Des fondements religieux à l’éthique en entreprise
Jean-Yves NAUDET*
Il existe aujourd’hui une mode éthique en économie. Cette vague éthique, venue des Etats-Unis, a ensuite submergé l’Europe et c’est d’autant plus paradoxal qu’au niveau des faits, on a l’impression que jamais l’éthique n’a été aussi peu pratiquée. Il suffit de penser au phénomène omniprésent de la corruption pour se dire que plus on parle d’éthique et de sa nécessité, moins on la pratique.
Cette mode éthique a pris des formes diverses, dont les rencontres comme celles d’aujourd’hui sont l’une des manifestations. Je fais de même, chaque année, en organisant, en juillet, un colloque d’éthique économique, qui en est à sa huitième édition. Les cours d’éthique des affaires ou d’éthique en entreprise sont présents dans presque toutes les écoles de commerce et l’université s’y met puisque nous avons, par exemple en DEA, un cours d’éthique et économie.
Vous remarquerez qu’il est question d’éthique et pas de morale. Lorsque j’ai voulu créer un centre de recherches en morale économique dans le cadre de l’université, on m’a fait comprendre que le terme n’était pas très opportun, qu’il faisait un peu ringard ou un peu trop «catholique» (je cite); j’ai donc proposé de l’appeler centre de recherches en éthique économique: tout le monde a trouvé cela formidable, dynamique, ouvert, moderne et tout et tout.
Je ne suis pas philosophe, mais a priori si l’un des termes est d’origine grecque, l’autre latine, ils signifient la même chose. Tout au plus pourrait-on dire que le mot «éthique» fait plus savant et se réfère plus aux principes fondamentaux, tandis que «morale» porte plus sur les applications pratiques et concrètes. Curieusement, le mot de «morale» semble avoir mal vieilli, peut-être à cause de la morale bourgeoise un peu étriquée du XIXe siècle, souvent ramenée à la seule morale sexuelle. A côté, «éthique» fait plus jeune et a un côté laïque qui passe mieux, en tout cas dans l’université d’Etat. Ce qui est étrange, c’est que les termes semblent s’être inversés, morale faisant plus référence aux principes généraux et un peu abstraits, et éthique étant aujourd’hui plus employé pour désigner des morales concrètes, pratiques: on parle d’éthique du journalisme ou de la communication, d’éthique des affaires, de bioéthique, d’éthique professionnelle, etc. Laissons ces querelles de côté et gardons, au sens traditionnel, «éthique» comme l’ensemble des principes de la morale, et «morale» comme l’ensemble des règles d’action et des valeurs qui fonctionnent comme normes dans une société.
Toujours est-il qu’il y a une mode éthique qui se manifeste en économie dans plusieurs domaines. La finance est l’un des plus courants aujourd’hui avec les placements éthiques (à ne pas confondre avec les fonds de partage, pour lesquels l’épargnant ne veut qu’un rendement minimum et laisse le reste à un organisme caritatif). Ici, ce sont souvent des communautés religieuses qui sont à l’origine des placements éthiques, car elles ne voulaient pas qu’on fasse n’importe quoi de leur argent. Des organismes se spécialisent donc dans le choix des placements respectant certains critères éthiques: par exemple, pas d’industrie pharmaceutique pouvant produire des biens menaçant la vie, ou pas de ventes d’armes et d’industrie d’armement; pour d’autres, ce sera pas d’industries trop polluantes ou pas d’industrie de l’alcool ou du tabac. A priori, cela ne pose pas de problèmes, respecte la liberté des choix de chacun tout en s’insérant parfaitement dans une économie de libre marché: certains placements éthiques sont même fort rentables et s’ils peuvent, en outre, faciliter la tranquillité d’esprit des épargnants, qui y trouverait à redire?
La consommation s’intéresse aussi à ces phénomènes, avec des mouvements comme de «l’éthique sur l’étiquette». Ici encore, que le consommateur joue enfin un rôle actif et intègre dans sa fonction de choix des critères plus personnels, on ne trouve rien à y redire. On se heurte seulement à deux difficultés pratiques. La première est de déterminer ce qui est éthique; on fait référence, en général, au mode de fabrication des produits: ont-ils fait travailler des enfants dans des conditions indignes? Ont-ils entraîné des dégradations graves et irrémédiables de l’environnement? Ont-ils fait l’objet d’un commerce équitable? Il est difficile de dire, ici, ce qui est acceptable ou non, éthique ou non, car on pourra toujours trouver à redire sur les conditions de travail ou sur la qualité de l’environnement, car nous sommes dans le monde réel et non dans un paradis abstrait. Les critères sont donc difficiles à définir avec objectivité.
Une autre difficulté tient au fait que les produits que nous consommons sont de plus en plus complexes, ont en général impliqué plusieurs pays, et que la «traçabilité», suivant un terme à la mode, est bien difficile à suivre. Cela ne veut pas dire que ces tendances à mettre de l’éthique dans nos choix de consommation soient mauvaises, mais il faut admettre une part de subjectivité et savoir que l’information dont on dispose est toujours bien partielle et qu’on ne sait pas tout de la chaîne véritable des produits. En outre, les effets sont toujours ambigus et tel produit qui dégradera l’environnement sera peut-être pour les habitants d’une région la seule façon, pour l’instant, de ne pas mourir de faim. Parfois les bonnes intentions peuvent porter des fruits dangereux et s’il vaut mieux un commerce équitable à un commerce injuste, peut-être vaut-il mieux, dans certains cas, un commerce injuste à pas de commerce du tout. Si la politique est l’art du meilleur possible, l’économie aussi: elle n’est pas encore le Royaume, j’y reviendrai.
