Alain PROBST – La Revue réformée http://larevuereformee.net Wed, 29 Sep 2021 17:27:25 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=5.8.12 Sommaire N° 189 -1996/3 – AVRIL 1996 – TOME XLVII http://larevuereformee.net/articlerr/n189 Tue, 28 Sep 2021 19:08:29 +0000 https://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=1175 Continuer la lecture ]]> Monothéismes

D. EZZINE
L’Islam parmi nous


A.-G. MARTIN
Jésus dans l’Évangile et dans le Coran


A. POUPIN
A propos du Djihad


F. BAUDIN
Israël et l’Église


Un capitaine de l’Église
J. SOULLIER, Jean Chrysostome (349-407)


Théologie pratique
Le problème de l’alcoolisme

W. HÉNON, E. WELCH, R. GRAY


Livre à lire
A. PROBST,  » Le Catéchisme universel
 »


Réflexion théologique
Gérald BRAY, Le Dieu trinitaire : ses personnes et leurs œuvres


La Revue réformée, en texte intégral, en format pdf

]]>
Le péché originel : refus d’une doctrine biblique et ses conséquences http://larevuereformee.net/articlerr/n192/le-peche-originel-refus-dune-doctrine-biblique-et-ses-consequences Sat, 27 Aug 2011 19:28:39 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=725 Continuer la lecture ]]> Le péché originel : refus d’une doctrine biblique et ses conséquences

Alain PROBST*

Stefan Zweig est, entre les deux guerres, l’une des personnalités les plus attachantes du monde littéraire d’Europe centrale. Il est, en dehors d’impressionnants travaux de traduction, l’auteur de nombreuses biographies. Son célébre Erasme vient à point pour conjurer les dangers des années 30. Aux dictatures montantes, ferventes, Zweig oppose la tolérance et le culte de la raison, l’Europe unie, maîtresse de culture. A la même époque, P. Valéry et E. Husserl, L. Brunschvicg travaillent en cette voie-là1.

I. Le spectre du mal radical

Zweig veut éloigner, avec Erasme, le spectre d’un « mal » non maîtrisable, d’une défaillance humaine, d’une corruption radicale, représentés par l’abominable figure historique de Luther. L’humanisme rationnel, optimiste, qui tend à la construction d’une citadelle enfin pacifiée des violences et fureurs de l’histoire, fait face à la doctrine luthérienne du péché et de la corruption. L’humaniste Zweig affiche alors toutes les raisons d’espérance qui doivent nous placer à la suite d’Erasme… contre Luther! La chanson bien connue s’égréne comme la musique douce, en immédiate audition: de Luther et Calvin aux dictateurs, on assiste à une même connivence, complicité essentielle de la pensée, avec les ivresses, tyrannies intérieures qui arrêtent le progrés spirituel de l’homme.

II. Le péché originel, mythe ou réalité?

La citadelle de demain, fondée sur la raison, exige qu’on oublie les obsessions du passé, les théories du serf arbitre, les cris antiphilosophiques de Luther, les outrances de langage des quelques célébres chapitres de la théologie paulinienne du péché et de la grâce. Pourquoi ne pas proposer « le Christ » sans la conception antique d’une chute spirituelle maculant l’action historique, et le projet politique, d’une souillure irréductible?

Le christianisme « évangélique » enseigne l’authenticité historique du récit de la Chute2, tient l’exactitude littérale des scénes en lesquelles « s’originent » destinées individuelles et histoire commune, biographies de l’homme concret et aventure collective. La doctrine biblique du péché originel3 n’est pas une « construction de la raison théologique prétentieuse », elle ne correspond à nul dépassement des limites de notre savoir. La doctrine ne dépend pas d’un mythe, d’une légende ou saga de forme indéterminée. Le récit du livre de la Genése n’appartient pas aux éléments généraux de l’histoire des religions. La scéne originelle de la tentation, de la chute du couple primitif créé par Dieu en perfection, se présente objectivement comme une histoire, un déroulement dans le temps d’événements précis marquant les étapes d’une séparation intervenant entre l’homme et l’origine divine. Elle aboutit à l’expulsion d’Adam et Eve du jardin d’Eden. Le récit du livre de la Genése fonde la doctrine du péché originel, cette histoire constitue « la chose du texte », l’arrangement doctrinal vient aprés cette souche primitive, aprés la série des événements en lesquels l’homme a été constitué pécheur.

III. Les renseignements cumulés des textes

Le libéralisme, la théologie herméneutique, tiennent essentiellement à l’arrangement littéraire d’abord, qui compose ensuite une doctrine (parfaitement « ridiculisable » comme l’explication, humaine trop humaine, des origines du mal).

La Bible, en revanche, nous place devant une histoire originelle composée de phases caractéristiques, d’événements distincts. L’arrangement littéraire éclaire la situation primordiale. C’est avec l’aide de cette histoire, des « engendrements premiers », comme dit l’hébreu, que la théologie proposera plus tard, postérieurement au récit, une doctrine du péché: synthése qui ne sera pas frappée de vacuité, car elle suivra, de texte en texte, la suite des événements, leur lecture par les auteurs bibliques.

Ainsi, en Romains 5 et I Corinthiens 15, il est bien question de repéres objectifs originels. Le récit du péché originel est prolongé par l’ensemble des histoires ou scénes initiales de la Bible4. Il n’est pas indifférent à nos perspectives que se greffe sur ces indications des débuts de l’histoire le diagnostic porté sur l’homme5, le monde6, la destinée des vivants7 ou les caractéres des nations8; ce diagnostic de la littérature scripturaire (la Loi) vient à être complété par les grandes théses de la littérature sapientiale.

Ainsi, il est à noter qu’en ces remarquables prolongements du récit originel, on trouve le catalogue des erreurs humaines de Romains 3. On n’oubliera pas que la rhétorique accumulative de ces accusations ne fait que répercuter l’ensemble des notations sur l’homme pécheur, déjà présentées dans le texte de l’ancienne Alliance, y compris celles que systématise la littérature sapientiale (Proverbes, Ecclésiaste).

IV. Le mirage de la théologie « herméneutique »

On connaît les formules classiques qui débutent les raisonnements rassurants : « Aujourd’hui, il est impossible de penser sous telle forme… », Horribile dictum. Ainsi, Paul Ricœur assure9, outre la rupture insensée avec la science et l’idée critique, au sens moderne, qu’une typologie historique fondée sur la personne d’Adam constitue un chemin à jamais fermé pour l’interprétation théologique, une voie privée d’issue.

L’herméneutique retrouvera, de ce fait, les affirmations prônées par le vieux libéralisme rationaliste, kantien ou « symbolo-fidéiste ». L’exégéte ne doit pas, dit-on, se laisser impressionner par la lettre même de l’énoncé scripturaire; Adam, nom propre d’un personnage individuel, prototype factuel d’une histoire arrivée, est un pseudo-appui, une fausse colonne.

L’herméneutique des « symboles » quitte le récit, ses références, ne conservant du texte que le seul drame de liberté, de responsabilité: la Chute illustre nos chutes, le récit artificiellement arrangé en une extériorité factice représente nos tempêtes intérieures. Tout individu est Adam selon l’interpréte, homme existant dans le monde, vie risquée, individu provoqué par le « fait », convoqué par la loi. Alors le mal retombe dans l’inexpliqué, le mystére tout à la fois familier et terrifiant, l’ultime contradiction que nulle théodicée ne pourra réduire par les raisons… le mal ne tient plus son sens de la Loi divine, il devient le bloc opaque, noir de l’échec. Le mythe d’Œdipe voisine alors avec la foi. Le tragique, horizon incontournable de la démarche, occulte le mal et le transpose dans « l’originaire »; le sourire des dieux confine à l’horreur.

V. Le lien entre péché originel et rédemption en Christ

La destitution de Genése 3, en son essentielle affirmation d’historicité, voile à jamais les raisons du mal, l’événement qui fit entrer le péché dans le monde10. Le salut n’est alors plus rachat du péché, rédemption des fautes, divine grâce accordée au pécheur11, car la contradiction inhérente au mal moral du pécheur descendant d’Adam, ayant besoin du « sacrifice », devient antinomie du monde, en laquelle Christ ne fait qu’indiquer un chemin.

L’abandon de la faute originelle interprétée comme une rupture avec Dieu entraîne nécessairement la socialisation du mal. En fait, hors d’un mystére effroyable du mal et de la mort, l’herméneute ne peut que constater les maux sociaux, politiques, historiques, et c’est donc une théologie politisée, munie d’un Christ « évoluteur », transformateur social, qui remplace le Sauveur mort sur la croix pour nos péchés.

Qu’on ne s’y trompe pas: il existe un lien essentiel, une véritable connexion entre la scéne originelle du chapitre 3 de la Genése, la doctrine du péché d’Adam et la signification du salut. On ne peut confesser « Dieu venu en chair », c’est-à-dire le Christ, croire que « le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu », annoncer que « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu’il ait la vie éternelle »12 qu’à la condition sine qua non de maintenir intacte la doctrine du péché originel, l’historicité la plus objective du récit biblique de la tentation, de la catastrophe originelle et de la punition du couple primitif.

VI. Un Christ utopique ou le Christ de la Bible

La moindre déviation herméneutique en cette matiére rend incertain l’enseignement biblique sur l’origine, compromet l’idée scripturaire du mal. Celui-ci devient l’incrustable (qui sera trés vite attribué à un « aspect de l’être »), alors que hors de ce mystére irrationnel, insoluble antinomie du « monde », le théologien se tournera vers les maux les plus divers de la société (et tous les « ismes »). Le Christ n’est plus rédempteur, Sauveur (même s’il se trouve encore vaguement « connoté » par le langage traditionnel de la religion). Le Christ n’est qu’un prétendu modéle qui délivre des « leçons d’existence » à celui qui veut vivre en une société morale quand il ne s’identifie pas à la réalisation d’une utopie.

On est aux antipodes du schéma Création-Chute-Rédemption en Christ, hors du plan divin où Dieu le Pére ordonne l’élection inconditionnelle du salut, où le Christ réalise par sa mort expiatoire la purification du péché et où l’Esprit, en sa mission, applique par grâce le bénéfice du salut13.

A la limite, dans une théologie où les origines bibliques sont effacées avec la critique des scénes originelles, personne n’est Adam, et personne n’est le vrai Christ (où « tout le monde » s’identifie à Adam et n’importe qui devient le Christ: « l’autre », « le parti », « les gens bien », « le prolétaire », « l’ouvrier », « l’homme moral », etc.).

