Egbert BRINK – La Revue réformée http://larevuereformee.net Wed, 08 Feb 2023 16:45:19 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=5.8.12  Sommaire N° 296 – 2020/4 – NOVEMBRE 2020 – TOME LXXI http://larevuereformee.net/articlerr/n296 Wed, 08 Feb 2023 18:45:19 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=1193 Continuer la lecture ]]> Gert KWAKKEL
Trouver le message théologique des livres de l’Ancien Testament


Egbert BRINK
La souffrance du juste : un mystère de la vie


Charles BERGER
Le patriarche Cyrille Loucaris :
une tentative de réforme de l’orthodoxie grecque


Jean CALVIN
Sermon sur Ephésiens 4.11-12

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Une approche pastorale du divorce http://larevuereformee.net/articlerr/n288/une-approche-pastorale-du-divorce Mon, 08 Mar 2021 20:18:06 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=1098 Continuer la lecture ]]> Une approche pastorale
du divorce

Egbert Brink
Pasteur et professeur d’Ancien Testament et de théologie biblique à la Faculté de théologie réformée de Kampen (TUK), aux Pays-Bas, ainsi que professeur associé de théologie pratique à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence


Des relations brisées

Pendant des années, elle s’était battue pour son mariage, mais elle a fini par perdre la bataille et divorcer. Sa relation a été brisée, elle n’avait pas réussi à la réparer. Mais sa relation avec Dieu était-elle également brisée et irréparable ? Dans une lettre à ses (ex-)beaux-parents, elle a écrit ceci :

Vous ne pouvez pas dire que, si vous faites tout votre possible et priez beaucoup, tous les mariages seront sauvés, réparés. De la même manière toutes les personnes malades ne se rétablissent pas. La vie est brisée. C’est cela le péché, c’est cela qui attriste Dieu. Vous pensez peut-être que Dieu est peiné parce que nous avons fait quelque chose de travers. Je pense qu’il a de la peine à cause de nous, pour nous. Lorsqu’un mariage se brise, un processus de deuil commence. Pas seulement pour l’homme, la femme et les enfants, mais aussi pour la famille et les amis intimes […] même après un divorce les liens subsistent. Parce qu’il y a les enfants, on se soucie l’un de l’autre et on partage certaines choses. La dissolution du mariage ne signifie pas qu’on laisse tomber l’autre, qu’on ne s’intéresse plus à lui. Je n’ai jamais mis Dieu de côté. J’ai continué à prier jusqu’à ce que la décision soit prise et je n’ai pas arrêté depuis. J’ai toujours autant besoin de Dieu.

Si vous avez lu attentivement, vous aurez remarqué que quelque chose manque dans cette histoire : il s’agit de l’assemblée, de la communauté. Lorsqu’un tel événement se produit, toutes sortes de relations peuvent aussi être déchirées dans l’Église du Christ. Qu’est-ce que cela implique pour les personnes divorcées ? Et quel rôle les conseillers pastoraux peuvent-ils jouer ?

Devant le fait accompli ?

Chaque année, un couple marié sur 100 divorce en France. Autre chiffre encore plus parlant : près de 45% des mariages se terminent par un divorce. Les hommes divorcés ont en moyenne 42 ans et les femmes divorcées 44 ans1. Chez les chrétiens, le taux de divorce est un peu moins élevé, mais il est en augmentation malheureusement.

Quand Jésus était sur terre, le divorce et la répudiation étaient à l’ordre du jour. Beaucoup pensaient avoir réglé le problème avec une lettre de divorce. Mais Jésus a dit : « Que l’homme ne sépare pas ce que Dieu a uni. » (Mc 10.9) Le Christ maintient une norme élevée pour le mariage. Pour le dire clairement, mon intention n’est pas d’abaisser cette norme fixée par le Seigneur. Pour ma part, je fais tout mon possible pour prévenir les situations de divorce, pour sauver et réparer les relations brisées. Mais nous nous demandons maintenant quelle attitude adopter quand une relation prend fin, malgré toutes les mesures de prévention qui ont été prises. Que sommes-nous censés faire en tant que chrétiens lorsque nous sommes face à une situation qui ne correspond ni à la norme ni à l’intention divines ?

Vous entendrez souvent : « Nous nous sommes retrouvés devant le fait accompli. Si seulement nous avions pu intervenir plus tôt. Maintenant c’est trop tard. Cela ne servirait à rien d’essayer de réparer. C’est un véritable désastre. » Dans la pratique, une fois que le problème est entre les mains des avocats et des médiateurs spécialisés dans les cas de divorce, le conseiller pastoral se retire souvent. Que peut-on faire, une fois que l’affaire est allée devant les tribunaux ? Que peut-on encore sauver ? Pourtant les personnes que nous sommes appelés à accompagner ne sont pas d’abord des hommes ou des femmes divorcés. Ce sont avant tout des chrétiens, des frères et des sœurs en Christ.

L’Église, un hôpital pour les pécheurs

La plupart des mariages chrétiens ont été confirmés au sein de l’Église. Le pasteur a prononcé la bénédiction du mariage, et les promesses ont été échangées devant Dieu, avec pour témoins non seulement la famille et les amis, mais aussi les frères et sœurs en Christ. Être témoins signifie que nous sommes coresponsables les uns des autres, unis les uns aux autres. Si l’Église était impliquée dans la préparation au mariage (catéchisme) et la cérémonie de mariage elle-même, est-ce que cela prendrait fin quand les choses tournent mal ? D’autant que ce n’est pas seulement le mariage qui est déchiré, comme je l’ai dit en introduction, il y a également une déchirure dans l’assemblée. Ce que l’on constate, c’est que les personnes divorcées sont mises à l’écart, voire poussées hors de l’Église, si bien qu’elles sont plus ou moins obligées de choisir une autre Église ou de disparaître dans la nature. Or, l’objectif de la discipline ecclésiale est d’aider celui qui a la tête sous l’eau à refaire surface, ce qui implique un accompagnement.

« L’Église est un hôpital pour des pécheurs, et non un musée pour des saints », disait Luther. La communauté chrétienne est composée de gens qui reconnaissent qu’ils ont besoin de leur Sauveur, jour après jour. Ils ne sont pas saints en eux-mêmes mais ont besoin d’être sanctifiés continuellement. Le Christ nous a unis à lui et les uns aux autres pour former une communauté où l’on se sent en sécurité. Il arrive malheureusement que les personnes divorcées et leurs enfants ne se sentent pas en sécurité dans l’Église. Ils se sentent de plus en plus isolés, voire épiés, décriés, calomniés, marqués au fer rouge. Cette mise à l’écart n’est pas nécessairement volontaire ; elle peut être le résultat de l’embarras ou de l’ignorance.

Il est important de créer un filet de sécurité, pour rattraper les gens lorsqu’ils tombent. Il faut pour cela, avant tout, entretenir de bonnes relations les uns avec les autres. Celui qui privilégie les relations en tirera profit lorsque les choses deviendront difficiles. Après avoir été exhortés à redresser avec douceur celui qui a été surpris en faute, nous sommes invités à porter les fardeaux les uns des autres (Ga 6.1-2). Et en même temps chacun est responsable de porter sa propre charge (Ga 6.5).

L’image du corps de Christ nous est familière : l’œil, l’oreille, le pied… ils ont tous besoin les uns des autres. Et si un membre souffre, tous les autres membres souffrent avec lui. Mais ce que dit l’apôtre Paul sur les membres du corps les moins honorables (1Co 12.22-25) est souvent négligé. Les membres les moins présentables ou honorables sont ceux que nous avons tendance à couvrir. Ce sont des membres vulnérables que nous traitons avec plus d’honneur. Nous en prenons plus particulièrement soin. Cela doit également être vrai des membres de nos Églises les moins honorables. Ceux dont vous avez peut-être honte doivent être traités avec un plus grand soin. Au lieu de rejeter les personnes dont vous pensez qu’elles ne devraient pas se trouver parmi vous, qu’elles sont plus un fardeau qu’une joie, entourez-les d’une manière particulière afin que le corps ne perde pas sa cohésion.

N’est-ce pas le monde à l’envers ? Paul semble trouver plus importantes les personnes qui ont besoin d’être réconfortées que celles qui réconfortent (les conseillers pastoraux). Il ne met pas en avant les accompagnateurs, mais ceux qui ont besoin d’accompagnement. Les personnes qui ont besoin d’amour et d’attention sont les plus importantes d’un point de vue chrétien. Elles semblent être les plus faibles, les moins nécessaires, mais elles sont les plus précieuses, les plus aimées.

L’approche pastorale

À chacun son métier. Chacun a son propre domaine d’expertise en rapport avec les personnes divorcées. Si vous voulez avoir une vue d’ensemble de la situation, vous avez besoin du regard du travailleur social, du psychologue, du médiateur, de l’avocat, du spécialiste des questions financières, entre autres. Quelle est donc la spécificité de l’approche pastorale ?

Le pasteur prête une oreille attentive à la personne accompagnée et s’intéresse à son histoire plus qu’à son comportement, comme Jésus avec Zachée. Il ne cherche pas à savoir tout de suite qui est le plus fautif, mais bien plutôt à manifester de l’empathie. Il se soucie de la relation de cette personne avec Dieu. Peut-être son mariage n’a-t-il pas été sauvé, mais sa relation avec Dieu peut l’être. Son objectif est de diriger vers Dieu celui qui traverse une situation de divorce, de contribuer à son bien-être spirituel. Par exemple en posant des questions comme :

  • Dieu est-il toujours présent dans votre vie ?

  • Comment avez-vous géré votre relation avec Dieu jusqu’à présent ?

  • À quoi ressemblait votre relation avec Dieu et qu’est-ce qui a changé ?

  • Quelle est votre attitude maintenant dans cette situation douloureuse ?

  • Quel rôle Dieu joue-t-il actuellement ?

  • Comment poursuivre votre relation avec Dieu ?

Il faut conduire la personne divorcée à réfléchir à sa relation avec Dieu. Parce que c’est Dieu qui veut être en relation avec le chrétien, avant que le chrétien veuille être en relation avec lui.

Celui qui marche à la suite du Christ ne cherche jamais à éviter les gens. Il s’intéresse à eux dans les situations douloureuses dans lesquelles ils se trouvent. Il fait surgir la vérité. Il identifie la faute et ne masque pas les faits, mais il le fait avec amour, afin de réparer et de guérir. Il n’attend pas que le coupable soit suffisamment conscient de son péché pour lui prodiguer son amour. Prendre conscience de son péché est important, mais ce n’est pas le point de départ pour Jésus. L’amour du Christ est ce qui nous inspire. Le conseiller pastoral doit demander à Dieu de l’aider à être un bon guide, mais surtout prier pour et avec la personne qu’il accompagne. Cela est essentiel.

Mais est-il possible de conseiller les personnes divorcées tout en rejetant le divorce dans son cœur ? Si on n’a aucune sympathie pour le divorce, peut-on prendre soin de ceux qui sont dans cette situation ? Il importe d’être honnête avec soi-même et avec l’autre, de ne pas jouer à cache-cache avec ses sentiments, mais d’exprimer son malaise par rapport à la situation. L’accompagné est habituellement très sensible à l’honnêteté et à l’authenticité. Il se peut d’ailleurs que le malaise soit dû à l’ignorance. Une conseillère pastorale m’a avoué n’avoir découvert que récemment que le divorce n’était pas la même chose que l’adultère ! Cette découverte lui a ouvert les yeux. La confusion peut venir d’une mauvaise compréhension du texte biblique. Par exemple, en Malachie 2.14-16, il est dit que Dieu déteste le divorce, mais ici, ce qui est condamné, c’est la répudiation, le fait de chasser sa femme. Certes, il ne faut pas fermer les yeux sur les fautes commises, mais il ne faut pas non plus fermer son cœur à l’autre. Lorsque Jésus dit : « Qu’il soit pour vous comme un païen ou un péager »2, cela ne signifie pas que vous devriez lui tourner le dos, mais que vous devez partir à sa recherche et essayer de le convaincre de changer de comportement. « Nous vous y encourageons, frères : avertissez les indisciplinés, réconfortez ceux qui sont abattus, soutenez les faibles, soyez patients envers tous. » (1Th 5.14)

Réserver son jugement

« Qui m’a établi juge entre vous ? »3 dit le Seigneur quand on essaye de l’impliquer dans un conflit. Ne soyons pas pressés de prononcer un jugement dans une situation de divorce. Ne commençons pas par rappeler la norme et réprimander. L’accompagné sait déjà cela. Le rôle principal de l’Église n’est pas de juger, et encore moins de condamner, mais de rester en relation. Celui qui prend parti pour l’un rend impossible toute relation avec l’autre. Être en contact ne signifie pas nécessairement prendre parti. L’accompagnant précisera bien qu’il s’interdit de prendre parti, ne serait-ce que pour se protéger. Il ne se contentera pas d’entendre la version d’un seul pour ne pas se laisser influencer par les accusations de l’un contre l’autre. Chacun a sa propre version des faits. Au début, il est nécessaire d’entendre les deux parties. Par la suite cependant, il est habituellement plus sage d’attribuer des conseillers différents à chaque partie, tout en maintenant la communication au sein de l’équipe d’accompagnement, afin que personne ne prenne parti ou ne prononce son jugement prématurément.

Ce n’est pas la même chose que d’affirmer : « Il faut être deux pour se quereller », sous-entendu : forcément les torts sont réciproques. Ce n’est pas toujours vrai. On peut traiter les gens injustement si on raisonne de la sorte, superficiellement. En même temps, un divorce sans culpabilité est une impossibilité. Je préfère l’expression suivante : « De même que le mariage est un mystère, le divorce aussi en est un. »

C’est un appel pressant à faire preuve de prudence et à reconnaître les complexités d’une relation brisée. Qui est capable de démêler une telle situation ? N’essayez pas de le faire. Comme le dit le Catéchisme de Heidelberg (43e dimanche) à propos du neuvième commandement : il m’ordonne « de ne pas aider à la condamnation inconsidérée de quelqu’un sans qu’il ait été entendu ». Il n’est jamais bon d’émettre prématurément un jugement, moins encore dans ce genre de situation. Cela est vrai, même si on n’a pas seulement affaire à un simple cas de divorce par mésentente, mais aussi lorsqu’il y a adultère. Même dans ce dernier cas, on ne devrait pas commencer par des accusations. Avec le temps, il sera possible de se faire une meilleure idée de ce qu’il en est réellement, et celle-ci sera sans doute très différente des premières impressions ! En fait, Dieu seul connaît les causes les plus profondes. C’est à lui qu’appartiennent le premier et le dernier jugement. De plus, c’est d’abord la responsabilité de la personne qui a décidé de divorcer, ou a été contrainte d’y consentir, de s’examiner elle-même.

