Penser la bible

Penser la Bible

Alain PROBST*

A) Rationalisme

Alvin Plantinga, philosophe réformé, l’un des élèves de H. Dooyeweerd, a publié récemment un ensemble qui constitue une justification du christianisme à partir de l’analyse des diverses formes de logique1. Cette philosophie a fait l’objet de nombreux débats dans le monde anglo-saxon, couronnés par un ouvrage collectif, Naturalism Defeated, dans lequel Plantinga reprend ses explications, justifie les propositions antinaturalistes de ses volumes et d’un cours de philosophie professé à l’Université Notre-Dame et au Calvin College. L’auteur nous invite à la réflexion et à la rigueur!

La philosophie continentale a d’autres ressources! Ricœur et Lacocque affichent leur intention de « penser la Bible ». Il ne s’agit pas de penser avec la Bible, ou encore d’examiner objectivement la valeur des textes anciens à l’aune des certitudes scientifiques. Nos auteurs sont d’excellents adeptes de Léon Brunschvicg, rationaliste impénitent, qui continue d’influencer toute la conception du phénomène religieux, s’imposant dans l’Université française. Vous lisez du S. Wahl, du F. Alquié, du Merleau-Ponty ou du Deleuze: en réalité, sans le savoir, vous êtes en train de méditer sur le livre de Léon Brunschvicg La raison et la religion, sur le même auteur commentant Spinoza:

• Le vrai philosophe, « remontant son manteau sur l’épaule droite » (Platon), récuse a priori tout accès à la vérité par voie de vision, de rêve, de révélation. En ce monde, nulle parole divine n’est donnée qui constituerait l’armature intellectuelle de l’interprétation du réel.

• La source du savoir n’est autre que le mouvement autonome du concept (même Kant, selon Croce ou Brunschvicg, aurait quelque peu solidifié cette merveille de la spontanéité réflexive, qui fait jaillir du fait constaté le pur jugement de la raison).

• La Bible est un bon livre; elle s’explique « par elle-même », dans l’ordre du Traité théologico-politique de Spinoza: ce n’est point une analogie de la foi qui nous délivre les secrets des textes, mais une logique du monde, de l’histoire. Le soleil des esprits s’assimile à la causalité, aux forces qui agissent dans l’univers, une immense machinerie dont nous ne détectons point tous les rouages, « les cordes et les poulies », mais qui sert à rejeter toute intervention transcendante, toute forme de théopneustie, de révélation divine.

• Dieu a parlé: parole de raison, théorème, logique absolutisée. Mon immortalité, disait Brunschvicg, n’est autre que « mathématique ».

B) La nouvelle herméneutique

A ces vues se sont ajoutées les « fumées herméneutiques ». Maintien à tout prix du postulat naturaliste, mais étranges lueurs du symbole religieux, du message scripturaire qui grandit avec son interprète, le lecteur! C’est ainsi qu’on est prévenu des actions indélicates de ce sujet: 1) la réflexion se portera d’emblée du côté du sujet récepteur; 2) l’Ecriture subsiste en ses multiples lectures. On s’affranchit de la règle on ne peut plus grossière, formulée par les romantiques, F. Schleiermacher (Traité d’herméneutique), selon laquelle la recherche a pour but de recouvrer les intentions de l’auteur! C’est ainsi, nous dit-on, que la signification d’un texte est à chaque fois un « événement », à l’intersection des contraintes de l’œuvre écrite, de sa situation actuelle, des diverses attentes des lecteurs.

C) L’herméneutique et la Réforme

On signalera tout de même une chose: les meilleurs systématiciens du monde médiéval, les réformateurs du XVIe siècle, les humanistes comme Erasme et L. Valla sont les ancêtres de ces romantiques, littéraires, philosophes, philologues et linguistes attachés au recouvrement de l’intention de l’auteur! L’école romantique dans son ensemble est, certes, liée à quantité de contenus antichrétiens. Lorenzaccio ne paraît pas très convenable d’un point de vue biblique; mais Luther et Calvin croient aux intentions de l’auteur au point de vue objectif qui constitue une coupure, un point d’arrêt, un solide ancrage pour l’exposé d’une doctrine de la foi.