VII. Les présuppositions de la foi

Dans une étude délivrée dans le cadre des conférences sur H. Dooyeweerd14, le théologien calviniste Ronald Roper tend à préciser ce qu’on appelle « présupposition de la foi chrétienne ».

Pour distinguer avec force mythe et histoire narrative, Roper précise que nos présuppositions sur Dieu, l’origine, la Chute, le salut sont enclavées dans le texte narratif de l’Ecriture et doivent donc faire l’objet d’un engagement intellectuel authentique du côté du sujet croyant. Nos présuppositions peuvent faire droit à l’analyse; elles sont objets de l’expérience, elles répondent à l’alternative vérifiable/invérifiable, même si l’apologéte ne peut pas proposer la démonstration quasi physique de chaque terme contenu dans la Parole.

Ce point de doctrine – « locus » tout à la fois théologique et philosophique -correspond à la pensée la plus constante de Dooyeweerd: les présuppositions de la foi ne sont pas subjectives! Elles ne dénotent pas les « états psychologiques » du sujet « intérieur » ou une « expérience de foi mystique ». Les présuppositions sont « nécessaires »15. La Bible délivre des énoncés de base du discours ayant « valeur universelle ».

Le motif religieux triadique de la foi doit être ainsi exposé de maniére apologétique. Ce motif fondamental nous conduit inévitablement aux lointaines aurores qui virent la création d’Adam et Eve, au désert de l’originelle épreuve en laquelle l’humanité tomba sous la coupe de l’ange maléfique, aux décrets énoncés par Dieu, aux promesses de grâce qui furent réellement prononcées en Eden, aprés la Chute, et qui annoncérent la défaite du serpent et la victoire du Christ16.

Si les paroles solennelles du protoévangile17 ont été « arrangées » par un tardif compilateur, si elles ne sont qu’une dialectique verbale, si elles n’ont pas été adressées à Adam et Eve, nos parents, aprés la Chute, il n’y a ni Christ, ni salut. La certitude biblique se dissout dans le « mythe ».

VIII. Sur Romains 5 et I Corinthiens 15

De la même façon, l’interpréte ne saurait négliger le fait que, loin d’être un point d’appui aléatoire, la figure historique d’Adam constitue le point de départ nécessaire dans l’argument de Paul en Romains 5. L’expression « le péché est entré dans le monde » (v.12) se lit précédée d’une raison justificative typique du discours grec « Voilà pourquoi » (v.12). De même, l’ordre des raisons continue de se propager en un discours qui suit l’histoire humaine « de fait » (v.12) « jusqu’à la loi » (id.) « d’Adam à Moïse » (v.14), jusqu’à l’avénement du Messie (v.14). L’impression de l’argument vient à être renforcée par le contexte littéraire de Romains 4 à 6, où les types historiques se succédent.

  1. Abraham18 représente l’homme justifié par la foi seule (v.3); il est (v.7-8) celui qui annonce la promesse de grâce du Ps 32.
  2. Adam19 figure comme cet individu singulier (au début) par lequel le péché est entré dans le monde et par lui la mort (fin).
  3. Moïse intervient comme dispensateur de la Loi (v.13) jusqu’à Christ (v.14)
  4. Christ, enfin, est vu20 en tant qu’accomplissement de la Loi.

On remarquera que la différence entre l’état de perfection originel et l’état de corruption se joue sur les termes argumentatifs de Romains 5:12. Contraste de deux statuts (perfection-imperfection, justice-injustice) hors duquel l’existence même du mal devient énigme! Le même contraste s’appuie sur l’existence d’Adam: le texte la place au rang de personnages comme Abraham, Moïse, Christ. Cet ensemble de loci n’est pas unique dans le Nouveau Testament. En I Corinthiens 15 se retrouve chez l’auteur une suite raisonnée qui n’est pas sans ressemblance avec la précédente.

Aprés avoir rappelé la doctrine de Christ « selon les Ecritures21 » et le message de la résurrection, Paul réédite l’argument selon lequel « la mort étant venue par un homme, c’est par un homme aussi que vient la résurrection » (v.21). Ainsi Adam précéde, explique la venue de Christ ratio peccati, mais encore le même (« un homme unique ») précéde et justifie la résurrection.

Ce bref parcours de Romains 5 et I Corinthiens 15 ajuste la notion de présupposition. Roper insiste sur le fait qu’il existe un lien entre « foi », « présupposé », « texte narratif », « philosophie » et « apologétique ». La doctrine biblique – celle du péché originel – et les autres excluent le « mythe »22.

Le live célébre de Jonathan Edwards, Défense de la grande doctrine chrétienne du péché originel, ne signifie une « impasse » que pour ceux qui oublient ce qu’est réellement en philosophie réformée une « présupposition nécessaire ».

IX. Les postmodernes et les grands récits

En régime de réflexion postmoderne, la mode est à l’abandon des idées de « totalité ». G. Deleuze23 confesse que la mort du « tout », du « moi », du « sujet », de l' »origine », il n’en fait pas « une maladie »! De même F. Châtelet est loué pour avoir inscrit « l’histoire » en une irréductible perspective immanentiste. Jean F. Lyotard proclame le discrédit du « grand pan »; l’explication générale, le récit uni-total ont sombré, la critique ne connaît plus cette « histoire », « modéle de toutes les histoires », acceptée comme un principe de justification.

Le récit de la Chute illustre alors la conjonction insensée d’un arrangement littéraire légendaire avec un logos explicatif: union d’une tradition et d’une gnose. La Bible offre l’autre perspective: une histoire arrivée dont les conclusions explicatives nous sont offertes dans le parallélisme ultime des deux types, Adam et Christ.

X. Hans Jonas et le Dieu inaccessible

Le philosophe Hans Jonas a traité du concept de Dieu aprés Auschwitz. L’horreur historique, l’extrême propagation du mal (le phénoméne concentrationnaire) mettraient en question le concept traditionnel de Dieu « Seigneur de toute l’histoire ». Ainsi la dimension de ce mal exigerait, du côté de Dieu, le retrait, une maniére de laisser faire, d’abandon, la modification même de notre notion habituelle du Créateur: Dieu en devenir, Dieu entrant en souffrance dés l’instant de la création, Dieu soucieux, un Dieu qui n’est pas tout-puissant! Une doctrine du péché en vient à oblitérer le Dieu de toute perfection, qui devient le Dieu « inintelligible » de la souffrance.

Devant l’existence du mal ou même seulement du mauvais dans le monde, nous devrions sacrifier la compréhensibilité en Dieu… C’est seulement d’un Dieu complétement inintelligible qu’on peut dire qu’il est à la fois absolument bon et absolument tout-puissant et que, néanmoins, il tolére le monde tel qu’il est24.

Or, la « grande doctrine » du péché originel permet d’éviter ce théme, ruineux pour la foi : l’inintelligibilité de Dieu qui ne peut pas intervenir.

  1. L’Ecriture décrit avec précision l’état originel, la perfection premiére, où il n’y avait pas la moindre place pour « le mal ».
  2. La Bible atteste la mise à l’épreuve de cette situation initiale par laquelle la « vertu d’amour » serait affrontée au méchant25. L’alliance originelle implique l’amour-gratitude et donc, du côté d’Adam et Eve, cellule mére de toute l’humanité, l’obéissance aux commandements de l’Alliance.
  3. Le mal au sens scripturaire n’a donc rien d’un obscur irrationnel! On n’est pas encore au contact avec l’idée biblique du mal, quand la pensée oublie la trilogie initiale (Dieu, la perfection, la Loi et le péché comme violation de la Loi!). On quitte la sphére judéo-chrétienne quand le mal est vu comme un « en soi » sans Dieu, la Loi, l’Alliance et l’épreuve de celle-ci!

Le mal n’est point la réalité opaque de l’être, l’absurde, la contradiction mondaine ou la violence de l’histoire26. Le « ver irréfutable », dont parle P. Valéry, gâte le cœur de l’homme déchu. Cette perte est advenue dans l’histoire réelle du péché originel, histoire du premier écart vis-à-vis de la Loi de Dieu.

On remarquera aussi l’immense consolation inhérente à « la grande doctrine chrétienne du péché originel », selon l’expression de J. Edwards.

  1. Il y eut un état précis où l’homme vivant heureux ne connaissait pas le mal!
  2. Le mal a dû « entrer dans le monde »27. Il n’est pas propriété éternelle des éléments, menace mystérieuse, réalité opaque. Il n’était pas présent à l’origine et, si l’on peut dire, le mal a dû « se donner le mal » d’entrer en cette vie, de commencer.
  3. Ce mal entre par la chute originelle de nos premiers parents… Il peut donc en sortir! Ce n’est pas pour rien que la Bible offre la radieuse lumiére, l’espérance de la cité parfaite (non utopique!), où le mal n’existera pas, sera totalement banni.

XI. Le mal pour un temps

La rédemption en Christ (de l’ignominie à la gloire) ouvre sur un mal vaincu, mal qui sortira! Le mal et cette derniére ennemie, la mort28, seront exclus de la perfection subite qui vient et, si l’on peut envisager la gloire, l’incorruptibilité29, la mort définitive de la mort, c’est précisément parce que la « grande doctrine biblique du péché originel » enseigne que le mal n’est pas fatum, destin, horrible aspect de l’être, réalité ontologique, dualisme éternel.

Le mal affecte, « pour un temps », une excellente création; « entré dans le monde » par le péché d’Adam, il sortira du réel en raison de la croix et de la résurrection de Christ. Il y a donc immense consolation dans ce lien constitutif Adam-Christ, « entrée du mal » »sortie du mal ».

Anéantir la doctrine du péché originel, c’est se retrouver entiérement démuni devant le mal, l’impuissance de Dieu et, bien sûr pour les fidéles, l’inévitable pente vers l’agnosticisme, et l’athéisme s’annonce…

Le théologien néolibéral ne saura que trop l’extrême difficulté de nos maux, l’horreur de cette terre semblant maudite, l’inévitable victoire de la mort pour tout homme. Le mal vécu hors de l’autorité du texte biblique confine à l’absurde. D’adamique, il devient œdipien. Ricœur l’exprime clairement en niant l’authenticité du péché et l’historicité d’Adam. En dernier lieu, le mythe tragique est incontournable, « fond » irréductible de la réflexion. Il reste alors ce qui demeure « à notre portée » d’homme hors de la grande et indéchiffrable énigme: économie, politique, société.