On entend quelquefois des histoires dramatiques. Quelqu’un a trouvé dans sa boîte aux lettres un courrier disciplinaire du conseil presbytéral, la veille d’un culte de sainte cène, sans même avoir eu l’occasion de parler de sa situation. On peut suspendre quelqu’un de la cène dans une situation complexe, pour se donner du temps avant de prononcer un jugement et garantir la sécurité ou la sainteté de l’Église. Mais cela peut aussi être ressenti comme un rejet douloureux, lorsque la personne divorcée a particulièrement besoin d’aide et de réconfort. Avant d’émettre un jugement, il faut évaluer l’attitude de la personne en cause. Comment vit-elle son divorce ? Que s’est-il passé ? Quels éléments ne sont pas encore remontés à la surface (négligence, intimidation, addiction, comportement abusif, notamment) ? Souvent, nous n’en connaissons pas la moitié. Et peut-être n’aurons-nous jamais connaissance de tous les faits. C’est pourquoi il faut réserver son jugement. « Discerner ce qui convient le mieux » (Ph 1.10) demande du temps et de la sagesse.

Une attitude fraternelle et réconfortante

Mais un point est capital : il ne faut pas rompre les ponts ! Aller voir les conjoints séparés et en conflit, là où ils sont, sans chercher à les éviter, voilà l’accompagnement attendu d’un conseiller pastoral, en particulier à cause de l’ostracisme qu’ils peuvent ressentir. Parce que, dans la pratique, dans les salutations, on vous demande comment vous allez, mais on prend rarement la peine de vous écouter davantage. Plus même, les membres de l’Église éprouvent souvent de l’embarras par rapport à ce genre de situation et les personnes divorcées ne sont plus invitées. « Si je l’invite lui, je devrai aussi l’inviter elle… » Et les couples brisés restent à l’écart. Peu de gens ont envie de leur rendre visite, par contre tout le monde parle d’eux et exprime des opinions pas toujours charitables. C’est pourquoi les personnes divorcées se sentent en général très seules. Or dans l’Église personne ne devrait se sentir seul ou sans réconfort.

Le conseiller pastoral étudiera bien la situation et s’efforcera de sonder les besoins. Habituellement, il y a un grand besoin de soutien et de sécurité. Si bien qu’il ne faut pas constamment demander aux gens de s’expliquer sur tout. Cela les met mal à l’aise. Mieux vaut une main sur l’épaule qu’une enquête à la tournure policière. D’autre part, il faut essayer d’empêcher la famille de s’isoler, l’encourager à maintenir ses relations et surtout ne pas l’écarter de la vie de l’Église, afin de lui laisser le temps de se relever. On observe parfois que ceux qui semblent forts abandonnent, alors que les faibles qui se confient en Dieu sont renouvelés dans leur foi.

Le processus de deuil

La plupart des divorcés reconnaîtront qu’ils sont dans un processus de deuil. Mais c’est ici un processus très particulier. Se souvenir des bons moments peut vraiment aider. Cela est possible, même dans un mariage brisé, mais ce n’est pas ce qui vient d’abord à l’esprit. De plus, quand on devient veuf ou veuve, on sait que c’est Dieu qui a repris le conjoint décédé, mais ce n’est pas le cas dans un divorce. L’entourage ne réagit pas du tout de la même manière. Les veufs et les veuves reçoivent sympathie et consolation, mais les personnes divorcées beaucoup moins. Les cartes de condoléances sont réservées à ceux qui ont perdu leur mari ou leur femme. Les divorcés n’en reçoivent pas. « Je préférerais mille fois être veuf que divorcé », s’est écrié un homme après l’échec de son second mariage.

Il n’y a jamais de gagnants après un divorce, seulement des perdants. C’est une accumulation de pertes. Et cela conduit à un intense processus de deuil. On perd son partenaire, son cadre de vie, sa belle-famille, ses amis. Le réseau relationnel se désintègre. On perd la face (« Pourquoi ne nous en as-tu pas parlé plus tôt ? »), ses attentes, les promesses faites à Dieu, son statut, une partie de ses revenus, sa dignité. Toutes ces pertes peuvent facilement conduire à des problèmes émotionnels comparables au choc produit par un deuil : douleur profonde, crainte, culpabilité, désespoir colère, interrogations, un sentiment de fatigue, d’échec, d’éloignement, de rejet personnel. Et, par-dessus tout, un sentiment de solitude : personne ne vous attend, personne pour entendre votre histoire, personne avec qui partager, personne pour panser vos blessures encore vives.

Des pertes changées en gains

Un bon pasteur sait qu’il y a toujours un gain spirituel à retirer de toute situation, même la plus désespérée. Il tâchera de conduire l’accompagné à ne pas nier la perte, mais à la reconnaître et à la présenter au Seigneur. Dans la prière, il peut y avoir une prise de conscience de la compassion du Seigneur, quelle que soit la profondeur des blessures. Des questions appropriées, comme celles évoquées plus haut, peuvent aider au nécessaire cheminement. Quelle incidence cette rupture a-t-elle eu sur votre relation avec Dieu ? Dieu vous a-t-il déçu parce qu’il n’a pas béni votre combat pour sauver votre mariage ? Vous sentez-vous rejeté parce que vos efforts n’ont servi à rien ? Des personnes apparemment fortes peuvent devenir très vulnérables devant Dieu. Ainsi, une relation brisée peut aussi briser l’orgueil et être une occasion de réparer et fortifier la relation avec Dieu. Quand nous sommes vulnérables, nous sommes davantage conscients de notre dépendance envers Dieu. Nous crions notre douleur devant Dieu le Père, qui nous console comme une mère. Après des années où nous nous sommes débrouillés tout seuls, nous reconnaissons avoir besoin de sa grâce. Nous retrouvons notre identité, nous sommes libérés du fardeau qui pesait sur nous depuis des années.

Celui qui subit une perte peut réagir de deux manières différentes. S’il ne peut supporter sa perte, il nie sa culpabilité, endurcit son cœur et évite Dieu. Mais il peut aussi se tourner vers Dieu, entrer dans une nouvelle relation avec lui, plus profonde qu’avant. Par la grâce de Dieu, il arrive qu’une personne divorcée soit fortifiée dans sa foi, son espérance et son amour. Tout cela était-il donc nécessaire pour renouveler sa relation avec Dieu ? Pas toujours, certes, mais Dieu peut se servir d’une situation douloureuse pour vous éprouver et fortifier votre foi, ou la réparer. Dieu est capable de changer une perte en gain.

Suis-je en train d’excuser le péché ? En aucune manière. L’homme ne doit pas séparer ce que Dieu a uni (Mt 19.6). Jésus prend le pécheur et le péché au sérieux. Mais Dieu peut aussi transformer le mal en bien (Gn 50.20). Il est très important que la culpabilité soit exprimée. Un divorce sans culpabilité, cela n’existe pas. Aucun des deux conjoints n’a réussi à sauver son mariage ni à respecter la norme divine. Cela peut produire un sentiment d’impuissance, même s’il est possible que l’un ait plus de torts que l’autre. Toutefois, chercher à savoir qui est le plus fautif est un chemin qui conduit au désastre. Le mariage peut révéler le meilleur, mais également le pire chez chacun des partenaires. Les extrêmes de l’amour et de la haine se touchent. Il est plus important que chacun se demande quelle a été sa propre contribution à l’échec. Même dans une situation d’adultère, chacun doit s’examiner lui-même. Les interpellations suivantes doivent être entendues :

  • Fuyez-vous vos responsabilités ou êtes-vous prêt à reconnaître vos échecs ?

  • Comment gérez-vous vos sentiments de culpabilité ?

  • Avez-vous peur que Dieu vous abandonne ou les ignorez-vous ?

  • Aspirez-vous à être purifié par le Christ ou essayez-vous constamment de couvrir vos propres manquements ?

Ici l’accompagnement pastoral peut jouer un rôle important. Il s’agit d’aider à distinguer entre les divers sentiments perçus. Qu’est-ce qui relève de la culpabilité et qu’est-ce qui relève de la honte (la honte de ne pas avoir réussi à sauver le mariage) ? Et surtout, le rôle du conseiller pastoral est d’annoncer, au milieu des ruines, le pardon au nom de Jésus-Christ. Ne pensez pas que le pardon n’est possible que si le couple est prêt à se remettre ensemble ! Le pardon est toujours possible. Je pense aussi qu’il est bon de donner l’occasion aux personnes divorcées, après qu’un certain temps s’est écoulé, d’admettre et d’exprimer leur culpabilité, afin qu’elles puissent en être délivrées et qu’elles puissent aussi pardonner à l’autre, même si c’est très douloureux, car pardonner, c’est prendre sur soi la souffrance.

La promesse de fidélité demeure

« On ne se marie qu’une seule fois », ai-je dit un jour à un jeune couple qui préparait son culte de mariage et voulait que tout soit parfait. « J’espère bien », a répondu la jeune femme. La promesse de fidélité est puissante. C’est une promesse dont vous ne pouvez pas facilement vous débarrasser, même s’il s’avère que le couple ne marche pas ! Vous ne pouvez pas révoquer cette promesse. Elle ne prend jamais fin, même après une séparation. Dieu a attaché deux personnes ensemble, et les restes de cette union seront toujours visibles. C’est la raison pour laquelle l’homme ne peut pas séparer ce que Dieu a uni. On voit cela dans la nature ou la création. Les liens demeurent. Vous avez passé de nombreuses années ensemble. Vous ne pouvez pas juste les effacer. De plus, il n’y a pas que des pages sombres. Vous avez partagé beaucoup de bonnes choses. Votre conjoint devient votre « ex-moitié ». En particulier lorsque vous avez des enfants en commun, les liens continuent : vous entretenez des relations avec le père ou la mère de vos enfants.

Cette promesse de fidélité contient l’obligation de prendre soin de l’ex-conjoint. C’est la responsabilité de chaque époux, en particulier en tant que chrétien. L’Église a donc la responsabilité de rappeler aux ex-conjoints les vœux de leur mariage – et de leur baptême. Même lorsqu’on ne peut pas s’attendre humainement à ce qu’ils restent fidèles, cela n’enlève rien à leur obligation de prendre soin l’un de l’autre. La promesse reste valide même après une rupture. Les conjoints séparés doivent rester sensibles aux besoins de l’autre, l’honorer, en prendre soin et le protéger. C’est plus facile à dire qu’à faire dans une situation de guerre totale, mais l’obligation subsiste, avec l’aide de Dieu.

Être attentif aux enfants !

Jésus a imposé les mains aux enfants et les a bénis (Mt 19.13-15). Il est intéressant de constater qu’il fait cela juste après ses déclarations sur le divorce ! Il ne peut pas s’agir d’une simple coïncidence. Apparemment, il avait à cœur les enfants qui subissent les effets du divorce de leurs parents. Tout le monde sait que les enfants souffrent des situations de divorce et en sont souvent les victimes. Les conséquences sont énormes, la pire étant de ne plus jamais revoir leurs parents ensemble. Les enfants se retrouvent entraînés dans un conflit de loyautés, ils ne peuvent plus prendre les choses pour acquises. Il arrive même qu’ils se culpabilisent, ce qui les isole encore plus. Suis-je pour quelque chose dans les problèmes de mes parents, se demandent-ils ?

Ici surtout, il est nécessaire de rappeler aux parents leur promesse de prendre soin de leurs enfants. Les enfants sont-ils victimes des émotions de leurs parents, de leur culpabilité, de leur esprit de vengeance ? Les enfants se sentent déchirés, mais incapables de soulager leur douleur. Les ex-conjoints entraînent-ils leurs enfants dans leur conflit ? Comment empêcher les enfants de prendre parti ? Combien les personnes divorcées ont besoin d’aide et de soutien pour savoir que faire avec leurs enfants !

La promesse que les parents ont faite lors du baptême de leurs enfants (ou de leur consécration à Dieu) tient toujours, même lorsque leurs chemins se séparent. Il faut dire aux enfants : « Même si nous sommes séparés, nous allons continuer à nous occuper de vous. » C’est la responsabilité des deux parents. Il faut éviter de se disputer devant eux. Comment faire en sorte que les enfants subissent aussi peu de dommages psychologiques que possible ?

  • En ne retirant pas les enfants d’un cadre de vie où ils se sentent en sécurité.

  • En confiant leur garde au parent le moins dysfonctionnel.

  • En les gardant le plus possible à l’écart des conflits parentaux.

Il convient ainsi de développer une pastorale des jeunes, en particulier pour les enfants de divorcés. Des pistes ont déjà été étudiées (activités regroupant des jeunes traversant le même genre de situation, partageant le même genre de souffrance). J’ai démarré ce type d’activités il y a des années, après qu’un enfant de parents divorcés m’a demandé : « Qu’est-ce que l’Église fait pour moi ? Tout le monde s’occupe de mes parents. Et moi ? » Tous les enfants ne sont pas désireux de recevoir une aide psychologique ou spirituelle. Si vous leur posez la question directement, ils vous répondront souvent : « Non merci ! », parce qu’ils ont peur. Il faut respecter cette décision. Mais soyez patient. Une fois qu’ils sont mis en confiance, il est facile de démarrer une conversation. L’important est que l’Église s’intéresse à eux et s’implique dans leur accompagnement. Il est inconcevable qu’une communauté abandonne à leur sort les enfants traversant une situation aussi douloureuse que le divorce de leurs parents. Mais il y a encore beaucoup à faire dans ce domaine.