Les réformateurs et leurs dignes théologiens continuateurs au XVIIe siècle s’opposent précisément au subjectivisme des mystiques « illuminés » qui prétendent s’appuyer sur quelque signification cachée loin de la lettre même de ce qu’ils prétendent expliquer, aux théologiens spéculatifs qui prolifèrent au XVIe siècle et continueront leurs ravages intellectuels très arbitraires au siècle suivant (Chrétiens sans Eglise de Leszek Kolakovski). Ces mêmes théologiens de la Réforme critiquent la communauté qui, par excellence, fait advenir le sens du texte par ses prodigieuses interprétations: l’Eglise et ses multiples traditions interprétatives. La communauté, si l’on peut dire, herméneutique « suprême », c’est, pour eux, l’Eglise du XVIe siècle. Et contre ce pseudo multiplex intellectus, il faut dire, prêcher, annoncer, enseigner le vrai sens du texte, le seul sens, dans l’absolu, non trompeur, l’arête intellectuelle du vouloir dire de l’auteur du texte, qui croise en ce lieu même, et par les mêmes vocables, le sens divin (Theou dogmata!).

D) Naturalisme – Historicisme

Même un humaniste évangélique comme Erasme soutient ces vues assurées. En se limitant à son ouvrage connu, L’éloge de la folie, il attaque souvent des affirmations, des négligences d’exégèse, des ignorances totalement inadmissibles, herméneutiques folles, qui nous détournent et déforment profondément la véritable signification du texte, ce que dit l’Ecriture. Le texte, du point de vue de la vérité, ne grandit pas nécessairement avec le travail de ses divers interprètes. La philosophie dite herméneutique des Ricœur, Gadamer, Ebeling ne fournit aucun critère solide qui permette de distinguer le vrai sens et les significations adultères ou déformées. Cette philosophie herméneutique favorise ce qu’on appelle l’« aventure du texte », ses chances. Concrètement, cela veut dire que la communauté des divers lecteurs est parfaitement souveraine quant à la signification de tel livre. Tout est possible du côté d’une mentalité critique où s’impose le postulat naturaliste le plus affirmé et, surtout, l’historicisme le plus inconscient; il eut fait les délices d’un philosophe comme Léo Strauss qui l’eut probablement pulvérisé dans une de ses fulgurantes analyses!

E) De l’usage des mots

On fait allusion, ici et là, à une théorie de la réception du texte comme si quelques vues effectivement utiles pouvaient, par le miracle des mots un peu difficiles, chargés d’un sens quelque peu diffus (l’usage de la langue allemande renforçant, si l’on peut dire, la « terreur terminologique »), remplacer la vérité scientifique dure, éprouvée, démontrée. Raymond Aron, en accord sur ce point avec Claude Lévi-Strauss, n’aimait guère le jargon, une variété assez bizarre de termes germaniques qui, agrémentés de la répétition lancinante du mot « théorie », impressionnent les petits faibles, donnant l’illusion de vérité indiscutable. Ces deux auteurs nous disaient: « Attention, nous ne sommes pas des sciences, des sciences exactes; nous nous en approchons autant que faire se peut… » Ils parlaient ainsi de la sociologie, de l’anthropologie structurale. Que disaient-ils de la théorie de l’origine des textes de l’Ancien Testament, soutenue sans sourciller par nos deux « interprètes »? Elle est si sophistiquée, si confuse dans l’étalement des différentes sources, au fond si contraire au bon sens le plus immédiat qu’on a parfois le sentiment d’une sorte de paranoïa spéculative dirigée contre l’unité d’un texte et l’art d’écrire. La « théorie » des traditions littéraires de composition est devenue une sorte d’immense force métaphysique où on récolte du récit, on colle, on agglomère – il y a peut-être une influence du contre-plaqué, instrument technique très répandu dans les société industrielles, sur l’exégèse; tout cela « tient » avec les vocables de la langue allemande – les périodes distinguées; elles sont désignées à la suite de Claus Westerman par l’expression Geschehenbogen, « arc donnant une unité à un cours d’événements », ne possèdent, en fait, guère de pertinence et on se doute bien qu’aux docteurs Tant-Mieux de la critique libérale succèdent, pour ces fameux « arcs », quantité de docteurs Tant-Pis selon les modes; l’herméneutique, grande dévoreuse d’hectares de forêt, permet tout et son contraire.