La critique socialise le mal, fait surgir le bulletin d’adhésion aux partis politiques comme le chasseur et son chien font lever la perdrix… Le Christ, Seigneur du monde, dira-t-on – concession à une vague néo-orthodoxie – sauve du mal… On peut soutenir, à juste titre, qu’un certain protestantisme historique est mort le jour où nos théologiens n’ont plus disposé de « la grande doctrine du péché originel », qui fut celle de Luther, Calvin, des péres de Dordrecht, de l’orthodoxie luthéro-réformée du XVIIe siécle, pensée dont on trouve des traces profondes chez Edwards, Whitefield et encore chez les fréres Wesley au XVIIIe siécle.

Conclusion

Il reste à valider une derniére fois notre récit originel. On en empruntera le principe à Auguste Lecerf30

« Fini dans sa nature, infini dans ses voeux,
l’homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux », disait le poéte.

L’immanentisme, rejetant l’infâme superstition qui vit, en un glorieux âge d’or passé et révolu, l’accomplissement de l’existence humaine, est incapable d’expliquer, par des raisons, l’aspiration au bien, rêve de restauration sociale, l’image utopique animant le plus grand nombre des projets du monde. Plus démuni que l’humble platonicien, il regarde la culture utopique en son essentiel ressort, radieuse lumiére irradiant les programmes les plus divers, sans comprendre. C’est bien l’existence de la perfection originelle, sa « trace » en nos histoires les plus difformes qui expliquent l’antique idéal restaurateur qui ne cesse de faire bouger les foules, même sous les aspects les plus aberrants du nudisme au communisme égalitaire, du mythe de la pureté raciale à l’Etat fasciste, du village solaire à la belle ville, sans souci, sans probléme…

Et, là encore, c’est bien le récit originel de nos Bibles qui rend compte en son élément de cette chose étrange, dont parle Molnar en son décisif écrit contre l’utopie31: le rêve d’une humanité parfaite, pétrifiée, surgissant d’hommes imparfaits.


* Alain Probst est professeur de philosophie à Paris.
1 S. Zweig (1881-1942), écrivain autrichien, auteur de romans et d’essais, a aussi écrit un livre célébre sur le droit à l’hérésie, Castellio gegen Calvin (Vienne: Reichner, 1936), où il a attaqué férocement Calvin.
2 Gn 3.
3 Contrairement à l’ancien libéralisme représenté par Henri Bois, E. Ménégoz, A. Wautier d’Aygualliers, ou au néolibéralisme d’un P. Ricœur.
4 Gn 3 à 11.
5 Jr 17:5, 9.
6 Ec 7:13, 8:6, 9:3.
7 Ec 12:7-8, 12:1-2.
8 Dn 12:6; Mi 1; Dn 11.
9 Dans Finitude et culpabilité: tome II, « La symbolique du mal », et dans Essais herméneutiques, tome I.
10 Rm 5; I Co 15.
11 Voir déjà Gn 3:15.
12 I Jn 4:2; Lc 19:10; Jn 3:16.
13 Jean Bosc rappellerait aussi, à cette étape, les trois ministéres ou offices inséparablement liés « dans le Fils ». 14 R. Roper à Hoeven, Pays-Bas, août 1994, « Narrative Scriptures Religions Groundmotives ». Les philosophes réformés comme Dooyeweerd, Vollenhoven et Popma ont contribué au développement de cette importante notion. Il ne peut être évidemment question d’évoquer dans le détail les prolégoménes trés soignés de leurs exposés systématiques, si ce n’est pour rappeler que la Parole de Dieu adresse à l’homme pensant des principes universels concernant être et monde, et qui forment le fondement de la réflexion.
15 Cf. Dooyeweerd, « A New Critique of Theoretical Thought » I (1953-1958), « La nouvelle tâche d’une philosophie chrétienne », La Revue réformée, 31 (1957-3).
16 Gn 3:15. Voir Lc 2:33-35.
17 Gn 3:15.
18 Rm 4:1.
19 Rm 5:12.
20 Rm 6.
21 I Co 15:3-4.
22 II P 1:16.
23 Cf. ses Pourparlers.
24 Voir H. Jonas, « The Concept of God after Auschwitz: a Jewish Voice », JR 67 (1987), 1-13. On retrouve les mêmes thémes dans la christologie de J. Moltmann
25 Gn 3:1.
26 Comme chez Sartre, Camus, Heidegger, Hegel, Kojéve.
27 Gn 3; Rm 5; I Co 15.
28 I Co 15.
29 I Co 15.
30 Cf. notamment « La doctrine du péché et de la grâce », La Revue réformée, n° 43 (1960/3).
31 T. Molnar, L’Utopie: éternelle hérésie (Paris: Beauchesne, 1973).

]]>
Paul Ricœur : la critique et la conviction http://larevuereformee.net/articlerr/n221/paul-ricoeur-la-critique-et-la-conviction Sun, 12 Dec 2010 18:14:38 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=417 Continuer la lecture ]]> Paul Ricœur : la critique et la conviction

Alain PROBST*

Paul Ricœur s’est rarement livré aux confidences personnelles; on possède quelques fils de conversations suivies, autobiographiques, dispersées dans des publications comme Le Monde ou Le Nouvel Observateur. Un itinéraire intellectuel rédigé pour des besoins universitaires est venu accompagner, il y a quelques mois, la sortie d’un livre sur la justice1: La critique et la conviction. Avec cet ouvrage, A. Ricœur se livre à la première personne, avec la fraîcheur de l' »oralité », moins contrôlé que l’écrit. Ce n’est pas seulement une explication autobiographique que délivrent ces entretiens avec F. Azouvi et de Launay. Ricœur regarde l’ensemble de ses livres, il en expose le fil directeur, les prolonge, parfois, dans des directions proches ou éloignées. Ainsi, le lecteur, qui commence par faire la connaissance de dates, de faits consacrant une « vie » et retrouve les influences souvent invoquées par l’auteur dans ses publications, en vient bientôt à assister à l’ultime leçon de philosophie du professeur. Ricœur, désormais privé de son auditoire d’étudiants, prend à témoin un plus large public et dresse devant lui ce qu’il faut appeler le bilan d’une œuvre. L’excellent conciliateur qu’il a été a peut-être voulu « éclairer » les futures thèses philosophiques qui lui seront consacrées. La disgrâce de l’éclectisme (les critiques d’A. Duméry et H. Clavel) ne risqueraient-elles pas, en effet, de mal orienter les chercheurs de l’avenir?

+
+ +

Références et préférences sont assez connues pour qu’on ne s’y arrête pas trop longtemps:

– la philosophie allemande lue en captivité, bientôt traduite et commentée (Ideen I, de Husserl);

– l’amitié avec Gabriel Marcel;

– la visite aux existentialistes anti-sartriens comme E. Mounier;

– et, surtout, la très longue habitude de lecture, d’explication avec le néokantisme de langue française, appelé encore philosophie réflexive, illustré par P. Lachièze-Rey, Alain Lagneau et, surtout, Jean Nabert (1881-1960), dont Ricœur et Paule Levert ont présenté les livres et les inédits2.

Avec André Philip, c’est tout à la fois la découverte du socialisme et la lecture de Karl Barth. Ricœur en déduira que socialisme et christianisme ne se recouvrent pas exactement (23-24), et parlera de double allégeance. On ne tire pas facilement le socialisme de la Bible…

Le mot « double » reviendra souvent dans cette vaste leçon. Dans la suite logique de l’intitulé choisi – La critique et la conviction -, la raison et la foi, philosophie et théologie, doute et adhésion, engagement et méditation: « une tête » et « deux jambes » (211).

Précaution de principe: ne pas mélanger les genres, ne tolérer aucune intempestive intrusion du « religieux » dans le « philosophique », pratiquer, comme il est dit dans un autre livre, « l’ascèse de l’argument », ce qui suppose que la « foi » soit mise à l’écart de la philosophie; c’est la raison, l’ordre unique des propositions qu’elle avance, des faits qu’elle analyse de manière neutre, qui procure la vérité…

Le vœu d’autonomie est donc on ne peut plus intégral! La doctrine réformée, l’autorité de la Parole divine permettent-elles la réalisation de ce souhait? Ricœur ne se pose pas une telle question, la philosophie n’ayant pas pour vocation de justifier une quelconque « foi « .

Mais le ton de la confidence personnelle fait que les deux parallèles servant à illustrer, pour Karl Barth, les destins séparés du philosophe et du théologien en viennent, tout de même, à se rencontrer; les lignes convergent vers le même pôle. Alors Ricœur parlera de « contagion » ou de « contamination ».

D’ailleurs, la philosophie n’est pas uniquement négative et la religion peut procéder à sa propre mise en forme critique, affirme l’auteur. Ainsi le dualisme de la foi et de la raison, professé avec force, n’exclut pas la réunion des deux domaines dans un même individu préoccupé.

1. Ricœur procède exactement à l’inverse de philosophes comme Vellenhoven, Van Til, Dooyewerd ou même Blondel. D’emblée, la raison critique s’établit en anéantissant le lien concentrique qui unit le sujet à l’origine divine et à la révélation. La philosophie met entre parenthèses la Parole de Dieu; elle ne s’en proclame plus servante, elle éloigne toute forme de motivation biblique explicite.

2. Ricœur, en disciple de Nabert, ne renonce pas à une « mise en ordre » du religieux. Ses diverses interventions exégétiques le montrent à l’envi. Il fait un usage massif des hypothèses critiques, démonte l’ordre des textes, pratique la démythisation et aboutit, expressément, à une « foi de philosophe » quelque peu « allégée » et « épurée » (231).

On verra, plus loin, que son Christ a assez peu de rapport, non seulement avec celui que présente « l’orthodoxie chrétienne », mais avec l’irréductible figure biblique! Une sorte de critériologie du divin d’ordre spéculatif – qui fait jouer ensemble, outre la critique biblique (jamais oubliée!), les philosophies des Alain, L. Brunschvicg, Nabert et autres kantiens – tend à rapprocher le Christ de l’auteur de celui qui est vanté par Kant… ou Spinoza. Le Christ d’une certaine raison morale vient emplir l’aspiration éthique du sujet en lui parlant d’exemples. Ce Christ n’est pas Dieu et Sauveur; il n’y a rien en lui de surnaturel.

La dualité profonde éclate quand Ricœur traite de la réalité sacrificielle de l’œuvre de Christ. Cette réalité, si présente dans la théologie de l’ancienne alliance (les textes abondent…) et qui constitue la lettre même des explications tant johanniques que pétriniennes et pauliniennes3, s’efface… Et Ricœur oppose, très artificiellement, une christologie sacrificielle et pénale à une christologie du don (229-231), sans voir que l’évangile de Jean, loin de les opposer, les réconcilie en toute clarté. Le Fils vient donner sa vie en sacrifice expiatoire pour nos fautes.