La réconciliation

Il existe des miracles, des exemples de restauration et de réconciliation. On connaît des couples qui se retrouvent après plusieurs années de séparation, même après l’entrée en scène d’un autre partenaire. C’est la raison pour laquelle je continue à encourager les ex-conjoints à la fidélité biblique. Non pour leur demander l’impossible, mais pour laisser à Dieu la possibilité d’accomplir l’impossible. Parfois, le fait de mettre une certaine distance entre eux peut être bénéfique. Bien des fois, hélas, la relation est tellement brisée qu’elle ne pourra pas être réparée ici-bas. Les chrétiens peuvent du moins se rencontrer en tant qu’ex-conjoints et faire preuve de respect l’un envers l’autre. C’est pourquoi je continue à défendre la séparation de corps, pour gagner du temps et mettre une saine distance. L’avantage est que le mariage demeure valide, même si les biens sont séparés. Une pension alimentaire peut être fixée, ainsi que la garde des enfants. Il y a bien séparation, mais les liens du mariage sont saufs.

Le remariage

Les secondes relations, les remariages, sont en réalité extrêmement vulnérables ; les chiffres officiels le confirment. En particulier parce que tout n’est pas comme on pourrait le penser de prime abord. On remplit un certain vide, mais s’est-on donné assez de temps pour réfléchir ? Sans compter que chaque partenaire charge la nouvelle relation du poids de sa relation précédente. En tout cas, commencer une autre relation trop tôt est réellement un piège. Et plus on a connu d’échecs amoureux, plus il est difficile de faire tenir un nouveau lien. J’ai souvent pu l’observer. Pour être honnête, je ne lis pas dans l’Écriture que « tout le monde a droit au bonheur », que si votre premier mariage s’est terminé par un divorce vous avez droit à une seconde chance, à un second mariage. Rechercher la réconciliation ou rester seul – c’est ce que dit l’Écriture4. Les exceptions qui apparaissent légitimes confirment la règle. Parce que chaque situation est unique, il est vrai qu’il vaut mieux éviter les généralités, la responsabilité de chacun jouant un rôle majeur. Dans chaque cas, il est de la plus grande importance que le souverain Berger lui-même puisse parler (dans une rupture pour cause d’adultère, face à un conjoint infidèle, la route semble rester ouverte pour une nouvelle conjugalité). En toute situation, cependant, celui qui veut marcher à la suite du Christ doit essayer de ne pas être dur envers l’autre et indulgent envers lui-même. Qu’il soit plutôt rempli du fruit de l’Esprit : amour, joie, paix, patience, bonté, fidélité, douceur et maîtrise de soi. Et je me réjouis de tout cœur lorsqu’un second mariage porte de tels fruits.

Une route à suivre

Le mariage est un mystère, une invention de Dieu, un mystère magnifique. Mais le divorce également, dans ce sens qu’il est mystérieux et énigmatique ! Une approche pastorale demande de la prière afin que l’amour gagne de plus en plus en pleine connaissance et en parfait discernement pour que vous puissiez discerner ce qui est important (Ph 1.9-10). Le souverain Berger appelle toutes sortes de personnes à aller à la rencontre de ceux de son troupeau qui sont brisés et blessés. Constituons donc une équipe pastorale reflétant l’attitude du souverain Berger, des personnes capables de guider ceux qui leur demandent conseil et vers qui les gens peuvent se confier pour y voir plus clair dans leur situation. On peut toujours aller de l’avant avec le souverain Berger. Il y a toujours une route à suivre, malgré les virages et les vallées profondes, lorsque l’on se confie en Jésus.


  1. Chiffres trouvés sur le site suivant (consulté le 26/01/17) : https://www.jurifiable.com/conseil-juridique/droit-de-la-famille/divorce-france-statistiques.↩

  2. Mt 18.17.↩

  3. Lc 12.14.↩

  4. En ce qui concerne le divorce non justifié, l’Écriture maintient clairement la règle qu’un remariage est exclu (1Co 7.10, 11). Voici le texte d’une décision prise lors d’un synode de mon union d’Églises : « Il convient au style de vie du royaume de Dieu de demeurer célibataire après un divorce. Cela signifie, d’une part, que dans les situations où l’adultère ou la répudiation par le conjoint non croyant est la cause du divorce, il est également préférable de ne pas se remarier. Il ne faut pas exclure, d’autre part, le fait que, dans la pratique, de nouvelles situations puissent apparaître, dans lesquelles un divorce est non seulement raisonnable et inévitable, et que l’Église peut aussi se résigner à un second mariage. » (Les italiques sont de moi.)↩

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Face au traumatisme http://larevuereformee.net/articlerr/n285/face-au-traumatisme Mon, 18 May 2020 14:22:11 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=1071 Continuer la lecture ]]>

Face au traumatisme


Egbert BRINK
Pasteur et professeur d’Ancien Testament et de théologie biblique à la Faculté de théologie réformée de Kampen (TUK) aux Pays-Bas, ainsi que professeur associé de théologie pratique à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence et à la Faculté de théologie évangélique de Bangui


I. Blessures visibles et invisibles

Traumatique, traumatisme, traumatisé… ces mots sont utilisés de plus en plus souvent et sont devenus communs dans le langage contemporain, sans qu’on se rende toujours compte que le mot grec trauma signifie, à l’origine, blessure. Il y a bien sûr les blessures corporelles visibles. Celles-ci exigent des soins particuliers et personne ne doute de la nécessité de les prendre en charge. Ces soins demandent en général du temps et de la patience, et les blessures les plus graves laissent des cicatrices qui peuvent rester sensibles très longtemps.

Mais comment traiter les blessures invisibles, celles de l’âme ? À chaque blessure extérieure, comme par exemple chez les victimes d’une guerre, correspond une blessure intérieure. Aujourd’hui, on est de plus en plus conscient des blessures intérieures, des dégâts psychiques et spirituels dont souffrent les personnes qui ont été victimes de chocs ou d’abus.

Pour être plus exact, les blessures intérieures ne sont pas entièrement invisibles. Il peut y avoir des symptômes extérieurs. J’aimerais aborder ce sujet dans cet article. Faute de place, je me limiterai aux traumatismes familiaux et mettrai l’accent sur les victimes et les personnes vulnérables, plutôt que sur les auteurs des actes coupables. Je présenterai quelques symptômes typiques des dégâts psychiques, dans le syndrome de stress post-traumatique (SSPT). Mais j’examinerai surtout la dimension spirituelle, les répercussions des blessures intérieures sur la relation avec Dieu et la manière d’accompagner les personnes blessées.

Une longue histoire

Quand une famille se retrouve au milieu d’une guerre civile, chaque membre sera traumatisé par ce qu’il a vu. Mais certaines personnes sont plus sensibles que d’autres. Peut-être ont-elles vu de très près des choses horribles et terrifiantes (assassinats, actes terroristes, personnes brûlées vives, cannibalisme). Ces images sont tellement vives qu’on peut difficilement les écarter. Et cela peut gravement briser la vie émotionnelle et produire toutes sortes d’angoisses.

Mais imaginez que le comportement violent se produise dans la famille elle-même. Cela est encore plus traumatisant, parce qu’on se trouve dans un cercle qui devrait être sûr et sécurisant. Même dans la longue histoire biblique, on trouve des personnes qui ne respectent pas les membres de leur propre famille. Les membres d’une même famille peuvent se montrer violents les uns à l’égard des autres, que ce soit en paroles ou en actes. On estime qu’il y a dans le monde plus d’actes de violence à l’intérieur des familles qu’à l’extérieur !

La Bible est un ensemble de livres qui décrivent la réalité de façon honnête et authentique. Elle parle ouvertement de la violence et des abus familiaux : Abel et Caïn (Gn 4.8), la famille de Jacob (Gn 37), Amon et sa sœur Tamar, Absalom tuant son frère (2S 13). Et ce qui est choquant, c’est qu’à toutes les époques de l’histoire humaine et quel que soit le pays, on trouve des maris violents avec leur propre femme ! Déjà dans la Genèse, Dieu avait prédit cette conséquence de la chute : l’homme dominera sur sa femme (Gn 3.16). Ainsi, dans les familles, beaucoup souffrent de souvenirs oppressants et de profondes blessures intérieures.

Le secret et la honte

Ce qui rend les choses encore plus complexes dans le contexte familial, c’est la honte et le sentiment de culpabilité. On peut avoir honte de sa faiblesse comme de sa faute. Le coupable et la victime (chacun à sa manière) font souvent tout leur possible pour que les autres ne découvrent pas les fautes ou les crimes. L’auteur se cache, surtout lorsqu’il s’agit de péchés sexuels. Mais la victime aussi peut se cacher et avoir peur des conséquences d’un coming-out, d’une révélation de la situation.

Dans la plupart des cultures, les formes les plus habituelles de violence sexuelle dans la famille sont les relations sexuelles d’un père avec sa fille, d’un oncle avec sa nièce ou d’un frère avec sa sœur (moins souvent entre un homme et un garçon de la famille). Plus rares sont les relations sexuelles entre une femme (mère ou tante) et un garçon de la famille. Ces pratiques ne sont pas seulement des péchés sexuels, elles sont aussi des péchés violents. Un jeune garçon ou une jeune fille est contraint d’avoir des relations sexuelles avec un autre membre de sa famille.

Bien souvent, dans ces situations, les autres membres de la famille savent ce qui se passe. Mais personne n’ose en parler, que ce soit au sein de la famille ou au-dehors. Cela reste caché, comme un secret de famille, avec des conséquences désastreuses pour la victime. Tout le monde fait comme si de rien n’était.

On découvre ce genre de violence lorsqu’une jeune fille, par exemple, se retrouve enceinte et qu’on se demande alors qui est le père de l’enfant. Ou bien lorsqu’un avortement a eu lieu en secret. Parfois, on prend conscience de la situation lorsque la jeune fille ou le garçon s’enfuit de la maison pour échapper à cette violence sexuelle. Il arrive même que les enfants abusés sexuellement soient tellement prisonniers d’un cercle vicieux qu’ils finissent par se suicider. Même si ces enfants ne sont pas coupables de ce qui leur est arrivé, ils se sentent coupables, et la honte qu’ils éprouvent est tellement forte que la vie leur devient insupportable. La prostitution ou l’adultère sont des péchés graves, mais la violence sexuelle au sein de la famille l’est encore plus.

Lutter contre l’abus familial

La tâche principale des responsables chrétiens dans l’Église et dans la société est de prendre conscience de ces situations et d’en parler. D’abord, il s’agit de reconnaître les symptômes et de créer un climat de confiance qui aidera les victimes à exposer leur drame. Ensuite, il conviendra de protéger les personnes vulnérables, soigner leurs blessures et se battre contre les abus. Il est extrêmement important d’assumer cette responsabilité et de développer une approche évangélique et libératrice.

Une personne qui fait du mal à une autre porte atteinte à l’image de Dieu qui se trouve en elle. En tant que chrétiens, par la grâce de Dieu, nous sommes appelés à panser les blessures liées à la honte. Nous sommes appelés, dans des conversations personnelles, à aider ceux qui ont été victimes de violence à évoquer leurs souvenirs tristes et oppressants, et à soigner leurs blessures intérieures. Ceux qui ont été blessés et déshonorés par un membre de leur famille sont souvent remplis de colère, de honte ou d’angoisse. Ils ont besoin de partager ces sentiments avec quelqu’un de compréhensif, d’apprendre à vivre avec ces émotions ou d’en être libérés (partiellement). Ils pourront connaître une nouvelle liberté, après s’être débarrassés de leur joug et de leur secret, et retrouver une certaine joie de vivre, même si leur mémoire reste marquée.

Le trouble de stress post-traumatique (TSPT)

Comment identifier et reconnaître les personnes traumatisées ? Les victimes de violence ou d’abus sexuels peuvent développer ce qu’on appelle un trouble de stress post-traumatique. Il s’agit d’un type de trouble dû à une sévère anxiété qui se manifeste à la suite d’une expérience vécue comme étant traumatisante. Cet état est défini par des conditions très précises.

On parle de stress post-traumatique lorsqu’une personne a été confrontée à un ou plusieurs événements à l’occasion desquels son intégrité physique ou psychique, ou celle de son entourage, a été menacée ou effectivement atteinte (mort, menace de mort, blessures graves, notamment). La réaction immédiate face à l’événement a été une peur intense, un sentiment d’horreur.

Un autre facteur essentiel est le sentiment d’impuissance éprouvé durant l’expérience traumatisante, l’impossibilité de se défendre contre le danger. Ce sentiment d’impuissance produit une grande frayeur chez la victime. Lorsqu’elle se remémore la scène, elle peut être submergée par l’angoisse et la tristesse.

L’événement traumatique hante la personne et reste présent, car il est vécu de manière persistante d’une ou plusieurs manières, et cela parfois pendant toute la vie. Une des réactions logiques de la victime est de tenter d’oublier, de passer sous silence, de ne pas vouloir se souvenir, de se replier sur elle-même en cachant ses sentiments.

On observe aussi chez la victime des signes d’hyperactivité du système nerveux, signes qui n’existaient pas avant le traumatisme.

Le patient souffrant d’un TSPT se plaint d’un sentiment de désespoir ou d’horreur associé à une triade de symptômes persistants1 :

1) L’intrusion

La personne revit l’événement traumatisant. Il ne s’agit pas de vagues souvenirs, mais de véritables flash-backs qui reviennent sans cesse avec force. La victime peut éprouver la même angoisse qu’au moment des faits. Les cauchemars en sont une autre manifestation.

2) L’évitement

L’individu tente d’éviter les situations et les facteurs déclenchants qui pourraient lui rappeler l’événement traumatisant. Il aura aussi tendance à éviter d’en parler pour éviter d’y être confronté directement. Cela peut conduire à une amnésie partielle ou totale de l’événement. Un autre aspect de l’évitement est l’émoussement des émotions qui peut aller jusqu’à une insensibilité émotive (« le traumatisme fait geler les émotions »). La personne se désintéresse des activités qui autrefois la passionnaient, se replie sur elle-même et fuit ses proches. Le sujet évite les situations susceptibles de l’exposer à de fortes émotions, comme les disputes, les films d’horreur, notamment. L’évitement affectif peut prendre la forme de l’isolement des affects et de l’isolement social. L’évitement physiologique est une sorte de torpeur des sensations ou indifférence sensorielle. Les traumatisés rapportent avoir une atténuation des sensations de plaisir ou de douleur. L’évitement physiologique s’observe également dans l’annulation ou l’atténuation des sensations liées à l’expérience du traumatisme chronique2. L’évitement comportemental consiste à s’éloigner de tout ce qui peut rappeler le drame, comme les conduites, les personnes, les endroits et les situations associées au drame. L’évitement est une manière de fuir le drame et de sous-estimer ses blessures intérieures.