Naturellement, l’homme ordinaire, le lecteur réaliste (horribile dictu), demandera: « A quoi bon? » Les théoriciens scientifiques (wissenschaftliche) feront taire cet insupportable personnage.

F) Impasses de la théorie des sources

A titre personnel, j’ai quelque crainte, s’il y avait une guerre, si on retrouvait quelques siècles plus tard des manuscrits d’écrivains, que l’identité même de ces auteurs ne s’efface au profit de quelques sources décrétées par des « spécialistes ». Sans vouloir me lancer dans une œuvre de critique littéraire, j’observe, par exemple, qu’il y a chez G. Bernanos trois romans de facture à peu près semblable. Oui, mais il y a aussi un roman policier intitulé Un crime; comment cet écrit peut-il être concilié avec Le journal, avec La joie? Il faut également tenir compte du roman L’imposture qui représente, dans le cours de l’œuvre écrite, une autre anomalie. Et puis, il y a la littérature antitechnique de l’auteur, ses livres de polémique politique.

Si un conflit nucléaire ou quelque autre malheur universel, si un nouveau déluge venait à nous priver du nom de l’auteur, nous faire perdre sa signature, je craindrais qu’un théoricien wissenschaftliche ne fasse lever des sources, nous prive à jamais d’une attachante personnalité du XXe siècle. Je pense que nos théoriciens feraient mieux d’utiliser leur industrie à la recherche des véritables auteurs des textes de l’Ancien Testament. Après la découverte des auteurs, il sera grandement temps de se tourner vers les intentions et de faire de l’exégèse autre chose qu’un chantier toujours en mouvement, un labyrinthe, plus « grec » qu’hébraïque.

G) Le mal déjà accompli

Précisément quant aux intentions des auteurs, il y a quelques petites remarques à faire. La philosophie « critique » qui sous-tend les analyses du livre n’a jamais réussi à traiter correctement le problème de l’origine, de la création. Elle a toujours nié les deux stades distincts de l’histoire: perfection des débuts, harmonie primordiale suivie de la chute et de ses conséquences. Or, dans la ligne de leur doctrine néokantienne, les deux auteurs ne respectent pas la structure de la pensée biblique. Qu’on le veuille ou non, le mal est « irréductible », « présent », déjà là. Il n’y a pas eu dans notre histoire une période à l’« événementialité » totalement intacte, harmonie des œuvres originelles et pureté des rapports humains. Il n’y a point de mur neuf, mais une construction déjà fissurée, au fond, une « fausse bonne œuvre », des origines « déjà sales »; et la liste est longue des menaces, des dangers, des originelles impasses qui préparent… la chute. Celle-ci est sans surprise: la présence de l’homme au monde et à l’histoire se fait nécessairement sous le signe du péché. La destruction des deux stades distincts est entièrement solidaire de la lecture selon la théorie des sources. On opère une lecture des origines à partir des récits de péché.

L’histoire biblique nivelée réussit à oblitérer les deux stades, à compromettre la perfection première (même le pénis de l’homme devient une figure du serpent…). L’essentielle distinction création-chute-rédemption a disparu. Alors se mêle une indistincte rédemption, qui, d’ailleurs, prendra très vite un autre sens que celui de la Bible. Je serais tenté de dire: dès le départ, Dieu sauve parce qu’il a tout faux!

