en lui que Dieu règle la relation qui l’unit aux siens, et par laquelle, à l’avenir, « il tient compte du vouloir comme du fait ». Les croyants sont sanctifiés en Jésus-Christ par l’Esprit, maintenant appelé pneuma agion, l’Esprit Saint.

La justice qui est au fondement de la justification, la sainteté qui est à la base de la sanctification ne sont étrangères à l’homme que dans un certain sens. Car, dans l’Alliance, elles sont la justice et la sainteté de la Tête, mais partant aussi des membres.

Cette sainteté prend un sens profondément éthique, donc personnel et actif. Nouvelles créations, les croyants vivent une vie nouvelle et dépouillent l’homme ancien pour revêtir l’homme nouveau. Ils offrent leurs membres à Dieu pour qu’ils soient des instruments de justice en sanctification (Rm 6). « En Christ, rien n’est estimé, sinon la nouvelle créature. »24 Dans l’épître aux Galates, « foi » (5.6) et « nouvelle créature » (6.15) sont synonymes.

Cette relation avec Dieu, en Christ et par le Saint-Esprit, implique que les croyants sont libérés de toute culpabilité et aussi de toute souillure du péché. C’est pourquoi la sainteté consiste en ce que les croyants deviennent conformes à l’image du Fils. C’est pourquoi aussi sainteté et glorification coïncident; la glorification commence à l’instant même de la vocation: ceux qu’il appelle, Dieu les justifie; et ceux qu’il justifie, il les glorifie au même instant (Rm 8.30).

La justification par la foi tient le milieu entre l’élection qu’elle manifeste et la sanctification qu’elle annonce. La sanctification tient le milieu entre la justification où elle prend sa source et la glorification qu’elle instaure.

« La communication de la croix (c’est-à-dire la sanctification) est tellement conjointe avec notre vocation et justification, bref avec notre gloire, qu’elles ne peuvent être aucunement séparées. »25

C) Sanctification active

D’abord passive, la sanctification prend une signification active.

« Le chrétien se sanctifie parce que Dieu l’a préalablement sanctifié et qu’il le sanctifie continuellement. » (Lecerf)

« La foi est passive quand le pardon lui est conféré en exécution du décret; elle entre en activité sainte dès qu’elle l’a reçu, et parce qu’elle l’a reçu. » (Lecerf)

« Nous n’enseignons pas que la foi qui justifie soit seule, mais nous affirmons qu’elle est toujours conjointe avec l’Esprit de régénération. »26

La sanctification devient une œuvre dans laquelle le croyant coopère par la foi. Non que la foi – pour nous dégager de la terminologie aristotélicienne – soit la cause instrumentale de la sanctification: elle ne l’est pas de la justification. La foi ne se trouve pas avec elles dans les mêmes rapports que l’œil et la vue, ou que l’oreille et l’ouïe: la foi est bien plutôt un moyen du Saint-Esprit, par lequel l’Esprit fait saisir Christ par l’homme, et rend témoignage à son esprit qu’il est enfant de Dieu, et qu’il lui est irrémédiablement consacré27.

D) Les œuvres de la foi

C’est pourquoi, si la foi s’oppose aux œuvres, quand on veut faire d’elles la cause instrumentale ou matérielle de la justification, si elle s’oppose aux œuvres de la foi, quand on veut faire d’elles le fondement, le tout ou la partie de cette justice par laquelle Dieu justifie, la foi ne s’oppose pas aux œuvres de la foi quand celles-ci, fruits de la foi, sont produites par le moyen du Saint-Esprit, pour confirmer le croyant dans la sincérité de sa foi et de son salut28.

Dans ce sens, la foi elle-même est une œuvre (Jn 6.29), l’œuvre la meilleure et le principe de toute œuvre bonne, l’œuvre unique par laquelle Dieu peut nous affranchir ici-bas de notre dette et nous assurer de notre justice en Christ. C’est la foi seule qui justifie, mais, cependant, la foi qui justifie n’est pas seule!