3) L’hyperstimulation

Le patient souffrant de TSPT manifeste une vigilance extrême (hypervigilance) et a par conséquent de la difficulté à se concentrer et à mener à terme ses activités. Il peut notamment souffrir d’insomnie et de nervosité, s’effrayer facilement, avoir une impression constante de danger ou de désastre imminent, une grande irritabilité ou même un comportement violent. Chez les enfants, on constate un comportement désorganisé ou agité. Un sentiment intense de détresse psychique peut survenir lorsque la personne est exposée à des éléments qui évoquent l’événement traumatisant.

Ces troubles s’accompagnent parfois de dépression, de conduites pathologiques (alcoolisme, toxicomanie, tendance suicidaire) et peuvent entraîner une grande fragilité sociale (perte d’emploi, conflits familiaux). Faute de prise en charge, l’état anxieux peut persister.

Dans ce cadre, on peut trouver deux autres phénomènes : la dissociation mentale et l’automutilation.

La dissociation est un processus mental complexe permettant à des individus de faire face à des situations douloureuses et/ou traumatisantes. Elle est caractérisée par une désintégration de l’ego. L’intégrité de l’ego peut être définie comme la capacité d’incorporer les événements externes ou expériences sociales à la perception, et d’agir en conséquence. Une personne incapable de faire cela avec succès peut connaître des dérèglements émotionnels ainsi que l’écroulement potentiel de l’intégrité de l’ego. En d’autres termes, cet état de dérèglement émotionnel peut être si intense qu’il peut produire, dans les cas extrêmes, une « dissociation ». La dissociation décrit un écroulement de l’ego si intense que la personnalité est considérée comme littéralement cassée en morceaux. Alors que le psychotique rompt avec la réalité, une partie du dissociatif y reste connectée3.

C’est comme si la personne subissait à nouveau la situation anxiogène, la faisant partiellement sortir de la réalité dans une sorte d’échappatoire. Voici ce qui distingue la fugue psychotique et la dissociation : dans la fugue psychotique, le psychotique se détache entièrement de la réalité, tandis que, dans la dissociation, une partie de la personne reste connectée à la réalité, bien qu’elle essaie de se détacher d’une situation qu’elle ne peut pas gérer.

L’automutilation consiste à s’infliger délibérément des blessures sur soi-même. Le but de l’automutilation est de se punir ou de trouver un soulagement face à des problèmes personnels ou professionnels.

Pour le traitement d’un TSPT, nous avons besoin des professionnels qui sont formés pour bien gérer ce phénomène. Le but du traitement4 proposé au patient traumatisé est de favoriser :

  • L’expression libre, fluide et sécuritaire des sentiments.

  • Le soulagement des symptômes et des comportements post-traumatiques les plus dérangeants.

  • La restauration du sentiment de maîtrise de sa vie.

  • La correction des malentendus et de la culpabilité.

  • La restauration de la confiance en soi et dans le futur.

  • Le détachement et la mise en perspective du drame.

  • L’atténuation des cicatrices du drame.

II. Apprendre de Job et de ses traumatismes

Le livre de Job peut très bien nous aider à reconnaître et à traiter les traumatismes en considérant les situations effrayantes et choquantes à la lumière de la providence divine. La figure de Job invite à s’identifier avec lui (sans nier le caractère unique de son expérience) et aide ainsi à exprimer, surtout dans la relation avec Dieu, les sentiments qui surgissent dans un contexte traumatisant.

La conclusion du livre est remarquable. Les amis de Job ont constamment défendu la position de Dieu, en jouant le rôle d’avocats du Tout-Puissant. Job, par contre, s’est opposé à Dieu, a protesté, et était même en révolte contre lui. Pourtant Dieu lui-même défend Job contre ses amis. Dans l’arbitrage, il se montre favorable à Job, déclarant que celui-ci avait parlé avec droiture à son endroit :

Ma colère est enflammée contre toi [Éliphaz] et contre tes deux amis, parce que vous n’avez pas parlé de moi avec droiture comme l’a fait mon serviteur Job. (42.7)

La leçon est rude : nous ne sommes pas appelés à défendre Dieu dans ses mystères. L’expérience de Job, une expérience de foi dans la souffrance, est cruciale. Il perçoit quelque chose du mystère de Dieu en le rencontrant comme adversaire et partenaire en même temps. Une pareille rencontre ou confrontation avec Dieu pourrait aider dans le processus de guérison des blessures traumatiques et dans le traitement des cicatrices.

Permettre la plainte

Job se plaint sans cesse. Il n’arrive pas à comprendre pourquoi Dieu a permis de tels désastres dans sa vie. Il a tout perdu : ses biens, ses enfants, sa santé… Et il n’en connaît pas la cause, puisqu’il ne voit aucun rapport entre ce qui lui est arrivé et ses propres actes, bien qu’il reconnaisse ne pas être sans faute. Dieu lui-même reconnaît que le mal qui a frappé Job est sans raison évidente (2.3), mais il ne l’a pas encore révélé à Job ! Or, Dieu lui permet de se plaindre, comme on peut le voir ailleurs avec le prophète Jérémie (12.1) et dans les Psaumes (22 et 88). Job fait usage de cet espace de liberté pour exprimer sa souffrance et ses incompréhensions. En général, les traumatisés en ont besoin aussi. Ne les corrigez pas et n’étouffez pas leurs plaintes, même lorsqu’elles sont dirigées contre Dieu ! Pour citer une personne que j’ai accompagnée :

Comment peux-tu permettre ce qui se passe et ce qui s’est passé ? Tu vas très loin avec moi, mais jusqu’où puis-je aller avec toi ? Je ne veux pas rompre notre relation. Je veux me battre, donner des coups, te demander une explication, mais je n’ose pas, je ne veux pas te fâcher.

Les plaintes permettent à la douleur de s’exprimer (9.28 et 16.6). En fait c’est la douleur qui décide la plainte doit aller. Elle a fortement besoin d’une destination. Dieu le permet et encourage à le faire. Il nous permet d’exprimer notre déception et notre sentiment d’injustice criante. Celui qui fait l’expérience de la douleur comprend ce que dit Job, mais celui-ci nous montre aussi comment nous lamenter et crier notre douleur.

La cour suprême de justice

Job a une énorme soif de justice. Pourquoi ? Parce qu’il croit fortement en Dieu, le Dieu juste qui mesure toute chose équitablement. Le fait qu’il ose se défendre devant Dieu montre sa foi vivante en lui et sa justice. Comme Jérémie, qui s’exprimait ainsi :

Tu es trop juste, Éternel, pour que j’entre en procès avec toi ; je veux néanmoins te parler sur tes jugements : Pourquoi la voie des méchants est-elle une réussite ? Pourquoi vivent-ils tous tranquillement, les traîtres qui trahissent ? (Jr 12.1)

Job se rend bien compte qu’il ne pourra jamais gagner contre Dieu : « Il n’est pas un homme comme moi, pour que je lui réponde, pour que nous allions ensemble en justice. Il n’y a pas entre nous d’arbitre qui pose sa main sur nous deux. » (9.32-33) Pourtant, Job ose faire le pas et se défendre : « Mais moi je vais parler au Tout-Puissant, je veux défendre ma cause devant Dieu. » (13.3) « Même, s’il voulait me tuer, je m’attendrais à lui, oui, devant lui je veux défendre ma conduite. » (13.15)

Job se présente devant la cour suprême de justice dans le ciel. Il défend sa propre cause et aspire à être conforté dans son sentiment de douleur et d’injustice. Dieu seul est capable de restaurer la justice suprême.

Une autre personne traumatisée exprimait ces mêmes sentiments :

Je crie très fort que j’ai le droit de réagir de cette manière, d’être tellement en colère contre Dieu et dépité, mais en fait je pense que je ne devrais pas réagir ainsi. Si j’y réfléchis logiquement, je n’en ai pas le droit. Pourtant je ne veux pas renoncer à ma colère. Parce que j’aspire à être écouté. Le problème est peut-être au fond que je pense que je ne mérite pas cela, que je suis victime d’une injustice. Il est injuste que Dieu m’ait perturbé avec cette souffrance. Que dois-je faire avec un tel Dieu ? Mais je ne me suis pas permis de le dire. Je peux difficilement discuter avec Dieu comme Job l’a fait. Il n’y a pas la moindre chance que mes plaintes soient entendues.

Les traumatisés peuvent avoir ce fort sentiment d’injustice et avoir le droit d’aspirer à ce que la situation soit rectifiée, restaurée et corrigée. Mais ils aspirent avant tout à la reconnaissance et à l’approbation. « Heureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés ! » (Mt 5.6)

Connaître Dieu comme adversaire

Sa colère (me) déchire et s’attaque à moi, il grince des dents contre moi. Mon adversaire aiguise ses regards vers moi. (16.9) C’est lui, le Dieu très grand, qui vient me terrifier. (23.16b)

Voilà une expression qui va très loin. Les amis de Job, et la plupart des chrétiens, corrigeraient de tels propos ! Comment ? Dieu ne peut pas être en même temps ton adversaire et ton partenaire. Pourtant, de manière paradoxale, Job voit les choses ainsi. Après avoir exprimé sa douleur et l’injustice qu’il a soufferte, il expose maintenant ses sentiments d’angoisse et d’insécurité. Job décrit son Dieu comme quelqu’un qui l’attaque, comme un animal sauvage qui se jette sur lui (30.21). Cette métaphore est très connue dans le cadre traumatique (l’incident grave figuré comme un animal sauvage5). Pourquoi s’exprime-t-il de cette manière ? En fait, Job refuse d’exclure du gouvernement de Dieu la réalité douloureuse qu’il vit. Job n’accepte pas l’idée que son Dieu se serait retiré au moment où le mal l’a atteint. Il met sa souffrance en rapport direct avec Dieu.

Une troisième personne accompagnée s’expliquait de la manière suivante :

Je considère Dieu différemment des chrétiens qui m’entourent. Je vois Dieu comme mon adversaire qui fait (à mes yeux arbitrairement) ce qu’il veut. Je me sens abandonnée dans tous les sens. Dieu ne s’intéresse pas à moi, sinon il aurait empêché ce qui m’est arrivé, il n’aurait pas supporté ni admis tout cela. Il m’aurait protégée et défendue contre toutes les attaques. Dieu est plutôt celui qui rejette, qui invente sans cesse de nouveaux malheurs. Que dois-je penser d’un Dieu qui me frappe et puis m’invite à venir chercher en lui le secours ? Comment me confier en quelqu’un qui m’a privée de mes sentiments de sécurité ? Comment me réfugier auprès de celui qui m’a frappée et brisée ? Je ne puis qu’attendre les coups suivants, ainsi que le coup ultime et définitif. Je ne me sens pas du tout en sécurité auprès de Dieu.

Dans la réalité pastorale, j’ai régulièrement observé que le fait de connaître Dieu comme adversaire aidait dans la pratique à prendre conscience des émotions perturbées. Aussi les traumatismes peuvent-ils mieux être reconnus et traités comme blessures concrètes. En revanche, le refoulement de l’angoisse et de la douleur peut rendre malade et conduire à l’autodestruction. Cela peut avoir des conséquences désastreuses. Surtout quand la douleur, l’angoisse, la tristesse et la déception ne sont pas mises en rapport avec Dieu lui-même. Pour le dire paradoxalement : celui qui fait l’expérience de Dieu comme adversaire croit en lui comme partenaire (cf. la fin de Rm 8).

Interprétation impossible : Dieu contre Dieu

Tandis que mes amis me traitent sans respect, je regarde vers Dieu, les yeux remplis de larmes. Ah ! puisse-t-il être l’arbitre entre Dieu et moi, comme on le fait sur terre entre un homme et un autre ! (Job 16.21-22)

Une accompagnée traumatisée réagissait ainsi à ce texte :

C’est comme s’il y avait deux Dieux, le Dieu du passé et le Dieu du présent. Comme le dit Job : « C’est Dieu que j’implore avec larmes. Puisse-t-il être l’arbitre entre Dieu et l’homme. » D’un côté je me sens attirée, je veux me diriger vers Dieu, mais d’un autre côté je me sens rejetée, je veux m’en aller le plus loin possible, m’opposer à lui parce qu’il était là et qu’il a tout permis.

Job se montre incapable de se défendre contre Dieu. Il ne voit pas d’autre issue que de demander à Dieu de considérer sa justice et de le défendre contre Dieu. Cet incroyable paradoxe exprime la complexité de ce qu’il vit et l’incapacité dans laquelle il se trouve de résoudre ses problèmes. Job s’adresse à Dieu tout en reconnaissant qu’il a été témoin des choses graves et blessantes qui se sont passées, sans qu’il se soit interposé ! Voilà le paradoxe de la foi. Malgré tout, Job s’efforce de ne pas perdre sa confiance en Dieu comme Dieu de justice et d’amour. Il demande alors l’impossible : un Dieu qui défend ses droits et le protège contre Dieu. Il exprime la même idée à un autre endroit : « Sois donc mon garant auprès de toi-même ; qui d’autre prendrait des engagements pour moi ? » (17.3)

Perspectives christologiques

On peut ainsi identifier dans les discours de Job des perspectives christologiques sur la souffrance et l’injustice subies. Les traumatisés sont alors invités à s’identifier avec le Christ, qui est plus grand que Job.

Premièrement, Jésus est la personne ultime qui souffre comme le juste par excellence. Il est désigné en Ésaïe 53 comme l’homme de douleur, frappé par Dieu et humilié. Il est aussi question de son sang innocent qui parle mieux que celui d’Abel, le premier juste victime de violence. La manière dont Job parle de son angoisse, de son insécurité et de sa douleur évoque les cris de douleur de Jésus sur la croix : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » C’est ici une épreuve comparable à l’expérience de Dieu comme adversaire.