H) Matière éternelle

Autre élément quelque peu troublant: le verbe « créer », bara, ne fait l’objet d’aucune réflexion sérieuse. On a l’impression que le début de la Bible est habilement contourné, de même que tous les textes où il est question de « création ». Nous sommes au rouet, car non seulement le mal s’annonce dans les fissures de l’être, mais l’univers lui-même est toujours déjà là. Certes, il y a de grands mots : Dieu, création, début, origine, etc., et aussi des petits maux! Pas d’histoire linéaire, nul surgissement de l’être à partir de rien, pas de véritable création selon la séquence « rien-création-être ». L’acte d’exister n’est autre que le « déjà là » de la matière, de la durée, du temps de la vie des choses. (Ricœur nous assure que la notion d’origine radicale provient de Leibniz; ailleurs, qu’elle est grecque: ce n’est pas un grand exploit intellectuel, c’est le moins qu’on puisse en dire!)

I) Sur l’origine radicale

J’aimerais insister sur un point qui me tient à cœur et qui me paraît constitutif d’une philosophie chrétienne en ses présuppositions nécessaires. Les intitulés de Leibniz: Causa Dei, De rerum originatione radicale, De creatione sont la véridique traduction de l’enseignement de la Genèse sur l’origine. Il n’y a pas de Dieu, au sens scripturaire, sans l’origine radicale. Il fut un « moment » où Dieu, Ipsum esse, subsistait sans sa création. Nier la création, c’est avant tout récuser la subsistance éternelle de Dieu, son auto suffisance parfaite; c’est instituer, en ignorant l’existence du verbe « créer », une co-existence entre Dieu et le monde. Le propre de la doctrine biblique est de poser cette totale altérité de Dieu, de nous obliger à conclure que le monde pouvait ne point exister, qu’il est une œuvre ordonnée mais contingente.

Le livre de Job assure que, si Dieu retirait son esprit, l’être entier serait « néantisé ». Loin d’être un « déjà là » (ce qu’il est effectivement et de plusieurs manières chez Brunschvicg, Husserl, Cassirer, Heidegger, Merleau-Ponty, Wahl ou Sartre), le monde est « fait à partir de rien », c’est-à-dire créé! « Fait de rien »!

J) La nudité humaine

Autre thème: la nudité humaine. Le récit de la Genèse renverse toute notre terrifiante histoire en proclamant: au début, ce qui constitue peut-être le traumatisme le plus prononcé de l’être, la situation la plus risquée, le fait d’exister parmi les éléments dans la nudité exposée fut jadis le bonheur, l’accomplissement de la vie personnelle. En cette économie de l’innocence, nul besoin d’un cache, d’un masque, de l’habit, en l’osmose originelle de la conscience de soi, du visage, du corps nu et du sexe. Existence bénie du juste, présence divine, alliance intacte, uchronie2qui dépasse en valeur toutes mes utopies. Il s’agit de l’économie d’une réussite, la création! Toute chose étant bonne de la bonté divine.

La nudité, c’est l’absence de crise, c’est une existence hors jugement. La dimension de la chair, la pensée impure, le nous tes sarkos, la corruption du cœur n’ont pas de place en nos origines. La chute n’est rupture que parce qu’elle nous fait passer non dans le chaos (ce que suggèrent parfois nos auteurs), mais dans le monde double du péché (ordre/désordre, vie/mort, raison/déraison, valeur/antivaleur, etc.). Dans le double de la déchéance, la nudité devient maléfique. « Au commencement », il n’en était pas ainsi; l’être sort intact et vrai des mains du Créateur. L’homme vrai, c’est l’originel exposé en sa nudité exempte de toute « fissure », non double, et les faufilures herméneutiques ont plus à voir avec la parole du serpent qu’avec cet originel reflet de Dieu.

* A. Probst est professeur de philosophie à Paris.

1 A. Plantinga, Warrants (t. I), Warrants (t. II), Warranted Christian Beliefs (t. III).

2 Utopie appliquée à l’histoire; l’histoire refaite logiquement telle qu’elle aurait pu être.

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