3. L’image biblique d’un sacrifice expiatoire offert à Dieu dans la réalité de ce « Fils victime pour nos fautes » en appelle trop à la structure création-chute-rédemption rejetée par la « modernité herméneutique », de même qu’à la notion de pacte trinitaire, ou de plan de salut en Dieu, idées « inassimilables » à la « conscience critique » du philosophe.

On ne sera pas surpris de voir Ricœur réduire la philosophie à… l’anthropologie (thèse déjà affirmée dans Soi-même comme un autre et sous-jacente à Temps et récit). L’auteur précise qu’il ne se pose pas la question « Qu’est-ce que la philosophie? », question classique, pourrait-on dire, de Hegel à Heidegger et Sartre. Il récuse le discours uni-total à la façon des postmodernes, et cette forme de dénégation indirecte lui épargne de poser le problème de la philosophie chrétienne et de ses présupposés indispensables, question préjudicielle qui aurait permis, si elle avait été correctement traitée, d’intégrer les grandes affirmations inhérentes à la révélation.

L’auteur préfère se référer à des instances critiques. Elles font autorité. Elles constituent une obligation de pensée, ceci avec Lucrèce, Nietzsche, Spinoza, Hume et Voltaire (221). De la même façon, le philosophe soumet à son lecteur une bibliographie ou liste minimale, « la même pour tous » (212), de Platon et Aristote aux modernes.

L’apôtre Paul4 avait certainement conscience des choses faisant autorité, ou prétendant à l’autorité, dans « l’univers culturel athénien ». Il possédait aussi la liste minimale, disons « de fait », des grands noms de la philosophie antique. Il a assisté in situ aux discussions d’écoles… rivales (épicuriens et stoïciens) et, sans céder sur le fond, il a apporté, dans le débat, sa liste maximale! Le discours aux Athéniens demeure – avec quelques autres chapitres du Nouveau Testament – un modèle du genre, dans la mesure même où Dieu a permis, dans sa grâce, que Paul préfère sa liste maximale de thèmes à la prestigieuse bibliographie (« critique »…, en son temps) des païens5. Cette conscience critique chrétienne « existe » dans des ouvrages aussi différents que ceux de Blondel, Maritain, Garrigou-Lagrange, Dooyeweerd, Vollenhoven ou Schaeffer. Elle est absente chez Ricœur, tragiquement absente!

De la même manière, le problème fondamental du point de départ radical d’une philosophie accordée à l’Ecriture n’est pas posé! (Comment un philosophe faisant vœu d’autonomie pourrait-il considérer qu’un accord de cette sorte puisse avoir de l’importance?)

4. Fort d’une idée critique « indépassable » à son point de vue, l’auteur se livre à des exercices herméneutiques, qui prolongent ceux qui ont été réunis dans Le conflit des interprétations (1969) et Du texte à l’action (1986).

On apprendra ainsi que la résurrection de Christ n’a pas de fondement objectif, que la victoire du Fils sur la mort n’est que la réunion de la collectivité chrétienne… (1 Corinthiens 15 dit tout le contraire.)

De même, la survie de l’individu post mortem ne doit pas se situer dans le désir d’une autre existence. Comme dans la fameuse « Process theology », illustrée par les livres de Cobb, Whitehead et Hartshorne, la survie s’identifiera plutôt à l’idée d’une « mémoire » de la personne morte en Dieu. Le décédé « recueilli » en une pensée divine survit… Il « crée » même, en Dieu, une « différence » selon Hartshorne (328-329). Ici, Ricœur entre en contradiction avec l’un des thèmes les plus remarquables de l’œuvre de Calvin. Le réformateur avait certainement vu la tendance moniste-panthéistique qui animait prophètes et « sectaires » défendant la thèse dite du « sommeil des âmes humaines » après la mort. Certes, ces déviants du XVIe siècle ne sont pas assimilables aux théologiens du « Process ». Mais les sectaires ont eu Spinoza en leur postérité et c’est bien d’un certain panthéisme rénové, animé et dynamique que se « réclament » les gens du « Process ».

La célèbre Psychopannichia de Jean Calvin n’est plus du tout en dehors de l’actualité des idées. L’étrange conception de la survie du mort par « mémoire » en Dieu, qui se répand par l’intermédiaire des écrits de Hans Jonas, Ricœur ou des théologiens du « Process », est réfutée par Calvin. Elle n’est pas compatible avec la doctrine biblique de la création!

5. Dans une ligne doctrinale conforme aux choix précédents, Ricœur affirme, avec une vigueur renouvelée, la thèse de « la bonté originaire du tout ». Seule compte à ses yeux – elle est antérieure au « mal » – l’existence vivante à laquelle il faut participer jusqu’à l’ultime seconde et qui demeure dans le prolongement des vivants. « L’affirmation originaire » de Nabert et le Conatus de Spinoza rejoignent une sorte de fond « judaïque » selon lequel la première « éternité » donnée à l’homme réside en sa descendance. Ricœur ne réclame, à titre personnel, aucune « survie » (239).

Ainsi, parti, comme il l’enseigne dans un autre livre, de « l’ascèse de l’argumentation » ou de « l’autonomie du philosophe », l’auteur n’atteint à terme qu’une vision immanentiste de l’existence (à bien des égards, celle d’un Gilles Deleuze, officiellement antichrétienne et antibiblique, paraîtra au lecteur « avide de sens cohérent » moins « religieuse » mais plus « sereine »).

Ricœur ne pratique pas, comme les philosophes postmodernes, la dénégation de l’être ou la récusation de Dieu. L’interprétation qu’il propose du texte d’Exode 3:14-15 n’en est pas moins aussi destructrice que les pires refus des philosophes de la « différence ». La fameuse révélation du Dieu qui est n’est pas, comme telle, infirmée par le philosophe réflexif. Elle se trouve d’emblée soumise à l’hypothèse critique corrosive qui exige, en une curieuse dérive herméneutique, que le récit biblique soit exclusif de toute spéculation métaphysique. Ainsi, la « science » critique (incontournable!) refuse tout discours mixte; elle exige que le récit demeure le récit, que les textes dits de « vocation » demeurent tels, sans mélange avec des contenus métaphysiques, ce qui autorisera à affirmer, ensuite, qu’il existe bien une « pensée biblique », inassimilable, naturellement, à la philosophie. Dès lors, le philosophe défendra l' »agnosticisme de la réflexion ». Juste prudence (225-227).

Les évangéliques se consolent de ces décisions peu fondées de notre herméneute en sachant que des philosophes chrétiens de très grand renom, tels Tresmontant, Blondel, Dooyeweerd, Van Til ou Gilson, n’ont jamais défendu des vues aussi « réductionnistes » et ont respecté la Bible à titre de révélation. Le choix de ces auteurs n’est pas « irrationnel »: tous sont au moins réunis autour de l’idée selon laquelle la révélation doit inspirer l’analyse du philosophe.

6. La philosophie enseignée par Paul Ricœur passe, au yeux du public, pour « protestante ». Cette opinion est très répandue. S’agit-il du vrai protestantisme ou d’une croyance protestante diluée en une religiosité vague?

Une philosophie protestante n’est pas immédiatement en place parce qu’un auteur intègre, en ses conclusions, la nécessité d’un « acte de foi » au sens existentiel de l’expression. Les païens ont aussi leurs visitations, leurs moments mystiques. La philosophie réformée pose le problème des principes les plus élevés à partir desquels une vue totale du réel est possible. En rapport avec cette réflexion, le philosophe se prononce sur un problème essentiel: y a-t-il une révélation divine? Dieu nous a-t-il communiqué des vérités? C’est à cette étape initiale de la mise en œuvre des justifications qu’une philosophie va se caractériser par l’opinion théiste ou l’option antithéiste. Faisant vœu d’indépendance, il est à craindre qu’une philosophie ne s’empare d’un aspect fini, limite du réel, et qu’elle en soit alors réduite à porter à l’absolu un élément du monde ou un aspect purement psychique de la vie humaine. A défaut de loi divine et d’une idée correcte de l’origine, c’est alors tout le champ de l’expérience temporelle qui est subjective. L’éloge des philosophies réflexives du sujet chez Ricœur se place dans la ligne d’une puissante absolutisation, et donc d’une idolâtrie, car quantité d’aspects résistent à l’interprétation subjective et ne sont donc pas pris en charge par la réflexion.


* A. Probst est professeur de philosophie à Paris.

1 P. Ricœur, La critique et la conviction ( 2001).

2 J. Nabert, Le désir de Dieu (1964).

3 2 Co 5!

4 Ac 17.

5 Voir sur ce point C. Van Til, The Defense of the Faith et Paul et Athens.

]]>
Paul Tillich et le dieu des philosophes http://larevuereformee.net/articlerr/n227/paul-tillich-et-le-dieu-des-philosophes Wed, 08 Dec 2010 15:39:01 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=360 Continuer la lecture ]]> Paul Tillich et le dieu des philosophes

Alain PROBST*

« La théologie de la culture s’accomplit en athéologie, athéisme de fait, enrobé d’un vocabulaire religieux. »

La parole bien connue prononcée par le philosophe théologien Tillich continue, ici et là, de produire ses effets. Contre l’interdit dressé par Pascal au XVIIe siècle et le particularisme des célèbres Pensées il faut, selon Tillich, affirmer que le dieu des philosophes et celui d’Abraham, d’Isaac et de Jacob sont un seul et même dieu. Le dieu des philosophes, de la seule enquête rationnelle, prépare un authentique accès au Dieu de la révélation chrétienne. Le « cercle » universel des religions mondiales, des multiples divinités qu’il comprend, précède l’apparition de Dieu en Christ.

I. Tillich, théologien de la médiation

Paul Tillich prit le chemin contraire à celui que voulurent tracer les penseurs chrétiens exclusivistes. Il ne conserve du luthéranisme de ses maîtres que le principe de la justification par la foi. L’absolu authentique serait visé dans toute activité humaine, en l’œuvre culturelle s’investit le désir de Dieu. Ainsi, une nouvelle apologie de la foi peut-elle être bâtie sur ce que les hommes pensent et réalisent. Même la construction moderne la plus universaliste ou laïque d’esprit laisse percer la préoccupation ultime, la recherche du fondement.