Deuxièmement, Job aspirait à ce que quelqu’un défende sa position misérable et impossible. Job estimait que Dieu lui-même, ou bien un être divin, devait défendre son cas. Qui est capable de connaître l’injustice que Job a subie, et de le défendre, sans nier la justice de Dieu (40.8) ? Cela échappe à toute logique. La sagesse de la croix dépasse toute sagesse humaine. Le désir de Job et son aspiration sont accomplis dans la venue du Médiateur : « Car il y a un seul Dieu, et aussi un seul médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ-Jésus homme. » (1Tm 2.5) Il est notre témoin-arbitre, dans le procès de Dieu contre Dieu.

Le Christ nous invite à nous identifier à lui, car il est plus que Job. L’union avec le Christ, crucifié malgré sa justice, mais aussi ressuscité, peut constituer un traitement précieux de n’importe quel trauma. Ses mains percées le prouvent : il a gardé ses traumatismes en tant que Ressuscité, et prend tout trauma au sérieux. Le Christ compatit à toute douleur et à toute injustice, et permet à la souffrance de s’exprimer. Son Esprit intercède par des soupirs inexprimables, de même que la création tout entière soupire et souffre les douleurs de l’enfantement (Rm 8.22, 26). Mais ces soupirs ne sont pas sans espoir, puisqu’ils sont éclairés par l’attente de la libération de toute la création.

III. Démarche pastorale

Pour terminer, j’aimerais présenter une démarche pastorale, fondée à la fois sur la Bible, les sciences humaines et mon expérience pastorale.

L’accompagnement dans une situation de stress post-traumatique demande beaucoup de patience, de prudence et de réserve. Il est important de comprendre que l’accompagné est propriétaire de sa propre problématique. L’accompagnant doit s’abstenir de toute curiosité malsaine.

L’accompagnant et l’accompagné cheminent ensemble, guidés par l’Esprit Saint, à l’écoute de la Parole vivante qui se fait entendre dans ce cadre précis. Un pasteur, ou un responsable chrétien, intervient avec sa propre compétence herméneutique. Il interprète les textes bibliques et il essaie, avec prudence, de les appliquer à la situation concrète de l’accompagné, petit à petit, pas à pas. Il prend en compte la contribution professionnelle des psychologues et des psychiatres, mais il reste maître dans son propre domaine religieux. Il faut veiller en particulier aux cinq paramètres suivants :

1) Un environnement qui permet la confidence

La relation entre l’accompagné et l’accompagnant doit être sûre et « sans danger ». La victime doit se sentir à l’abri, dans un environnement bien protégé. Cela demande un strict respect de la confidentialité. Mais la relation elle-même doit aussi être sécurisante. C’est-à-dire que l’accompagnant ne doit jamais prendre l’initiative d’aborder les événements traumatiques. L’accompagné a besoin d’un environnement dans lequel il se sentira libre de choisir lui-même de parler de ce qui s’est passé, plutôt que d’être forcé à le faire. Les expériences traumatiques peuvent être présentes, mais pas clairement énoncées. Elles doivent se dévoiler au fur et à mesure et prendre place au rythme du discours de l’accompagné. Cela demande de la part de l’accompagnant une écoute réelle et patiente, une observation de la communication non verbale et la capacité d’instaurer un climat de confiance et d’intimité. Le rythme du processus de traitement des blessures doit surtout être déterminé par l’accompagné, l’accompagnant faisant tout son possible pour le respecter. En bref, l’accompagné doit avoir la maîtrise de ce qu’il veut partager ou non.

2) Un sentiment de sécurité

Sécurité avant tout ! Un traumatisme consiste en des blessures sérieuses, à l’extérieur comme à l’intérieur. L’intention doit toujours être de traiter les blessures consciemment et prudemment, tenant compte de leur gravité. Hélas, le traumatisme est souvent aggravé par les réactions froides, négligentes et malsaines des autres. Trop souvent la personne blessée entend ce genre de propos : « Oublie, n’en parle plus, concentre-toi sur les bonnes choses de la vie, il y a des choses plus graves… En réalité, la personne a vraiment besoin d’un lieu de parole. Le sentiment de sécurité facilite l’expression des émotions confuses et permet à l’accompagné de poser des questions pertinentes et profondes à propos de Dieu. Mais l’accompagnant doit en être conscient : les cris de douleur ne sont presque jamais nuancés !

3) L’autonomie de la personne

Même lorsqu’il s’agira d’aider le patient à combattre l’impuissance ressentie au moment du drame, impuissance qu’il a étendue à beaucoup d’autres aspects de sa vie, il est impératif que l’accompagnant, dans son intervention, laisse l’initiative au sujet. Laisser l’initiative à l’accompagné demande, toutefois, une souplesse et un équilibre fragiles, en raison de sa tendance à éviter tout ce qui lui rappelle le drame. L’accompagnant aura besoin de guider le patient, à la fois fermement et avec douceur, en sorte qu’il reconnaisse son moi traumatisé et change de regard sur son drame6. Stimuler l’autonomie est important, parce que l’environnement de sécurité a été brisé par le traumatisme vécu et se laisse difficilement restaurer. La confiance en soi doit être réparée, petit à petit. Et cela correspond à une confiance en Dieu qui est ébranlée et qui, elle aussi, doit être rétablie.

4) Une attitude empathique

L’accompagnant a besoin de créer un espace pour une transformation, sans dominer ni intervenir brusquement. Il doit toujours chercher son rôle dans le suivi et l’accompagnement. Il lui faut une attitude d’écoute attentive, avec une approche empathique, sans pour autant se noyer dans une identification excessive et perdre toute distance. Dans ce cas, il serait envahi par ses propres émotions et ne serait plus capable de servir. Il faut, en effet, garder une saine distance. Avant tout, il s’agit de prendre la mesure de ce qui s’est passé. Job demande à ce qu’on « pèse » son exaspération et ses malheurs (6.2). Mieux vaut prendre le temps de mesurer le poids du traumatisme que de tenter de donner rapidement des contrepoids.

5) Une présence non anxiogène

Des angoisses de toutes sortes jouent un rôle important. Dans ce contexte, l’attitude recommandée par Edwin Friedman peut être fructueuse. Il parle de la présence non anxiogène de l’accompagnant. Il ne faut pas se laisser diriger par l’angoisse, mais rester patient et ne pas se précipiter, comme si quelque chose devait être résolu. Il ne s’agit jamais de résoudre le traumatisme. Il reste toujours des cicatrices. Il est préférable de parler de savoir vivre avec, de traiter les traumatismes ou de porter ce qu’on a vécu. Le but est d’aider l’accompagné à se connecter à son incident traumatique et à développer un nouveau regard sur son drame. Ceci pour éviter qu’il reste dans un huis clos, ou enfermé dans un pays où il ne se trouve personne d’autre que lui-même (no man’s land). L’isolement peut ressembler à un enfer d’angoisses. Le partage peut ventiler les angoisses, les atténuer, les tempérer.

Après une longue démarche d’accompagnement, un patient s’est exprimé ainsi :

Pendant des années je me suis éloigné de Dieu. Du Dieu que je pensais connaître. Je ne pouvais plus être auprès d’un Dieu qui avait permis tout cela. C’était le désert. Un désert bien angoissant. Je ne lisais plus la Bible, je ne priais plus, je n’allais plus à l’église. Grâce aux entretiens que j’ai eus avec mon pasteur et à la lecture du livre de Job, j’ai pu retrouver un chemin vers Dieu, petit à petit. Maintenant, c’est devenu un va-et-vient : un jour je sens que Dieu est près de moi et je veux me consacrer à lui et passer du temps avec lui, un autre je ne peux rien supporter (sauf Job ou les Psaumes 88 et 142). Mais la différence est que je m’autorise à vivre ces extrêmes. Je sais que Dieu ne me lâchera pas, même si je devais le lâcher. La révélation et l’expérience sont deux choses bien différentes ! Et je sais que Dieu est avec moi (en Christ), même si je le perçois plus comme un adversaire. Je sais que mon rédempteur est vivant (Job 19) : c’est le langage de la foi, contre toute expérience.

Pour conclure

Se connecter avec la souffrance ne se fait pas sans l’œuvre du Christ. L’accompagnant ne doit pas se prendre pour le Messie, mais conduire vers le Messie. Seul le grand Berger, Jésus-Christ, le Fils de Dieu, est capable de comprendre nos douleurs. Il a porté toute culpabilité, toute honte et toutes nos peines. Par ses souffrances et sa mort, il peut être en communion avec la personne blessée. Dans le traitement des blessures, Jésus se comporte comme le bon Samaritain qui se donne lui-même pour bien soigner l’homme blessé. De plus, il nous appelle à suivre son exemple, avec patience et compassion.

Un jour, une ouverture apparut à l’extrémité d’un cocon. Un homme s’assit et observa le jeune papillon se démener pour sortir de son abri en élargissant le trou. Mais bientôt l’homme eut l’impression que l’insecte ne progressait plus. Il était allé aussi loin que possible, mais maintenant il ne bougeait même plus. L’homme prit alors une paire de ciseaux et découpa délicatement le cocon, afin de permettre au papillon de s’en extraire. Le papillon réussit à sortir mais ses ailes étaient atrophiées et froissées. L’homme se dit qu’elles finiraient par se développer mais il n’en fut rien. Le papillon passa le reste de sa vie à ramper, incapable d’utiliser ses ailes. Ce que l’homme n’avait pas compris, malgré ses bonnes intentions, c’est que le papillon avait besoin de sortir lui-même de son étroit cocon pour fortifier ses ailes et pouvoir voler.


  1. https://stressposttrauma.wordpress.com/sspt-definition.↩

  2. Judith L. Herman (1997) [1992], Trauma and Recovery : the Aftermath of Violence‒from Domestic Abuse to Political Terror, New York, BasicBooks.↩

  3. https://fr.wikipedia.org/wiki/Dissociation (psychologie).↩

  4. C. Monahon, Children and Trauma : A Parent’s Guide Helping Children Heal, New York, Guilford Press, 1993.↩

  5. P.A. Levine, Waking the Tiger-Healing Trauma, Berkeley, North Atlantic Books, 1997.↩

  6. Gaston, L. (1995), “Dynamic Therapy for Post-Traumatic Stress Disorder”, in J.E. Barber and P. Crits Christoph (ed.), Dynamic Therapies for Psychiatric Disorders (Axis I), New York, Basic Books.↩

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Le peuple de Dieu, un ensemble assemblé http://larevuereformee.net/articlerr/n210/le-peuple-de-dieu-un-ensemble-assemble Thu, 18 Aug 2011 11:39:09 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=528 Continuer la lecture ]]> Le peuple de Dieu, un ensemble assemblé

Egbert BRINK*

I. Une vaste perspective

“Parmi tout le genre humain, depuis le commencement du monde et jusqu’à la fin, le Fils de Dieu assemble autour de lui une communauté élue pour la vie éternelle.”1

Ce texte va me servir de point de départ pour parler du peuple de Dieu dans l’Ancien Testament et dans le Nouveau Testament, pour parler de tout être humain de la première à la dernière page de la Bible. Au début, on voit Dieu communiquer avec le premier couple humain; il est lui-même avec l’homme et la femme. A la fin de l’Apocalypse, cette relation entre Dieu et les hommes se retrouve: “Dieu lui-même sera avec eux.”2 Le premier couple humain a engendré une foule d’êtres avec lesquels Dieu entretient des relations; ils seront son peuple3.

Tout au long de l’histoire, Dieu rassemble son peuple. Il appelle et attire par ses promesses: “Je serai votre Dieu.” Il rassemble, acte dynamique et actuel. Dieu appelle et continue d’appeler à la foi, à une foi vivante et grandissante. C’est toujours lui qui prend l’initiative en indiquant l’objectif à atteindre. Il dit: “Je serai votre Dieu et vous serez mon peuple.”4 Dieu choisit son peuple librement dans son amour. Son action qui se réalise tout au long de l’histoire arrivera à son terme et il y aura un seul troupeau d’origines nationales très différentes, un seul Berger5. Ce peuple aura le même Dieu et le même Médiateur6.

Sablier

Ce mouvement peut être comparé à celui d’un sablier que l’on renverse. Dieu commence par une vaste perspective, qu’il réduit en raison des circonstances avant de l’ouvrir largement. Dieu a souhaité guider tous les hommes issus d’Adam et d’Eve. Mais, peu à peu, ceux-ci se sont éloignés de lui, à l’exception de Noé et de sa famille, qui furent les seuls à être sauvés au sein d’une population considérable. Ensuite, il y a eu la tour de Babel et la volonté de puissance des hommes. De nouveau, Dieu procède par un choix, celui d’une personne: Abram et sa descendance, comme en témoigne son nouveau nom: Abraham. Même si Dieu se concentre sur Abram, c’est tout le genre humain qu’il a en vue!7 Par Abram et le peuple d’Israël qui est issu de lui, Dieu vise toute la terre. Le peuple d’Israël n’est pas un but en lui-même mais, dès le début, il est au service de tous les peuples8.

Même si le Seigneur se nomme “le Dieu d’Israël”, il manifeste continuellement qu’il n’oublie pas le reste du monde9. Il y a bien une première concentration de sa part sur un peuple, mais sa volonté est de gagner tous les hommes. C’est pourquoi il envoie sur cette terre son Fils, qui est de la descendance d’Abram. Ce Fils est l’homme nouveau qui n’est pas limité au peuple dont il est issu mais qui concerne tous les peuples10. L’effusion du Saint-Esprit à la Pentecôte a des conséquences pour tous les peuples. C’est le mouvement inverse de celui de la tour de Babel: plus de dispersion par les langages, mais l’unité puisque chacun entend parler de Dieu dans sa propre langue, ce Dieu qui s’est fait un nom en son Fils Jésus-Christ. Dieu conçoit une nouvelle humanité composée de toutes les nations du monde d’ici-bas. Quelles que soient les différences entre celles-ci, il y a un progrès car le peuple qu’elles forment est uni en Jésus-Christ. Ainsi Dieu a un peuple multicolore et s’il y a bien des différences entre l’Ancien et le Nouveau Testament, il n’y a pas de contradiction entre eux.

