La théologie de « donner » dans l’évangile de Jean
Alain G. MARTIN*
L’évangile de Jean développe une théologie des relations entre Dieu le Père et le Fils. Celles-ci sont exprimées par des verbes dont le plus employé est « envoyer » exprimé en grec par deux verbes apostello et pempo.
A côté de « envoyer », on trouve aussi le verbe « donner » dont l’étude sera faite, ci-après, dans l’évangile et dans la première épître de Jean. Ce verbe est fréquent aussi dans le reste du Nouveau Testament et de la Bible. « Donner » est une des activités fondamentales de la vie et de la société humaine. Mais si on examine l’occurrence du verbe « donner » dans Jean, on est frappé de ce qu’il est massivement employé en relation avec Jésus qui, soit donne, soit reçoit un don; de plus, le Père est souvent impliqué dans cette relation. En revanche, nous avons le contraire dans les évangiles synoptiques où « donner » impliquant Jésus est rare; on ne le trouve pratiquement qu’en Matthieu 11:27 (Lc 10:22) – « Toutes choses m’ont été données par le Père » – et dans les récits de la Cène (Mt 26:27).
Pour y voir plus clair, nous étudierons les occurrences de ce verbe dans Jean en commençant par celles qui ne semblent pas concerner Jésus. Puis, nous verrons quelques passages comportant une forte densité de « donner ». Enfin, nous essaierons de dégager une synthèse et une conclusion.
I. Moïse et Jacob contrasté avec Jésus
Quand Moïse donne, c’est par contraste avec le don du Fils ou du Père. En 1:17, la Loi donnée par Moïse annonce la grâce et la vérité donnée par Jésus-Christ. En 6:32, le Père et non Moïse donne le pain du ciel. Quand, en 7:19 et 7:22, Moïse donne la Loi et la circoncision, ceci souligne le fait que les Juifs sont incapables de vivre de ces dons de Moïse.
Un autre exemple de l’Ancien Testament concerne Jacob qui a donné un champ à son fils Joseph et un puits à ses descendants (4:5 et 12). Là encore, il s’agit de l’annonce d’un don que fait Jésus. Nous verrons plus loin l’importance du don dans le chapitre 4.
En 1:17, la Loi est donnée par Moïse, mais c’est pour affirmer a fortiori un don plus important de Jésus-Christ: celui de la grâce et de la vérité.
Nous voyons que l’emploi de ce verbe « donner » n’est pas anodin et garde toujours une implication théologique en relation avec Jésus. Les précurseurs du Christ dans l’Ancien Testament – ici, Moïse et Jacob (mais pas Abraham) – sont présentés comme des hommes qui ont donné.
II. Passages comportant une forte densité de « donner »
A) Jean 4
Dans le chapitre 4, la notion de donner apparaît, tout d’abord, dans le rappel d’un geste historique, apparemment anodin: le puits où Jésus et la Samaritaine se rencontrent est celui que Jacob a donné autrefois aux ancêtres des Samaritains1. L’Ancien Testament ne mentionne pas le puits, mais parle plus généralement de l’héritage de Jacob et d’une terre achetée aux fils de Hamor. Le verset 12 reprend la même chose en faisant allusion à la supériorité de Jésus sur tout homme de l’ancienne alliance, que ce soit Moïse (1:17), David (7:42) ou Abraham (8:53). Ce rappel d’un don fait dans l’Ancien Testament joue un rôle d’annonciateur: il va être question ici plus particulièrement du don de Dieu.
Mais avant de parler de Dieu comme origine du don, Jésus va être présenté comme le destinataire du don. Il demande à la femme de l’eau: donne-moi à boire – dós moi (:7). Il manifeste ainsi son incarnation en se mettant au niveau de l’humanité qui demande. Cependant la femme va découvrir que le don est inversé. Elle en a l’intuition en rappelant une évidence sociale:
– on ne sollicite ni une femme, ni un Samaritain quand on est un Juif;
– le don se fait dans un sens, non dans l’autre;
– c’est le supérieur qui donne à l’inférieur.
Ce que Jésus va révéler à cette femme, c’est que l’on ne peut comprendre ce que représente le don de Dieu que dans la mesure où soi-même on est en situation de donner. Ainsi peut s’expliquer la parole du Christ: « On donnera à celui qui a et on ôtera à celui qui n’a pas. »2 La richesse d’un homme est de savoir demander.
Jésus va révéler cette inversion à la femme. Reconnaître le don de Dieu en celui qui vient demander, c’est savoir que l’on a besoin de ce don. Tel est le sens de Matthieu 25 où donner à l’un des plus petits est au-delà d’un geste charitable; c’est, d’abord, se reconnaître soi-même comme celui qui a besoin de recevoir. Dieu s’est fait homme en devenant celui qui demande, mais c’est aussi pour se révéler comme celui qui donne.
