À propos du clonage : la science au secours de l’éthique

À propos du clonage : la science au secours de l’éthique

Rosine CHANDEBOIS*

Comment concevoir que la science fondamentale puisse venir en aide à l’éthique, alors que les progrès scientifiques invitent l’homme à bafouer toujours davantage les lois de la morale naturelle; alors que la mission des comités d’éthique n’est pas de veiller au strict respect des lois de la morale naturelle, mais de s’en remettre aux convictions d’une majorité pour passer outre?

Dans un cas comme celui du clonage, la chose est possible parce que les acquis de la biologie représentent l’œuvre de deux sciences qui marchent en tandem: l’une qui invente les techniques, l’autre qui s’en sert pour pénétrer les secrets du vivant et, en retour, lui inspire de nouvelles inventions et des projets d’application. L’assurance avec laquelle progresse la première fait oublier les chausse-trappes que la seconde ne peut éviter. En conséquence, dès qu’un nouveau mode d’intervention sur des organismes s’avère techniquement possible, on s’empresse d’envisager des applications qui concernent l’homme directement (comme le clonage) ou indirectement (comme la fabrication d’organismes génétiquement modifiés), sans avoir acquis l’assurance qu’elles ne provoqueront pas de décès, de pathologies graves ou de nuisances. Pour chaque projet, il faut donc pouvoir répondre très exactement à deux questions: comment l’intervention va-t-elle modifier le fonctionnement de l’organisme et comment l’organisme va-t-il réagir à cette modification? Et s’il subsiste un doute, savoir y renoncer.

Avec les technologies de pointe, on se trouve dans une situation comparable à celle d’un chirurgien qui entreprendrait d’opérer à cœur ouvert parce qu’il manie habilement les instruments nécessaires, mais dont les connaissances au sujet de l’anatomie du cœur se limiteraient à ce qu’il a appris à l’école primaire. En effet, avec ces technologies inimaginables il y a quelques décennies, on est en mesure de modifier les fonctionnements de systèmes cellulaires et moléculaires: leurs prouesses conduisant toutefois à négliger les incertitudes des résultats. Des analyses et des expériences, on tire seulement des données très imprécises et très fragmentaires au sujet de ces systèmes invisibles, complexes et imbriqués les uns dans les autres. Ainsi, chaque fois que l’on obtient de nouvelles données, on cherche à les interpréter en fonction des hypothèses suscitées par les précédentes, ce qui conduit à élaborer de vagues schémas plus ou moins spéculatifs – donc partiellement ou totalement faux. Mais un seul fait – et non l’interprétation qu’on lui a donnée – peut les remettre en cause. Il faut alors entreprendre une nouvelle synthèse des données disponibles pour s’approcher de la vérité, mais sans espoir de la saisir tout entière. Cela demande un effort considérable; la tentation d’y renoncer est d’autant plus forte qu’avouer l’erreur est une chose difficile. C’est pourquoi, au lieu de reprendre un problème à zéro quand la découverte d’un fait nouveau l’impose, on a coutume de dire que celui-ci est ininterprétable dans l’état actuel des connaissances. Il est laissé de côté et rapidement oublié.

Par précaution, donc, les comités d’éthique devraient interdire tout projet d’intervention visant à modifier le fonctionnement des systèmes cellulaires et moléculaires et organiser des débats à leur sujet. Car aucun chercheur, aucune équipe de chercheurs, ne peut se targuer de tout connaître, ni d’être à l’abri de l’erreur. Si cette précaution avait été prise lorsqu’on a imaginé de corriger des dysfonctionnements tissulaires par des thérapies géniques, on aurait évité des décès et des aggravations inexpliquées de l’état des patients (691, d’après les instituts américains de la santé). De l’avis même de spécialistes qui ont suivi de près la mise au point de ces techniques, on ignore ce que deviennent les copies de gènes inoculées aux cellules. Par ailleurs, il suffit de parcourir la littérature pour découvrir que les biologistes ne sont pas d’accord sur la définition du gène, ni sur les principes de la spécialisation des cellules. Comme nous allons le voir, dans le cas du clonage thérapeutique, des suites tout aussi graves sont prévisibles. Faire prendre conscience de l’imprudence de l’entreprise éviterait, plus sûrement que des débats sur l’éthique, la fabrication et le sacrifice d’embryons humains.