Bien entendu, le domaine essentiel de la mode éthique en économie est l’entreprise. On parlera d’éthique des affaires ou d’éthique en entreprise, car en tant que telle l’entreprise n’a pas d’éthique, ce sont les hommes qui ont une éthique et l’éthique de l’entrepreneur n’est pas celle du salarié, ni l’éthique de l’actionnaire celle du fournisseur. Cette éthique en entreprise se manifeste, en particulier, par la profusion, plus importante encore aux Etats-Unis que chez nous – mais même chez nous cela se développe – des chartes éthiques qu’adoptent les entreprises pour préciser les valeurs à respecter et l’attitude à avoir face aux actionnaires, aux salariés, aux clients, aux fournisseurs, aux concurrents, voire à l’environnement en général.
Cette éthique en entreprise véhicule, certes, à son tour, beaucoup d’ambiguïtés. Dans la vision anglo-saxonne, elle est souvent un instrument de gestion, voire parfois de simple communication: cela donne une bonne image de l’entreprise. Nous aimons moins en Europe ces visions instrumentalisées de l’éthique et nous répugnons à dire, comme les Américains, que l’éthique paie, que ça rapporte, que c’est bon pour les affaires. Pour nous, nous avons tendance, à juste titre, à dire que le bien doit être choisi pour lui-même et donc que l’éthique doit être choisie parce que c’est conforme au bien ou au juste.
Mais il ne faudrait pas tomber dans l’excès inverse et, surtout, ne pas laisser croire que seuls les tricheurs gagnent et qu’un comportement éthique, c’est bon pour les loosers, pour les perdants. Si l’éthique doit être choisie pour elle-même, cela ne l’empêche pas de porter des fruits. Chacun sait que les entreprises qui respectent leurs salariés ou leurs clients, qui inspirent confiance à long terme, investissent en fait dans la durée, tandis que les profiteurs à courte vue peuvent réaliser des coups, mais pas s’installer durablement, dans la confiance, sur un marché. Après tout, nous savons qu’il faut chercher d’abord le royaume de Dieu et que le reste nous sera donné par surcroît; il en va de même avec l’éthique économique: ayons un comportement éthique et nous verrons qu’il portera des fruits.
Une autre ambiguïté tient, chez nous, à l’importance des affaires et de la corruption. Nous voyons souvent l’éthique comme un élément d’une stratégie défensive adoptée par une entreprise empêtrée dans les affaires et qui veut se refaire une réputation. Il est vrai que les phénomènes de corruption sont importants, mais on observe qu’ils sont souvent à la frontière du monde politique et du monde économique. Ils ne sont pas, en général, les fruits de l’activité économique, mais du mélange excessif de la politique et de l’économie, de ce que l’on appelle l’économie mixte. C’est parce que les hommes politiques ont des pouvoirs excessifs que la tentation est grande de les monnayer dans le domaine économique; les études internationales mettent bien en évidence la corrélation entre intervention de l’Etat et degré de corruption, comme le montre à l’extrême la corruption généralisée qui existait dans les économies socialistes d’Europe de l’Est. Cependant, il est clair que l’éthique des affaires ne doit pas être seulement défensive, mais une préoccupation permanente de l’entreprise et des hommes qui veulent y agir avec justice.
Pourquoi alors, si ces mouvements, au-delà de l’écume médiatique, sont justifiés, éprouve-t-on un sentiment de malaise? C’est, d’abord, en raison d’un sentiment de subjectivité que dégagent tous ces mouvements. A chacun son éthique. C’est le sentiment que dans la société de consommation, on choisit librement son éthique comme on choisit des produits dans un supermarché. C’est la valse des éthiques que dénonce Etchegoyen. Rien d’objectif ne semble fonder ces éthiques et surtout aucun principe universel.
D’ailleurs, chaque entreprise définit avec ses chartes éthiques «ses valeurs», ses normes de référence. C’est peut-être le signe d’une défaillance des autres instances, y compris religieuses. C’est aussi un risque totalitaire, si l’entreprise devient un tout fermé, presque une secte, qui définit les valeurs sans lesquelles on ne peut adhérer au projet d’entreprise. L’entreprise est une société ouverte et s’il faut pour y être intégré accepter certaines règles du jeu, il ne faut pas, heureusement, adhérer à un ensemble complet de valeurs, ou à une religion déterminée. L’une des vertus de l’économie de marché, c’est son ouverture qui permet à des entreprises ou à des peuples, aux croyances différentes, de commercer en étant simplement d’accord sur les règles du jeu. C’est un facteur de paix, car même des peuples opposés peuvent commercer au lieu de se faire la guerre, bien avant d’adhérer à des valeurs communes. Ne faisons pas des entreprises des sociétés closes où ne pourront être embauchés que ceux qui croient à une liste longue et détaillée de valeurs ou à une religion déterminée. Oui à l’éthique en entreprise, non à l’entreprise transformée en secte.
Ensuite, cette éthique économique est tronquée, car elle ne s’intéresse qu’aux comportements, ce qui est certes essentiel, mais oublie les institutions. Les institutions ne sont pas neutres. Elles reflètent une éthique et elles induisent une éthique. Il y a des institutions qui peuvent pousser à faire le bien, d’autres qui conduisent à développer nos mauvais penchants. C’est ce que Jean-Paul II appelle des structures de péché.
Cela veut dire que lorsqu’on parle d’éthique économique, il faut, d’abord, réfléchir à ses fondements, qui ne sont pas subjectifs, qui reflètent une anthropologie naturelle et chrétienne; il faut, ensuite, voir quelles sont les institutions qui sont conformes à cette éthique et il faut, enfin, réfléchir aux comportements éthiques à adopter dans le cadre de ces institutions.
I. Les fondements d’une éthique économique: une anthropologie naturelle et chrétienne
N’étant ni théologien, ni philosophe, mais économiste, je m’en tiendrai à quelques principes très simples, qui me semblent particulièrement pertinents pour fonder une éthique économique.
• Le premier principe, à vrai dire celui d’où tout va découler, c’est la dignité de la personne humaine. Pour les croyants, elle vient directement de la création de l’homme à l’image de Dieu. C’est la clef de lecture de chaque institution et de chaque comportement: se demander si la dignité de l’homme est respectée par telle institution ou par tel comportement. Tout le monde tient ce langage aujourd’hui, mais peu en tirent les conséquences: les droits fondamentaux de la personne sont-ils respectés? Son droit à la vie, à la liberté, à la dignité?
Par exemple, sommes-nous certains que nos systèmes de protection sociale – dont nous sommes si fiers – n’ont pas, peu à peu, dérivé vers un assistanat peu respectueux de la liberté de l’homme, oubliant que l’homme a droit non seulement à un revenu, mais aussi à participer à l’œuvre de création de richesse par son travail, et aussi à être considéré comme un être humain à part entière et non comme un simple matricule dans une organisation bureaucratique?
L’homme est ainsi différent du reste de la création. Il est la seule créature que Dieu ait voulue pour elle-même. Il est donc supérieur au reste de la création, qui lui a été confiée pour qu’il la domine. Ici encore, une certaine sensibilité écologique excessive nous fait perdre de vue cette évidence: les animaux ou les plantes sont faits pour l’homme. Celui-ci doit, certes, en faire un usage ordonné, conforme au plan du Créateur. Mais lorsque la défense de la nature prend le pas sur celle de l’homme et de sa vie, cela marque une inversion des valeurs.
De même, l’homme est supérieur aux choses. Le travail sera donc supérieur au capital, quelle que soit l’importance économique du capital: l’homme dépasse infiniment la machine. La dignité de l’homme au travail est donc un élément important de l’éthique économique et s’il est un facteur de production, il ne peut être traité seulement comme tel.
• Le deuxième principe, c’est que cet homme est créateur. Lorsque Dieu lui confie la terre, il lui demande de la gouverner et de la soumettre, en un mot de la dominer. C’est le fait que la création a quelque chose d’inachevé et que l’homme a pour mission de poursuivre cette œuvre créatrice. Il a des talents à développer. Certes, cela ne signifie pas créer n’importe quoi, n’importe comment et menacer ainsi et la logique du Créateur et la dignité des hommes. Mais la vie économique découle de cette vocation de l’homme à transformer la planète. L’immense mouvement de création de produits et d’objets, visant à soigner l’homme, à mieux le nourrir et le vêtir ou le loger, à mieux l’éduquer, mais aussi à développer son sens artistique ou à occuper ses loisirs découle de cette vocation créatrice de l’homme. Les institutions économiques ne doivent donc pas empêcher cette vocation créatrice de l’homme de s’épanouir; le droit à l’initiative économique est une façon d’exprimer la dignité de l’homme qui crŽe.
Cet homme n’est pas seul; il n’est d’ailleurs pas bon que l’homme soit seul, nous dit la Genèse; il ne crée pas pour lui-même, mais pour les autres. C’est une autre dimension anthropologique essentielle, celle de l’homme serviteur. On critique beaucoup, à juste titre, l’individualisme des sociétés modernes; mais la vie économique est tout sauf individualiste. On ne produit pas tout seul, surtout à l’heure de la mondialisation. Une entreprise est un lieu de regroupement des hommes; elle est en lien avec des fournisseurs; elle est tournée vers le client. Il n’y a rien de plus extraverti que l’économie et le marché, qui est service des autres. Une communauté – comme une entreprise – refermée sur elle-même est destinée à disparaître. Seules survivent les entreprises tournées vers les autres.
Naturellement, dans ce caractère serviteur de l’homme, on pense à la solidarité, au service des plus démunis, à l’option préférentielle pour les pauvres. Mais ce serait une erreur de ne voir le service des autres que dans cette seule dimension: produire des biens utiles, même moyennant une juste rémunération, c’est aussi être au service des autres; travailler honnêtement contre un juste salaire, c’est aussi être au service des autres. Certes, le don est une forme supérieure de service d’autrui, mais ne dénigrons pas l’échange et la vie économique, qui sont aussi service d’autrui. Cela n’est pas sans conséquences éthiques ni sans responsabilité pour le producteur: ce n’est pas servir autrui que de lui vendre des produits dont on sait qu’il fera un mauvais usage pour sa santé physique ou morale, ou de lui vendre des produits nécessaires dans des conditions non équitables.
• Il me semble qu’une autre caractéristique de l’homme après la chute a beaucoup d’importance économique: c’est l’idée de l’homme pécheur. Certes, je ne ferai pas l’éloge du péché, mais la reconnaissance de l’homme comme faillible et pécheur est le commencement de la sagesse en économie comme en politique. Nous savons que si l’homme est appelé à la sainteté, il reste encore prisonnier du péché; s’il est capable du meilleur, il peut aussi se tourner vers le pire; et si l’Eglise a confiance en l’homme, elle sait aussi toute la perversité dont il peut être capable.
Dire que l’homme est appelé à la sainteté ne signifie pas que nous soyons tous devenus déjà saints. Un vision un peu angélique de l’homme peut avoir des conséquences graves, si l’on croit que «tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil» et que les institutions évoluent en conséquence; on sait bien que les plus honnêtes seront victimes de ceux qui le sont moins. Les institutions doivent tenir compte des faiblesses humaines. Ainsi, il y a peut être plus de vertu à mettre tout en commun, mais on sait depuis Aristote et saint Thomas d’Aquin que l’homme est ainsi fait que la pensée de travailler sur un fond qui est à lui décuple son activité et son ardeur au travail. On sait aussi que l’ordre est mieux assuré si, par la propriété, chacun doit s’occuper de ses affaires et que la paix est mieux établie si la part de chacun est clairement délimitée.
Mais, surtout, la conscience du péché de l’homme doit écarter toute tentation millénariste. Il n’est pas possible d’enlever tout le mal qui existe dans le monde et cela n’est pas la vocation du politique; chaque fois que des hommes, mus par une idéologie, ont cru posséder le secret d’une société parfaite et ont voulu l’imposer à des hommes imparfaits, ils ont dû le faire par la force et ont transformé leur expérience en totalitarisme niant liberté et dignité humaine. La société humaine, en particulier économique, n’est pas le Royaume de Dieu sur la terre et comportera toujours des imperfections, car le bon grain pousse avec l’ivraie et qu’on ne peut arracher l’un sans enlever l’autre. Dieu fera le tri, mais tant que durent les temps, la politique comme l’économie seront l’art du meilleur possible. L’éthique économique, ce n’est donc pas le Royaume déjà réalisé sur la terre. Ce sont des institutions adaptées à l’homme tel qu’il est et des comportements d’hommes concrets, appelés sans cesse à progresser, mais capables de faiblesses. Ne rêvons donc pas d’une économie idéale et d’hommes transformés en anges, ou plutôt que le pouvoir politique va transformer en êtres parfaits: cela conduit, en général, au Goulag.
Ces hommes, dignes, créateurs, serviteurs, pécheurs et donc limités, imparfaits, ont une double dimension. Chacun a ses caractéristiques, ses qualités, sa personnalité d’être créé et aimé personnellement de Dieu. La dimension individuelle ne peut donc être niée sans atteindre la dignité humaine. Mais l’homme est un être social, qui s’épanouit au contact des autres, qui n’est pas fait pour vivre seul. Il a donc une dimension personnelle et communautaire: la personne est un être de relations.
• Cette conception, personnelle et communautaire de l’homme, permet d’envisager la conception naturelle et chrétienne de la société et des institutions qui la composent. L’homme doit s’épanouir dans un ensemble de communautés, de corps intermédiaires, allant de la famille aux collectivités locales en passant par les associations, les entreprises, les clubs services, les mouvements, les paroisses, etc. C’est ce que Tocqueville appelle la société civile et Jean-Paul II la personnalité de la société.
Cette conception diverge radicalement de la conception individualiste, qui voit l’homme comme un être isolé, sans devoirs vis-à-vis des autres, sans relations, sans services à offrir, dans une liberté absolue qui ne respecte rien, ni personne et surtout pas la vérité de ce qu’est mon prochain, de ce qu’est l’homme et de sa dignité.
Par exemple, lorsque, à la suite de la loi Le Chapelier de 1791, presque tout le XIXe siècle a nié en France le droit d’association, la possibilité de créer des syndicats, etc., on oublie cette dimension communautaire de l’homme et ce droit fondamental à se regrouper librement avec d’autres. En empêchant le libre développement de la société civile, on porte atteinte fondamentalement aux conditions de l’éthique économique.
Mais cette conception naturelle et chrétienne diverge radicalement aussi du collectivisme, car celui-ci limite la dimension communautaire à l’Etat seul, niant la personnalité de la société. Or, la dimension communautaire est bien loin de se résumer à la seule dimension étatique: famille, associations, organisations économiques ou culturelles expriment la dimension communautaire de l’homme. Qu’on ne s’étonne pas ensuite que l’économie soit dans ces économies socialistes inefficace, car en niant la société civile, on nie le droit à la propriété, à la liberté et à l’initiative dans le domaine économique. On commet une erreur anthropologique qui conduit à des institutions inefficaces, qui sont autant de structures de péché empêchant le libre développement d’une éthique économique.
II. Des institutions conformes à l’éthique économique
Les institutions économiques sont nombreuses et il ne s’agit, ici, que de quelques exemples essentiels. Mais il faut réaliser que le monde économique dont il s’agit est le monde réel et non rêvé, conforme à l’homme tel qu’il est et pas à un homme imaginaire. Pour permettre à une éthique économique de se développer, il faut des institutions qui reflètent cette conception naturelle et chrétienne de l’homme.
Le point de départ, par exemple dans la doctrine sociale de l’Eglise catholique, depuis Léon XIII et Rerum novarum, a toujours été la question de la propriété. L’homme a le droit de posséder des biens en propre. C’est conforme au droit naturel. C’est aussi une condition d’efficacité économique, un espace de liberté qui protège la famille des empiétements de l’Etat, une condition des libertés politiques et individuelles, une façon de se constituer un patrimoine et d’assurer le lien intergénérationnel. Tout le monde admet pratiquement cela aujourd’hui et on sait à quels désastres économiques et surtout moraux ont conduit les expériences de collectivisation. Des institutions naturelles en économie commencent par reconnaître le droit de propriété.
Je voudrais, en revanche, insister sur deux aspects de ce droit.
• D’abord, la tradition chrétienne a toujours admis ce droit, mais en l’équilibrant par la destination universelle des biens. Il faut donc faire coexister les deux. Cela veut dire que le propriétaire a des devoirs: celui de développer sa propriété (et de diffuser des richesses par les salaires des travailleurs, par exemple) et celui de partager avec les plus démunis. Les biens de la terre sont destinés à tous les hommes et celui qui n’est pas propriétaire doit pouvoir se les procurer par le salaire provenant de son travail sur la propriété d’autrui. Celui qui n’a pas de travail doit compter sur la solidarité de ceux qui ont des richesses. C’est un devoir éthique, donc impératif.
• Ensuite, dans une vision dynamique de l’économie, les richesses ne sont pas un stock figé, comme dans un jeu à somme nulle, mais un élément dynamique qui se crée sans cesse. Le propriétaire a, parmi ses devoirs, celui de créer des richesses. Il ne doit pas laisser sa propriété inutilisée et improductive, comme aucun de nous ne doit enfouir son talent dans la terre, mais il nous est demandé de faire fructifier nos talents comme nos propriétés: celui qui a une terre ou une entreprise doit devenir créateur et permettre de multiplier ainsi les biens de la terre et d’en faire profiter tous les hommes. Le devoir de création de richesses est un devoir éthique important et il nous en sera demandé compte: qu’avons-nous fait de nos richesses matérielles et de nos richesses humaines, artistiques, intellectuelles, manuelles ou autres? Nous devons être créateurs au service des autres et celui qui laisse dormir ses richesses, sa propriété ou ses talents commet une faute morale.
a) L’entreprise
Si l’on admet la propriété privée, on admettra aussi l’entreprise comme une conséquence logique. Une entreprise avec un entrepreneur, qui a une fonction spécifique de découvrir avant les autres, d’anticiper, d’innover et qui recevra pour cela légitimement un profit, comme l’apporteur de capital reçoit un intérêt et le travailleur un salaire.
Deux remarques seulement pour l’entreprise.
– D’abord, elle doit être une communauté. Des liens existent, en particulier, entre les salariés et entre ceux-ci et l’entrepreneur. Le sort de cette communauté n’est pas indifférent et des liens de solidarité se tissent nécessairement. Certes, c’est un lieu de contrat et le premier devoir est de remplir son contrat: faire son travail, verser le salaire prévu. Mais c’est aussi une communauté humaine où chacun ne peut être indifférent au sort et au devenir d’autrui, surtout en cas de difficultés de l’entreprise.
– Ensuite, ce qui est souvent oublié, sa finalité n’est pas en elle-même, interne, mais externe: l’entreprise n’existe au départ que pour fournir des biens et services au client. C’est souvent le grand oublié de l’éthique économique, alors que l’on se préoccupe, et c’est justice, du sort des salariés. Mais n’oublions pas que de même que toute communauté doit être ouverte sur les autres, l’entreprise est ouverte sur le client, qui est aussi un homme et qui a donc sa dignité qui doit être préservée. Il y a une éthique du service et de la dignité du client qui dans une économie de marché a autant d’importance que le service du salarié et de sa dignité.
b) Le marché
Après l’entreprise, l’échange et le marché. Ce pauvre marché a mauvaise réputation et il peut en effet être le lieu de dérapages et de non-respect de la dignité de l’homme. Mais dans son principe il n’y a rien de plus naturel: c’est le fait de se tourner vers les autres; il a une dimension éthique, puisque ce sont deux volontés libres qui, dans un contrat libre, se rencontrent. Chacun est au service de l’autre et lui apporte ce dont il a besoin (biens ou services et, en contrepartie, argent ou d’autres biens ou services). Ce qui fait la force de l’échange, outre l’avantage de la division du travail qui permet de bénéficier des qualités des autres (on ne peut tout faire soi-même), c’est que chacun a des points de vue différents sur les biens échangés. Si je vous vends ce bien contre un autre, c’est qu’à vos yeux il vaut plus que ce que vous me donnez en échange, alors que c’est le contraire à mes yeux. Le grand miracle de l’échange, quand il est libre et juste, c’est qu’il y a deux gagnants et non pas un seul, chacun se procurant ce qu’il souhaite et se débarrassant de ce dont il a moins besoin.
Encore faut-il comprendre que, comme toute institution, le marché a ses limites. Il ne vaut que dans son domaine propre.
• Cela signifie, d’abord, que certains biens doivent échapper à sa logique, à commencer par l’homme lui-même, la personne, le corps humain, etc. On ne peut vendre ce qui concerne l’homme directement. Cet aspect éthique est évident mais c’est l’un des plus mal respectés à l’heure actuelle, et l’on assiste à une marchandisation de l’homme, de l’embryon, des organes humains qui est une dérive très grave qu’il faut stopper.
• Ensuite, le marché est une institution, conforme à la nature de l’homme, mais qui, comme toute institution peut véhiculer le bien ou le mal. On fait souvent des reproches d’ordre éthique au marché. Mais le marché n’a en lui-même aucun régulateur éthique. Il peut servir au bien ou au mal. C’est l’homme qui a un comportement éthique ou non sur le marché. Il ne sert à rien de mettre en cause le marché; ce sont les comportements humains qu’il faut mettre en cause. Il est plus important d’éduquer l’homme à avoir un comportement responsable, soucieux des autres, sur le marché, que de protester contre le principe même de l’institution qui n’a rien en soi de critiquable.
• Enfin, le marché ne véhicule que les besoins solvables. On ne peut le lui reprocher, c’est la limite même de cette institution. Elle n’est efficace que pour des besoins solvables. Cela veut dire qu’il n’y a pas de marché sans solidarité et qu’il faut, d’une manière ou d’une autre, rendre solvables les besoins humains, car il y a un dû à l’homme parce qu’il est homme, indépendamment de son activité économique ou de son absence d’activité. Ne reprochons pas au marché de ne pas avoir su répondre aux besoins non solvables; reprochons-nous à nous-mêmes de ne pas avoir rempli nos devoirs de solidarité avec les plus démunis.
c) L’Etat
Après le marché, l’Etat. La conception chrétienne et naturelle ne sera ni libertarienne, ni collectiviste. L’Etat a un rôle à jouer, dire le contraire serait absurde. En particulier, il doit avoir, en dernier ressort, le souci du bien commun, c’est-à-dire des conditions qui permettent le plein épanouissement des personnes; mais l’Etat n’a de sens qu’à travers le principe de subsidiarité. La dignité des personnes, leur créativité, leur liberté exigent qu’elles fassent par elles-mêmes ou en groupes volontaires (entreprises, associations…) tout ce qu’elles sont capables de réaliser. L’Etat n’intervient qu’à titre subsidiaire.
Cela ne signifie pas ne rien faire mais, le plus souvent possible, créer les conditions pour que chacun soit libre de faire, plutôt que l’Etat fasse tout lui-même de manière centralisée. Par exemple, assurer le libre choix de l’école par les parents, ce qui n’est ni la liberté sans moyens, ni le monopole public. En économie, cela veut dire donner la préférence aux actions décentralisées sur les grandes interventions centralisées et, par exemple, prendre des mesures pour favoriser l’emploi dans les entreprises privées plus que créer systématiquement des emplois publics. La subsidiarité, ce n’est pas un concept un peu vieilli, «relooké» pour les besoins de la cause européenne, mais c’est une notion essentielle d’éthique politique, de l’organisation politique et économique qui concilie dimension personnelle et communautaire, bien propre et bien commun , nécessaire décentralisation et rôle responsable de l’Etat, liberté et autorité, tout en respectant la dignité des personnes.
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Bien d’autres institutions sont essentielles pour assurer le fondement des comportements éthiques. C’est le cas de toute la palette des corps intermédiaires, des communautés, de la société civile. C’est, au premier rang, le cas de la famille, qui va permettre d’assurer cette éducation éthique, de faire comprendre la place de chacun et l’intérêt de tous, de concilier dimension personnelle et dimension communautaire. Mais, par définition, en dehors de la famille, communauté naturelle, les autres communautés sont créées et inventées librement par les hommes en fonction des besoins du moment (on peut penser aux associations, aux syndicats, aux clubs services, aux organisations caritatives, etc.). Sur le plan des principes, la seule chose qui compte, c’est la liberté de création de ces communautés, chacune à sa place au service du bien commun et de la dignité des personnes. Mais la liste précise est affaire de circonstances et n’a pas d’autres limites que l’imagination humaine, tant que ces communautés continuent à respecter la dignité humaine.
Tout cela dessine non un tiers système, mais une économie de marché ou de libertés bien comprise. C’est un point important, parce que ces institutions conformes à l’éthique écartent le collectivisme des économies socialistes. En ce qui concerne le marché, cela nous appelle à un profond discernement. En soi, les institutions du marché (échange, propriété, entreprise…) ne sont pas perverses et sont conformes à une saine conception de la personne.
Où est alors le problème? C’est que l’économie de marché n’est qu’un instrument, qui sert au bien comme au mal, comme le marché lui-même. Pour que l’économie de marché serve la dignité humaine, il faut lui ajouter deux conditions.
• La première, c’est l’existence d’un Etat de droit. Le marché n’est pas la jungle où chacun fait n’importe quoi. Il implique le respect de règles du jeu, afin de respecter l’autre. Le respect des droits fondamentaux doit être au cœur d’une économie de marché. Sinon, comme on le voit, par exemple, en Russie, ce n’est plus l’Etat de droit, c’est le règne des mafias, des plus forts, des plus violents, etc. L’Etat de droit doit faire respecter les propriétés, les contrats, les personnes et leur dignité.
• Ensuite, il faut une seconde condition, c’est l’existence d’une éthique forte. Les institutions du marché ne sont pas des structures de péché. Cela veut dire qu’elles ne conduisent pas systématiquement au mal; mais elles ne conduisent pas non plus spontanément au bien. Le marché n’a pas en soi les régulateurs éthiques dont il a besoin. Il faut donc, pour que le marché soit humainement acceptable, de forts régulateurs éthiques, des comportements éthiques.
III. Des comportements éthiques
Je ne prendrai que quelques exemples, de manière non exhaustive, que chacun pourra compléter notamment dans la discussion.
• Premier exemple, la consommation. Je commence par là, alors qu’en général on démarre avec les questions sociales et le problème du travail. Mais nous sommes dans des sociétés de consommation et les questions d’éthique de la consommation y sont centrales. Elles sont revenues à la mode indirectement, comme nous l’avons vu avec de l’éthique sur l’étiquette, par le biais des reproches que le consommateur pouvait adresser au producteur. Pourtant il y a autre chose dans l’éthique de la consommation. C’est le fait que certaines consommations grandissent l’homme et d’autres l’avilissent. Quant on parle de la dignité de la personne, c’est non seulement de celle des autres dont on parle, mais aussi de la sienne propre. Il y a des comportements qui détruisent l’homme moralement ou physiquement. Il suffit de penser à la drogue ou à la pornographie.
Mais la difficulté c’est que la plupart des biens ne sont pas bons ou mauvais en eux-mêmes. On peut user avec discernement du bon vin, qui réjouit le cœur de l’homme, comme on peut en consommer immodérément et détruire ainsi sa santé. On peut faire un bon usage de l’automobile comme on peut la transformer en instrument de mort. Certes, l’Etat peut réglementer, mais personne ne souhaite revenir à l’époque de la prohibition dans tous les domaines. L’essentiel est donc ailleurs: c’est dans une éducation à la consommation responsable, le sens de la mesure, la vertu de tempérance. Il est étonnant que nos sociétés de consommation glorifient la liberté de choix des consommateurs et ne leur donnent pas les moyens de choisir. Il faut une éducation à cette liberté de choix, un rôle des parents, des écoles, des médias et peut-être aussi des Eglises: les temps de jeûne, par exemple, peuvent contribuer à éduquer à des comportements responsables en matière de consommation. En tout cas, il n’y a pas de société de consommation viable humainement sans une éthique de la consommation.
• Deuxième exemple, l’entreprise. On a longtemps trouvé un peu naïf le discours des Eglises appelant à respecter l’homme dans l’entreprise, la dignité du travailleur, ses conditions de travail, etc. On découvre, aujourd’hui, que c’est une condition de bonne gestion. Toute entreprise qui méprise ses salariés ou les traite mal le paie un jour ou l’autre en perte d’efficacité, en chute de productivité, en désintérêt, voire en fuite des travailleurs si l’on est en plein emploi. Le temps du taylorisme est terminé.
Aujourd’hui, on apprend dans n’importe quelle école de gestion ou université qu’il faut respecter les ressources humaines, animer des équipes, informer ses salariés, décentraliser les décisions, rendre autonomes et responsables les équipes de travail, dire aux travailleurs pourquoi ils font cela, quel est le but, où se situe le service véritable du client, etc. Information et participation sont aujourd’hui les règles élémentaires de bonne gestion du personnel.
Voilà un cas tout à fait intéressant. Non seulement le discours des Eglises en ce domaine n’était pas ringard, mais il était en avance. C’est un exemple typique où une attitude éthique, respectueuse du salarié et de sa dignité, porte des fruits et où ceux qui méprisent l’homme finissent par le payer, même sur le plan de la rentabilité économique. Cette leçon vaut pour toutes les questions économiques: de même si on ne respecte pas le client, il finit par aller ailleurs; si on maltraite le fournisseur, il finit par se reconvertir, et ainsi de suite.
• Troisième exemple: la solidarité. L’économie doit respecter la justice commutative: chacun doit être payé pour son travail, sa production, etc., de manière équitable. Mais la dignité de l’homme nous demande d’aller plus loin, car il y a un dû à l’homme parce qu’il est homme. Donc, celui qui n’a pas produit, parce qu’il est malade, âgé, handicapé, sans emploi, etc., a quand même droit à quelque chose parce qu’il est un homme et que le respect de sa vie et de sa dignité l’impose.