II. Un peuple appelé par Dieu

Abram comme “père de l’Eglise”

La vocation d’Abram illustre bien le fait que Dieu ne commence pas par le sang et la terre. Abram rompt ses liens familiaux et quitte sa terre natale. C’est ensuite qu’une postérité innombrable et une patrie lui sont annoncées. La promesse d’une nouvelle terre ouvre sur une large perspective. Elle s’oriente d’abord vers la terre promise, mais a une portée bien plus vaste puisque Abram est nommé “héritier du monde”11. Il attend la cité céleste12. On pourrait la qualifier de “catholique”, car elle est fondamentalement orientée vers le monde entier13. Cela vaut également pour la postérité promise. Il ne s’agit pas seulement d’un grand peuple; celui-ci ne doit pas être détaché de la descendance du Christ (voir Ga 3:16). Sans Jésus-Christ, il n’y aurait pas eu de postérité d’Abram.

Dieu, qui prend toujours l’initiative, appelle Abram; cette vocation exige une réponse continuelle de sa part. Dieu incite à la foi en faisant une promesse, mais la foi n’en est pas moins nécessaire. Dieu est maître de sa manière de communiquer avec les hommes: sa relation est unilatérale en ce qui concerne son établissement, mais elle se vit de façon bilatérale. Elle exige une foi continuellement dépendante de la Parole de Dieu14. Dieu nous met en garde contre l’incrédulité. Il réalise sa promesse en nous faisant suivre le chemin de la foi. Cela se voit très clairement en Genèse 18:18s:

Abraham deviendra sûrement une nation grande et puissante, et en lui seront bénies toutes les nations de la terre. Car je l’ai choisi afin qu’il ordonne à ses fils et à sa famille après lui de garder la voie de l’Eternel, en pratiquant la justice et le droit; ainsi l’Eternel accomplira pour Abraham ce qu’il avait dit à son sujet.

Dieu promet de constituer un grand peuple, c’est son choix; sa réalisation passe par le chemin de l’obéissance et de la conviction religieuse d’Abraham.

Combien de temps s’est-il écoulé avant que la promesse s’accomplisse? Dieu a épuisé les ressources naturelles afin de montrer que son peuple ne l’est pas par héritage de la chair, mais selon sa Parole15. L’origine de ce peuple remonte à la promesse de Dieu et à la foi du premier père de l’Eglise. Ainsi Abraham est notre père à tous16. Dès le début, Dieu est en train d’accomplir autre chose que de faire naître et s’accroître un peuple comme il y en a partout. Il constitue une communauté de croyants. La circoncision en est le signe: un sceau de la justice de la foi17. Cette circoncision manifeste que Dieu n’a pas choisi le chemin naturel. En outre, elle est le prélude à la circoncision du cœur18. C’est pourquoi il est impossible de limiter la circoncision à un acte matériel. Elle est le symbole du renouvellement et de la purification du cœur par la Parole de Dieu.

Ainsi la descendance d’Abraham n’est pas seulement une descendance naturelle puisqu’elle comprend des personnes qui n’appartiennent pas à celle-ci. Les esclaves font totalement partie de la communauté; il est, en effet, difficile d’admettre que ce signe ait été imposé à des non-croyants. Il existe aussi une discipline: celui qui ne se fait pas circoncire est rejeté19. Dieu commence à former son peuple, les étrangers à la descendance d’Abraham étant inclus.

Les enfants sont également compris, parce que Dieu se lie à Abraham et à ses descendants. Dieu s’est engagé à utiliser la relation parents/enfants qu’il a créée lui-même: vous et votre postérité20. Il n’y a point d’automatisme car, en grandissant, les enfants sont incités à la foi. Abraham se donne la tâche d’enseigner. Dieu l’a choisi afin qu’il ordonne à ses fils et sa famille après lui de garder la voie de l’Eternel, en pratiquant la justice et le droit. Cela vaut aussi bien pour Ismaël que pour Isaac. Il est vrai qu’on parle de l’alliance avec Isaac parce que c’est de sa descendance que naîtra le Messie21. Ismaël est concerné par la promesse si, du moins, il reconnaît la supériorité d’Isaac; mais il a méprisé l’alliance22 alors qu’il a été sollicité d’y entrer jusque dans le désert, après avoir été rejeté. Dieu choisit en vue d’une relation vivante dans l’alliance. Sa promesse n’est pas une prédiction, un simple renseignement, mais une déclaration solennelle d’amour qui attend une réponse. Si cette réponse ne vient pas, la menace sera suivie d’effet, manifestant la pureté de l’amour de Dieu.

Le peuple près du Sinaï

Dieu sauve un peuple de l’Egypte. Pendant la marche dans le désert, on apprend qu’il n’y a pas que des Juifs qui ont été sauvés23. Bien que Dieu soit le Dieu d’Israël, il garde un œil sur le monde24. Des individus rassemblés au pied du Sinaï Dieu fait un peuple; les enfants sont compris25.S’il est vrai que Dieu s’adresse à une collectivité, il choisit une approche individuelle en utilisant le tutoiement pour chacun des commandements: dix fois; les enfants sont inclus dans le cinquième commandement. Il marque ainsi un lien personnel avec chacun. Il dit à ce peuple: “Je suis le Seigneur votre Dieu!”

Cette alliance n’est pas automatique non plus et demande une foi vivante. Le privilège de ce peuple n’est pas un héritage de paix; il implique une appropriation croyante. La promesse qui retentit est que ce peuple, s’il est un peuple saint, a fortement besoin d’être sanctifié26. Dieu demande le cœur et sa circoncision27. Dans le Nouveau Testament, on discerne cette perspective: le vrai Israël est celui qui l’est de cœur28. La vraie circoncision n’est pas surtout ce qui arrive à l’extérieur, à la chair, mais celle du cœur qu’opère le Saint-Esprit29. C’est ce qui rend productive et pure la relation avec Dieu. Si les hommes refusent Dieu, une menace réelle existe pour eux30, menace qui manifeste l’amour pur et réel d’une relation vivante avec Dieu. A la suite d’Abraham, les parents reçoivent l’ordre fondamental d’enseigner leurs enfants31, chemin par le moyen duquel Dieu incite à la foi.

Personne ne peut nier l’existence, déjà présente dans l’Ancien Testament, entre croyants et non-croyants. Pourtant certains affirment qu’il y a eu deux promesses, comme si Dieu n’avait jamais pris en compte les non-croyants. Cette conclusion est tirée à tort a posteriori et revient à formuler une abstraction en opposition avec la réalité. Paul nous détourne de l’habitude de diviser la promesse: tous ont été baptisés dans la mer Rouge, tous ont mangé et bu spirituellement. Jésus, qui s’est donné lui-même, y est présent de façon secrète. Et pourtant, tous n’ont pas fait éprouver de plaisir à Dieu. Tout ce qui était israélite et avait bénéficié de la promesse n’a pas répondu et, de ce fait, s’est exclu32. D’où la gravité de leur incrédulité33. Les dons gratuits et l’appel de Dieu sont irrévocables34. L’infidélité ne rendra pas sans effet (ne pourra pas anéantir) la fidélité de Dieu35.

Les structures de communication demeurent: appel (Je suis votre Dieu), réponse (la réponse de la foi), menace (en cas de désobéissance), fidélité aux liens avec les étrangers qui sont dans la maison et avec les enfants.

Culte

Les assemblées commencent du temps de Seth lorsqu’on se mit à invoquer ensemble le nom de Dieu36. Tous les peuples ont un temple avec des prêtres; ils ont le souci de leur salut, de leur bien-être et se préoccupent de détourner d’eux le malheur. En Israël, l’accent est mis sur le sacrifice comme facteur d’apaisement. Le sacrifice est central car Dieu ne peut pas fréquenter son peuple si le chemin du pardon n’a pas été suivi. Les assemblées cultuelles sont qahal (ecclesia) et eda (synagogue), noms qu’elles pouvaient porter puisque Dieu s’était révélé à Israël. Mas elles ne constituent pas toujours un ensemble ethnique. Elles sont le plus souvent une réunion de personnes qui cherchent la communion avec Dieu.

Ces assemblées traduisent également une réalité dynamique:

  • Tout Israélite n’y a pas accès automatiquement. Il doit être circoncis et avoir accompli les lois de la purification. Il peut s’en voir interdire l’accès et y être présent aujourd’hui ne garantit pas d’y être demain.
  • Cet avantage n’est pas réservé aux seuls Israélites. Les étrangers sont aussi les bienvenus37. Ceux qui n’appartiennent pas strictement au peuple sont admis; aussi ne peut-on pas parler de particularisme ethnique38. Sauf en ce qui concerne la vie sociale et politique, l’étranger a les mêmes droits que l’Israélite. Dans les Psaumes, toutes les nations rendent un culte39. Cela ne se limite pas à Melchisedek, Ruth, Tamar, Rahab, Naaman! En revanche, les infidèles ne sont pas appelés à venir aux assemblées40. Le besoin d’une surveillance sur soi et sur les autres est nécessaire. Dans les Psaumes, on voit la distinction faite entre les travailleurs d’injustice et les justes. Parmi les Israélites, il y en a qui se révoltent contre ceux qui sont dévoués et loyaux, et qui craignent Dieu. Malgré les admonestations, il existe toujours des hypocrites parmi le peuple.
  • Les enfants sont présents dans les assemblées41, voire intégrés dans la liturgie42.

Renouvellement par le reste

De façons diverses, les prophètes montrent qu’il n’est pas question d’automatisme. Israël ne peut pas se reposer sur son élection43. C’est toujours Dieu qui prend l’initiative. Il appelle. Il incite à la foi. Dieu cherche à toucher le cœur!44 Il manifeste la pureté de son amour en menaçant d’un jugement, celui-ci en étant comme un soulignement. Si le peuple ne se repent pas, Dieu exécutera ses menaces. Par le jugement, Dieu sauve le tout au travers du reste. Dieu n’oublie pourtant pas la partie infidèle. Il sauve jusqu’à sept mille personnes, c’est-à-dire bien plus qu’Elie ne l’avait pensé. Celui-ci doit dresser douze pierres en autel, bien que la division soit déjà opérée45. Dieu continue à considérer son peuple comme un tout. Il tient sa promesse; Il la réalise, il manifeste son amour comme il lui plaît; cela en exclut d’autres.

Dieu trace une ligne de préférence dans l’alliance. Un reste entrera dans la terre promise. Mais ce reste n’est pas uniquement composé de fidèles. Tous ne se comportent pas comme des êtres renouvelés. Il y a de la paille avec le grain. Pourtant Dieu nomme l’ensemble “son peuple”46. Il est remarquable qu’au moment du rétablissement, il fasse entendre les mêmes paroles qu’au début: Je serai votre Dieu et le peuple, grands et petits, est là47.

Conclusion

  • La vocation d’Abraham exige une relation vivante. Dieu prend continuellement l’initiative et il demande une réponse de foi. Il menace, avertissant contre l’infidélité. Dans ce qu’il fait, tout se tient.
  • L’assemblée (qahal) est une réalité dynamique qui ne recouvre pas celle d’Israël. Les non-Israélites y sont admis. Ceux qui ne sont pas circoncis ou n’ont pas accompli leur purification sont exclus. Dieu appelle les justes et refuse les hypocrites.
  • •Israël est le peuple de l’alliance issu de son amour préférentiel. Ce peuple est élu dans son ensemble. En son sein, il y a des personnes qui servent Dieu et d’autres qui ne le font pas48.
  • Au travers du reste, Dieu sauve le tout. Mais, même ce reste ne se compose pas uniquement de renouvelés (corpus per mixtum). Le Christ a été aussi le Médiateur du peuple ancien49.

III. Pas d’interruption mais une nouveauté dans la continuation

On a souvent imaginé qu’il y avait des contradictions entre l’Ancien et le Nouveau Testament: charnel et spirituel; grand groupe et croyant individuel; promesse d’une terre et héritage spirituel. Comme on l’a vu jusqu’ici, cela n’est pas exact. Dans l’Ancien Testament, l’aspect spirituel est présent, si du moins on le lit à la lumière du Nouveau Testament. Les lignes de l’Ancien Testament se prolongent dans le Nouveau. L’Eglise chrétienne n’est pas un intermède dans l’action salvatrice de Dieu, mais sa continuation.

Pourtant, il ne faudrait pas négliger ce qu’il y a de neuf. Il existe de grandes différences: dans le culte, le lieu du culte, la législation théocratique est remplacée par le gouvernement spirituel de Christ, l’action et la proximité de l’Esprit saint. En Christ, les différences trouvent leur juste place. Il y a beaucoup de nouveau, mais on est loin de recommencer tout à zéro! Dieu poursuit l’accomplissement de son plan en utilisant les vieilles structures. Il reste fidèle à lui-même. Plutôt que de penser en termes de contradictions, il convient de le faire en termes d’accomplissement, en premier lieu – Christ n’est pas venu pour abolir, mais pour accomplir – d’élargissement, d’approfondissement, de glissement d’accent.

Jésus, le Fils de Dieu, le fils d’Abraham

Dès le début du Nouveau Testament, le nom d’Abraham est mis en avant. Dans l’annonce et la naissance du Christ, les croyants voient l’accomplissement des promesses faites à Abraham. Marie et Zacharie ont lié l’exaucement en Christ à cette promesse50. Aucune parole venant de Dieu ne sera sans force!51 Il apparaît immédiatement que Dieu va constituer un peuple, comme cela se voit dans l’annonce de la naissance de Jean-Baptiste et de celle de Jésus52. Ainsi, Abraham n’est pas seulement l’ancêtre du Christ; il est également celui qui a reçu la promesse qu’en lui toutes les nations de la terre seraient bénies.

C’est Jésus lui-même qui convoque. Son appel est reconnaissable. Ses brebis le suivent. Jésus convoque un ensemble, non pas des individus isolés, chacun pour soi. il assemble et constitue un ensemble; il y aura un seul troupeau!53 Il prend des initiatives fortes fondées sur des promesses fortes. La communauté (ecclesia) ne périra pas54. Il invite aussi à se réunir avec lui55. il sera là où deux ou trois seront réunis en son Nom56. Au début du son ministère, Jésus se concentre sur Israël, le vieux peuple de Dieu. Puis, il s’oriente hors des frontières, vers les nations proches de celui-ci. Les ancêtres sont évoqués avec honneur, mais ils ne parviendront pas sans nous à la perfection57.