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La méthode du clonage repose sur la technique de la greffe nucléaire mise au point par deux Américains, King et Briggs, en 1953, dans le but de rechercher si la spécialisation des cellules au cours du développement entraînait celle des noyaux – autrement dit, leur faisait perdre les capacités du noyau de l’œuf. Ils ont transféré à des ovules de grenouille préalablement énucléées des noyaux prélevés sur des embryons de la même espèce. Les résultats obtenus ultérieurement avec cette même technique par un grand nombre de chercheurs ont permis de conclure que les noyaux conservent les potentialités de celui de l’œuf jusqu’à un stade plus ou moins avancé du développement, un stade qui varie selon les tissus d’une même espèce et, d’une espèce à l’autre, pour un même tissu. Lorsqu’ils sont injectés à des ovules passé ce stade, le développement procède d’abord normalement, puis crée des structures aberrantes et s’arrête. Peu de temps après la publication des premiers résultats, des journalistes se sont empressés d’annoncer que, grâce à la technique de King et Briggs, on allait améliorer l’humanité. Bien qu’on avait toutes les raisons de douter de l’aptitude d’un noyau adulte à remplacer celui de l’œuf, ils rêvaient déjà d’une fabrication de «copies conformes» de grands personnages dont quelques cellules seraient mises en culture.

Par la suite, la question s’est posée de savoir pourquoi les noyaux de cellules spécialisées ne possèdent plus les propriétés de celui de l’œuf. On a découvert trois causes possibles qui ne s’excluent pas mutuellement:

  • ils ne possèdent pas la totalité de l’information génétique requise (la perte de chromosomes ou de fragments de chromosomes s’observe à des stades précis du développement);
  • une partie de cette information n’est plus disponible (des gènes sont réprimés irréversiblement);
  • cette information n’est plus exactement la même (la structure de certains gènes serait modifiée).

Ces observations expliquent pourquoi les cellules destinées à fournir des ovules ou des spermatozoïdes doivent emprunter une voie de différenciation très particulière dès le tout début du développement. Elles élaborent des molécules spécifiques et répriment une partie de leurs gènes. Parvenues à un stade critique, sous l’action des hormones sexuelles, leur génome est réactivé dans sa totalité. Elles redeviennent alors totipotentes: si elles se mettent à proliférer, elles engendrent divers tissus, mais s’organisent de façon très anormale (tératomes et tératocarcinomes).

En 1993, la presse annonçait triomphalement la naissance de la brebis «Dolly», conçue avec un noyau de cellule de glande mammaire, et on affirmait que, contrairement à tout ce qu’on avait tiré de quarante ans de recherches à la suite de King et Briggs, le «programme génétique» est toujours intact dans les cellules des tissus adultes. Or, aucun argument tiré d’une observation ou d’une analyse n’a été donné pour justifier une telle remise en question, tandis que l’arrêt du développement chez les 246 autres embryons clonés, prévisible, était présenté comme un encouragement à poursuivre. Des succès similaires avec des ovins, des bovins, des porcins, relatés par la suite, dont les pourcentages sont tout aussi faibles, restent eux aussi totalement incompréhensibles.

Malgré toutes ces incertitudes, on ne tarda pas à annoncer que le clonage humain était possible, pour la joie de ceux dont l’enfant serait la réplique exacte, ou celle d’un être cher disparu. Déjà, on parlait d’ouvrir des cliniques spécialisées dans ce genre d’opérations – bien que les chances de réussite soient infimes, sinon nulles. Allons jusqu’à admettre que cette difficulté puisse être surmontée et que, grâce à des suivis psychologiques, les enfants n’aient pas à souffrir de leur condition de cloné. Encore faudrait-il savoir s’ils seraient physiquement normaux. Or, il y a de fortes chances pour que les gènes impliqués dans la différenciation des cellules germinales aient été éliminés ou irréversiblement réprimés pendant celle du tissu, en quel cas les adultes seraient stériles. Par ailleurs, à la fin de la différenciation des cellules germinales, s’effectue un brassage des gènes, un rajeunissement physiologique de l’ADN. Même chez les cellules les plus primitives, le phénomène intervient périodiquement pour relancer leur prolifération. Rien de semblable ne se produisant dans les cellules somatiques, il faut redouter pour le cloné un vieillissement précoce et une mort prématurée. Par ailleurs, on semble oublier que, chez diverses espèces animales, le sytoplasme de l’ovule renferme des brins d’ADN courts: des copies de gènes qui seraient utilisées pour la réplication des chromosomes au cours de la segmentation. S’il en va de même pour l’ovule humain – ce qui est vraisemblable –, comment garantir une ressemblance parfaite entre l’enfant cloné et la personne dont provient le noyau?