Cette solidarité revêt des formes diverses. Si elle est publique, l’interrogation éthique portera sur le respect des personnes et il est vrai que certaines dérives de l’Etat à propos de l’assistance font oublier cette dignité. Bureaucratie, dépenses inconsidérées, anonymat, massification ne vont pas dans la bonne direction. Des formules plus souples, plus décentralisées doivent trouver leur place. En outre, on croit souvent que le revenu étant assuré, on en est quitte. Mais le droit des personnes est aussi de pouvoir participer à leur place à l’œuvre commune de création, et donc il faut aussi songer à aider à la réintégration dans la société active.
La solidarité privée est indispensable pour assurer la proximité, la chaleur humaine, surtout dans les cas humainement les plus douloureux, où le besoin de fraternité est au moins aussi intense que le besoin financier.
Mais il faut surtout songer que la question sociale est aujourd’hui devenue mondiale. Il n’est pas possible de passer sous silence la misère du tiers monde.
Or ici encore, certaines réactions masquent un manque profond de solidarité. Par exemple, on sait que le commerce est de loin la meilleure forme d’aide, car il permet un développement des pays, et préserve la dignité des uns et des autres. Or les tentations protectionnistes sont considérables dans les pays riches. Avons-nous conscience qu’un enjeu éthique se cache derrière nos réflexes protectionnistes et notre peur d’être envahis par les produits à bon marché venus de pays moins développés. Certes, on met en avant les conditions sociales moins bonnes dans ces pays, mais c’est justement en commerçant que l’on pourra peu à peu les hisser au niveau de richesses permettant un respect des personnes et de leur dignité semblable à celui des pays développés.
Le commerce ne suffit pas et la solidarité avec le tiers monde doit aussi prendre d’autres formes, plus personnalisées, mais il me semble que c’est dans le domaine des échanges que le repli frileux et la peur de l’autre sont aujourd’hui les plus menaçants.
D’autres exemples pourraient être développés et les chantiers ne manquent pas en matière d’éthique économique. Chacun y est appelé, car c’est chacun qui est appelé à mettre en œuvre cette éthique économique.
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Mais il me semble qu’il y a à tout cela un préalable, c’est qu’il faut remettre l’économie à sa place. Certes, l’économie est quelque chose d’important et il faut qu’elle fonctionne bien et qu’elle soit un lieu d’éthique et de solidarité. Mais la dérive éthique la plus importante me semble êtrel’économisme, c’est-à-dire le fait de ramener l’homme à sa seule dimension économique: l’homme n’est vu que comme consommateur et comme producteur. Le développement lui aussi n’est vu que d’un point de vue strictement économique; dans ces conditions, les plus petits, les plus fragiles, l’enfant à naître, la personne âgée, l’improductif en économie sont méprisés au point d’être menacés dans leur existence même par la culture de la mort qui se développe.
Beaucoup de problèmes que nous dénonçons à juste titre ne viennent pas, d’abord, du système économique, mais de l’affaiblissement du système éthique et culturel au profit de la seule économie qui a tout envahi. Il y a là une véritable inversion des moyens et des fins, et l’économie est un moyen utile, mais pas la fin de l’homme. De nombreux signes montrent cette inversion comme, par exemple, la banalisation du dimanche: c’est la vie économique qui commande désormais et rythme nos vies humaines, et non les grands événements culturels ou religieux.
Ceci n’est pas un appel à mépriser l’économie, qui serait malvenu de ma part, mais à mettre l’accent sur l’essentiel. Il me semble que quand les Eglises interviennent en matière économique et sociale elles ont plus de force si elles se situent sur le plan des principes, de l’éthique, que si elles abordent la technique économique qui est moins de leur ressort. Ce que nos contemporains ont besoin d’entendre, c’est un discours sur le sens de la vie, sur les raisons de vivre, plus qu’une dissertation sur les moyens de vivre.
D’ailleurs, du point de vue éthique, les grandes questions qui se posent aujourd’hui au capitalisme mondialisé sont les mêmes que celles d’hier. Le diable, qui est malin et qui connaît bien l’homme, sait où sont les points faibles. Que reprochons-nous, en effet, à l’économie moderne et au capitalisme d’aujourd’hui? D’être matérialiste et de ramener l’homme à sa seule dimension économique. D’avoir le goût du médiatique, de l’artificiel et du spectaculaire. D’exalter le pouvoir et la domination, politique ou économique. Trois péchés du capitalisme moderne. Mais vous remarquerez que ce sont aussi les péchés de toujours et en particulier les trois tentations du Christ au désert. Le diable l’attaque là où l’homme est fragile: le pain et le matériel (que ces pierres se changent en pain), le médiatique et le spectaculaire (jette-toi du haut du temple), le pouvoir (je te donne les royaumes de la terre).
Mais à l’époque de Jésus, ce n’était pas les péchés du capitalisme de Wall Street, mais ceux que Satan connaissait pour être les péchés des hommes. Ce que je veux dire, c’est que si nous voulons faire de l’éthique économique, intéressons-nous moins à l’économie, qui n’est que le support, le moyen, et plus à l’éthique, c’est-à-dire à la qualité des hommes, à la lutte contre le mal et le péché, à la recherche du bien et du juste, et pour cela commençons par mettre les choses à l’endroit en rappelant que l’homme ne vit pas seulement de pain. C’est aussi cela remettre l’économie à sa place, celle de moyen au service des hommes.