Et voilà pourquoi, après avoir parlé de la justification du pécheur, Calvin parle d’une justification du juste. Nous sommes ici au plein centre de la question. Pour que la foi soit le moyen de nous justifier, il faut qu’elle soit la foi justifiante, la vraie foi, et non la foi historique ou temporaire. La foi n’est pas seulement l’adhésion de l’esprit à la vérité religieuse, une acceptation admirative et joyeuse de l’Evangile, d’où serait absente la préoccupation de la gloire de Dieu et qui ne s’occuperait que des avantages qu’on retire de la bonté de Dieu. Il y a une foi feinte, par laquelle le pécheur se déçoit lui-même. « Ce n’est pas une doctrine de langue que l’Evangile, mais de vie! »29 C’est pourquoi, après avoir répondu à l’accusation d’injustice formulée par Dieu, en saisissant la justification par la foi, le croyant doit aussi répondre à l’accusation d’hypocrisie consciente ou inconsciente; que cette accusation qu’il ressent soit un avertissement de Dieu, une suggestion et une tentation de Satan, une défaillance de la conscience mal éclairée ou troublée par suite de quelque péché ou de quelque interdit, une expression de la défiance de l’homme à l’égard d’affirmations qui le dépassent, que sais-je encore? Le fidèle lui aussi a besoin d’être justifié au tribunal de sa conscience et devant l’opinion des hommes.

E) La justification du juste

La justification du fidèle ou du juste pardonné est la certitude que, par le témoignage de sa conduite et de ses œuvres, ce fidèle obtient de la preuve de la sincérité de sa foi et de la réalité de l’état de grâce justifiante où il se trouve.

C’est dans l’un des quatre sermons sur la justification d’Abraham30 que Calvin exprime le mieux sa pensée.

« Quand Dieu nous justifie au commencement…, il use d’un pardon général. Et puis, quand il nous justifie après…, il nous justifie en nos personnes, et nous justifie même en nos œuvres par la pure foi… c’est-à-dire il (nous) a agréables comme ses enfants, et puis il justifie (nos) œuvres. Et comment? Quand un vin sera le meilleur du monde, s’il est en un tonneau punais…, voilà le vin gâté. Ainsi en est-il de toutes nos œuvres: car d’autant que Dieu nous y conduit et gouverne par son Saint-Esprit, elles sont bonnes et saintes et louables; mais regardons quels vaisseaux nous sommes, pleins d’infection et de puantise! Ainsi voilà nos œuvres corrompues, il faut donc que Dieu les purge et nettoie. Et comment? Par sa pure grâce, en nous pardonnant les fautes et imperfections qui y sont. Par quoi tout ainsi qu’il y a diversité entre un homme fidèle et un homme que Dieu appelle du commencement à l’Evangile, aussi la justification est un peu diverse… »

Ailleurs Calvin déclare: « Justification se peut assez proprement étendre au train continuel de la grâce de Dieu depuis la vocation jusqu’à la mort »31, « à la miséricorde de Dieu qui vient au-devant pour nous absoudre de rémission de péché assiduelle. »32

Notion de sanctification aussi éloignée d’une conception purement eschatologique que de la possibilité d’une perfection actuelle!

La voix du juste, qui garantit au croyant la sincérité de sa foi, est toujours la voix de Dieu, mais cette voix siège alors au tribunal de sa propre conscience. « Elle est une déclaration de justice devant les hommes, et non de l’imputation de justice quant à Dieu. »33 Et c’est par ses œuvres que le croyant constate que non seulement la justice du Christ lui est imputée, mais que par le Saint-Esprit elle habite effectivement en lui, qu’elle est aussi justicia inherens, et qu’ainsi il grandit dans la justice.

Quand il est question de la justification du fidèle, nous devons dire qu’il est justifié non par la foi seulement, mais aussi par les œuvres, qui sont comme l’achèvement de la foi dans ce sens qu’elles en manifestent la fécondité actuelle, la sincérité et le sérieux. C’est pourquoi l’Ecriture lui ordonne de s’examiner lui-même pour voir s’il a la foi34. Ces œuvres ne sont plus des œuvres légales: elles ne sont pas faites pour mériter la justice, mais au contraire pour manifester la réalité de la miséricorde dont le pécheur pardonné est l’objet. La justification du fidèle repose elle aussi sur la grâce rédemptrice. « Bien que nous soyons pécheurs, il nous est justice; bien que nous soyons immondes, il nous est pureté. »35

Inutile de mettre Jacques en contradiction avec Paul. Paul traite de la justification du pécheur. Jacques a reçu la mission de traiter de la justification du fidèle devant le tribunal de la conscience humaine où Dieu siège. Mais tous deux nient avec la même énergie que le fondement de la justification se trouverait dans les œuvres de la loi, et tous deux reconnaissent que la foi, la foi agissante par l’amour qui comporte et promeut les œuvres bonnes, est le moyen par lequel le Saint-Esprit nous assure de notre justice en Christ. La seule différence, c’est que Paul combat contre les œuvres mortes et que Jacques proteste contre une foi morte… « une masque nue et imaginaire de foi »36.

La foi qui justifie, c’est cette certitude de notre justice en Christ que l’Esprit opère en notre cœur. C’est pourquoi elle nous justifie d’autant plus, non pas qu’elle est passive, mais qu’elle est plus vivante et plus forte. La foi coopère avec les œuvres, et devient parfaite par les œuvres (Jc 2.22). Voilà pourquoi Calvin peut intituler le chapitre XIV du livre III de l’Institution « Quel est le commencement de justification et quels en sont les avancements continuels ». La justification du juste permet à Calvin d’affirmer que « notre sainteté… soutient la présence de Dieu »37. « Nous n’avons pas seulement obtenu l’opportunité de mériter, mais tous les mérites du Christ, car ils nous sont communiqués »38 non seulement en justice, mais en œuvres. Ipsa hominis bona merita sunt Dei munera39. Les mérites même de l’homme sont des dons de Dieu.

F) L’activité de la foi: une grâce

Oui! La foi est un don de Dieu, mais l’homme reste responsable de son attitude envers la vocation qui lui est adressée. Le royaume est un don accordé par Dieu à ses bien-aimés; mais il est aussi un trésor qu’il faut acquérir au service du Seigneur.

Les croyants sont les sarments du cep, en dehors duquel ils ne peuvent rien faire, mais ils sont exhortés à rester en lui, dans sa parole et dans son amour. Ils sont élus, mais ils doivent s’appliquer à affermir leur vocation et leur élection. Par le sacrifice du Christ, ils sont sanctifiés et amenés à la perfection, mais ils doivent persévérer dans la foi jusqu’à la fin. Ils ont revêtu le nouvel homme, mais ils doivent le revêtir sans cesse. Ils ont crucifié la chair et ses passions, mais ils doivent faire mourir dans leurs membres ce qui est terrestre.

« L’adoption gratuite en laquelle consiste notre salut ne peut être séparée de cet autre décret et arrêt qui nous assujettit à porter la croix; parce que nul ne peut être héritier des cieux, sinon qu’auparavant il ait été fait conforme au Fils de Dieu… Christ est le patron, portrait au vif, lequel est proposé pour imitation à tous enfants de Dieu. »40 Et Calvin souligne « l’affection véhémente…, laquelle nous ravit tout incontinent au ciel pour l’adorer là, et afin que nos esprits habitent avec lui. »41

Les œuvres bonnes conduisent au Royaume, mais elles ne sont point cause de notre royauté. Et « même ces œuvres sont une partie de sa grâce »42.

Dans la justification juste, comme dans la sanctification du juste, tout est grâce. Il n’y a aucune relation de mérite entre ce que fait le croyant et ce qu’il recevra. Les œuvres, comme leur récompense, ne peuvent être saisies que d’une manière filiale et dans la foi.

« Dieu ne nous doit rien à cause de nos œuvres… Elles sont prises de son trésor, où elles étaient longtemps auparavant gardées, car il justifie et régénère ceux qu’il a appelés. »

Nous avons été appelés, créés en Jésus-Christ pour les œuvres bonnes que Dieu a préparées d’avance afin que nous les pratiquions, c’est-à-dire pour la sanctification43. « En lui nous avons tout, en nous rien. »44 « Voilà la vraie artillerie pour abattre toute hautesse. »45

Conclusion

Ainsi se font, au plus profond du cœur du croyant, « la mélodie et accord entre la justice de Dieu et notre obéissance »46. « La connaissance de Christ est une chose pleine d’efficace et une racine vive, qui ne peut faire qu’elle produise hors de bons fruits. »47

« Comment donc se lèvera un courage à reconnaître et goûter une telle bonté de Dieu, qu’il ne soit pareillement enflambé à l’aimer? Car une telle abondance de douceur, comme est celle que Dieu a cachée à ceux qui le craignent, ne se peut vraiment entendre, qu’elle n’émeuve le cœur. »48

Nous sommes ici placés devant le mystère des rapports de l’éternité et du temps, de Dieu et de ses créatures. Nous croyons que la volonté éternelle de Dieu, sans cesser d’être éternelle, peut susciter des actions dans le temps, comme sa pensée éternelle est capable de contenir des choses temporelles.

Dans la justification par la foi, ce n’est pas un acquittement prononcé de toute éternité par Dieu qui parvient enfin à la conscience du pécheur; mais Dieu qui ne change pas agit lui-même lorsqu’il acquitte le pécheur par la foi. C’est aussi de lui – sans qu’il cesse jamais pour cela d’être l’Eternel – que jaillit l’activité de la sanctification qui sera reçue par le fidèle comme une justification par la foi et dont il jouira.

Entre cette activité plénière de Dieu dans sa grâce justifiante et sanctifiante, et l’activité propre de l’homme que l’Ecriture et Calvin maintiennent côte à côte, nombreux sont ceux qui ont vu là une contradiction et qui accusent le Christ, Paul, Jean et – pourquoi ne pas le dire? – Calvin de contradictions internes! Nombreux sont ceux qui, pour la tranquillité de leur raison, suppriment l’un des deux termes. Mais c’est alors toute la religion qui change. L’Ecriture, elle, se place bien au-dessus de toutes les conceptions unilatérales. Autant les cieux sont élevés au-dessus de la terre, autant mes pensées sont élevées au-dessus de vos pensées, dit l’Eternel (Es 55). Dieu et l’homme, la religion et la morale, la foi et l’amour, la justification et la sanctification, la prière et les œuvres n’ont, par nature. rien de contradictoire. Seul, le péché de l’homme les oppose. En Christ, notre paix, se trouve leur unité. Dans la vie chrétienne, dans le cœur du fidèle, ils sont réconciliés. Ceux qui sont nés de Dieu deviennent enfants de Dieu, parce qu’ils le sont. Pour eux, cela a un sens de dire: « Deviens ce que tu es! » « Je t’ai créé pour ma gloire! » dit l’Eternel. Il est donc bien raisonnable (il est nécessaire) que, puisqu’il est l’auteur et la source de notre vie, nous la rapportions tout entière à sa gloire49.

« Nous sommes au Seigneur: Vivons et mourons pour Luy. Nous sommes au Seigneur: Que sa volonté donc et sagesse préside en toutes nos actions.

Nous sommes au Seigneur: Que toutes les parties de notre vie soient référées à Luy, comme à leur fin unique.

Ô combien a profité l’homme, lequel, se connaissant n’être pas sien, a ôté la seigneurie et régime de soi-même à sa propre raison, pour la résigner à Dieu. »50

1* P. Marcel (1910-1992) a été pasteur de l’Eglise réformée de France, fondateur en 1950 et pendant plus d’une trentaine d’années éditeur de La Revue réformée. Cet article reproduit le texte de la leçon publique qu’il a donnée à la Faculté de théologie protestante de Montpellier, en avril 1954, et qui a été publié dans La Revue réformée V (1954:4), 1-18.

Sermon sur Luc 1.5-10, Opera.Calvini (O.C.) XLVI, 23.

2 Commentaires de Galates 5.6.

3 Institution chrétienne (I.C.) III, III, 1.

4 Acta Syn. Trid. Cum Antidoto, O.C. VII, 448.

5 I.C., III, XI, 2.

6 Ibid., III, XII, 9.

7 Commentaires de 1Thessaloniciens 5.23.

8 Commentaires de Romains 6.8.

9 I.C., III, III, 9.

10 Commentaires de Colossiens 3.10; cf. I.C., III, III, 9.

11 Commentaires de Jean 17.19.

12 Commentaires de 1Corinthiens 1.30.

13 I.C., III, XVI, 1; cf. III, XI, 6.

14 I.C., III, XI, 5.

15 Commentaires de Romains 6.5.

16 I.C., III, III, 14.

17 Commentaires de Jean 17.19.

18 Commentaires d’Ephésiens 2.10.

19 Ibid., 4.24.

20 Commentaires de 1Corinthiens 1.2.

21 Commentaires d’Hébreux 10.14.

22 Commentaires de Romains 6.10.

23 Commentaires de 1Corinthiens 1.2.

24 Commentaires de Galates 4.15.

25 Commentaires de Romains 8.30.

26 Commentaires de Galates 5.6.

27 Cf. Rm 3.24. I.C., III, XI, 5. Catéchisme de Heidelberg, Q. 61.

28 Cf. Catéchisme de Heidelberg, Q. 86.

29 I.C., III, VI, 4.

30 O.C., XXIII, 718/719.

31 Commentaires de Romains 8.30.

32 I.C., III, XIV, 10.

33 I.C., III, XVII, 12. Cf. III, XVII, 5.

34 Commentaires de Jean 2.3.

35 I.C., III, XV, 5.

36 I.C., III, XVII, 12. Commentaires de Jacques 2.

37 Commentaires de 1Thessaloniciens 3.13.

38 I.C., III, XVI, 6.

39 Augustin, Enchiridon, 107.

40 Commentaires de Romains 8.29.

41 Commentaires de Colossiens 3.1.

42 Commentaires d’Ephésiens 2.10.

43 1Th 4.7; Ep 2.10.

44 I.C., III, XV, 5.

45 Commentaires de Philippiens 2.13.

46 I.C., III, VI, 1.

47 Commentaires de 2Pierre 1.8.

48 I.C., III, II, 41.

49 Catéchisme de Genève, Q. 1 et 2.

50 I.C., III, VII, 1.

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