Dans le judaïsme comme dans l’islam, Dieu donne; dans le christianisme, Dieu prend la peine d’être pédagogue en se mettant dans la situation de son interlocuteur: celle d’un mendiant. Jésus nous apprend à être des priants devant Dieu, en venant lui-même prier son Père. En 4:15, la parole de Jésus « donne-moi » devient celle de la femme qui demande « donne-moi ». Il ne s’agit pas seulement d’un passage du matériel (eau) au spirituel (vie éternelle), mais plus profondément de la dépossession de la femme de son pouvoir de donner de l’eau (c’était un rôle important de la femme dans la société de l’époque). C’est Jésus qui possède le vrai pouvoir de donner.
A ce propos, il est intéressant de noter que le exousia qui peut se rendre par « pouvoir » ou « autorité » est toujours accompagné, dans Jean, du verbe « donner ». Le pouvoir ne s’exerce pas pour soi-même, par une décision arbitraire. On ne peut exercer un pouvoir que s’il est reçu ou donné. Personne ne peut être propriétaire de son pouvoir. Le pouvoir du Fils est celui qui lui est donné par le Père et le Père n’exerce son pouvoir que dans la mesure où il le donne au Fils (17:2). Le pouvoir de Pilate (19:11) lui a été donné d’en haut; cela peut se comprendre à la fois comme le pouvoir donné par l’empereur à son préfet, et comme le pouvoir politique donné par Dieu.
B) Jean 6, le don du pain
Au don de l’eau qui donne la vie correspond le don du pain de vie. En Jean 6, le verbe « donner » apparaît plusieurs fois, plus que dans les textes parallèles des autres évangiles. Nous avons dans ce chapitre le don du pain et le rejet de Jésus par les siens.
Comme pour le don de l’eau à la Samaritaine (Jean 4), le récit commence par des actes concrets de Jésus: donner des poissons (v. 11). Bien qu’il soit question de la multiplication des pains et des poissons, l’acte concret du don du pain n’est pas mentionné (alors qu’il est question du don du pain et du poisson en 21:13). On ne parle de ce don que lorsqu’on passe au plan spirituel: c’est la nourriture qui vient du ciel (v. 31), le pain qui vient du ciel (vv. 31-33). Il s’agit d’un pain donné par Dieu, pain qui lui-même donne la vie. Comme la Samaritaine (4:15), la foule va demander que Jésus lui donne de ce pain-là.
Mais, par rapport au récit de la Samaritaine, le chapitre 6 ajoute deux précisions:
1. Cette nourriture est le Christ lui-même – ce pain que je donnerai est ma chair (6:51-52). Ce qui fait penser aux déclarations du chapitre 10 où Jésus donne sa vie (vv. 15 et 18). Pierre est celui qui veut faire comme le Christ; il croit qu’il pourra lui aussi donner sa vie, mais n’y arrivera pas (13:37).
2. Personne ne peut prétendre obtenir le pain du ciel. Cela n’est possible qu’à celui à qui cela est donné. Non seulement, il faut que le pain soit donné, mais il faut aussi être soi-même donné par le Père au Fils (6:37,39,65). C’est un thème qui se retrouve ailleurs dans l’évangile de Jean (10:29, 18:9); nous le verrons six fois au chapitre 17. A la fin du chapitre, beaucoup vont quitter Jésus et restent seulement les douze, ceux qui sont donnés au Fils par le Père. Il ne suffit donc pas de vouloir recevoir la vie que Christ donne; il faut comprendre que le Christ n’est pas uniquement l’intermédiaire entre Dieu et les hommes, mais qu’il est lui-même le contenu de ce don. On ne doit pas se méprendre sur la personne du Christ comme en 6:15 où la foule veut faire de Jésus un roi. Le Christ est au centre de la foi, non la royauté, ou l’espoir de guérison, ou l’immortalité. Je ne crois pas au Christ dans le but de recevoir la vie éternelle; je crois au Christ et, par surcroît, il m’est donné de recevoir la vie éternelle, une guérison, une certitude. Le Christ n’est pas en marge de la foi. Il en est le contenu même et c’est pourquoi il faut manger ce pain donné par le Père. Il faut manger le donneur même; c’est ce qui est absurde et impossible si la compréhension n’en est donnée par le donneur, le Père lui-même.
C) Jean 17
Dans les 17 versets de Jean 17, le verbe « donner » se rencontre 17 fois. C’est dire la densité de ce verbe dans ce chapitre où s’exprime, le plus intensément, la relation du Fils au Père. Dans le plan de l’évangile, la prière sacerdotale joue le même rôle que la prière à Gethsémané dans les évangiles synoptiques: toutes deux expriment l’intensité de la prière de Jésus dite au Père et se situent juste avant l’arrestation et après un entretien avec les disciples.
Le Père a donné au Fils une œuvre à accomplir. Pour cela, il lui a donné tout pouvoir. Cette œuvre a pour point de départ la glorification du Père et du Fils; ils sont comme le miroir l’un de l’autre, ils se reflètent l’un l’autre. Ce que révèle plus particulièrement Jean 17, c’est que cette glorification – qui a son point de départ dans la relation éternelle du Père et du Fils – se reflète elle-même dans la relation du Dieu Père et Fils avec ceux qui sont donnés. Cette relation est de toute éternité, elle est avant que le monde fut (v. 5). Les théologiens l’ont appelée la Trinité ad intra, c’est-à-dire le mystère intérieur de la vie trinitaire pour elle-même. Mais il y a aussi l’œuvre de la Trinité ad extra, c’est-à-dire sa relation avec la création. Il est question de celle-ci en Jean 17 et, plus particulièrement, d’une partie de l’humanité qui est appelée ici « ceux que tu m’as donnés ». On a là une définition de l’Eglise; c’est le cadeau que le Père fait au Fils et dont celui-ci va se sentir responsable jusqu’à donner sa vie. L’emploi du verbe « donner » apporte une précision à la notion d’élection: elle ne valorise en rien celui ou ceux qui en sont l’objet, l’Eglise n’est rien en elle-même, elle n’est même pas nommée en Jean 17. Ce qui est central, c’est la relation du Père et du Fils. Cette humanité anonyme n’a d’existence que parce que le Père l’a donnée au Fils et que le Fils donne à ces anonymes la parole que le Père a donnée au Fils et qu’ils ont gardée. Notre salut, c’est d’avoir été donnés au Fils par le Père. La Trinité est la source de notre salut.
Ce qui est donné n’est pas du superflu ou un quelconque sous-produit. Le don qui fait vivre l’homme est la substance même de Dieu. Les croyants ne peuvent vivre que de ce que vivent le Père et le Fils en eux-mêmes. Qu’ils soient un comme nous sommes un (v. 21). Jésus leur donne la gloire qu’il a reçue de son Père (v. 22).
L’emploi du verbe « donner » est en liaison avec d’autres verbes comme « envoyer », « glorifier » (qui implique une réciprocité) ou « garder ».
III. Le don et la Trinité
« Donner » implique celui qui donne, celui à qui on donne et ce que l’on donne (en grammaire, le sujet, le destinataire, l’objet). Il est remarquable que, dans Jean, il y ait interchangeabilité des rôles. Ainsi celui à qui sont donnés les croyants, le Fils (17:6), est aussi celui qui donne la parole donnée par le Père (17:8), lui qui est le Fils donné (3:16). Quand on compare 3:16 à 17:6, on voit qu’il y a inversion entre le Fils et les croyants qui sont soit ceux que le Père donne, soit ceux à qui le Père donne.
C’est le Père qui donne. Il est l’origine du don. Il est cause, aitia, de la Trinité, disaient les anciens théologiens. Le Père devient destinataire du don quand il est question de gloire: « afin que le Fils te glorifie » (17:1). Ce qui implique que le Père n’est pas une entité en soi qui pourrait vivre sans les autres personnes trinitaires. Le Père a besoin du Fils pour être le Père.
Ce que le Père donne au Fils, ce sont des croyants. Nous sommes signe de la relation du Père avec le Fils. Quelle responsabilité! Mais pour être en relation avec ces croyants, le Père donne au Fils la parole (12:49; 17:8). Cette parole doit être gardée par les disciples. Ainsi le Fils garde ceux que le Père lui a donnés (17:12). Cette garde est l’œuvre du Fils parce qu’elle est celle du Père (17:11).