Tillich, à un certain moment de son itinéraire intellectuel, allia le langage de la Bible à celui de l’existentialisme séculier issu des livres de Heidegger. L’homme du souci, exposé, fini, mortel et qui se sait voué à l’existence toujours risquée à chaque « instant » est également, par l’œuvre culturelle, celui qui aspire à la cité immortelle. La « foi » habite donc toujours un monde qui se croit définitivement privé de la présence. L’expression même de « théologie de la culture » présente le trait essentiel d’un projet essentiellement conciliateur. La théologie aperçoit quantité de « vérités » dans les religions et les cultures. Il reste la tâche urgente de les unir à Christ.

Entre le combat d’un Tertullien, celui d’un Blaise Pascal, contre le dieu idole des philosophes, Tillich choisit une théologie de médiation – la conciliation douce d’un Clément d’Alexandrie, suivant la voie tracée par l’auteur du Protreptique (exhortation à la conversion).

II. Contre l’isolement des théologiens

Dans l’histoire de l’Eglise subsiste le fameux problème du « dieu des philosophes ». Tillich ne manque pas de souligner cette persistance dans sa définitive Théologie de la culture de 1959 (elle reprend, en la répercutant à de multiples niveaux, la fameuse conférence « programmatique » de 1919, alors que l’auteur, jeune théologien, affirmait sa vocation). Plus tard, Tillich s’opposera à diverses tendances qui, selon lui, enfermeraient l’Eglise chrétienne en un ghetto culturel et dans une étrange naïveté, celle qui consiste à ne pas voir que tout homme est « philosophe », qu’il le veuille ou non.

« Le pasteur de tendance fondamentaliste qui me disait: ‹Qu’avons-nous besoin de philosophie puisque nous possédons toute la vérité dans la révélation?› ne remarquait pas qu’il était lui-même déterminé par une longue histoire de la pensée philosophique, quand il employait les mots ‹vérité› et ‹révélation›… Nous ne pouvons pas échapper à la philosophie, car les routes par lesquelles nous voudrions le faire sont construites et pavées par la philosophie elle-même. »

III. Tillich et le déterminisme culturel

Tillich proposait l’ensemble de ses réflexions sur la base d’un certain déterminisme culturel. L’homme païen précède le juif et le chrétien. Les religions mondiales devancent la Bible. La philosophie nous influence par ses idées avant la foi. Donc il y a des faits culturels incontournables. Le seul langage nous trahit si on persiste à l’ignorer.

Or, la théologie biblique paulinienne, celle des textes « de culture » (Rm 1-3; Ac 14 et 17; 1 Co 1-3; Col 1-2), ne semble pas suivre la ligne exclusiviste des sectaires pas plus que la voie de la corrélation-alliance suivie par Clément d’Alexandrie et qui a peut-être son point d’achèvement dans la « théologie de la culture » de Tillich.

1. La doctrine scripturaire dit quelque chose du « dieu des philosophes » et des divinités diverses de ce grand cercle des religions mondiales.

2. La Bible (contrairement à Tillich) n’identifie jamais le cercle planétaire des spiritualités à un logos universel connu des humains et qui les concernerait en premier lieu.

3. Les auteurs bibliques ne méconnaissent pas l’aspiration philosophique à l’Un originel et le culte des divinités religieuses. Mais ils interprètent ces phénomènes culturels non comme le produit d’un ultimate concern, mais a contrario comme le fruit d’une foncière « errance » comportant, témoignage d’une vérité perçue, mais déformée, éclatée et rendant l’homme coupable de faute morale et intellectuelle. Approche de Dieu, contact même, mais distance en distorsion du vrai!

4. La corrélation authentique signifie alors rétablissement, restauration, réforme de la relation de l’homme avec le Dieu véritable. Aucune alliance, même sous la forme d’une subtile « préparation », ne peut prévaloir sur la rencontre de Christ et de la révélation spéciale de Dieu en l’Ecriture.

Tillich propose sans prudence les thèses d’une « théologie de la culture » en laissant de côté l’exigence de la doctrine biblique. Il établit sa corrélation culture-foi sans fondation précise dans le motif de la création, de la chute et de la rédemption en Christ.

Il en est de même des théologiens catholiques qui récupèrent de façon indue la parole de certains Pères de l’Eglise ancienne sur un prétendu logos répandu en toute culture humaine, dans les religions mondiales ou encore la religion non chrétienne vue comme « semence de verbe » et donc « pierre d’attente » en relation avec l’authentique révélation.

L’erreur de Tillich n’est pas de considérer les phénomènes culturels extra-bibliques et de tenter une analyse de ceux-ci; elle consiste dans le fait de poser en ces phénomènes divers une vérité qui n’y est pas. Jamais la Bible ne dit logos pour les formes humaines « divinisées » (Ac 14) ou en faveur du « dieu inconnu » (Ac 17).

Ainsi le dieu des philosophes n’est pas l’allié du Dieu de la Bible, il répond à d’humaines attentes, à des problèmes de la raison naturelle, il ne peut être corrélé avec le Dieu absolu, créateur de la Révélation.

IV. La démythisation selon Tillich

Tillich fut certainement hanté par le spectacle de la grande cité industrielle ouvrière, technicienne, privée de christianisme. Il prend acte en de nombreux textes d’une rupture intervenue à la fin des temps modernes entre l’Eglise et le monde civilisé. Spéculant sur l’un et le « séparé », il ne vit dans ce divorce qu’un fait d’incompréhension intellectuelle de la foi.

Ainsi le technicien sécularisé et d’esprit libertaire de la société industrielle se voit reconnaître des droits. Devra-t-il accepter les formules anciennes de la foi incompatibles avec les motifs mêmes qui régissent la technique de haut rendement, l’univers des « quanta » et la théorie des « ensembles »? Peut-on continuer à se référer, dans la théologie et la prédication, à la divinité extérieure, à ses interventions arbitraires dans l’histoire des êtres humains, au récit du paradis terrestre et de la chute originelle, au déluge? On comprend alors la forme de « démythisation » à laquelle va se livrer la théologie de la culture.

Que meurent les expressions surannées du langage de la foi ancienne afin que vivent les symboles d’une foi acceptable du point de vue de l’homme moderne! La démythisation ne doit pas priver l’homme de la visée symbolique! La foi ancienne perdure par transformation des signes, en une métamorphose sémantique.

L’œuvre cinématographique de Fritz Lang fut particulièrement appréciée par Paul Tillich. Elle décrit avec réalisme les problèmes sérieux du moderne technicien œuvrant dans la fameuse Metropolis. On sait comment Lang traduisit en images fulgurantes la terrible dictature politique exercée contre la classe des ouvriers par la suprême caste des magistrats-législateurs-ingénieurs de la grande cité souterraine. Or, soudain, les liens de la ville se distendent, la révolte éclate, brutale, le régime social de Metropolis vacille sous les coups que lui portent les travailleurs insurgés. Alors, les machines sont abandonnées par leurs servants, la bonne marche de celles-ci étant condition de survie de la cité, de son existence future. Les éléments se déchaînent, l’eau menace d’engloutir dominateurs, dominés, dictateurs et révoltés.

Le récit biblique parle également d’autorité, de loi, de rupture et de liberté. Privés de ses illusoires références historiques, les textes originels adressent un message spirituel aux hommes modernes de Metropolis ou de Guernica.

Que doit être la loi pour qu’elle devienne acceptable par tous dans l’idéal de la communauté humaine? Comment pardonner, couvrir la faute d’autrui, afin qu’une nouvelle forme d’amitié sociale vienne remplacer l’ancienne dictature de Metropolis et donner un sens à un projet collectif des ouvriers et des maîtres? Le Christ n’est pas étranger au destin de la ville. Une lecture symbolique permet d’allier en un même ensemble les actions de l’homme moderne et le contenu de la foi.

V. A propos du langage de la Bible

Deux visions antagonistes de la théologie chrétienne, de son rapport à l’homme moderne entrepreneur: l’exégète enfermé en ses « librairies », ruminant seul le dernier commentaire publié; Paul Tillich présent sur les chantiers du nouveau monde de la technique, observant d’un œil attentif les mouvements des ouvriers, les échafaudages et les plans des architectes. La présence de l’apologète sur le terrain des œuvres humaines n’est pas en cause. Ce qui l’est, c’est la foi anthropologisée qui fut celle de Tillich.

Le mot biblique n’est point semblable à ces objets qu’une technique de transformation complète dépose sur une « casse », fait passer en une fournaise purificatrice pour en faire ressortir « l’élément pur » utilisable en une ultérieure fabrication.

Cette vision technicienne de la réception-intégration du langage, déjà discutable au strict point de vue de la critique littéraire, n’est guère compatible avec une révélation qui consiste en une histoire retracée par des mots. Cette histoire, ces mots ont reçu le témoignage du Christ! La théologie de la culture dérive désormais en direction d’une foi quelque peu vaporeuse, formulations incertaines qui relèvent d’une épuration du sens des termes en laquelle l’histoire réelle du salut et les actes rédempteurs de Dieu s’estompent.

Le « nouvel être » de l’auteur remplit d’espérance l’homme aux sentiments vagues. Le Christ de Tillich semble plus un modèle harmonisé aux idéaux humains qu’un réel Dieu fait homme. La croix, selon l’auteur, identifie l’individu aux aspérités du réel, elle nous fait entrer dans la contradiction en devenant un simple agent des difficultés d’être de l’inévitable mort de l’individu. Ces symboles créent la religiosité du sujet des cités industrielles. Peut-on aller plus loin, dire qu’ils constituent une foi au sens biblique:

foi en une révélation au sens absolue?

foi appuyée sur un ferme fondement?

foi salvatrice libérant du péché?

foi en un Christ Seigneur et Sauveur?

Ces réalités certaines qui appartiennent en propre au message biblique considéré stricto sensu semblent échapper à la théologie de la culture qui, remarquable par son écoute des interrogations de l’homme contemporain, reste assez énigmatique sur les réponses assurées. Tillich croyait-il aux affirmations de la foi? En vérité, est-on encore en face d’une théo-logie?

VI. Le dieu philosophique et ses tendances

Le « dieu des philosophes », produit de l’autonomie supposée de la raison, a tendance à « se donner » son salut, sa forme de révélation. La divinité dynamique de Tillich couronne l’univers technique; sa « révélation » n’est que symbolique sans véritable rédemption. Le dieu de L. Brunschvicg, en un contexte différent, n’est que « pur esprit », la révélation n’est autre que scientifique et mathématique. Le dieu de Bergson coïncide avec l’élan vital, sa révélation anime le dynamisme du mystique « ouvert ». B. Croce croit en l’historicisme absolu: la philosophie adhère à ce qui est (verum factum), elle n’est que le moment méthodologique de l’historiographie; alors « dieu » s’identifie au progrès! La postérité de Jésus est aperçue dans les Lumières, l’Encyclopédie, la théorie du « contrat », les droits de l’homme. Voltaire, Diderot, d’Alembert, les Wesley, Gioberti et Rosmini, les sectes éclairées et les minoritaires actifs, bref, ceux qui font avancer l’histoire représentent « dieu ».

A cet élan, nul terme n’est fixé. Dans ce qui est vivant et ce qui est mort dans la philosophie de Hegel, Croce a enlevé du système l’être, l’esprit absolu et la synthèse! Le dieu de Croce se donne non seulement « sa » révélation mais, par surcroît, l’histoire de l’Eglise authentique.

Ce n’est donc pas une théologie de la culture, mais une culture théologique qui peut transmettre correctement le message de la Bible.

VII. Vers la progressive théologie

Le prestige du dieu philosophique est tel que la théologie de la culture tend en ses variétés « d’écoute » à réduire le Dieu révélé à un « dieu inconnu » semblable à celui que dénonce Paul dans son discours aux Athéniens.

Alors que la foi biblique se substitue à la théologie du « dieu inconnu » aux premiers siècles de l’Eglise, c’est l’abstrait « être », « dieu des profondeurs » , « dieu innommable » qui l’emporte chez les théologiens de la culture (voir les différentes formulations sur « dieu » prononcées par Tillich).

De l’ineffable à l’inexistence, il n’y a qu’un pas… allégrement franchi, qui conclut que « dieu » n’est que la somme des aspirations de toute l’humanité à la transcendance… La théologie de la culture s’accomplit en athéologie, athéisme de fait, enrobé d’un vocabulaire religieux.

_________________________________

* A. Probst est professeur de philosophie à Paris.

]]>
Penser la bible http://larevuereformee.net/articlerr/n231/penser-la-bible Thu, 11 Nov 2010 20:12:39 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=327 Continuer la lecture ]]> Penser la Bible

Alain PROBST*

A) Rationalisme

Alvin Plantinga, philosophe réformé, l’un des élèves de H. Dooyeweerd, a publié récemment un ensemble qui constitue une justification du christianisme à partir de l’analyse des diverses formes de logique1. Cette philosophie a fait l’objet de nombreux débats dans le monde anglo-saxon, couronnés par un ouvrage collectif, Naturalism Defeated, dans lequel Plantinga reprend ses explications, justifie les propositions antinaturalistes de ses volumes et d’un cours de philosophie professé à l’Université Notre-Dame et au Calvin College. L’auteur nous invite à la réflexion et à la rigueur!

La philosophie continentale a d’autres ressources! Ricœur et Lacocque affichent leur intention de « penser la Bible ». Il ne s’agit pas de penser avec la Bible, ou encore d’examiner objectivement la valeur des textes anciens à l’aune des certitudes scientifiques. Nos auteurs sont d’excellents adeptes de Léon Brunschvicg, rationaliste impénitent, qui continue d’influencer toute la conception du phénomène religieux, s’imposant dans l’Université française. Vous lisez du S. Wahl, du F. Alquié, du Merleau-Ponty ou du Deleuze: en réalité, sans le savoir, vous êtes en train de méditer sur le livre de Léon Brunschvicg La raison et la religion, sur le même auteur commentant Spinoza:

• Le vrai philosophe, « remontant son manteau sur l’épaule droite » (Platon), récuse a priori tout accès à la vérité par voie de vision, de rêve, de révélation. En ce monde, nulle parole divine n’est donnée qui constituerait l’armature intellectuelle de l’interprétation du réel.

• La source du savoir n’est autre que le mouvement autonome du concept (même Kant, selon Croce ou Brunschvicg, aurait quelque peu solidifié cette merveille de la spontanéité réflexive, qui fait jaillir du fait constaté le pur jugement de la raison).

• La Bible est un bon livre; elle s’explique « par elle-même », dans l’ordre du Traité théologico-politique de Spinoza: ce n’est point une analogie de la foi qui nous délivre les secrets des textes, mais une logique du monde, de l’histoire. Le soleil des esprits s’assimile à la causalité, aux forces qui agissent dans l’univers, une immense machinerie dont nous ne détectons point tous les rouages, « les cordes et les poulies », mais qui sert à rejeter toute intervention transcendante, toute forme de théopneustie, de révélation divine.

• Dieu a parlé: parole de raison, théorème, logique absolutisée. Mon immortalité, disait Brunschvicg, n’est autre que « mathématique ».

B) La nouvelle herméneutique

A ces vues se sont ajoutées les « fumées herméneutiques ». Maintien à tout prix du postulat naturaliste, mais étranges lueurs du symbole religieux, du message scripturaire qui grandit avec son interprète, le lecteur! C’est ainsi qu’on est prévenu des actions indélicates de ce sujet: 1) la réflexion se portera d’emblée du côté du sujet récepteur; 2) l’Ecriture subsiste en ses multiples lectures. On s’affranchit de la règle on ne peut plus grossière, formulée par les romantiques, F. Schleiermacher (Traité d’herméneutique), selon laquelle la recherche a pour but de recouvrer les intentions de l’auteur! C’est ainsi, nous dit-on, que la signification d’un texte est à chaque fois un « événement », à l’intersection des contraintes de l’œuvre écrite, de sa situation actuelle, des diverses attentes des lecteurs.

C) L’herméneutique et la Réforme

On signalera tout de même une chose: les meilleurs systématiciens du monde médiéval, les réformateurs du XVIe siècle, les humanistes comme Erasme et L. Valla sont les ancêtres de ces romantiques, littéraires, philosophes, philologues et linguistes attachés au recouvrement de l’intention de l’auteur! L’école romantique dans son ensemble est, certes, liée à quantité de contenus antichrétiens. Lorenzaccio ne paraît pas très convenable d’un point de vue biblique; mais Luther et Calvin croient aux intentions de l’auteur au point de vue objectif qui constitue une coupure, un point d’arrêt, un solide ancrage pour l’exposé d’une doctrine de la foi.

Les réformateurs et leurs dignes théologiens continuateurs au XVIIe siècle s’opposent précisément au subjectivisme des mystiques « illuminés » qui prétendent s’appuyer sur quelque signification cachée loin de la lettre même de ce qu’ils prétendent expliquer, aux théologiens spéculatifs qui prolifèrent au XVIe siècle et continueront leurs ravages intellectuels très arbitraires au siècle suivant (Chrétiens sans Eglise de Leszek Kolakovski). Ces mêmes théologiens de la Réforme critiquent la communauté qui, par excellence, fait advenir le sens du texte par ses prodigieuses interprétations: l’Eglise et ses multiples traditions interprétatives. La communauté, si l’on peut dire, herméneutique « suprême », c’est, pour eux, l’Eglise du XVIe siècle. Et contre ce pseudo multiplex intellectus, il faut dire, prêcher, annoncer, enseigner le vrai sens du texte, le seul sens, dans l’absolu, non trompeur, l’arête intellectuelle du vouloir dire de l’auteur du texte, qui croise en ce lieu même, et par les mêmes vocables, le sens divin (Theou dogmata!).

D) Naturalisme – Historicisme

Même un humaniste évangélique comme Erasme soutient ces vues assurées. En se limitant à son ouvrage connu, L’éloge de la folie, il attaque souvent des affirmations, des négligences d’exégèse, des ignorances totalement inadmissibles, herméneutiques folles, qui nous détournent et déforment profondément la véritable signification du texte, ce que dit l’Ecriture. Le texte, du point de vue de la vérité, ne grandit pas nécessairement avec le travail de ses divers interprètes. La philosophie dite herméneutique des Ricœur, Gadamer, Ebeling ne fournit aucun critère solide qui permette de distinguer le vrai sens et les significations adultères ou déformées. Cette philosophie herméneutique favorise ce qu’on appelle l’« aventure du texte », ses chances. Concrètement, cela veut dire que la communauté des divers lecteurs est parfaitement souveraine quant à la signification de tel livre. Tout est possible du côté d’une mentalité critique où s’impose le postulat naturaliste le plus affirmé et, surtout, l’historicisme le plus inconscient; il eut fait les délices d’un philosophe comme Léo Strauss qui l’eut probablement pulvérisé dans une de ses fulgurantes analyses!

E) De l’usage des mots

On fait allusion, ici et là, à une théorie de la réception du texte comme si quelques vues effectivement utiles pouvaient, par le miracle des mots un peu difficiles, chargés d’un sens quelque peu diffus (l’usage de la langue allemande renforçant, si l’on peut dire, la « terreur terminologique »), remplacer la vérité scientifique dure, éprouvée, démontrée. Raymond Aron, en accord sur ce point avec Claude Lévi-Strauss, n’aimait guère le jargon, une variété assez bizarre de termes germaniques qui, agrémentés de la répétition lancinante du mot « théorie », impressionnent les petits faibles, donnant l’illusion de vérité indiscutable. Ces deux auteurs nous disaient: « Attention, nous ne sommes pas des sciences, des sciences exactes; nous nous en approchons autant que faire se peut… » Ils parlaient ainsi de la sociologie, de l’anthropologie structurale. Que disaient-ils de la théorie de l’origine des textes de l’Ancien Testament, soutenue sans sourciller par nos deux « interprètes »? Elle est si sophistiquée, si confuse dans l’étalement des différentes sources, au fond si contraire au bon sens le plus immédiat qu’on a parfois le sentiment d’une sorte de paranoïa spéculative dirigée contre l’unité d’un texte et l’art d’écrire. La « théorie » des traditions littéraires de composition est devenue une sorte d’immense force métaphysique où on récolte du récit, on colle, on agglomère – il y a peut-être une influence du contre-plaqué, instrument technique très répandu dans les société industrielles, sur l’exégèse; tout cela « tient » avec les vocables de la langue allemande – les périodes distinguées; elles sont désignées à la suite de Claus Westerman par l’expression Geschehenbogen, « arc donnant une unité à un cours d’événements », ne possèdent, en fait, guère de pertinence et on se doute bien qu’aux docteurs Tant-Mieux de la critique libérale succèdent, pour ces fameux « arcs », quantité de docteurs Tant-Pis selon les modes; l’herméneutique, grande dévoreuse d’hectares de forêt, permet tout et son contraire.

Naturellement, l’homme ordinaire, le lecteur réaliste (horribile dictu), demandera: « A quoi bon? » Les théoriciens scientifiques (wissenschaftliche) feront taire cet insupportable personnage.