Jésus prolonge les lignes. Impossible de le faire se prévaloir de son ascendance comme si la grâce était héréditaire. Jésus n’a jamais été ainsi et il n’est certainement pas tel maintenant58. Les descendants d’Abraham s’excluent eux-mêmes quand ils ignorent Jésus. Jésus les menace dans l’intention qu’ils se repentent et afin de les garder. C’est encore là une menace fondée sur l’amour pour en manifester la qualité. Les enfants du royaume sont exclus59. La promesse de Dieu leur a été faite, offerte à tous. Ils sont appelés “enfants” et pourtant ils sont exclus60. Ceux qui ne gardent pas les paroles de Dieu sont rejetés, d’où la séparation d’avec les autres61.

Jésus lance un appel à tous, appel fort et général. Il appelle tous ceux qui l’entendent: “Je suis le pain de vie.” (Jn 6) Son appel est urgent; l’amour est pressant mais il ne pousse pas. Jésus appelle à la foi: regarde-moi (6:36). Seuls ceux que le Père lui a donnés viennent et le suivent (6:37). Jésus ne suppose pas la foi et il n’appelle pas que les élus. Son appel est général et sérieux (6:45). Beaucoup qui l’ont suivi ne le suivent plus. Il a même dit à ses apôtres: “Et vous, ne voulez-vous pas aussi vous en aller?” (6:67) C’est une preuve de dynamisme, de l’existence d’une tension saine. Christ appelle, continue d’appeler, d’attirer… Pierre voit juste: “A qui irions-nous? Tu as les paroles de la vie éternelle.” (6:68)

La parabole du semeur est très évocatrice à cet égard62. Le champ ressemble davantage au monde qu’à la communauté et il ne convient pas de se fonder sur cette parabole pour négliger la discipline dans une Eglise et décider d’attendre le jour du jugement pour séparer l’ivraie et le bon grain. L’Eglise est certes une assemblée très diversifiée et l’avertissement de Jésus est clair: “Ceux qui me disent: Seigneur, Seigneur! n’entreront pas tous dans le Royaume des cieux.” (Mt 7:21)

Ensuite, faisons attention à l’intérêt que Jésus porte aux enfants. Le plus souvent, on cite le passage où des parents veulent apporter leurs enfants à Jésus et sont reçus à bras ouverts. Le royaume des cieux est pour eux63; Jésus les prend comme exemple non pas parce qu’ils sont innocents et sages, mais parce qu’ils sont dépendants. Pensons aussi à Jean-Baptiste qui tressaillait dans le sein de sa mère, en relation avec le Psaume 139. Comment Jésus met en valeur les enfants ressort des paroles qu’il a prononcées contre ceux qui le refusent alors que les petits crient “Hosannah!”, forte allusion au Psaume 864: “Par la bouche des enfants et des nourrissons tu as fondé ta force à cause de tes adversaires, pour imposer silence à l’ennemi et au vindicatif.” La vie en son commencement est plus impressionnante que le soleil, la lune et les étoiles. Il n’est certes pas question d’idéaliser les enfants, mais de remarquer que Dieu ne se croit pas trop grand pour que son Nom soit exalté par la bouche des enfants. Dieu apprécie la louange des tout-petits.

Un nouveau peuple

De même que Dieu a fait d’Israël son peuple près du Sinaï, il a formé un nouveau peuple de la communauté du jour de Pentecôte 65. Bien des signes qui se sont produits ce jour-là rappellent le Sinaï: le vent et le feu. Ce rapprochement est également fait en Hébreux 12. Au lieu de Sion, proche de la cité du Dieu vivant et de la réunion des premiers-nés, Dieu vient tout près, la distance étant comblée par Jésus, le médiateur d’une nouvelle alliance, qu’il va inscrire dans le cœur des gens par son Esprit. Telle est la grande différence! La relation devient plus intense, plus intime. Il y a encore une autre ressemblance: de nouveau, un peuple se forme. La vieille promesse que Dieu veut être votre Dieu retentit le jour de Pentecôte. Dans sa première lettre, Pierre énumère littéralement les mots d’Exode 19: un peuple saint, propriété de Dieu, qui autrefois n’était pas mon peuple et qui est accepté maintenant comme peuple de Dieu (1 P 2:10). La continuité ressort aussi clairement des paroles de Paul en 2 Corinthiens 6:16: “Je serai leur Dieu et ils seront mon peuple.” Dieu continue à rassembler un peuple66.

La communauté est formée par tous les disciples de Jésus auxquels s’ajoutent des milliers67. La continuité est donc claire! Elle est garantie en Christ. La communauté est formée par la prédication de son Nom68. L’Eglise est organisée autour de la prédication de la Parole, l’administration des sacrements, la confession de la foi, sous la direction des apôtres et des anciens. Ils persévéraient dans l’enseignement, dans la communion, dans les sacrements et dans la prière69.

Convoqués

Le mot pour communauté est ecclesia. En Grèce, c’est une réunion populaire à laquelle sont convoqués tous les habitants d’une ville. Dans le cadre de qahal, dans l’Ancien Testament (Nb 22:4), c’est encore plus évident. Comme Israël – à commencer par Abraham qui a été appelé par Dieu –, les membres de la communauté sont convoqués70 pour devenir citoyens de son Royaume, non plus pour former une ethnie dont la nation est une théocratie située en Palestine (Israël), mais pour se rassembler dans une christocratie mondiale, unie par le même Esprit et la même Parole.

Ils sont appelés pour atteindre ensemble un but commun. C’est un peuple en route71.Cet appel n’est pas une réalité statique; elle constitue un événement permanent. La promesse est pour vous; elle n’est pas à vous! Dieu continue à inviter à une relation vivante avec lui. Il est continuellement en train d’assembler, d’appeler et de faire entendre son appel72. Il poursuit son objectif avec persévérance73.

La communauté a été élue74, assemblée, non pas comme une collection d’individus isolés, mais comme des croyants fidèles attachés les uns aux autres. Il n’y a pas d’accent déplacé du groupe vers l’individu, tout au plus.

Des saints convoqués

Dans plusieurs des épîtres, les membres de la communauté sont nommés “saints”75, c’est-à-dire mis à part. Ils ne sont pas parfaits. La grâce n’est pas une propriété qui autoriserait la présomption dans sa façon de vivre. Elle est en Christ et est l’objet d’une appropriation continuelle par une foi vivante. Les saints ont été appelés et mis à part pour le service de Dieu. Etre saint veut dire être dévoué, être orienté vers Dieu, être lié à lui. Paul s’est adressé à la communauté de Corinthe comme à une communauté de saints, même si elle comprend aussi des infidèles en matière de foi et de vie76.

Paul évoque immédiatement l’histoire du vieux peuple en 1 Corinthiens 10: “Nos pères ont tous été sous la nuée, ils ont tous passé au travers de la mer, (…) ils buvaient à un rocher spirituel qui les suivait, et ce rocher était le Christ. (…) Ce sont là des exemples pour nous…” La délivrance n’est jamais automatique. Nos pères ont tous été baptisés, mais cela ne leur a pas assuré automatiquement l’entrée dans le pays promis. Vous appartenez à Christ; ce n’est pas un renseignement, mais un appel fort (1 Co 3:23). Ne soyez donc pas charnels77. Dans sa seconde lettre, il pose d’abord: vous êtes le peuple de Dieu; et, ensuite, il dit: abandonnez ce qui est mal (circoncision spirituelle). Pierre fait la même chose. Après avoir nommé “peuple de Dieu” la communauté, il dit: abstenez-vous des désirs charnels!78 C’est pourquoi la discipline est nécessaire, non pour exclure des hommes mais pour les sauver79.

On est appelé, mais on n’est pas forcément élu! Ainsi, en modifiant quelque peu les termes de Romains 2:28-29, on pourrait lire: “Le véritable chrétien n’est pas celui qui s’appelle chrétien et qui est baptisé du baptême d’eau. Le vrai chrétien est celui qui l’est intérieurement, et le vrai baptême est celui d’une bonne conscience devant Dieu, en esprit, pas seulement dans la forme. Sa louange ne vient pas des hommes, mais de Dieu.” A plusieurs reprises, on lit dans le Nouveau Testament qu’on peut être rejeté80. Dieu n’a pas seulement conclu son alliance avec des élus; il a également promis sa grâce à des non-élus. Il est logique de se baser non pas sur des choses cachées – l’élection ou le rejet des hommes – mais sur l’appel. L’infidélité des hommes n’est pas capable d’anéantir la fidélité de Dieu, qui ne peut se renier lui-même81.

L’Eglise n’est pas une réalité invisible, mais une réunion de personnes visibles82 . Bien qu’elle ait aussi un aspect invisible, elle conservera un caractère mixte, composée de personnes appelées l’une après l’autre83. Au travers de cela, Christ trace son élection84. Aujourd’hui encore, il agit par une relation vivante, stimulée par son Esprit et sa Parole. Seule, notre responsabilité a grandi puisque nous sommes mis en contact avec le Christ vivant. Aussi y a-t-il cet appel: n’attristez pas l’Esprit85 et faites attention à ne pas repousser celui qui parle!86

Et pour vos enfants

Le jour de la Pentecôte, l’Esprit saint est également promis aux enfants (“la promesse est pour vous et pour vos enfants”). La vieille structure de la promesse faite par Dieu à Abraham transparaît ici. Des prophéties se trouveront accomplies87. Lorsque Pierre dit que la prophétie de Joël est accomplie et que l’Esprit sera répandu sur toute chair, les enfants en seraient-ils exclus? En Joël 2:16, ils sont nommés. Cela ne veut dire ni que les enfants sont assurément sauvés (optimisme de la foi), ni qu’ils sont exclus (pessimisme de la foi). En effet, les enfants doivent naître de nouveau. Or, la nécessité de cette nouvelle naissance n’exclut pas, mais, au contraire, suppose la naissance physique et l’éducation. Dans l’ensemble qu’ils forment avec leurs parents croyants, les enfants sont considérés par Dieu comme des saints appelés (1 Co 7:14).

Un nouveau culte

En quoi le nouveau culte diffère-t-il de l’ancien? Le nouveau est clairement présenté en 2 Corinthiens 3 et Hébreux 8. Il importe de ne pas négliger la nouveauté comme si rien ou peu de choses avait changé. Dans le Nouveau Testament, on parle d’abondance spirituelle par rapport à autrefois88. La force de ce qui est nouveau est à trouver dans le Christ. Le nouveau est meilleur parce que fondé sur de meilleures promesses qui dureront jusqu’à la fin, puisque Christ a tout accompli, une fois pour toutes. Désormais, sans intervention d’autrui, les plus ignorants peuvent connaître le Seigneur. La connaissance en est élargie et approfondie, car Dieu l’inscrit dans le cœur par le Saint-Esprit. Connaître Dieu, reconnaître l’œuvre du Christ.

Christ a acquis ma justification et aussi ma sanctification89; non seulement la rémission de mes péchés, mais aussi le renouvellement de ma vie par l’Esprit. Ces deux aspects peuvent se vivre dans le cadre de la vie de la communauté des croyants et individuellement. L’expérience de la rémission des péchés se fait dans les rencontres par la confession et la prédication de la grâce. Elle manifeste aussi le renouvellement promis par l’Esprit dans les dons et les fruits de l’Esprit. La communauté peut s’enraciner en Christ90 et croître en celui qui est le Chef du corps91. La communion avec Christ est au cœur de l’Eglise dans la période nouvelle qui a commencé après Christ.

Conclusion

  • L’Eglise chrétienne est une nouveauté, mais Dieu ne recommence pas à zéro. Elle a une base embryonnaire dans la préhistoire de l’Ancien Testament. Jamais auparavant, Dieu n’a travaillé aussi fortement. L’accomplissement de l’œuvre de Christ et la relation vivante avec lui par l’Esprit, voilà ce qui est neuf dans le Nouveau Testament; tout y est plus riche, plus profond, plus vaste et plus parfait.
  • La communauté formée (ecclesia) n’est pas un ensemble d’individus qui s’entendent bien. Dieu a toujours un peuple, qui n’est pas la somme de personnes pieuses.
  • Sa vocation est certaine et sa fidélité durera. Cela ne signifie pas, malheureusement, qu’il n’y aura pas de rejetés. D’où la gravité de la situation. Dans le Nouveau Testament, la menace est présente et souligne d’autant plus l’amour “dévorant” de Dieu (Hé 12:29).
  • Alliance et élection doivent distinguées encore plus que dans l’Ancien Testament (1 Co 10). La communauté est élue comme un tout (Ep 1:4); cependant il existe, en son sein, une élection personnelle92. Il est possible d’appartenir au peuple et, pourtant, par infidélité, d’être exclu du salut93. Toute personne qui se dit chrétienne ne l’est pas nécessairement. La grâce n’est pas une propriété, elle existe en Christ et exige une appropriation personnelle. L’alliance éternelle se réalise par l’alliance dans le temps. L’alliance est le large lit dans lequel coule le courant dynamique de l’élection jusque dans l’éternité. Chaque élu est dans l’alliance en aussi grand nombre que le Seigneur notre Dieu en appellera; mais la réciproque n’est pas vraie.

IV. Epilogue: tout en Christ

Christ assemble depuis le début du monde et il le fera jusqu’à la fin. Il appelle par son Esprit et par sa Parole. Il n’y a là rien de statique. L’Eglise est une communauté dynamique, guidée par l’Esprit, dont il est impossible de fixer les frontières. Christ connaît ceux des siens qui ne font pas encore partie du troupeau94. Son travail est imprévisible bien que son résultat soit visible. L’Esprit souffle où il veut, mais pas sans but; Dieu nous lie à son Eglise.

L’Eglise nous semble être très petite? Elle est pourtant toujours plus grande et large qu’on ne le pense! Elie pensait être seul; or, ils étaient sept mille à n’avoir pas fléchi les genoux devant Baal. L’Eglise est incernable par nous, mais pour Dieu, elle est parfaitement définie. En tout temps, Dieu la connaît, même s’il arrive que, par moments, elle soit petite ou même apparemment inexistante95.