Le Saint-Esprit n’est pas présenté, dans Jean, d’une manière symétrique par rapport à la relation Père-Fils. Il apparaît, à première vue, comme le parent pauvre de la Trinité. Le quatrième évangile semble en parler comme par raccroc, le plaçant tantôt avant l’incarnation, tantôt après. Dans la première épître de Jean, l’Esprit est donné par Dieu (3:24 et 4:13). Par l’Esprit, Dieu demeure dans le croyant et le croyant en Dieu. En 4:13 et 14, nous avons une précision fort intéressante: l’Esprit est donné comme présence, mais le Fils est envoyé comme sauveur. Les relations entre le Père et le Fils, et le Père et l’Esprit sont exprimées par deux verbes distincts. Cette remarque est à verser au dossier du filioque, laquelle donnerait raison aux orientaux qui reprochent aux occidentaux de ne pas distinguer la relation du Père au Fils de celle du Père à l’Esprit, ces derniers voulant qu’on n’oublie pas la divinité du Fils. Revenons aux versets 13 et 14: peut-on en déduire une distinction entre « donner » et « envoyer »? « Donner » est lié ici à l’idée de présence, de demeure (menô), alors qu’« envoyer » est lié à celle de salut. Mais il faut se garder, avec Jean, de trop pousser la distinction. Ce qui est central, ce n’est pas de distinguer entre « donner » et « envoyer », mais d’exprimer que les personnes de la Trinité (ici, le Fils et l’Esprit) ne sont pas interchangeables, mais qu’elles ont bien chacune leur spécificité.
Dans l’évangile (14:16), l’Esprit, un autre paraclet, différent du Fils, est donné par le Père à l’initiative du Fils: ce don se concrétise par une présence auprès des croyants.
Pour résumer, on peut dire que, dans Jean, l’emploi du verbe « donner » est théologique. Il révèle un aspect de la relation des personnes de la Trinité.
Par rapport à l’emploi si important de « envoyer », « donner » implique une notion de salut. L’envoi implique une mission, une responsabilité. On parle de don avec le pain et l’eau, voire la parole, pour montrer le caractère vitale de ce don. Cela semble contredire ce que nous avons vu en 1 Jean 4:13-14, où l’Esprit est donné et le Fils sauveur est envoyé. Cela montre qu’il ne faut pas vouloir trop spécialiser le vocabulaire: ce qui est vrai pour l’un l’est aussi pour l’autre. Le style johannique se caractérise par des formules qui paraissent interchangeables. Il n’en faut pas conclure à l’imprécision théologique, mais on ne doit pas non plus être obsédé par une recherche maniaque de la précision: ce n’est pas la philologie qui éclaire la Trinité, mais c’est la Trinité qui précise la philologie. Ainsi, il n’y a pas confusion entre « donner » et « envoyer », mais ce qui est attribuable à l’une des personnes peut l’être aussi à l’autre. Si « donner » est majoritairement un attribut du Fils, il peut l’être aussi du Père et de l’Esprit. « Donner », comme « envoyer », implique que la relation entre les personnes de la Trinité se prolonge dans la relation de Dieu avec l’homme. Mais « donner » implique que la relation se concrétise par un don concret: le pain, l’eau, la parole, voire le croyant lui-même.
IV. Synthèse: le don de la grâce
Il n’y a pas de don sans la grâce. D’abord une remarque philologique: le mot « gratuitement » rend le plus souvent le grec dõrean qui est de la même racine que didõmi « donner ».
La parole de Jésus citée en Actes 30:35 – « Il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir » – n’est pas, d’abord, une exhortation éthique; elle est, d’abord, trinitaire, elle est l’expression de la joie de la vie relationnelle des personnes de la Trinité. On pourrait en dire autant de Matthieu 10:8: « Donnez gratuitement ce que vous avez reçu gratuitement. »
Ce que le Père donne au Fils, c’est l’Eglise.
Ce que le Fils donne au Père, c’est sa vie.
Ce n’est pas un donnant-donnant (qui pourrait conduire à une conception utilitariste du sacrifice du Christ). La croix est une réponse du don de l’Eglise. La croix n’est pas un moyen d’acheter le Père pour avoir donné l’Eglise au Fils. Elle est un acte d’amour, un acte par lequel le Fils se montre responsable du don que le Père lui a fait. Le Christ ne meurt pas, d’abord, pour nous mais pour le Père. Attention! Loin de moi de nier notre rédemption du péché par la croix. Il faut simplement se garder d’une vision égocentrique de la croix. Il y a une manière égoïste de dire: « Jésus est mort pour moi ». Le Fils est mort, d’abord, pour le Père: c’est un amour qui se situe au niveau du mystère trinitaire. Quand j’accepte cela, je peux dire « Jésus est mort pour moi. » Il faut avoir reçu l’Esprit dont parle Romains 8:15, « Vous avez reçu un Esprit d’adoption par lequel nous crions Abba! Père! » Par cette adoption filiale, nous devenons des fils au bénéfice de la rédemption par la croix.
La croix n’est pas un acte passif subi par Jésus en face de la colère du Père. Le jugement est un acte du Fils; le Père ne juge personne, il a remis tout jugement au Fils (5:22). Le jugement est un acte de souveraineté donné au Fils par le Père, mais en même temps ce jugement s’exerce en communion avec le Père: « Mon jugement est juste parce que je ne cherche pas ma volonté, mais la volonté de celui qui m’a envoyé. » (5:30) On voit bien que, dans ce passage (5:22-30), les œuvres que le Fils reçoit l’ordre de faire ne le sépare nullement de la communion avec le Père.
L’emploi du verbe « donner », dans l’évangile de Jean, fournit quelques indications sur les relations du Père et du Fils. Ils se donnent gloire l’un à l’autre. Il existe un échange entre eux. Mais ce que nous dit, principalement, cet évangile, c’est que le don implique la création. La création est un don et elle est une expression de la vie trinitaire. Plus précisément, c’est l’élection qui apparaît comme un don. Le Père donne « les siens », l’Eglise au Fils et le Fils donne sa vie au Père. Jean rejoint ici ce que Paul dit en parlant du mariage en Ephésiens 5:25: « Le Christ a aimé l’Eglise et s’est livré lui-même pour elle. » En donnant sa vie, le Fils ne fait pas acte d’infériorité en se sacrifiant, il ne fait que répondre au don du Père par le don de soi-même. Le mystère qui nous est révélé ainsi est que le don est, à la fois, un échange et un acte gratuit: échange, parce qu’il n’y a de don que s’il y a relation; acte gratuit, parce que le don ne peut s’inscrire dans un calcul d’échange, do ut des (je donne pour que tu donnes). En échange d’un don gratuit, on ne peut donner que soi-même, car la relation ne se situe pas au niveau d’objet que l’on peut échanger, mais au niveau de la grâce signifiée par l’acte de donner.
L’acte de grâce qui répond à la création, c’est la croix.
Conclusion
Le mystère trinitaire ne nous est jamais révélé dans sa totalité, c’est pourquoi il ne peut pas devenir un système d’explication du monde. Ce qui nous en est dit par l’Ecriture est toujours limité à ce qui, aux yeux de Dieu, nous est nécessaire.
Tout cela peut paraître spéculatif. C’est le danger de ces sortes de réflexions que de donner à l’imagination l’illusion de la science. Son rôle se limite à nous rappeler que la théologie ne peut reposer sur une anthropologie. L’intelligence de l’homme ne peut saisir la totalité du mystère de la Trinité. En revanche, ce qui lui est donné de connaître dans la révélation est nécessaire et suffisant à l’homme pour connaître et vivre son salut.
Le don, tel qu’il nous est montré dans l’évangile de Jean, nous éclaire sur la richesse de l’alliance qui est l’épine dorsale de l’histoire du salut. On a depuis longtemps remarqué que l’alliance que Dieu traite (coupe, dans le langage biblique) avec l’homme, n’est pas symétrique: ce ne sont pas deux égaux qui s’engagent l’un envers l’autre. Dans Jean, il y a aussi dissymétrie. Il y a, d’une part, le don concrétisé par un objet tiers, d’autre part, il y a le don de soi. Le Père donne des amis à son Fils et le Fils donne sa vie pour ceux qui lui sont donnés.
L’éthique chrétienne se fonde sur une réflexion trinitaire qui nous aide à mieux construire notre vie. Nous avons certes à sans cesse réapprendre à donner, mais aussi à nous rappeler que nous sommes un cadeau pour l’autre. Notre relation à l’autre ne peut être une relation de domination; étant cadeau, qu’apportons-nous à notre prochain? D’autre part, l’acte de donner n’est pas anodin, secondaire ou anecdotique; il est fondamentalement une création. Donner, c’est créer un mode nouveau de relation. Enfin, l’évangile de Jean rappelle que la réponse au don n’est pas un donnant-donnant. Je ne donne pas pour attendre une réciprocité; mais recevoir un don crée une responsabilité; pour Jésus, celle de donner sa vie pour ses amis.
Le don, dans la relation humaine, signifie que tout ne peut être calcul, attente d’un retour de bienfait. La gratuité dans le don implique une disponibilité à ce qui est donné. Dans le don, tel que le conçoit l’évangile de Jean, il ne peut y avoir ni domination, ni profit. Nous sommes à l’opposé de ce à quoi nous sommes habitués dans nos vies sociale et économique. La conception trinitaire du don est une contestation radicale d’une société fondée sur la recherche du profit.
* A. G. Martin est pasteur de l’Eglise Réformée de France. Il a enseigné le Nouveau Testament à la Faculté libre de théologie d’Aix-en-Provence.
1 Gn 48:22 et Jos 24:32.
2 Mc 4:25; Mt 13:12, 25:29.