F) Impasses de la théorie des sources

A titre personnel, j’ai quelque crainte, s’il y avait une guerre, si on retrouvait quelques siècles plus tard des manuscrits d’écrivains, que l’identité même de ces auteurs ne s’efface au profit de quelques sources décrétées par des « spécialistes ». Sans vouloir me lancer dans une œuvre de critique littéraire, j’observe, par exemple, qu’il y a chez G. Bernanos trois romans de facture à peu près semblable. Oui, mais il y a aussi un roman policier intitulé Un crime; comment cet écrit peut-il être concilié avec Le journal, avec La joie? Il faut également tenir compte du roman L’imposture qui représente, dans le cours de l’œuvre écrite, une autre anomalie. Et puis, il y a la littérature antitechnique de l’auteur, ses livres de polémique politique.

Si un conflit nucléaire ou quelque autre malheur universel, si un nouveau déluge venait à nous priver du nom de l’auteur, nous faire perdre sa signature, je craindrais qu’un théoricien wissenschaftliche ne fasse lever des sources, nous prive à jamais d’une attachante personnalité du XXe siècle. Je pense que nos théoriciens feraient mieux d’utiliser leur industrie à la recherche des véritables auteurs des textes de l’Ancien Testament. Après la découverte des auteurs, il sera grandement temps de se tourner vers les intentions et de faire de l’exégèse autre chose qu’un chantier toujours en mouvement, un labyrinthe, plus « grec » qu’hébraïque.

G) Le mal déjà accompli

Précisément quant aux intentions des auteurs, il y a quelques petites remarques à faire. La philosophie « critique » qui sous-tend les analyses du livre n’a jamais réussi à traiter correctement le problème de l’origine, de la création. Elle a toujours nié les deux stades distincts de l’histoire: perfection des débuts, harmonie primordiale suivie de la chute et de ses conséquences. Or, dans la ligne de leur doctrine néokantienne, les deux auteurs ne respectent pas la structure de la pensée biblique. Qu’on le veuille ou non, le mal est « irréductible », « présent », déjà là. Il n’y a pas eu dans notre histoire une période à l’« événementialité » totalement intacte, harmonie des œuvres originelles et pureté des rapports humains. Il n’y a point de mur neuf, mais une construction déjà fissurée, au fond, une « fausse bonne œuvre », des origines « déjà sales »; et la liste est longue des menaces, des dangers, des originelles impasses qui préparent… la chute. Celle-ci est sans surprise: la présence de l’homme au monde et à l’histoire se fait nécessairement sous le signe du péché. La destruction des deux stades distincts est entièrement solidaire de la lecture selon la théorie des sources. On opère une lecture des origines à partir des récits de péché.

L’histoire biblique nivelée réussit à oblitérer les deux stades, à compromettre la perfection première (même le pénis de l’homme devient une figure du serpent…). L’essentielle distinction création-chute-rédemption a disparu. Alors se mêle une indistincte rédemption, qui, d’ailleurs, prendra très vite un autre sens que celui de la Bible. Je serais tenté de dire: dès le départ, Dieu sauve parce qu’il a tout faux!

H) Matière éternelle

Autre élément quelque peu troublant: le verbe « créer », bara, ne fait l’objet d’aucune réflexion sérieuse. On a l’impression que le début de la Bible est habilement contourné, de même que tous les textes où il est question de « création ». Nous sommes au rouet, car non seulement le mal s’annonce dans les fissures de l’être, mais l’univers lui-même est toujours déjà là. Certes, il y a de grands mots : Dieu, création, début, origine, etc., et aussi des petits maux! Pas d’histoire linéaire, nul surgissement de l’être à partir de rien, pas de véritable création selon la séquence « rien-création-être ». L’acte d’exister n’est autre que le « déjà là » de la matière, de la durée, du temps de la vie des choses. (Ricœur nous assure que la notion d’origine radicale provient de Leibniz; ailleurs, qu’elle est grecque: ce n’est pas un grand exploit intellectuel, c’est le moins qu’on puisse en dire!)

I) Sur l’origine radicale

J’aimerais insister sur un point qui me tient à cœur et qui me paraît constitutif d’une philosophie chrétienne en ses présuppositions nécessaires. Les intitulés de Leibniz: Causa Dei, De rerum originatione radicale, De creatione sont la véridique traduction de l’enseignement de la Genèse sur l’origine. Il n’y a pas de Dieu, au sens scripturaire, sans l’origine radicale. Il fut un « moment » où Dieu, Ipsum esse, subsistait sans sa création. Nier la création, c’est avant tout récuser la subsistance éternelle de Dieu, son auto suffisance parfaite; c’est instituer, en ignorant l’existence du verbe « créer », une co-existence entre Dieu et le monde. Le propre de la doctrine biblique est de poser cette totale altérité de Dieu, de nous obliger à conclure que le monde pouvait ne point exister, qu’il est une œuvre ordonnée mais contingente.

Le livre de Job assure que, si Dieu retirait son esprit, l’être entier serait « néantisé ». Loin d’être un « déjà là » (ce qu’il est effectivement et de plusieurs manières chez Brunschvicg, Husserl, Cassirer, Heidegger, Merleau-Ponty, Wahl ou Sartre), le monde est « fait à partir de rien », c’est-à-dire créé! « Fait de rien »!

J) La nudité humaine

Autre thème: la nudité humaine. Le récit de la Genèse renverse toute notre terrifiante histoire en proclamant: au début, ce qui constitue peut-être le traumatisme le plus prononcé de l’être, la situation la plus risquée, le fait d’exister parmi les éléments dans la nudité exposée fut jadis le bonheur, l’accomplissement de la vie personnelle. En cette économie de l’innocence, nul besoin d’un cache, d’un masque, de l’habit, en l’osmose originelle de la conscience de soi, du visage, du corps nu et du sexe. Existence bénie du juste, présence divine, alliance intacte, uchronie2qui dépasse en valeur toutes mes utopies. Il s’agit de l’économie d’une réussite, la création! Toute chose étant bonne de la bonté divine.

La nudité, c’est l’absence de crise, c’est une existence hors jugement. La dimension de la chair, la pensée impure, le nous tes sarkos, la corruption du cœur n’ont pas de place en nos origines. La chute n’est rupture que parce qu’elle nous fait passer non dans le chaos (ce que suggèrent parfois nos auteurs), mais dans le monde double du péché (ordre/désordre, vie/mort, raison/déraison, valeur/antivaleur, etc.). Dans le double de la déchéance, la nudité devient maléfique. « Au commencement », il n’en était pas ainsi; l’être sort intact et vrai des mains du Créateur. L’homme vrai, c’est l’originel exposé en sa nudité exempte de toute « fissure », non double, et les faufilures herméneutiques ont plus à voir avec la parole du serpent qu’avec cet originel reflet de Dieu.

* A. Probst est professeur de philosophie à Paris.

1 A. Plantinga, Warrants (t. I), Warrants (t. II), Warranted Christian Beliefs (t. III).

2 Utopie appliquée à l’histoire; l’histoire refaite logiquement telle qu’elle aurait pu être.

]]>
Foi et philosophie du langage http://larevuereformee.net/articlerr/n235/foi-et-philosophie-du-langage Thu, 11 Nov 2010 18:07:11 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=286 Continuer la lecture ]]> Foi et philosophie du langage

Alain PROBST*

A) L’enjeu du langage

La langage a été donné à l’homme pour cacher sa pensée. Cette formule diplomatique du siècle des Lumières pourrait être placée en exergue de nombreuses œuvres diverses. Le langage est maléfique, les mots trompeurs, la langue hébraïque pleine de grandioses mystères serait parfois intraduisible; et de l’« intraductibilité » des exégètes, on passerait à celle des philosophes qui, comme Quine, à l’aide du schéma conceptuel et du « mythe de la signification », arrivent à une sorte d’obscurité de fond des aires linguistiques.

Dans la perspective de M. Heidegger (et de son disciple français, S. Beaufret), la langue grecque est « destinale » pour le développement de la réflexion. La philosophie essentiellement hellénique, recueillie par la langue allemande, n’a pas son équivalent en d’autres langues. Et donc une philosophia biblica représente une trahison dans la vocation culturelle d’un mot, une historique dissémination qui fait violence aux racines linguistiques originelles, une sorte de déportation créant de la signification, mais procédant d’un abandon au moins partiel de la situation initiale des termes. Lacoque et Ricœur (voir Penser la Bible) indiquent qu’un événement de pensée nouveau a eu lieu dans l’œuvre de traduction des Septantes en grec. Des mots comme einaï (esse, plus tard dans la langue latine) apportent avec eux une « histoire conceptuelle considérable »(p. 346-347). La Bible nous est contée dans la langue de Platon et d’Aristote, histoire tumultueuse des mots de la philosophie grecque classique à Kant. Traduire, c’est interpréter pour ceux qui arrivent au bout d’un long cheminement des signes; une trahison s’effectue.

B) Les négations de l’historicisme

S’ajoutent, à ces considérations, des philosophies du langage qui sont purement privatives. On entendra par là que, loin de conduire à des vues ontologiques, à une métaphysique de l’expression, ces philosophies reprennent le refrain bien connu: « l’homme est dans l’histoire », « l’homme est historique », « l’homme est histoire ».

Isolé, semble-t-il, dans une période dominée par la linguistique structurale (de Saussure, R. Jakobson, etc.), par les thèmes du cercle de Prague, par les conceptions issues des travaux de L. Bloomfield et des philosophies relativistes comme celles d’Austin ou de Wittgenstein, Brice Parain fut un des rares auteurs à proposer une Métaphysique de la parole, venant s’ajouter à des Recherches sur la nature et les fonctions du langage (1942, rééd. 1972). On y ajoutera les belles réflexions de Wladmir Weidlé dans Art et langage (Diogène, 1969).

Exprimons notre sentiment. Le motif religieux fondamental de la divine révélation qui s’épanouit dans des textes d’une extraordinaire tension – certains Proverbes, l’expérience de Job, les antinomies concrètes de l’Ecclésiaste, les paroles du Cantique – exige plus qu’une « phonologie » accidentelle et physique, que des agglomérations de signes désordonnées et contingentes, que des répertoires secs et arides. G. Steiner, dans sa critique (voir Réelle présence), a bien senti dans ces domaines une résistance opposée à la magie des mots, une sorte de dénégation de l’œuvre qui opère ouvertement dans les diverses sortes de formalismes de même que dans les théories critiques de composition des textes de l’Ancien Testament. Dooyeweerd, Vollenhoven et Popma y verraient une sorte de captation des ressources de la langue par l’antithèse intentionnelle tendant à dissocier les moments « logiques » des aspects non logiques de l’expérience. Une doctrine du concept (adaptée à la philosophie des sciences) l’emporte alors, de manière irrésistible, sur l’expérience du temps et de la vie.