La victoire de l’Eglise est certaine96 avec la multitude innombrable d’Apocalypse 7 et 14. Abraham, Isaac et Jacob97 et tout Israël n’atteindront pas la perfection sans nous98. Il n’y a qu’un seul Dieu et un seul Médiateur. Dieu va susciter un peuple, une grande foule, dans laquelle on ne se perdra pas. La nouvelle humanité ne sera pas une multitude immense d’individus isolés. Leur harmonie est ce qu’il y a de plus beau! On sera tous ensemble avec Dieu et avec les autres, avec nos caractères différents, nos origines et nos cultures diverses. Ce sera merveilleux d’être librement les uns à côté des autres et de former un tout, un ensemble multicolore. Les particularités seront générales et, pourtant, le général ne fera pas ombre au particulier.

La rivière

Au Musée du Désert, près des fontaines, on a gravé un texte: “C’est toi qui as fait jaillir sources et torrents.” (Ps 74:15) Le rassemblement de l’Eglise de Christ est comparé au courant d’une rivière (cp. Ez 47). Cette rivière se fraie un chemin dans un paysage aussi vaste que le monde. Le courant est tellement fort qu’aucun domaine ne lui est inaccessible. Cette rivière au courant vigoureux se trouve là où le Christ parle et où il travaille par son Saint-Esprit. Cette rivière coule depuis longtemps, depuis les origines, et elle coulera jusqu’à la fin des temps. Les sources qui alimentent cette rivière ne s’assécheront jamais. Elles sortent du trône du Dieu Tout-Puissant qui les régit.

Cette rivière traverse un paysage pollué et a besoin d’être continuellement épurée. Du limon en contrarie le courant. La rivière est parfois divisée, pendant des temps plus ou moins longs, en plusieurs bras (divisions des Eglises). Elle sort de temps à autre de son lit, ce qui est fatal puisque les gens n’écoutent plus la voix de Christ. Son eau est morte dans un environnement pollué. Etre Eglise de Dieu ne signifie pas qu’on le sera toujours. Mais, parfois, il arrive que de l’eau continue à couler sous la forme d’une petite rivière sans importance. Sans s’arrêter, elle cherche son chemin vers l’avenir, là où elle trouve la force puissante du Créateur, là où l’on suit le Christ, où l’on vit avec lui, là où on est au milieu du courant emporté vers l’avenir et le monde nouveau.


* E. Brink est pasteur des Eglises réformées libérées aux Pays-Bas, à Waddinxveen.

1 Catéchisme de Heidelberg (Aix-en-Provence: Kerygma, 1986), Q. 54.

2 Ap 21:3.

3 Ap 21:3, 24.

4 Gn 17:7; Ex 20:1; Lv 26:11; Jr 30:22; 31:33; Ez 37:27; Za 8:8; Mt 28:18; Ac 2:39; 2 Co 6:16-18; Ap 7:9; 21:3, 7.

5 Jn 10:16.

6 1 Tm 2:5.

7 Gn 12:3.

8 Dt 4:6; Ps 87.

9 Ex 19:5.

10 Mt 28:18-19.

11 Rm 4:13.

12 Hé 11:16.

13 Gn 12:3; 18:18; 22:18.

14 Gn 12:1; 15:1; 17:1.

15 Rm 4:12.

16 Rm 4:17.

17 Rm 4:11.

18 Rm 2:28s; 9:6.

19 Gn 17:13-14.

20 Gn 17:7; 18:18s; Dt 6:4-6.

21 Gn 17:21; Rm 9:7.

22 Ga 4:29. La circoncision est appelée signe de l’alliance (Gn 17:13). Ismaël est concerné. Il doit reconnaître Isaac comme supérieur puisque le Messie sera dans sa descendance: telle est la promesse messianique. Parce qu’il se moque d’Isaac en le détestant, il se moque de l’alliance (cp. aussi avec Esaü en Hébreux 12:16).

23 Nb 15:26; Lv 24:10.

24 Ex 19:5.

25 Dt 4:40; 11:21; 12:25; Jl 2:16.

26 Lv 11:44; 19:2; 20:1-27.

27 Dt 6:6; 10:16; 30:6. Jr 4:4.

28 Rm 2:28s; 9:6.

29 Il n’est pas juste de lier seulement la circoncision à la période nationale de l’histoire d’Israël, avec les lois de Moïse et la théocratie. La circoncision existait depuis quatre cent trente ans avant l’événement du Sinaï (Ga 3:17).

30 Dt 28.

31 Dt 6.

32 Cela est clair également dans l’épisode des espions Nb 13-14) et dans la rébellion de Qoré, Datan et Abirâm (Nb 16).

33 Hé 4:2.

34 Rm 11:29.

35 Rm 3:1-4.

36 Gn 4:26.

37 L’étranger est intégré, il entre dans la relation d’alliance (Dt 29:10-13) et il se fait circoncire (Gn 17:12, 13, 27; Ex 12:44, 48). Il est soumis à la même loi que l’Israélite de naissance (Dt 31:12; Jos 8:33, 35).

38 L’exclusion des Ammonites et des Moabites (Dt 23:2-9) n’a pas eu pour cause le particularisme ethnique. Elle exprime que la haine contre le peuple de Dieu peut avoir des conséquences fatales. Les règles sont plutôt des restrictions. D’autres peuples ont été admis après avoir été circoncis: les Edomites et les Egyptiens après la troisième génération.

39 Ps 49; 87; 117.

40 Dt 7:6; 9:5; 10:6; 23:2-9; Ps 15, 24, 50, 65, 101; Jr 4:4; Ex 44:6.

41 Dt 29:10s; Jos 8:35; Jl 2:16.

42 Ex 12:27; Jos 4:6.

43 Am 9:7.

44 Jr 4:4; 6:10; 9:25; Am 5:6.

45 Es 10; 11; Mi 4:6; Am 5:15; Ez 16.

46 Ez 9:12; 10:1; 10:3.

47 Es 40:11; 49:22; 59:21; Jr 31:34; Jl 2:16 et 3:1 “toute chair”.

48 Ps 15; 24; Mi 6:8; Mal 3.

49 1 Co 10; Es 63.

50 Lc 1:54, 72.

51 Lc 1:20; 1:34-37.

52 Mt 1:21; 2:6; Lc 1:17; 2:31.

53 Jn 10:16.

54 Mt 16:18; 18:18.

55 Mt 12:30; Mc 9:38.

56 Mt 18:20.

57 Mt 8:11; 28:18; Lc 13:29; Hé 11:40.

58 Jn 8:37.

59 Mt 8:12.

60 Mt 8; 10; 11:20-24; 21:43.

61 Jn 15:6.

62 Mt 13:36-43; 13:48.

63 Mc 9:35-37; 10:13-16.

64 Mt 21:16-17.

65 Es 43:21.

66 Ac 15:14; 18:10; Rm 4:17; 2 Co 6:16; Ga 3:8; Tt 2:14; Hé 4:9; 13:12; Jude 5; Ap 5:9; 7:9; 11:9; 15:4; 21:3, 24.

67 Ac 2:41.

68 Ac 2; 1 Jn 1:1-4; 1 Co 12:3.

69 Ac 6:1-7; 20:35.

70 1 P 2:9; Rm 8:30; 9:24; 11:29; 1 Co 1:9; 1:26; Ac 2:40. Cp. Es 52:7 et Rm 10:15, Es 43:20-21 et 1 P 2:9; Es 54:1 et Ga 4:27; Es 61:1 et Lc 4:18; Es 49:8 et 2 Co 6:2; Es 48:12-15; 43:1 et 2 Co 4:6.

71 Hé 13:14; 11:10ss; 6:5; 9:28; 10:37s; 12:22-24; Ap 21:1.

72 Rm 1:5; 16:26; 1 P 1:2.

73 Hé 4:1-11; 6:19; 11:13-16; 12:1-13; 13:14.

74 Mt 11:26; Ep 2:4-6; Rm 1:6; Col 3:12.

75 Ac 9:13; Rm 1:7; 1 Co 1:2; 2 Co 1:1.

76 1 Co 3:2; 10.

77 1 Co 3:2.

78 1 P 2:11.

79 1 Co 5:1-5; 2 Th 3:6; Tt 3:10; Rm 16:17; 2 Co 6:11-7:1.

80 1 Co 10:2; Hé 4:2; 6:4s; 10:26; 12:14.

81 Rm 3:3.

82 Ac 2:41.

83 Rm 14:17ss; Col 1:13; 1 Co 6:10; Hé 5:11s; 6:4-6; 10:25s: 10:32ss; 13:9; 13:14; 1 Jn 2:19.

84 Mt 22:14.

85 Ep 4:30.

86 Hé 12:25.

87 Es 40:11; 49:22; 59:21; Jr 31:34; Jl 2:16 et 3:1.

88 Jn 10:10; Rm 5:15; 5:20; 2 Co 3:9; 4:15; Ep 1:8.

89 1 Co 1:30; 2 Co 3; Ga 2:20.

90 Col 2:7.

91 Ep 4:16.

92 Rm 8:33; 2 Tm 2:10.

93 Rm 11:15; 9:22; 1 P 2:8; Hé 6:4-8; 10:26-31; 12:16-17.

94 Jn 10:16.

95 Confession Belgica, art. 27.

96 Rm 8; 1 P 5:10; 2 P 1:3; Ap 1-3; 11:15; 12:10ss; 15:3; 19-22.

97 Mt 8:11.

98 Hé 11:40.

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Comment Dieu garde sa promesse – Méditation sur Genèse 15 http://larevuereformee.net/articlerr/n243/comment-dieu-garde-sa-promesse-meditation-sur-genese-15 Thu, 28 Oct 2010 17:24:17 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=210 Continuer la lecture ]]>

Comment Dieu garde sa promesse

Méditation sur Genèse 15

Egbert BRINK*

Abram est mal dans sa peau. Le Seigneur sait comment il se sent. II comprend ses êtres humains avec tout son cœur. II sonde les profondeurs de leur être. C’est pourquoi Dieu va chercher Abram. II prend la parole et lui dit: «Abram, n’aie pas peur. Moi, je suis ton bouclier. Je te protégerai entièrement. Je me mets devant toi.» Telle est la promesse de Dieu, qui est également, pour Abram, une invitation à se donner à lui. «Abram, reconnais ta faiblesse et cherche ta force en moi. Dis-moi tout ce qui te manque, expose-moi tes soucis.»

Abram se fait, en effet, beaucoup de souci. II est saisi par l’incertitude. II est découragé. II est bouleversé. «Seigneur, mon Dieu, qu’est-ce que tu vas me faire? Tu m’as promis l’impossible. Tu m’as promis une descendance. Ta promesse est-elle toujours valide? Jusqu’à aujourd’hui, je n’ai pas vu son accomplissement. Personne ne pourra naître de moi. Alors, Eliézer sera-t-il mon héritier?» Abram est désolé. Une espérance qui ne se réalise pas opprime le cœur.

Nous devons apprendre à mieux connaître notre Dieu. II ne corrige pas Abram pour sa contestation. II répète tout simplement sa promesse: «Abram, tu auras un fils né de toi-même, et non pas d’un autre.» On n’appelle plus espérance ce que l’on voit. Dieu conduit Abram dehors et lui dit: «Regarde le ciel et compte les étoiles, si tu le peux. Y arrives-tu? Abram, ceux qui naîtront de toi seront aussi nombreux!» Comprends-tu, Abram, qui est devant toi? Le Créateur de toute la terre et de tous les cieux: Dieu, lui qui compte toutes les étoiles, qui les appelle chacune par leur nom. C’est lui qui formule sa promesse! Cette promesse est ainsi soulignée de façon merveilleuse. Cela doit suffire à Abram. Et ce n’est pas tout! Dieu va encore plus loin. Il confirme aussi sa promesse pour les nuits où on ne voit pas d’étoiles!

D’abord, Dieu va élargir sa promesse. «Abram, je t’ai fait sortir d’Ur. Et j’ai voulu que le pays où tu vis maintenant soit à toi.» Chose promise chose due! «Je ne retirerai rien de tout ce que je t’ai promis.» Mais… Abram continue: «Seigneur, comment savoir que tout ce pays sera à moi? Comment arriver à obtenir tout cela, moi, homme âgé, étranger dans ce pays?» Une fois de plus, Abram ose poser des questions. Cela montre le lien intime qu’il a avec son Dieu. Ce n’est pas manque de foi de sa part. C’est plutôt le désir de recevoir une confirmation de la part de Dieu. Et Dieu accepte. Il accepte si, du moins, on lui pose des questions vraiment franches, même si elles expriment nos réserves et nos faiblesses. Dieu nous invite à nous épancher en sa présence. Disons-lui ce que nous avons sur le cœur. Ayons confiance en lui, malgré notre doute!

Le Seigneur répond à Abram. «Prends une jeune vache de trois ans, une chèvre de trois ans, un bélier de trois ans, une tourterelle et un jeune pigeon.» Ce sont tous des animaux domestiques. Animaux de trois ans, c’est-à-dire en bonne condition. Abram obéit. Il prend ces animaux, car il comprend ce que Dieu attend de lui. Il les coupe en deux, sauf les oiseaux. Après avoir coupé les animaux en deux, il place les moitiés face à face. Evidemment, le sang en coule. Entre ces parties, il reste un espace. Abram va tracer un sentier de sang. Pourquoi cela? Quel est le but de cet acte?

Abram connaît bien l’usage de cette époque. Si des personnes veulent conclure une alliance entre elles, elles font exactement la même chose. Ce que l’on dit pour conclure une alliance signifie littéralement: couper une alliance. Les gens de cette époque avaient l’habitude de tracer un tel chemin entre les animaux partagés. Après avoir préparé ce chemin sanglant, les deux partenaires de l’alliance passaient sur ce sentier tracé entre ces animaux coupés. Ils montraient ainsi comment ils étaient liés. Puisqu’ils étaient passés sur ce chemin de sang, ils seraient inséparables. En d’autres termes, les partenaires se disent: si l’un de nous ne tient pas sa parole, l’alliance sera rompue et son destin sera le même que celui de ces animaux. Ils sont engagés pour l’avenir. Ils doivent être fidèles pour toujours, sous peine de mort. Cette alliance est plus qu’un contrat. Elle ose affronter la mort. Elle exige une fidélité absolue. Elle constitue un lien de sang.

Voyez ce qui est surprenant. Abram demande un signe, une confirmation de ce que Dieu promet. