« TOMBER DANS LES MAINS DU DIEU VIVANT! »
Hébreux 10.26-31 et 6.4-12
Donald Cobb*
« Quant à ceux qui ont été une fois éclairés, qui ont goûté le don céleste et sont devenus participants à l’Esprit Saint, qui ont goûté la bonne parole de Dieu et les puissances du siècle à venir, et qui sont tombés, il est impossible de les ramener à une nouvelle repentance. Car ils crucifient de nouveau le Fils de Dieu, pour leur part, et le déshonorent publiquement. »
(Hé 6.4-8)
En étant un peu cynique, on serait peut-être tenté de dire que le plus grand obstacle à la doctrine de la persévérance des saints, telle qu’Augustin et la théologie de la Réforme calvinienne l’ont développée, ce sont les textes bibliques eux-mêmes!1 Certes, il y a ces passages que nous connaissons bien et qui nous réconfortent dans des moments de découragement ou de difficulté: « Car je suis persuadé que ni la mort ni la vie, ni les anges ni les dominations, ni le présent ni l’avenir (…) ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu en Jésus-Christ, notre Seigneur. » (Rm 8.38-39) Mais à côté de ceux-là, il y en a d’autres, qui semblent mettre en avant – et avec tout autant de force – des affirmations diamétralement opposées. Le texte de Hébreux 6.4-12, avec son parallèle au chapitre 10, est un de ceux-là.
Il faut avouer que la théologie réformée a souvent eu tendance à minimiser de tels passages, tout comme ce qu’on pourrait appeler l’arminianisme a tendance à relativiser les versets soulignant la protection infaillible de Dieu sur les siens. Or, plutôt que de minimiser, il faut chercher à comprendre. Cela est particulièrement important pour ces passages des Hébreux, qui comptent parmi les plus difficiles de l’Ecriture.
De fait, pour saisir les implications de ces versets pour la persévérance des saints, il faut d’abord les situer dans la perspective globale de l’épître.
I. La perspective générale des Hébreux: continuité et nouveauté
L’épître aux Hébreux est sans doute le livre du Nouveau Testament qui accentue le plus la continuité entre ancienne et nouvelle alliance. Ce n’est pas pour rien qu’on l’a l’appelée l’« épître de la diathêkê »: l’épître de l’alliance!2 Mais c’est aussi celle qui souligne, peut-être plus que toutes les autres, la nouveauté radicale que le Christ a apportée et, par conséquent, la différence entre les deux « moments » de l’histoire de la rédemption. Regardons, l’un après l’autre, ces deux aspects de continuité et de nouveauté.
A) La continuité de l’alliance: Israël et l’Eglise
Le thème de la continuité est, en effet, au cœur de l’épître. L’auteur, qui écrit à une communauté qu’il semble connaître de façon intime, qu’il sait éprouvée par une certaine opposition venant de l’extérieur, abattue et tentée d’abandonner la confession du Christ comme Messie, met en relief les mêmes grâces, mais aussi les mêmes tentations et dangers qui ont caractérisé le peuple de Dieu dans l’Ancien Testament. L’une comme l’autre ont été mis au bénéfice de l’Evangile, de l’alliance et de la promesse de Dieu. Le chapitre 4 le dit explicitement, en comparant la situation des lecteurs chrétiens à celle des Israélites dans le désert: « Car la bonne nouvelle nous a été annoncée aussi bien qu’à eux. »3 (4.2)
Cette continuité entre l’Eglise et Israël explique pourquoi la double thématique de l’héritage et de la promesse revient à des moments clefs dans l’épître: de même qu’Israël a été placé dans une dynamique tendue entre promesse et accomplissement, le peuple de Dieu du Nouveau Testament est pris dans ce même mouvement qui avance vers la promesse du repos de Dieu, c’est-à-dire du salut final; or, comme le texte le précise, ce repos subsiste pour l’Eglise en tant que promesse (4.1). Tout comme Abraham, les membres de l’Eglise sont « héritiers de la promesse » (6.15-17). Ils sont ceux qui « doivent hériter du salut » (1.14). Mais cela implique que, comme Abraham qui « partit sans savoir où il allait », ils n’ont pas encore reçu, eux non plus, l’objet de la promesse (11.8, 13). C’est dire que, dans la perspective des Hébreux, le salut se trouve encore devant nous. Les chrétiens sont ceux qui attendent le Christ, « en vue de leur salut »4 (9.28).
Il en découle deux conséquences majeures: la première est que la communauté chrétienne se définit par l’espérance, par ce regard porté en avant, sur ce qui doit nous être donné5. Contentons-nous de citer Hébreux 10.32, qui met en relief l’exhortation centrale de l’épître: « Confessons notre espérance sans fléchir, car celui qui a fait la promesse est fidèle. » Notre confession chrétienne est une confession d’espérance à l’égard de ce qui, dans le temps présent, se trouve encore « au-delà du voile » (6.19). C’est pourquoi aussi, quelques chapitres plus loin, l’auteur fera un développement approfondi au sujet de la foi qui, dit-il, est « l’assurance des choses qu’on espère, la démonstration de celles qu’on ne voit pas » (11.1).
La seconde conséquence touche à la manière de vivre cette alliance: comme dans l’Ancien Testament, l’obéissance, en tant qu’expression concrète de la foi, débouche sur la bénédiction. L’infidélité, elle, aura pour conséquence le jugement… et la perdition6. La vie de la communauté croyante est donc structurée, encore à présent, par la même proclamation de la promesse et la même annonce d’une malédiction possible que l’on voit à toutes les pages de l’Ancien Testament. Située entre promesse et accomplissement, la vie chrétienne est en mouvement vers son objectif, elle a encore besoin des encouragements à aller de l’avant et des avertissements quant à ceux qui s’arrêtent ou se détournent du chemin; il n’est pas possible de se placer au-dessus de cette admonestation, objectant par exemple que celle-ci mettrait en péril la spécificité de la nouvelle alliance par rapport à l’ancienne. La remarque du dogmaticien néerlandais G.C. Berkouwer s’applique parfaitement ici:
« Ce qui a eu lieu en Israël doit constituer une mise en garde pour l’Eglise de peur que, croyant tenir debout, elle ne tombe (1Co 10.12). Se croire exempté de telles menaces s’opposerait de façon flagrante à la manière dont Dieu agit envers les hommes et son Eglise, à sa façon d’être présent à sa ‹maison› et de faire paître son troupeau. Rien ne suggère que la situation de l’Eglise dans le Nouveau Testament présente une structure d’admonestation radicalement différente de celle de l’Ancien. Au contraire, il y a dans l’appel à croire et à obéir une continuité frappante. »7
B) La nouveauté en Christ: des ombres à la perfection
Cela ne doit pourtant pas nous faire oublier la grande nouveauté de l’alliance dont Jésus-Christ est le médiateur et le garant. De fait, c’est Christ lui-même qui constitue cette nouveauté. Dès les premiers versets, l’auteur souligne que le Christ n’est rien de moins que le rayonnement de la gloire, l’expression même de l’être de Dieu (Hé 1.1-3); il est supérieur à Moïse comme un Fils est supérieur au serviteur (3.3-6), le Souverain Sacrificateur qui a obtenu l’expiation pour son peuple comme les prêtres au temple n’ont jamais pu le faire (2.18). En lui, Dieu nous a parlé des cieux (12.25).
Cette différence entre les alliances médiatisées par le sacerdoce lévitique, d’une part, et par le Christ, d’autre part, se précise au travers du vocabulaire touchant à la perfection8. En effet, les sacrifices de l’ancienne alliance, n’étant que « l’ombre des choses à venir », ne peuvent « rendre parfait » celui qui les offre (9.9, 10.1)9. C’est bien parce que la loi se caractérise par l’impuissance – car elle « n’a rien amené à la perfection » – qu’elle a été remplacée par « une meilleure espérance » (7.19) et « une alliance meilleure, fondée sur de meilleures promesses » (8.6, 7.22).
En quoi consiste cette meilleure espérance? La réponse se trouve encore en rapport avec le Christ; c’est lui qui a été « rendu parfait » par la souffrance; par son obéissance face à la mort, il a été « élevé à la perfection » (teleiôtheis), pour que, en tant qu’« initiateur de notre salut » (archegon tês sôtêrias), il ouvre lui-même le chemin dans lequel d’autres – ses « frères » – pourront suivre (2.10-12, 5.8). En d’autres termes, il a obtenu, le premier, l’héritage promis et c’est lui qui l’assure pour tous les siens10 (1.4).
Cette perfection touche encore au sacrifice de la croix. En effet, par le don de sa vie, le Christ a acquis un pardon définitif (10.14), il a aboli le péché et fait entrer dans l’histoire présente « la fin des siècles » (9.26-28). De la sorte, le Christ crucifié et ressuscité est entré dans le temple « plus grand et plus parfait » (teleioteras) et, en tant que « Fils rendu parfait (teteleiômenon) pour l’éternité », il a reçu le sacerdoce définitif et irrémissible (7.28). Contrairement aux prêtres de l’Ancien Testament, il peut donc « sauver parfaitement (eis to panteles) ceux qui s’approchent de Dieu par lui » (verset 25)11.
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Comment l’épître aux Hébreux conjugue-t-elle ces deux aspects? D’abord en soulignant que, dans notre appartenance au Christ et à son Eglise, nous sommes unis à celui qui a obtenu le pardon définitif et qui, par conséquent, accorde une sanctification définitive (10.14). A la différence du peuple de Dieu dans l’Ancien Testament, nous touchons du doigt dans le cadre du culte, et plus particulièrement dans notre union avec le Christ, la réalité eschatologique que Christ a effectuée et qu’il incarne dans sa personne: nous nous sommes approchés, dit l’auteur, « de la Jérusalem céleste (…), de la réunion et de l’assemblée des premiers-nés inscrits dans les cieux (…), de Jésus, médiateur d’une nouvelle alliance » (12.18-24).
Cependant – et c’est là le point central – puisque nous n’en avons pas encore la possession finale, puisque nous sommes dans cette dynamique de la promesse qui chemine encore vers l’accomplissement final, nous devons continuer dans ce chemin jusqu’à la fin. Non pas pour « perdre » un salut que nous aurions acquis, mais pour être sûrs de parvenir à ce que nous ne possédons actuellement qu’en espérance.
A ce titre, l’auteur emploie des expressions surprenantes, car, à deux reprises, il va jusqu’à rendre dépendante de notre persévérance future la réalité présente de notre union avec le Christ: « Nous sommes sa maison, si nous retenons l’assurance et l’espérance dont nous nous glorifions. » (3.6) Quelques versets plus tard, l’auteur revient à son propos, de façon plus frappante encore: « Car nous avons été rendus participants du Christ, si du moins nous retenons fermement, jusqu’à la fin, notre assurance première. » (3.14) Une défection par rapport à la foi ne ferait pas de nous des « réprouvés » alors que, jusque-là, nous aurions été des « sauvés »; elle montrerait plutôt que nous n’avons jamais réellement été participants de cette réalité promise en Christ – réalité que nous avions pourtant touchée du doigt12.
De fait, c’est parce que cette nouveauté radicale en Christ s’insère dans le contexte de la continuité d’une alliance, qui chemine encore vers sa plénitude, que les avertissements de l’épître prennent un réel caractère d’urgence; la grâce manifestée en Christ étant définitive, l’impératif d’y tenir fermement est d’autant plus grand!13 Cette compréhension de l’alliance fait partie de la perspective globale des Hébreux, et il faudra en tenir compte en essayant de comprendre les deux passages qui nous occupent. C’est ce que nous voulons faire dans la partie suivante.
II. Hébreux 6.4-12 et 10.26-31: un impossible retour en arrière
A) Bénédictions et malédictions de l’alliance
Le premier passage, Hébreux 6.4-13, débute par un avertissement vigoureux: pour ceux qui ont goûté au royaume manifesté en Christ et qui y ont renoncé, « il est impossible de les ramener à une nouvelle repentance »14 (6.6). Il ne s’agit pas ici d’une simple parenthèse, puisque cette exhortation est le point culminant de toute l’argumentation développée depuis le chapitre 2; elle résume un aspect essentiel de ce que l’auteur veut communiquer à ses lecteurs15. La difficulté de ces versets tient surtout à la façon de comprendre les réalités auxquelles ont accédé ces personnes frappées de « l’impossible »: une illumination « une fois pour toutes », le fait d’être « devenus participants du Saint-Esprit », d’avoir « goûté le don céleste, (…) la bonne parole de Dieu et les puissances du siècle éternel qui vient » (versets 4-5).
De quoi s’agit-il précisément? Plusieurs commentateurs y ont vu une allusion aux sacrements: au IIe siècle déjà, l’Eglise avait pris l’habitude de parler du baptême comme d’une « illumination »16, et il n’est pas exclu que cet usage remonte à l’Eglise primitive elle-même. L’emploi répété du verbe « goûter » pourrait, quant à lui, faire allusion à la sainte cène. Cependant, comme ailleurs dans le Nouveau Testament où baptême et cène deviennent des « raccourcis » pour parler d’une réalité plus globale17, ces expressions semblent mettre en avant l’ensemble des bénédictions accordées en Christ18. Une autre piste sérieuse consiste à y voir une référence à la catéchèse donnée aux nouveaux convertis: ceux-ci ont été « éclairés une fois pour toutes », lorsqu’ils ont été instruits dans la connaissance de la foi chrétienne, fondement de leur nouvelle vie19. L’importance que le Nouveau Testament accorde ailleurs à la « règle de doctrine » pourrait être invoquée à l’appui de cette compréhension20.