Alors qu’il est maintenant question d’interdire le clonage reproductif, on parle à nouveau du clonage thérapeutique, dont on attend la guérison de diverses pathologies plus sûrement qu’avec les thérapies géniques. On compte fermement pouvoir reconstituer un tissu mutilé, ou suppléer un tissu défaillant, en greffant des cellules du même tissu provenant d’un embryon. En fait, ce terme de clonage sert à désigner deux types de manipulations.

D’un côté, il s’agit d’un clonage nucléaire: l’embryon proviendrait d’un ovule auquel on aurait injecté un noyau du patient. Il faut souligner, au passage, que les risques de rejet des cellules greffées ne seraient pas totalement écartés, puisque la présence d’ADN mitochondrial et celle de copies de gènes dans le sytoplasme de l’ovule ne garantit pas la compatibilité entre le greffon et l’organisme qui le reçoit. De plus, comme nous l’avons vu, le clonage embryonnaire produit des embryons qui – sauf de rares et incertaines exceptions – sont condamnés à mourir avant la naissance, vraisemblablement en raison de dysfonctionnements tissulaires liés, comme nous l’avons dit plus haut, à des anomalies nucléaires. Utiliser les noyaux du tissu à réparer (avec toute l’information disponible) ne garantirait pas davantage le succès, sachant, d’après des expériences réalisées sur l’embryon, que la différenciation d’un tissu embryonnaire ne procède pas normalement dans un environnement anormal. Il va de soi, par ailleurs, que la méthode est inapplicable aux maladies génétiques, puisque le tissu greffé serait lui-même atteint.

D’un autre côté, il s’agit d’un clonage cellulaire, qui pourrait être éventuellement combiné au précédent – ce qui ne ferait qu’augmenter les risques d’accidents. Cette deuxième méthode est fondée sur la conception réductionniste que les généticiens se font du développement: l’émergence d’un tissu chez l’embryon serait la manifestation immédiate de la réactivation des gènes impliqués dans l’entretien de sa fonction. Il resterait donc à trouver la molécule capable de l’induire. Or, l’analyse expérimentale et biochimique des embryons a fourni une masse de données dont on ne peut tirer aucun argument solide en faveur de cette idée, mais dont se dégage un concept fondamentalement différent et parfaitement cohérent: la diversification des activités tissulaires chez l’embryon est manifestement liée à l’installation de différences dans les rendements de gènes – ce qui implique un jeu complexe d’interactions cellulaires où la cohésion des cellules joue un rôle primordial. Il suffit qu’on la modifie pour que des cellules embryonnaires forment un tissu différent de celui qu’elles étaient appelées à engendrer dans le développement normal; mais tout semble indiquer qu’il ne fonctionne pas normalement, n’ayant pas été induit, comme chez l’embryon, par un tissu voisin. Il y a, par ailleurs, une question plus grave qui, apparemment, n’a pas été soulevée: comment les tissus embryonnaires vont-ils réagir à un transfert brutal dans un environnement différent de celui dont ils auraient eu besoin pour continuer à évoluer normalement? Ce que nous apprend l’embryologie laisse à craindre qu’ils ne se comportent pas comme on l’espère. Il est possible que des cellules changent d’identité tissulaire si leur cohésion est modifiée (on sait, par exemple, que le rein embryonnaire isolé en culture forme des îlots de cartilage). Elles risquent également de proliférer anarchiquement, constituant une sorte de tumeur infiltrant les tissus voisins (ces derniers pouvant réagir de la même manière). Il faut encore tenir compte du fait que les molécules spécifiques d’un tissu à l’état embryonnaire, à l’état fœtal et à l’état adulte n’ont pas exactement la même structure chimique. Il n’est pas exclu que, dans certains cas, tout au moins, le voisinage d’un autre tissu, lui-même engagé dans un processus de maturation, soit indispensable. Enfin, il y a tout lieu de douter que des tissus greffés puissent s’intégrer dans les structures de l’adulte, les cellules n’ayant plus les propriétés requises pour les reproduire en communiquant les unes avec les autres, comme elles le font dans le développement normal.

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Cette aventure insensée du clonage illustre parfaitement ce qu’a écrit André Bourguignon au sujet de la pensée humaine.

«Armée du langage, la pensée peut emprunter aussi bien les voies de la sagesse que celles de la folie: de la sagesse quand ses fantasmes ont le bonheur de rencontrer la réalité et de se muer en connaissances objectives; de la folie quand ils s’éloignent irrémédiablement de la réalité pour se transformer en croyances, d’autant plus fortes qu’elles étaient infondées.» Cette folie, précise-t-il, «c’est de décider et d’agir sans tenir compte des limites de la prévision».

L’auteur l’attribue aux trois passions de l’homme: la cupidité, l’ambition, l’inclination à dominer; elle a empiré tandis que la civilisation lui donnait des moyens accrus pour les assouvir. On peut à présent constater que les progrès techniques l’ont poussée à son paroxysme.

On ne manque pas d’attribuer à l’appât du gain et à la quête de la célébrité les imprudences qui nous préoccupent. Par contre, on ignore encore généralement la part qui revient à un certain athéisme militant, manifestation de l’inclination à dominer. Parce qu’il contraint à refuser obstinément l’existence d’une intelligence supérieure à celle de l’homme, il conduit inévitablement à rejeter ou à défigurer ce qui, avec l’élargissement de nos connaissances au sujet du vivant, nous donne de plus en plus de raisons d’y croire. Cela, on ne peut l’ignorer si on veut comprendre, pour tenter de l’enrayer, la folie du clonage, puisque l’athéisme est largement impliqué dans les erreurs scientifiques qui en font ignorer les dangers, comme dans la «chosification» de l’embryon ou du patient, et dans les reculs de l’éthique qui l’autorisent.

De la démarche scientifique, qui exige le refus de toute interprétation des phénomènes naturels par des interventions supranaturelles, on attendait la preuve irréfutable que Dieu n’existe pas. En fait, elle aura réussi à mettre l’athéisme dans une situation rocambolesque. Cette démarche imposait, en effet, de rechercher un enchaînement logique dans les événements de l’histoire du vivant, en se basant sur des données objectives. Malheureusement, mettre à jour cet enchaînement logique aurait forcé à reconnaître l’existence d’un projet colossal que, seule, une intelligence supérieure aurait pu concevoir – ce qui est encore plus miraculeux qu’une création espèce par espèce. Il restait à écarter cette solution au nom de l’objectivité scientifique, et à faire de l’évolution une absurdité. Il faut reconnaître le génie de Darwin qui a magistralement réglé le problème en imaginant le jeu du hasard (la variation qui aura créé tout et n’importe quoi) et d’un antihasard (la sélection qui a fait le tri), se soldant par l’illusion d’une finalité. A ses disciples allait incomber la tâche, relevant de la prestidigitation intellectuelle, de faire de cette doctrine la caution scientifique de l’athéisme.

Le darwinisme était dans une situation proche de la caducité lorsqu’il fut réhabilité, désigné comme «la» théorie de l’évolution, qu’il serait inconvenant de remettre en question puisqu’elle a assimilé toutes les données de la biologie. Or, ce triomphe inattendu a coïncidé avec la généralisation de méthodes expéditives que Bernard d’Espagnat a justement qualifiées de déviations de la rationalité. L’une d’elles est le «réductionnisme hiérarchique». On affirme que, chez le vivant, tout s’explique par les systèmes moléculaires, puisque c’est seulement à leur niveau que l’on découvre son unité. On peut ainsi faire l’économie de tout ce que l’on connaît au sujet des cellules et des organes. Le danger de cette méthode, nous l’avons montré plus haut, c’est d’aboutir à des schémas faux, crédibilisés par l’utilisation des techniques de pointe, et de se priver des arguments susceptibles de les remettre en question. L’autre déviation de la rationalité est son inversion pure et simple. Ici, la solution est inventée. Elle s’impose comme une évidence dans la mesure où les faits inconciliables n’ont trouvé leur place ni dans l’énoncé simplifié des problèmes ni dans l’exposé des preuves. En raison de la part faite à l’apriorisme dans ces deux méthodes, une pensée scientifique fondée sur elles se laisse facilement manipuler. Une idéologie dominante peut s’infiltrer grâce à l’inversion de la rationalité, puis orienter dans le sens voulu l’interprétation des analyses moléculaires et, finalement, être déclarée conforme à des réalités dévoilées par la science.

A l’époque où l’on n’avait pas encore les moyens d’expliquer la vie, Darwin a pu élaborer une doctrine inspirée de son athéisme. Dans les années 40, la découverte des mutations qui se produisent au hasard, expliquant la variation, vint justifier le rôle que Darwin lui avait attribué dans l’évolution. Mais cela imposait de déconsidérer certaines observations faites sur les embryons et qui, depuis plus d’un demi-siècle, avaient fait couler beaucoup trop d’encre pour être ignorées: la réapparition temporaire d’organes et de caractères ancestraux. D’où viendrait pour cela l’information nécessaire si leur disparition chez l’adulte était la conséquence de modifications dans la structure de certains gènes? Cette obligation d’ignorer l’embryon imposait donc de continuer à raisonner comme si les formes adultes s’étaient transformées les unes dans les autres, au lieu de chercher à comprendre comment les développements individuels furent modifiés. Providentiellement, dans les années 70-80 grâce au réductionnisme hiérarchique, on trouva le moyen de sortir de l’impasse. Puisque tout est commandé par les gènes, le développement ne peut être que l’exécution d’un programme génétique, on peut oublier l’embryon réel. L’idée préconçue a, comme il se devait, faussé l’interprétation des résultats des expériences. Les principes darwiniens étaient saufs: les gènes furent bricolés par le hasard; la sélection les a agencés en systèmes cohérents.

Fondé sur l’imaginaire, puisant l’essentiel de ses preuves dans l’invisible, le darwinisme a forgé et imposé une conception fausse du vivant, passant sous silence les acquis les moins contestables de la biologie. Mais si on les prend en compte, le règne animal se présente comme une hiérarchie de systèmes téléonomiques, c’est-à-dire qui évoluent et s’organisent d’eux-mêmes. Les systèmes moléculaires constituent les systèmes cellulaires qui sont autoreproducteurs. Les cellules, associées en tissus et communiquant entre elles, se spécialisent. Les tissus constituent le système «individu»: les influences qu’ils exercent les uns sur les autres en créent l’organisation. La complication des architectures des individus au cours de l’évolution a résulté de leur intégration dans des systèmes «lignée». Dans de nombreux groupes, les systèmes «individu» ont constitué des colonies ou des sociétés. Parmi elles, les sociétés humaines chez lesquelles les progrès sont fondés sur les mêmes principes que la complication des structures chez les sociétés cellulaires (les systèmes «individu»). Les darwinistes ne pouvaient admettre un tel concept, puisqu’un système est obligatoirement conçu – a fortiori une hiérarchie de systèmes. La seule échappatoire était d’en faire des assemblages, successivement formés au hasard (ce que Jacob a appelé des «intégrons»), tous, on ne sait comment, commandés par les gènes. Ce camouflage a pour conséquence grave de faire oublier l’immanence des systèmes téléonomiques, en particulier que des accidents majeurs peuvent avoir des causes apparemment anodines. C’est notamment le cas pour les malformations incompatibles avec la survie du fœtus, qui résultent d’une simple accélération de la différenciation d’un tissu à un stade critique du développement.

En conclusion, nous qui aspirons à maîtriser le vivant, nous devrions rechercher, dans les connaissances acquises à son sujet, quelque chose comme la lumière du jour qui, dans nos cheminements, nous évite le choc contre l’obstacle et la chute dans le précipice. Mais, parce qu’elle nous révèle, en même temps, une intelligence qui transcende la nôtre, cette lumière est, pour beaucoup de scientifiques, insoutenable. Disons, en plagiant le mythe de la caverne, qu’ils préfèrent la fuir et s’enfermer dans une cave pour refaire le monde à la lueur d’un fanal et, sur ces bases, le régenter à leur guise. Nous ne sommes plus au temps où cet obscurantisme ne faisait que susciter des discussions dans les sociétés savantes. Avec les progrès techniques, il risque fort de conduire à une nouvelle sorte de crime contre l’humanité. Il est grand temps d’en prendre conscience.


* R. Chandebois est professeur d’embryologie à l’Université de Provence, chargée de cours aux facultés de médecine et d’odontologie. Elle est l’auteur de Le gène et la forme ou la démythification de l’ADN et Pour en finir avec le darwinisme (Montpellier: Ed. Espace 34).

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