C) Aux origines de la langue modèle

« Et l’Eternel répondit à Job du milieu du tourbillon et dit:

Qui est celui-ci qui obscurcit le conseil par des discours sans connaissance? (…)

Où étais-tu quand j’ai fondé la terre ?

Déclare-le moi, si tu as de l’intelligence.

Qui lui a établi sa mesure, si tu le sais?

Ou qui a étendu le cordeau sur elle?

Sur quoi ses bases sont-elles assises

Ou qui a placé sa pierre angulaire

Quand les étoiles du matin chantaient ensemble

Et que tous les fils de Dieu éclataient de joie? » (Jb 38.1-7)

Il est impossible d’aborder objectivement de tels passages sans médiation d’une philosophie du langage portant sur les racines primitives du vrai, les phonèmes des significations originelles qui commandent les autres dispositions des mots; sans la problématique d’une langue première, archétypale qui n’est pas sans lien avec la leçon de choses divine, l’irruption des noms en la création de l’être (voir Gn 2.19).

Un langage devenu conventionnel, sorte de « contrat social » historique, ne rend guère l’ambiance alliancielle des origines où se croisent le regard de la divine présence, l’ordre des choses créées et les noms donnés par l’homme comme les propriétés de ces êtres. La philosophie herméneutique (voir Penser la Bible, p. 32 et 42) donne l’impression d’un immense « associassionisme » en lequel, par les voies du hasard et des circonstances, le chaos primordial échappe à son désordre foncier pour former un ordre cosmique toujours menacé de dislocation (voir p. 32, sur l’exister irréductible « menace », le chaos récurent en la source « P » – celle-ci est indétectable dans les documents – la création semblable à un drame avec grande vulnérabilité au désordre et à la dissociation).

L’ontologie biblique du langage – celle du mot d’origine qui par sa « signification » vise la chose – se trouve altérée par ce recours au schéma dualiste qui n’appartient pas à la triade création-chute-rédemption en Christ.

D) Le langage, abri du sens

Je crois que des philosophes linguistes comme G. Steiner, B. Parain ou encore Pierre Boutang (voir Ontologie du secret) ont essayé, dans des perspectives différentes, de rompre avec un certain « conventionalisme » linguistique. Celui-ci se manifeste déjà dans le Cratyle de Platon, compensé par d’autres thèses. Les langues (phonon, voir 1Co 14.10) ne sont jamais des bruits entendus dans un milieu inerte. Du seul physique, rien ne se fait aphonon, précise Paul. Et donc, il est possible d’affirmer: « Il y a bien des langues différentes dans le monde, mais aucune d’entre elles n’est dépourvue de sens » ou « il y a de nombreux genres de voix et aucune d’elles n’est privée de sons distincts. » (1Co14.10 litt.) « Le mot comme le geste dessine son sens. »1 L’apôtre renforce: « La voix distincte comme la note de musique propose le sien. » (1Co 14.7-8)

E) Langage et inspiration de l’Ecriture

Le motif biblique soutient avec force l’idée selon laquelle la langue est faite pour recevoir les significations essentielles de la révélation. Le répertoire des mots sert à la préciser, la puissance d’expression à l’imprimer en nos âmes. Il y a donc un saut qualitatif d’une langue faite pour les choses et la description des situations (le code des signaux), à une langue qui parle des être révélés.

Pensons que tout va se jouer en une économie de la distribution des mots sur la ligne d’un énoncé. L’institution linguistique globale garantit la stabilité du mot: ni polysémie déroutante, ni mystère inconcevable du sens. Ainsi la vérité devient verbale, propositionnelle.

F) La prétendue dissimulation de l’être

Dans Penser la Bible, les auteurs font usage de la thèse de Zimmerli sur la dissimulation essentielle du divin. « Toute tentative, nous dit-on, de comprendre la déclaration de reconnaissance en partant du sens du nom YHWH est vouée à l’échec, à cause du mystère qui ne peut pas être réduit à une définition et la direction irrévocable du processus d’introduction de soi-même » (à propos d’Ex 3.14-15). D’un point de vue linguistique, avouons notre embarras face à ce « mystère » irréductible à une définition. Si Dieu est l’acte absolu d’exister, ipsum esse subsistens, on demande quoi en surplus?

Le processus de la présentation d’un sujet (« je », « moi », « c’est moi », etc.) échappe-t-il à un langage propositionnel bien construit, est-il situé en dehors de la phrase affirmative et du nom de l’identification? Des affirmations comme celles de Zimmerli sont-elles seulement lexicographiques?

Mais il y a plus. Le motif scripturaire enseigne que le Nom divin ne s’éparpille pas dans les stoikeia ou dans les circonstances historiques. On ne le trouvera pas dans des dialectes environnants (Madian, peuples Kennites, etc.). La langue archétypale comporte des racines primordiales qui s’identifient à ses ressources les plus ultimes de « signifier » et donc, dans le répertoire hébraïque, les termes désignant : création, créer, Dieu, être, existence, ordre, stades et genres, etc., ne doivent pas être soumis à un examen d’admission. Ils conditionnent a priori (le plan transcendantal et transcendant) toute forme de discours ayant un sens!

Il nous faut donc laisser à son triste sort la Wirkungsgechichte et autres « forces allemandes » (avec un cœur léger) pour se représenter, en une philosophie du langage, les racines HYH, EHYEH, le mot YHWH, comme les fondements du langage de l’être. En Exode 3 nous est délivré l’ultime vocabulaire d’une philosophie de l’être, la différence ontico-ontologique, étant-être.

G) La leçon d’écriture chez Claude Lévi-Strauss

Il existe une autre façon de récuser la langue primordiale qui consiste, dans le structuralisme, à poser le regret d’une culture réduite à la simple oralité, une langue traditionnelle sans « reversion » écrite et graphique, utile pour désigner les choses quotidiennes et les activités élémentaires, enrober de termes les animaux ou espèces totémiques et les clans. Cl. Levi-Strauss l’exprime en clair dans la célèbre leçon d’écriture (voir Tristes tropiques, p. 339-345): le choix de la matière écrite oriente toute la société dans une autre direction.

Après avoir médité longuement sur les prétendus bienfaits de l’écriture, sur l’essentielle tromperie d’un chef Nambikwara qui voulut passer alliance avec l’homme blanc, imposer aux autres son pouvoir, l’ethnologue conclut : « L’écriture et la perfidie pénétraient chez eux de concert. » La langue écrite, loin d’être cette mémoire artificielle permettant l’accumulation des savoirs, leur transmission à la société, a pour fonction la domination politique, elle facilite l’asservissement. L’image est celle du scribe égyptien consultant les listes des milliers d’esclaves voués à la construction des pyramides. La stricte oralité de la société archaïque permet encore, à quelques-uns, d’échapper à l’étatique Léviathan (Les Fortes têtes, nous dit l’auteur, en eurent la prémonition).

H) Le langage et l’inscripturation. Théologie de l’histoire

C’est à cette étape du raisonnement qu’il faut faire intervenir la téléologie de la langue, la raison d’être de sa « reversion » écrite dans le plan divin. Loin d’être une simple « mémoire artificielle », un instrument dictatorial, la langue est faite pour devenir le véhicule, l’instrument de la révélation.

De la même manière que le Christ est la raison d’être de la création (sumum opus Dei, selon Duns Scot), la révélation en laquelle culmine le vrai, l’universel, constitue la raison d’être des instruments linguistiques apparus, dans l’histoire, au cours du processus de développement des aspects qui « prolonge » la création. L’inscripturation de la parole dans la langue originelle, les traductions dans les diverses langues du monde correspondent à la téléologie de la culture.

Il y a accomplissement quand d’un mot hébreu, on passe à un mot grec ou latin (etc.). La non traductibilité priverait le Dieu de toute présence réelle au monde, à l’histoire, Dieu « silencieux et lointain », Dieu de l’art contemporain, de l’épistémologie, d’une philosophie du langage, évoquée par F. A. Schaeffer dans son traité, qui est une discussion avec les silences, les indéchiffrables de Malraux, Bergman, Fellini et des derniers paragraphes du Tractatus de Wittgenstein (Le Silence ≠ au « dit » de Dieu).

I) Paul et la bonne traductibilité

« Il y a bien des langues différentes dans le monde, mais aucune d’entre elles n’est dépourvue de sens. » (1Co 14.10) Le langage intervient dans la communication du salut. Intervenant en langues extatiques plus que tout autre, dans la contemplation (1 Co 14.10), l’apôtre préfère cinq paroles intelligentes (v. 19) aux signes équivoques de l’expérience mystique, ceci afin d’enseigner (v. 19). Le parti pris de l’auteur de la lettre est celui de la bonne intertraductibilité (problème philosophique, par excellence; on peut traiter cette question sur les croyances d’un existentialisme religieux, de la phénoménologie, des thèses de Quine ou de R. Carnap). Il existe une liaison historique nécessaire permettant, à une langue étrangère au développement de la révélation, d’exprimer celle-ci en termes adéquats (une fusion idéale relevant d’une sorte de mythe « parménidien »!). Paul joue le jeu de la capacité d’expression linguistique; différentes, les langues peuvent dire le vrai.

Comment prétendre alors que la traduction d’Exode 3 constitue une nouvelle « création de sens », un « événement de pensée » (Ricœur, Lacoque, p. 346), une « reversion » de la Bible dans « la langue de Platon et Aristote »? Il y a la langue grecque comme apparition, institution, histoire. Des verbes comme einaï qui, en eux-mêmes, ne nous imposent aucune philosophie a priori du divin et de la création. Avec ces verbes et des mots proches, on peut affirmer origine, création (Jean 1) ou les nier! Les valeurs linguistiques inverties dans la langue grecque ne sont pas reliées de manière destinale aux systèmes philosophiques de Platon et Aristote et ne forment donc pas un écran entre nous et la pensée hébraïque.

Les pères platoniciens de certaines Eglises d’Orient ne sont plus dans la ligne de la traduction des Septante, dès qu’ils utilisent le langage en dehors du motif biblique de la création. Ainsi, la Bible grecque nous dit que Dieu seul est substance, être, contrairement à l’être créé qui ne fait que refléter en forme temporelle un absolu situé hors du monde. Et ceci se dit de nombreuses langues, mais pas dans la langue de la philosophie herméneutique qui divinise le sujet « interprétant », ce qui est un aspect du panthéisme de notre époque et une négation de Christ.

* A. Probst est professeur de philosophie à Paris.

1 Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception (1945).

]]>