Ces interprétations soulignent en tout cas deux choses: premièrement, il ne faudrait pas recourir trop rapidement à une identification entre « l’illumination une fois pour toutes » et ce que le Nouveau Testament appelle parfois la « régénération », c’est-à-dire la perception profonde de la personne et de l’œuvre du Christ qui nous attache à lui dans un élan de confiance et de foi21. Deuxièmement, ces deux interprétations, sans doute insuffisantes en soi, nous mettent toutefois sur une piste importante: l’auteur parle clairement des bienfaits que « ceux qui sont tombés » ont expérimentés dans le contexte de l’Eglise. En entrant au sein du peuple de Dieu, ils ont goûté à la grâce, ils ont été exposés à la proclamation de la « bonne parole de Dieu » et à l’action de l’Esprit. Ils ont « palpé » la réalité du royaume qui s’y manifeste, car l’Eglise est la sphère de l’action de l’Esprit de Dieu (12.22-24; cf. 1Co 12.13; Mt 18.20). Plus encore, au travers de leur baptême et de leur confession de foi, ils ont été liés par des liens d’alliance au Christ lui-même. Ils ont donc expérimenté « de façon réelle et personnelle » la puissance et les promesses de l’Evangile22.
Ces expressions soulignent, par conséquent, les bénédictions de l’alliance dont Christ est le garant, le médiateur et le Souverain Sacrificateur. Ce n’est pas un hasard si l’auteur reprend explicitement le vocabulaire de bénédiction – mais aussi de malédiction – aux versets 7-8. Nous sommes donc bien dans le contexte, non d’une menace de perdre un salut déjà acquis, mais d’une dynamique d’alliance où il est possible, à cause d’une attitude d’incrédulité, d’être écarté d’un salut que l’on aura « côtoyé », connu de près… sans pourtant y participer réellement23.
Cette même perspective d’alliance transparaît explicitement en 10.26-31, qui se présente, en fait, comme un miroir de 6.4-8, à cette différence près que le chapitre 10 se sert d’un vocabulaire ouvertement sacrificiel et cultuel24. Encore une fois, le « plus » de la nouvelle alliance crée une situation de grâce jusque-là inouïe… ainsi qu’une responsabilité qui dépasse, et de loin, celle de l’alliance mosaïque: « Combien pire, ne pensez-vous pas, sera le châtiment mérité par celui qui aura foulé aux pieds le Fils de Dieu, tenu pour profane le sang de l’alliance par lequel il avait été sanctifié, et qui aura outragé l’Esprit de la grâce! »25 (10.29)
B) Une menace réelle… et une confiance malgré tout
Il est important de le souligner, ces versets, en parlant d’un impossible retour, n’ont rien d’hypothétique. Ils mettent en lumière une situation qui peut se produire et qui s’est produite à toutes les époques de l’histoire de l’Eglise26. Or, l’« impossible » de ces deux passages tient justement au fait que le membre du peuple de Dieu qui se coupe du Christ rejette celui qui, seul, accorde un réel pardon et la sanctification nécessaire pour pouvoir s’approcher du Seigneur vivant. Puisque la croix a aboli « une fois pour toutes » les autres sacrifices, tourner le dos au Fils – au Grand Prêtre qui a offert le sacrifice définitif – revient à renoncer définitivement au seul accès qui mène au Père. Comme le dit très logiquement 10.26, dans une telle situation, « il ne reste plus de sacrifice pour les péchés ».
Il faut apporter ici deux précisions importantes. La première touche à la nature de l’apostasie dont il est question dans ces passages. En effet, il ne s’agit pas d’un simple refroidissement temporaire tel que l’on pourrait en connaître dans un moment de faiblesse spirituelle. Le verbe « tomber » en 6.6 (parapiptô), employé seulement ici dans le Nouveau Testament, figure plusieurs fois dans la Septante (LXX), où il désigne un rejet délibéré de Dieu27. De même, le terme « volontairement » en 10.26 – « si nous péchons volontairement » – est rare, aussi bien dans le Nouveau Testament28 que dans l’Ancien Testament grec; un emploi particulièrement intéressant se trouve en 1 Maccabées 14.3, où il est question d’un dénommé Malkime, Grand Prêtre à Jérusalem, déchu de ses fonctions lors de la révolte maccabéenne. Or, lisons-nous, « comprenant qu’il n’y avait pour lui de salut en aucune façon », il s’est « volontairement souillé »29, c’est-à-dire qu’il a rejeté de façon délibérée l’état de sainteté dans laquelle il était tenu de se maintenir en raison de son sacerdoce. L’auteur des Hébreux – qui cite régulièrement l’Ancien Testament d’après la LXX – pensait-il à ce passage? On ne le sait pas. Toujours est-il que cet épisode illustre à merveille l’attitude en question. Ecarter volontairement le Christ dont la sanctification « une fois pour toutes » a fait irruption dans le monde, c’est écarter de propos délibéré toute purification possible. Dans une telle perspective, on comprend aisément le danger auquel on s’expose et l’exclamation de l’auteur: « Il est terrible de tomber dans les mains du Dieu vivant! »30 (Verset 31)
Ensuite, seconde précision, si ces versets mettent en relief des menaces sévères, ils sont pourtant immédiatement contrebalancés par des encouragements positifs: « Quoique nous parlions ainsi, bien-aimés, nous sommes convaincus que vous êtes dans des conditions meilleures et favorables au salut. » (6.9) Et l’auteur de rappeler l’obéissance par laquelle ses lecteurs se sont distingués par le passé et qui les caractérise encore à présent (verset 10; cf. 10.32-35): comme s’il voulait dresser devant eux un portrait du précipice qui est là, juste devant leurs pieds, pour ensuite affirmer que ce basculement dans le vide n’est pas pour eux une option valable. Non pas qu’il ne s’agisse, au bout du compte, que d’un cas d’école sans réalité concrète. Mais ces menaces sont présentées à des personnes au sujet desquelles l’auteur garde une confiance réelle. Ils ont pour finalité – c’est là le point essentiel – de les amener plus loin, vers une autre réalité que celle de l’endurcissement et de la perdition31.
Cette réalité plus grande se trouve à la fin du chapitre 6, dans le rappel de l’auto-engagement de Dieu à l’égard de son alliance et dans l’affirmation qu’on a toutes les raisons de s’y confier (6.13-20)32. D’ailleurs, ce n’est sûrement pas pour rien que l’« impossible » effrayant du verset 4 trouve sa contrepartie dans un autre « impossible », un impossible tout aussi important, mais infiniment plus majestueux: à savoir l’impossible défaillance de Dieu par rapport à son engagement qui relève, remet sur le chemin et fait naître l’espérance (verset 18):
« Afin que, par deux actes immuables, dans lesquels il est impossible (adunaton) que Dieu mente, nous ayons un puissant encouragement, nous dont le seul refuge a été de saisir l’espérance qui nous était proposée. Cette espérance, nous l’avons comme une ancre solide et ferme pour notre âme; elle pénètre au-delà du voile, là où Jésus est entré pour nous comme un précurseur, devenu Souverain Sacrificateur pour toujours, selon l’ordre de Melchisédek. » (6.18-20)
Aussi l’annonce des bénédictions et des malédictions, les exhortations et menaces se présentent-elles en fin de compte comme un tremplin pour accéder au vrai secret de la persévérance: la fidélité de Dieu et le Christ lui-même qui, mort et ressuscité, est entré en présence du Père, comme la concrétisation de notre espérance et les prémices de ce qui nous sera donné à son retour.
Quelques conclusions pratiques
Quelles implications ces passages de l’épître aux Hébreux ont-ils pour une juste compréhension de « la persévérance des saints »? Pour répondre, il importe d’abord de faire un bref détour par l’histoire et de se rappeler ce que le débat doctrinal du XVIe siècle avait de spécifique et d’historiquement situé. Dans un contexte où le simple membre d’Eglise en était venu à considérer son salut comme lié aux mérites personnels, dépendant d’un système ecclésiastique qui se plaçait entre le fidèle et l’œuvre du Christ, la Réforme a affirmé l’absolue suffisance de la grâce de Dieu en Christ, saisie par la seule foi. Face à toutes sortes d’enseignements sur le purgatoire, à la vente des indulgences, à une sacramentalité devenue condition du salut et génératrice, de fait, d’un doute permanent, les réformateurs ont mis en relief la certitude réelle qu’il est possible d’avoir simplement dans l’union avec le Christ vivant. La controverse ultérieure entre réformés et arminiens, malgré des différences apparemment majeures, se cristallisait, elle aussi, autour de cette même question de la suffisance de la grâce: d’une grâce qui comprend le don de la foi et, par conséquent aussi, la persévérance ultime.
Or, comme le souligne D.A. Carson, cette façon d’aborder la persévérance correspond à une problématique « pastorale » particulière et à la manière biblique de répondre à cette problématique-là; mais du fait que les auteurs bibliques, eux, ont également été confrontés à d’autres situations pastorales et à d’autres sortes de doutes, leur manière d’aborder la question de la persévérance est variée, en rapport avec les circonstances particulières33. C’est nettement le cas de l’épître aux Hébreux. La situation qui préoccupe l’auteur met réellement en péril l’existence de la communauté et celui-ci, en tant que berger du troupeau, fait appel à tous les moyens dont il dispose pour ramener au Christ des hommes et des femmes dont la foi semble sur le point de chavirer. Sa question n’est donc pas: « La persévérance des saints est-elle, oui ou non, une réalité dogmatique? », mais: « Que faut-il pour que cette communauté ne perde pas pied, pour qu’elle persévère jusqu’à la fin? »34
Cette différence entre le contexte des XVIe et XVIIe siècles, d’un côté, et celui des destinataires de l’épître, de l’autre, ne relativise pas l’enseignement de la persévérance des saints, mais nous aide à percevoir comment cette persévérance – en tant que don de Dieu – devient une réalité dans la vie des croyants. La lettre aux Hébreux montre clairement que la promesse de la persévérance, présentée à plusieurs reprises dans le Nouveau Testament comme une certitude inébranlable, se concrétise pourtant dans l’existence du chrétien au travers des exhortations à persévérer et à poursuivre le but fixé par le Christ. La persévérance des saints n’est pas une condition que nous subissons ou qui nous laisse passifs, au profit d’une activité unilatérale de la part de Dieu. Au contraire, la promesse inconditionnelle s’accompagne, dans l’Ecriture, d’exhortations et d’admonestations, voire parfois de menaces, pour que notre volonté et nos efforts soient impliqués, eux aussi, dans ce processus de préservation divine. C’est dire que, dans son œuvre souveraine, Dieu suscite et intègre notre assentiment et notre désir de parvenir au but; et il le fait par des moyens qui touchent et engagent notre humanité, nos décisions et notre obéissance35.
Concrètement, la persévérance s’annonce le plus souvent dans l’Ecriture – et notamment en présence d’une attitude de désobéissance ou d’un manque de foi -, non pas comme un donné posé une fois pour toutes, indépendamment d’une démarche de confiance active en Dieu, mais sous la forme d’avertissements et d’annonce de la fidélité inébranlable de Dieu que nous sommes appelés à saisir, et en laquelle nous trouverons un refuge sûr. Plutôt que de parler d’une « certitude de salut » abstraite, l’Ecriture nous appelle à prendre à cœur des admonestations qui restent toujours vraies et à nous saisir, toujours à nouveau, du Christ lui-même, de celui qui est notre seule certitude; or, c’est dans notre action d’écouter les avertissements de l’Ecriture et de nous tourner vers le Christ que la promesse de Dieu se réalise. Le lien entre la persévérance et le Christ n’a d’ailleurs rien de fortuit, car c’est en lui seul que nous trouvons l’accomplissement et la concrétisation vivante de la promesse inviolable de Dieu.
Sur le chemin qui s’étend entre promesse et accomplissement, dans la dynamique de l’alliance et de la vie de la communauté des croyants, nous sommes donc appelés, très concrètement, à « courir avec persévérance » et à « fixer les yeux sur Jésus ». Or, c’est précisément dans ce regard de foi et de confiance que nous découvrons véritablement en lui « l’auteur de notre foi », et « celui qui la mène à la perfection » (12.1-2).
1* D. Cobb est professeur de Nouveau Testament et de théologie pratique à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence.
Cf., par exemple, Canons de Dordrecht, V, vi: « Car Dieu, qui est riche en miséricorde, selon le dessein immuable de l’élection, ne retire point entièrement des siens le Saint-Esprit, même dans leurs tristes chutes; et il ne permet pas qu’ils tombent au point de perdre la grâce de l’adoption et l’état de justification ou qu’ils commettent le péché qui conduit à la mort, à savoir contre le Saint-Esprit; et, qu’étant totalement abandonnés par lui, ils se précipitent dans la perdition éternelle. »
2 « Hebrews, the Epistle of the Diatheke », in G. Vos, Redemptive History and Biblical Interpretation, The Shorter Writings of Geerhardus Vos (Philipsburg: Reformed and Presbyterian Publishing, 1980), 161-233.
3 Littéralement: « Et en effet, nous avons été évangélisés tout comme ceux-là aussi » (kai gar esmen euêggelismenoi kathaper ka’keinoi). L’auteur insiste, d’abord, sur ce qu’ont reçu les lecteurs de l’épître (« nous »), mais il est frappant de noter qu’il le fait en mettant en relief l’expérience commune partagée avec Israël dans le désert.
4 Comme l’écrit W.L. Lane au sujet de 4.1: « C’est la compréhension distinctive de l’auteur des Hébreux que les chrétiens sur la terre possèdent sous forme de promesses les réalités dont Dieu a parlé. Il considère les membres de la communauté comme héritiers des promesses divines (…). Dans les Hébreux le motif de promesse et d’accomplissement (c’est-à-dire: ce que Dieu a promis aux Pères, il l’a accompli en Christ) (…) est modifié. L’accent se met sur le fait que ce que Dieu a promis aux Pères, il l’a répété avec assurance au peuple de la nouvelle alliance; celui-ci trouvera dans l’office sacerdotal de Jésus la garantie de l’ultime accomplissement de la promesse (…). » Hebrews 1-8 (coll. WBC, Waco: Word Books, 1991), 97 (c’est nous qui soulignons).
5 Le mot elpis (« espérance ») revient cinq fois dans l’épître aux Hébreux, toujours à des moments clefs: 3.6, 6.11, 18, 7.19, 10.23.
6 Cf. P.E. Hughes, A Commentary on the Epistle to the Hebrews (Grand Rapids: Eerdmans, 19932), 138 et passim.
7 The Church (Grand Rapids: Eerdmans, 1976), 175s.
8 Ces vocables sont, selon l’appréciation de C. Spicq, « les plus caractéristiques de cet écrit ». L’épître aux Hébreux, t. II (Paris: Gabalda, 1953), 214.
9 C’est le verbe teleiôsai qui est employé dans les deux cas.
10 Cf. 6.12, 9.15. Comme le souligne C. Spicq, pour l’épître aux Hébreux, c’est le Christ – et non plus Israël – qui, dans le contexte de la nouvelle alliance, est le vrai héritier divin. C’est dans sa qualité d’héritier qu’« il fait part de ses richesses aux contractants de l’alliance, leur donnant d’entrer dans le repos de Dieu, l’accès à son Père, le salut éternel ». L’épître aux Hébreux, 262.
11 L’expression eis to panteles désigne-t-elle l’action de sauver « en vue d’un achèvement parfait et total » (Col, NBS) ou d’accorder un salut définitif, c’est-à-dire pour toujours (cf. BJ et TOB, BFC)? La référence à l’intercession permanente du Christ ressuscité en faveur des siens (25b) suggère plutôt la seconde possibilité.
12 C’est dire, comme D.E. Carson le souligne bien, que pour les Hébreux une définition de la foi véritable – d’une foi qui débouche finalement sur le salut – inclut par définition la persévérance jusqu’à la fin. Une foi qui ne persévère pas montre par là même son inauthenticité; « Reflections on Christian Assurance », WTJ (1992), 20. Comparer Mt 10.22 et 24.13.
13 Cf. 2.1-5, 4.14, 12.25, etc.
Dans la phrase grecque, adunaton (« impossible ») est en tête d’une description particulièrement développée des privilèges dont ces personnes ont joui (vv. 4-6); l’ordre des mots accentue la gravité de la situation.
15 Les commentateurs mettent souvent en exergue le développement christologique et la structure soigneusement élaborée de l’épître. Ces aspects ne doivent pourtant pas occulter le fait que celle-ci est, avant tout, une exhortation urgente à une communauté menacée d’éclatement. C’est ainsi que l’auteur lui-même décrit sa lettre, en 13.22, comme une « parole d’exhortation (tou logou tês paraklêseôs) ».
16 Cf. Justin Martyr, Apologie, 61.12, 65; Dialogue avec Tryphon, 39.2; 122.1-2, 6.
17 Cf. Tt 3.5-6; 1Co 6.11, 12.13; Jn 3.5, etc.
18 Ainsi F.F. Bruce estime que le verbe « goûter » ici « (…) peut indiquer la somme totale des bénédictions spirituelles, qui sont scellées et signifiées de façon sacramentelle dans l’eucharistie »; cité in P.E. Hughes, A Commentary…, 209.
19 C’est l’interprétation que privilégie notamment C. Spicq, qui tient ensemble l’aspect extérieur, objectif de l’illumination, et la démarche personnelle que cela suppose: ces versets souligneraient donc l’impossibilité de « (…) reprendre l’enseignement des vérités élémentaires. En effet, conversion à la foi et assimilation de la catéchèse chrétienne sont inséparables. Toutes deux sont définitives et non réitérables. » L’épître aux Hébreux, 149.
20 Rm 6.17; Col 2.7, etc.
21 Cf. par exemple 1P 1.3. Il est vrai que photizô (« illuminer » ou « éclairer ») se réfère parfois à l’illumination intérieure qui semble le propre des vrais croyants (cf. Ep 1.18), mais le langage du Nouveau Testament reste souple et n’en fait jamais un terme technique. De fait, photizô s’emploie presque toujours pour désigner la mise en évidence de réalités objectivement vraies, sans qu’il soit nécessairement question d’une action intérieure (Ep 3.8-9; 2Tm 1.10; Ap 18.1, 21.23, 22.5). Dans certains passages, cette mise en lumière fait même contraste avec le refus que les hommes lui opposent ou la désobéissance cachée du cœur (Jn 1.9-10; 1Co 4.5).
22 P.E. Hughes, A Commentary…, 210-211.
23 « Les personnes décrites en 6.4-5 sont-elles ‹sauvées› dans l’estimation de l’auteur des Hébreux? Elles ne peuvent pas l’être, puisque ‹le salut› est, pour cet auteur, la délivrance et la récompense tenues en réserve pour les fidèles jusqu’au retour du Christ. Ceux qui ont placé leur confiance dans la promesse de Dieu et la médiation de Jésus sont ‹ceux qui doivent hériter du salut›, une délivrance (un ‹salut›) qui viendra lors du retour du Christ. » D.A. DeSilva, Perseverance in Gratitude, A Socio-Rhetorical Commentary on the Epistle to the Hebrews (Grand Rapids: Eerdmans, 2000), 221.
24 C. Spicq parle, à juste titre, de Hé 10.26-31 comme le « dyptique » de 6.4-6, L’épître aux Hébreux, 174. Cf. aussi W.L. Lane, Hebrews 9-13 (coll. WBC, Waco, Word Books, 1991), 261.
25 Comme le remarque Lane, le posô cheironos (« combien pire ») est le pendant obligé du posô mallon (« combien plus ») de 9.13-14; ibid., 294.
26 Cf., par exemple, Ap 3.13-19; Jd 5-16; 1Jn 2.16; 2Tm 2.16-21, etc.
27 Ez 20.27, 22.4; Sa 6.9, 12.22. A. Schökel et P. Proulx relèvent, d’autre part, que les termes caractéristiques pour décrire le péché spécifique consistant à mépriser Dieu sont souvent formés, dans l’épître aux Hébreux, à l’aide du préfixe para, comme c’est le cas ici. Cf. Hé 6.6, 3.16, 3.8, 15, 2.1, 13.9, 12.12; « Héb 6, 4-6 [eis metanoian anastuaurountas] », Bib, 56 (1975), 196.
28 Il n’est employé ailleurs dans le Nouveau Testament qu’en 1P 5.2.
29 Ekousiôs de memolusmenos.
30 La gravité de l’action est encore soulignée dans ce dernier passage par la précision que les personnes concernées sont devenues des hupenantioi, des « opposants » ou « adversaires » (v. 27; cf. Es 26.11). De même, le verbe athetew (« violer »), au v. 28, signifie « répudier de façon délibérée une institution divine ». Il est synonyme d’apostasier.
31 Le procédé d’un avertissement sévère auquel succèdent des encouragements marqués par un langage beaucoup plus tendre était un trait saillant des homélies de la synagogue, ce que montrent les midrashîm les plus anciens. Ce procédé a clairement influencé le style pastoral de l’auteur. Cf. W.L. Lane, Hebrews 9-13, 280.
32 C. Spicq met en avant la connotation juridique du terme bebaiôsis (v. 16, littéralement: « affermissement ») dans la littérature profane, employé en rapport avec un serment; il s’agit d’un engagement « légalement garanti », « définitif, sans opposition ni reprise ou annulation possible ». Spicq conclut ainsi: « Dire que Dieu jure par lui-même, c’est affirmer l’infaillibilité, l’éternelle sécurité et validité de ses promesses. » L’épître aux Hébreux, 161.
33 D.E. Carson, art. cit., 26s.
34 C’est d’ailleurs en ce sens qu’il emploie, dans un des passages dont nous avons traité, le terme hupomone, « persévérance »: « Vous avez en effet besoin de persévérance, afin qu’après avoir accompli la volonté de Dieu, vous obteniez ce qui vous est promis. » (10.36)
35 Sur le rôle précis des exhortations et menaces dans l’élection et la persévérance, voir notre article « Election, alliance et certitude du salut », La Revue réformée, 193 (1997), 69-89.