L’Écclésiaste – Le sage en quête du sens de la vie !

L’Écclésiaste – Le sage en quête du sens de la vie !

Pierre BERTHOUD*

 

Il y eut un homme qui vécut plusieurs siècles avant Jésus-Christ; les uns pensaient qu’il était prédicateur, les autres ont vu en lui un rassembleur, et d’autres encore ont reconnu en lui un maître de la sagesse; un de ces sages du Proche-Orient ancien, dont la vocation était de méditer sur la réalité de la vie. Il enseignait la connaissance au peuple, il pesait, examinait, sondait, ajustait, mettait en ordre un grand nombre de proverbes. Il recherchait des paroles agréables, plaisantes, et les transcrivait exactement… Ces paroles véridiques étaient comme des aiguillons, et ce sage était comme un jalon bien planté. Cet homme, vous l’avez compris, était l’Ecclésiaste, le Qohélet, fils de David, maître de la sagesse.

La sagesse que cet homme pratiquait a un double aspect:

  • Elle est compréhension de l’existence humaine, réflexion liée à l’expérience même du sage qui cherche à se situer dans la création et dans le monde. Cette démarche implique que le sage prenne du recul, se distancie par rapport au réel afin de voir les choses et les hommes en perspective. En fait, la sagesse consiste en une expérience intelligente de la réalité.
  • Mais, en Israël, une autre dimension en est soulignée. L’ultime source de la sagesse ne se trouve pas dans la perception sensible et intelligente du sage, aussi pertinente et profonde soit-elle; l’ultime source de la sagesse se trouve dans l’éclairage, l’intelligence que la divinité donne de la création et du monde. Dieu est, aussi l’univers ruisselle-t-il d’intelligence. Son regard, le regard de Dieu, est d’une grande pertinence.

 

Conscient de cette dimension ouverte, à la fois horizontale et verticale, de la connaissance, le sage a une double fonction:

  • Il aiguillonne ses disciples, il provoque la réflexion, il stimule la curiosité et excite à l’action. En un mot, il dynamise.
  • Il est aussi un jalon bien planté. Il indique le chemin à suivre et marque les limites à ne pas franchir. En d’autres termes, il précise la norme.

Or, en Israël, face aux paradoxes de la vie et à la condition humaine plus que préoccupante, les sages ont eu l’audace et la lucidité de s’ouvrir à la sagesse d’en haut, celle qui bouscule les mentalités ainsi que les traditions figées et qui donne l’ultime sens à la vie.

 

L’Ecclésiaste ne dit pas autre chose. Il a écrit un livre dans lequel il s’est heurté à l’énigme de la vie, aux tensions inhérentes à l’existence. Son approche était si peu conventionnelle, si surprenante, qu’elle posa des problèmes dès son apparition. La tradition elle-même l’atteste. En effet, au Ier siècle après Jésus-Christ, les rabbins se demandaient toujours s’il fallait conserver le rouleau de l’Ecclésiaste parmi les livres sacrés. Cet écrit, comme d’ailleurs le Cantique des Cantiques et le livre d’Esther, rend-il les mains impures? Cela ne signifie pas qu’il soit impur, bien au contraire! Etait-il aussi saint que les autres ouvrages du canon? En effet, on ne pouvait toucher un des livres de l’Ecriture sans s’être purifié les mains selon les rites. Ne pas se soumettre à ce rituel, c’était s’exposer à devenir impur. En réalité, les rabbins débattaient de la canonicité de l’Ecclésiaste. Fort heureusement, ils se décidèrent à le maintenir parmi les ouvrages sacrés. Cependant, il était difficile de le décrypter, de le déchiffrer, aussi les interprètes ont-ils suggéré plusieurs lectures:

  • Les uns l’ont fragmenté, croyant discerner plusieurs maîtres: le Qohélet, un homme pieux et orthodoxe, et un sage connaissant de nombreuses maximes; les autres se sont prononcés en faveur de son unité. C’est plutôt la tendance à l’heure actuelle.
  • Les uns en ont donné une interprétation allégorique: les targums, les commentaires juifs, et les Pères de l’Eglise (Jérôme, par exemple); les autres ont cherché à saisir son sens littéral.
  • Les uns ont affirmé son origine salomonienne, les autres l’ont rejetée. Martin Luther fut parmi les premiers à le faire et souvent, aujourd’hui, parmi les exégètes modernistes, on le situe tardivement, au IIIe siècle avant Jésus-Christ. Mais on a aussi défendu avec de bons arguments à l’appui une date de composition avant l’exil.

 

Comme nous le constatons, cette œuvre a posé aux interprètes nombre de questions qui sont encore débattues aujourd’hui. J’en veux pour preuve cette citation d’un commentateur contemporain, R.B.Y. Scott, qui écrit:

“L’Ecclésiaste est le livre le plus étrange de la Bible. Sa présence parmi les écrits du canon juif ou chrétien s’explique difficilement. Ses divergences avec les enseignements plus courants de la Bible sont considérables. Il nie même ce que d’autres auteurs affirment, à savoir que Dieu s’est révélé et a manifesté sa volonté aux hommes par l’intermédiaire de son peuple élu, Israël. Selon le livre de l’Ecclésiaste, Dieu ne peut être connu par la révélation, il ne peut pas non plus être connu par la raison – le seul moyen de connaissance de l’homme. Le Dieu de l’Ecclésiaste n’est pas le Seigneur, le Suzerain de l’alliance, le Dieu d’Israël. L’Ecclésiaste le conçoit plutôt comme l’Etre mystérieux, inconnaissable, dont on assume l’existence. Il détermine la vie et le destin de chacun dans un monde que l’homme ne peut changer et dans lequel tous ses efforts demeurent stériles et ses valeurs sans consistance.”

Cette analyse plutôt sombre conduit Scott à la conclusion que l’auteur de cette œuvre déconcertante est sans doute un rationaliste, agnostique et sceptique, pessimiste et fataliste. Que reste-t-il à un homme qui a opté pour cette vision du monde? La résignation, la modération et les instants fugitifs de bonheur qui, tout à coup, surgissent sur sa route.

 

Il n’est donc pas étonnant qu’on ait trouvé dans le livre de l’Ecclésiaste des philosophies contradictoires:

  • – le déterminisme dont l’aboutissement est le fatalisme;
  • – le scepticisme qui conduit à l’agnosticisme, puisqu’on ne peut rien connaître;
  • – l’épicurisme qui s’empare du plaisir de l’instant pour donner sens à la vie. Les contemporains d’Esaïe, face à la menace des armées assyriennes, ne s’écrièrent-ils pas: “Mangeons et buvons, car demain nous mourrons!” (Es 22:13; cf. aussi 1 Co 15:32.)

 

Mais toutes ces approches ne font pas justice à la pensée du sage, car elles se contentent de lectures en surface qui s’inspirent souvent de philosophies qui sont étrangères à l’Ecclésiaste. Elles reflètent plutôt les vues des commentateurs eux-mêmes. Aussi, nous faut-il chercher ailleurs la clé de l’énigme que ce livre nous pose.

 

A) Problématique

 

Voyons maintenant de plus près la problématique que pose l’Ecclésiaste. Nous avons remarqué que ce sage avait bien saisi les tensions inhérentes à la condition humaine. Quelle est sa thèse principale? “Vanité des vanités, dit l’Ecclésiaste, vanité des vanités, tout est vanité.” (1:2) Ou comme Daniel Lys traduit: “Fumée très fuyante, dit Rassembleur, fumée très fuyante, tout n’est que fumée!” Cette thèse traverse tout le livre, elle est d’ailleurs liée au problème que le Qohélet se pose: “Que reste-t-il à l’homme de toute la peine qu’il se donne sous le soleil?” (1:3)

Le mot peine signifie “travail difficile”, “labeur”, “souffrance”. Le Qohélet est sensible à cette condition humaine qui est caractérisée par le travail difficile, le labeur, la souffrance. Il est conscient que l’homme vit à l’ombre de la mort. Mais quel est le sens de cette petite phrase “sous le soleil”? On pourrait paraphraser: “sous un horizon fermé”. En d’autres termes, le Qohélet s’interroge sur la destinée humaine, alors que l’homme est replié sur lui-même, vit sans ouverture transcendante, à l’intérieur d’une perspective essentiellement horizontale. Lisons la suite du prologue afin de mieux cerner la pensée de l’Ecclésiaste:

“Que reste-t-il à l’homme de toute la peine qu’il se donne sous le soleil? Une génération s’en va, une génération vient, et la terre subsiste toujours. Le soleil se lève, le soleil se couche; il aspire à retourner vers le lieu d’où il se lèvera. Allant vers le sud, tournant vers le nord, tournant, tournant, ainsi va le vent, le vent qui reprend ses circuits. Tous les fleuves vont à la mer, et la mer n’est point remplie; vers le lieu où ils coulent, les fleuves continuent à couler. Toutes choses se fatiguent au-delà de ce qu’on peut dire. L’œil ne se rassasie pas de voir et l’oreille ne se lasse pas d’entendre. Ce qui a été, c’est ce qui sera, et ce qui s’est fait, c’est ce qui se fera, il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Y a-t-il une chose dont on dise: Vois ceci, c’est nouveau! elle a déjà eu lieu dans les siècles qui nous ont précédés! On n’a point souvenir du passé, et ce qui arrivera dans l’avenir ne laissera pas de souvenir chez ceux qui viendront dans la suite.” (1:4 à 11)

 

Le sage illustre ici sa thèse en évoquant le mouvement apparemment cyclique de la nature et de l’histoire Il n’y a aucune permanence dans ce monde. L’éphémère, l’évanescent, le fugitif, l’envol de la fumée caractérise toutes choses. Confrontés à la réalité du monde, à la réalité pénible du mal et de la mort, comment l’homme va-t-il s’en sortir? S’il ne fait rien, n’est-il pas à la dérive, et la vie humaine n’est-elle pas au mieux “une brillante misère”?

 

B) Un thème biblique

C’est d’ailleurs un thème qui parcourt toute la Bible. Voici quelques exemples tirés de l’Ancien Testament. Le nom propre Abel correspond au mot employé dans l’Ecclésiaste pour parler de “vanité”. Il signifie, nous l’avons déjà dit, souffle, fumée. La vie d’Abel n’est qu’un souffle. N’a-t-il pas été tué par son frère Caïn?1 Ecoutez les paroles des parents de Noé à sa naissance: “Celui-ci (Noé) nous consolera de la peine que nous causent nos durs travaux manuels sur le sol que le Seigneur a maudit!”2 Le mot “peine” est identique à celui que nous avons défini plus haut. Les parents de Noé sont très conscients de la condition humaine douloureuse. C’est aussi l’expérience de Jacob: “Les années de ma vie ont été peu nombreuses et mauvaises”, nous dit le patriarche3. Moïse ressent la même réalité lorsqu’il dit: “L’agitation de nos années éphémères n’est que peine et misère.”4 C’est aussi ce que pense David lorsqu’il s’écrie: “Et la durée de ma vie est comme un rien devant toi. Oui, tout homme debout n’est qu’un souffle. Oui, l’homme se promène comme une ombre, il s’agite, mais c’est un souffle! Il amasse et ne sait qui recueillera!”5 Enfin, reprenons un extrait du livre de Job qui est particulièrement éloquent. Voici la première plainte de Job au sein de son malheur extrême:

 

“Périsse le jour où je suis né, et la nuit qui dit: un enfant mâle est conçu! Ce jour! qu’il soit donc ténèbres, que Dieu n’en ait pas souci de là-haut, et que la lumière ne brille plus sur lui! Que les ténèbres et l’ombre de la mort le réclament, que des nuées demeurent au-dessus de lui, et que de sombres événements l’épouvantent! Cette nuit! que l’obscurité s’en empare! Qu’elle ne se réjouisse point parmi les jours de l’année, qu’elle n’entre pas dans le compte des mois! Oui, que cette nuit soit stérile, qu’il n’y ait pas en elle de cri de joie! Qu’elle soit exécrée par ceux qui maudissent le jour, par ceux qui savent réveiller le Léviathan! Que les étoiles de son crépuscule s’obscurcissent, qu’elle espère la lumière – sans qu’elle vienne –, et qu’elle ne voie pas les paupières de l’aurore! Car elle n’a pas fermé le ventre qui me conçut, ni caché la peine à mes regards.”6

Quels propos bouleversants et saisissants!

 

C) Le besoin de comprendre

 

Tous ces passages évoquent d’une manière frappante le malaise que l’être humain éprouve. Il ressent d’autant plus le tragique de la vie que l’homme a dans son cœur la pensée de l’éternité, “le désir de connaître à la fois le passé et le futur”7. L’homme éprouve la réalité du mal, vit à l’ombre de la mort, mais il ne peut s’en satisfaire. Il ressent le caractère disloqué de l’existence fragmentée, mais il a cependant besoin de comprendre, d’avoir un regard englobant. Il aspire à donner, à trouver un sens à sa vie, à la vie. Comme le dit un penseur contemporain:

“Dieu nous a donné un souci pénible, des événements nous arrivent, chacun en leur temps, mais face aux contradictions de la vie, Dieu nous a donné un ardent désir de connaître l’éternité des choses, le plan d’ensemble.”

 

Cette pensée revient plusieurs fois dans le développement du Qohélet; nous pourrions ici citer de nombreux exemples. En voici deux: “Au jour du bonheur, nous dit l’Ecclésiaste, sois heureux, et au jour du malheur, réfléchis: Dieu a fait l’un comme l’autre, afin que l’homme ne découvre en rien ce qui sera après lui.”8Et encore: “J’ai vu toute l’œuvre de Dieu, j’ai vu que l’homme ne peut pas trouver ce qui se fait sous le soleil, il a beau se fatiguer à chercher, il ne trouve pas! Et même si le sage veut connaître, il ne peut pas trouver.”9 L’homme bute contre la réalité des choses, il ne peut percer le mystère conflictuel de la vie…

 

D) Le malaise de nos contemporains

 

Notre époque, les hommes de notre temps, les temps modernes, vivent un malaise comparable. Je pense à Charles Baudelaire qui disait déjà face à l’horreur de la réalité: “Si Dieu existe, c’est le diable!” Cette parole fait penser aux propos de la femme de Job qui, devant le désastre qui frappe son mari, dit: “Maudis Dieu et meurs!”10 Albert Camus ne dit pas autre chose dans La peste: lutter contre le mal, l’injustice et la guerre, c’est lutter contre Dieu! Dans Le zéro et l’infini, Arthur Koestler décrit avec une lucidité rare le système totalitaire. Il montre comment il est capable de broyer l’homme pour parvenir à ses fins. Comment cela ne poserait-il pas des questions insolubles à ceux qui recherchent encore un sens à l’existence? Francis Bacon nous présente l’homme dans toute son horreur. Dans certains de ses tableaux, il le compare à un morceau de viande et à un tas de chair. Le sculpteur Alberto Giacometti aurait dit un jour que s’il pouvait saisir l’essence véritable de l’homme, personne ne pourrait porter le regard sur ses œuvres! Dans une exposition, intitulée “De Cézanne à Giacometti”, qui a eu lieu à Aix-en-Provence, on a pu voir plusieurs tableaux et statues remarquables de Giacometti, tels “Le portrait d’Annette” et “La tête de Diego” Quand on les regarde attentivement, ces œuvres s’offrent au spectateur comme des icônes, mais des icônes vidées de leur substance. Elles évoquent le désarroi existentiel des hommes et des femmes de notre temps. Le regard de Woody Allen, à la fois sensible et plein d’humour, est habité par le tragique de la condition humaine. Henri Cartier-Bresson, photographe célèbre, a dit que le monde où nous vivons est suicidaire: “Nous patinons sur une couche de glace extrêmement mince.”

Mais celui qui demeure le plus représentatif de cette mentalité, c’est sans doute le cinéaste Ingmar Bergman, qui a reçu il n’y a pas si longtemps, à Cannes, la palme des palmes. C’est dire à quel point nos contemporains se reconnaissent en lui. S’il est vrai que Bergman semble avoir trouvé une relative sérénité à la fin de sa vie, une sagesse qui repose sur la mesure et l’équilibre, les questions qu’il n’a cessé de poser dans son œuvre n’ont pas, semble-t-il, trouvé de réponse. Voici ce qu’il dit au sujet de son quarantième film, L’œuf et le serpent: “Le monde est un scénario où des caméras inhumaines captent ces acteurs de la tragédie humaine que nous sommes tous. L’enfer est un travelling circulaire d’où l’on ne s’évade jamais.” La cohérence de tous les points de vue, moral, politique, esthétique et métaphysique, donne à L’œuf et le serpent sa force explosive de splendide cauchemar. Face aux horreurs insoutenables de la dernière guerre mondiale, Elie Wiesel reconnaît avoir vécu un déchirement spirituel:

“Ce qui a été ébranlé, c’est ma foi, dit-il, c’est ma confiance en Dieu et en ses promesses. Ce n’est en aucune façon mon attachement à la tradition juive. Aux heures les plus noires, dans les moments de doute les plus terribles, quand je scrutais à n’en plus finir un ciel désespérément silencieux, c’est encore et toujours elle, la mémoire juive, qui m’inspirait!”

Enfin, dans son discours du Liechtenstein, Alexandre Soljenitsyne, parlant en particulier de nos contemporains occidentaux qui ont confié tous leurs espoirs à la science, à la technologie et à la croissance économique, souligne avec force qu’ils éprouvent, malgré tout le progrès, la même angoisse face aux questions de la vie:

“Rien n’exprime avec plus d’éloquence notre impuissance mentale, notre désarroi intellectuel, que l’impossibilité actuelle d’envisager la mort avec sérénité. Plus grand est notre bien-être, plus profonde l’angoisse glacée de la mort qui habite l’homme moderne.”

 

Tous ces hommes expriment avec sensibilité et force ce malaise profond lié à la condition humaine actuelle. L’existence humaine est une énigme sans solution durable. Ce qui domine est l’absurde, l’angoisse, ou pis encore, semble-t-il, le silence de Dieu. Mais l’homme ne se contente pas de cet état de chose, il ne peut se résigner. Il est à la recherche du sens à donner à la vie… de la raison d’être de l’existence… ou, s’il n’y croit plus, d’une sensation d’être, mais hélas sans aboutir durablement dans sa quête.

 

E) Un regard désabusé

 

Voyez le Qohélet, l’Ecclésiaste, le Prédicateur, le Sage! Que dit-il? La philosophie n’apporte pas la clé. La sagesse décourage plutôt l’homme11. De même les plaisirs de la vie: le vin, les réalisations architecturales, les richesses, les joies de l’amour, la grandeur et la célébrité n’apportent pas la satisfaction espérée12. Sans doute que la sagesse est supérieure à la folie, mais à y réfléchir de plus près, le sage comme le fou découvre l’oubli et la mort. La sagesse ne nous protège pas contre les malheurs. La seule pensée qu’un homme indigne héritera des fruits de l’œuvre du sage est suffisante pour démolir son espérance et pour le jeter dans la plus grande décomposition, le plus grand désarroi, dans une détresse considérable13. Quant à la justice, elle n’est hélas, bien souvent, qu’une caricature14.

 

F) Un diagnostic

Comment rendre compte de cet état de choses? L’Ecclésiaste nous apporte-t-il quelque élément de réponse? D’où vient cet état de choses, ce malheur? Quel diagnostic le sage porte-t-il? Voici ce qu’il nous dit: “Dieu a fait l’homme droit, mais il a cherché à raisonner beaucoup.” Telle est la traduction que nous avons dans la Bible à la Colombe. En d’autres termes, il s’est volontairement tourné vers ses propres pensées. La Bible en français courant propose de traduire ce verset ainsi: “Dieu a fait les êtres humains simples et droits, mais ceux-ci ont tout compliqué. Les hommes ont cherché à raisonner beaucoup, à tout compliquer” On pourrait aussi paraphraser: “ont poursuivi leurs propres projets, ils se sont volontairement tournés vers leurs propres pensées”. Cela veut dire qu’ils ont cherché à s’émanciper de la sagesse de Dieu. Ils ont cherché à être leur propre finalité. C’est cela le péché: le fait d’être la mesure de toute chose! Il nous faut assumer notre destinée devant Dieu, être des créatures responsables et réfléchies. Mais le péché consiste à vouloir être sa propre finalité, la mesure de toute chose! C’est alors qu’il faut se poser des questions avant qu’il ne soit trop tard!

 

Lorsque l’homme rejette Dieu, le point de référence absolu et infini, il cherchera sa raison d’être sur le plan horizontal. Il cherchera une autre raison d’être. Comme le disait un célèbre penseur anglo-saxon, G.K. Chesterton, lorsque l’homme cesse de croire en Dieu, il ne croit pas en rien, mais en autre chose. En d’autres termes, il est contraint, de par sa nature même, à se fabriquer des idoles. Mais en agissant ainsi, il perd aussitôt la clé de l’énigme de la vie marquée par la réalité du péché. En effet, l’homme a besoin, pour se situer dans l’univers, d’un point de référence infini. S’il ne le trouve pas, il cherchera dans le cadre de son horizon limité, mais sans jamais aboutir durablement, ou pour aboutir à la dérive, ayant perdu le nord! Certes, il peut, pendant un certain temps, se fabriquer “du sens”, mais cela ne lui apportera pas la sérénité, ni une paix durable.

 

G) Quel remède?

 

Si telle est la condition humaine, y a-t-il alors une solution et, si oui, laquelle? Dans son discours, le sage développe deux thèmes. Le premier thème évoque, nous l’avons vu, la futilité de la vie, de la condition humaine: tout est vanité, fumée sous le soleil! C’est le thème majeur de la première moitié du livre (chapitres 1 à 6). Le second thème, car en fait il y a un autre thème dans l’Ecclésiaste, est celui de la foi, de la confiance pratique. Ce thème est mineur dans la première partie de l’œuvre, mais il prend de l’importance dans la deuxième partie du discours (chapitres 7 à 12). Pour apprécier la richesse de la réponse de l’Ecclésiaste, nous allons citer quelques passages tirés du début et de la fin de l’œuvre. Tout d’abord ce passage du chapitre 2:

 

“Il n’y a de bon pour l’homme que de manger et de boire, et de voir pour lui-même le bon côté de sa peine; mais j’ai vu que cela aussi vient de la main de Dieu. Qui, en effet, peut manger et jouir, sans moi? Car à l’homme qui lui est agréable, Dieu donne la sagesse, la science et la joie; mais au pécheur, il donne le souci de recueillir et d’amasser, afin de donner à celui qui est agréable à Dieu.”15

 

Et puis, un peu plus loin, au chapitre 3:

“J’ai reconnu qu’il n’y a rien de bon pour lui sinon de se réjouir et de faire ce qui est bon pendant sa vie; et aussi que pour tout homme, manger, boire et voir ce qui est bon au milieu de tout son travail, est un don de Dieu. J’ai reconnu que tout ce que Dieu fait dure à toujours; il n’y a rien à y ajouter et rien à en retrancher. Dieu agit ainsi afin qu’on ait de la crainte en sa présence.”16

Puis, vers la fin du livre, nous lisons ces quelques références au chapitre 9:

“Va, mange avec joie ton pain, et bois de bon cœur ton vin; car Dieu a déjà agréé tes œuvres. Qu’en tout temps tes vêtements soient blancs, et que l’huile ne manque pas sur ta tête. Jouis de la vie avec la femme que tu aimes, pendant tous les jours de la vaine existence que Dieu t’a donnés sous le soleil, pendant tous tes jours de vanité; car c’est ta part dans la vie au milieu de la peine que tu te donnes sous le soleil. Tout ce que ta main trouve à faire avec ta force, fais-le; car il n’y a ni activité, ni raison, ni science, ni sagesse dans le séjour des morts où tu vas.”17

“Le séjour des morts” semble être dans ce contexte une référence à la tombe. Et enfin, dans les chapitres 11 et 12:

“Jeune homme, réjouis-toi pendant ton adolescence, que ton cœur te rende heureux pendant les jours de ta jeunesse, marche dans les voies de ton cœur et selon les regards de tes yeux; mais sache que pour tout cela Dieu te fera venir en jugement. Ecarte de ton cœur le tracas, et éloigne le mal de ton corps; car l’adolescence et l’aurore sont vanité. Mais souviens-toi de ton Créateur pendant les jours de ta jeunesse, avant que les jours du malheur viennent et que les années soient proches dont tu diras: je n’y trouve aucun agrément.”
18

Et enfin les deux derniers versets du livre:

“Ecoutons la conclusion de tout le discours; crains Dieu et observe ses commandements. C’est là tout l’homme. Car Dieu fera passer toute œuvre en jugement, au sujet de tout ce qui est caché, soit bien, soit mal.”
19

 

H) Une sagesse toute pratique

 

Que nous dit le Qohélet dans ce deuxième thème qui prend de plus en plus d’ampleur au fur et à mesure que l’œuvre se développe? Face aux paradoxes de l’existence que nous menons à l’ombre de la mort, l’Ecclésiaste nous indique plusieurs pistes. Tout d’abord, il faut savoir recevoir les joies de la vie. Les plaisirs modestes de l’existence ne sont pas une fin en soi, mais des consolations qui rendent notre vie sous le soleil plus supportable. Ce sont, en quelque sorte, des adoucisseurs de la vie qui cherchent à éveiller notre joie et notre reconnaissance. Ensuite, si la sagesse aiguillonne, pousse à la réflexion, éveille la curiosité, l’Ecclésiaste en appelle aussi au bon sens, car de nombreux ennuis sont liés à nos choix insensés. Face aux coups durs et aux hasards de l’existence, l’intelligence a un rôle important à jouer. Elle permet un recul, elle donne perspective et relief aux surgissements parfois bien douloureux de la vie. Le bon sens contribue à atténuer les coups, les coups et les chocs de la vie. Il encourage à faire la part des choses, à imaginer des solutions, des portes de sortie. Plus encore, même si notre existence est un mystère rempli d’incertitudes, le Qohélet nous exhorte à faire preuve d’un esprit d’entreprise. Nous vivons à l’ombre de la mort, il nous invite néanmoins à affirmer pleinement la vie, à trouver notre joie dans ce que l’on entreprend, dans les choses qui ne durent qu’un temps tout en sachant qu’on ne peut en abuser impunément. Il y a des risques à prendre dans la vie. Même si nous vivons dans un monde incertain et agité, il faut entreprendre, il faut être créatif, imaginatif… mettre en œuvre les talents que Dieu nous a donnés. Car comme le dit si bien un proverbe: “C’est la bénédiction du Seigneur qui enrichit, et la peine n’y ajoutera rien.”20

 

 

I) La confiance en Dieu et l’écoute de sa Parole de vérité et de vie

 

Mais la pièce maîtresse de la réponse de l’Ecclésiaste, celle qui donne sa plénitude de sens et toute sa raison d’être à la joie de vivre, au bon sens, à l’esprit d’entreprise, c’est la crainte du Seigneur. La crainte de Dieu est une notion clé de l’Ecriture. Elle correspond, dans le grec du Nouveau Testament, à la piété du fidèle qui se confie en Dieu. C’est la reconnaissance que Dieu est, qu’il est l’ultime réalité, l’absolu de l’univers, le point de référence infini. Il est le nord qui permet de nous repérer et de nous orienter dans la vie. Mais il est aussi le miséricordieux. Dieu se penche avec bienveillance sur sa créature qui se heurte aux énigmes douloureuses de la condition humaine. Il ne cesse de le rechercher afin de l’inviter de manière pressante à la réconciliation; plus encore, il pourvoit lui-même à son salut. Le premier Testament tout entier l’annonce et tend vers son accomplissement décisif pour nous les humains. La sagesse, en particulier, entrevoit et suggère la venue de celui qui est la sagesse incarnée, à savoir Jésus-Christ. C’est lui qui permet à l’homme – à chacun d’entre nous – de se retrouver dans une intimité durable avec Dieu. Enfin, le Seigneur éclaire l’intelligence humaine, notre intelligence par sa Parole-Loi.

Un monument, qui se trouve à Aix-en-Provence, en fournit un bon exemple. Joseph Sec, citoyen de cette ville, le comprenait encore à son époque. La façade du monument qu’il a dédié en 1792 à la municipalité de la ville, observatrice de la loi, en est un éloquent témoignage. Au sommet de l’édifice, on peut lire: “Venez, habitants de la terre; nations, écoutez la loi!” Suit une statue de Moïse qui tient les tables de la loi. On y trouve le sommaire de la loi: “Vous aimerez le Seigneur votre Dieu et le prochain.” Viennent ensuite la dédicace, les représentations symboliques sculptées, ainsi que la belle et émouvante inscription suivante:

“Sorti d’un cruel esclavage,
Je n’ai d’autre maître que moi,
Mais de ma liberté, je ne veux faire usage
Que pour obéir à la loi.
Fidèle observateur de ces lois admirables
Qu’un Dieu lui-même a daigné nous dicter,
Chaque jour à mes yeux, elles sont plus admirables,
Et je mourrais plutôt que de m’en écarter !”

 

Que de chemin nous avons parcouru depuis cette époque; c’était en 1792!

 

Je ne pense pas que beaucoup de nos contemporains élèveraient un tel monument à la municipalité d’Aix-en-Provence aujourd’hui, ou à celle de Genève! Nous n’entendrions pas non plus des paroles pareilles où on nous affirme que la liberté est dans l’obéissance à la parole de ce Dieu qui n’a pas gardé le silence, mais qui a prononcé une parole de vérité et de vie. Grâce à sa sagesse, il est possible d’y voir plus clair, de déchiffrer et de comprendre le monde et de recevoir une vision du monde qui donne sens à l’existence humaine. L’Esprit de sagesse nous conduit dans toute la vérité. Il applique cette vérité à nos cœurs, qui nous rend libres et responsables dans tous les domaines de l’existence. Face aux contradictions de la vie, à ses paradoxes qui nous laissent si souvent perplexes, le Qohélet, le Sage nous rappelle cette vérité essentielle: si moi je ne sais pas, je ne comprends pas, Dieu, lui, comprend, Dieu, lui, sait. Si le Seigneur sait, notre premier devoir est d’écouter sa Parole, d’écouter sa sagesse. Ensuite, il faut l’accueillir comme la vérité. Il ne suffit pas de l’écouter, encore faut-il l’accueillir, la recevoir, se l’approprier comme vérité. Enfin il faut faire confiance à celui qui l’a donnée. Non seulement faire confiance à celui qui l’a donnée, mais à celui qui s’est donné afin que les hommes et les femmes que nous sommes puissent connaître la vie en Dieu, la consolation au sein de nos peines et l’espérance qui ouvre notre horizon.

Jésus-Christ, sagesse divine incarnée, n’est-il pas l’agneau de Dieu qui ôte le péché du monde? Par sa fidélité de chaque instant, par le don de sa vie à la croix, il introduit au cœur de la vie de tous ceux qui lui font confiance une dimension nouvelle.

 

Conclusion

Cela, le Qohélet ne l’a pas perçu, mais cela ne l’empêcha pas de rappeler la centralité de la crainte de Dieu. Voilà pourquoi au sein d’un monde qui vit à l’ombre du mal, de l’injustice, de la souffrance et de la mort, l’Ecclésiaste invite tout être humain à vivre aujourd’hui pleinement sa vie, avec sérieux, intégrité et joie dans l’attente de l’accomplissement et du renouvellement de toutes choses et de la venue du juste Juge. Comme le Seigneur soupèse chaque chose et n’oublie personne, tout a un sens et prend une valeur réelle.

C’est un aspect essentiel du témoignage de tout croyant qui maintient que la qualité de vie suppose l’ouverture à Dieu, l’écoute attentive de sa Parole de sagesse et sa mise en pratique au sein de la famille, de l’Eglise et de la cité.


* P. Berthoud est professeur d’Ancien Testament et d’apologétique à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence. Ce texte est celui de la conférence faite le 25 avril 2001 en l’Eglise de la Pélisserie, à Genève.

1 Gn 4:1-16.

2 Gn 5:29.

3 Gn 47:9.

4 Ps 90:10.

5 Ps 39:6-7.

6 Jb 3:3-10.

7 Ec 3:11 selon la Bible en français courant.

8 7:14.

9 8:17.

10 Jb 2:9.

11 1:12-18.

12 2:1-11.

13 2:12-20.

14 3:16.

15 2:24-26.

16 3:2-14.

17 9:7-10.

18 11:9 à 12:1.

19 12:13-14.

20 Pr 10:22.

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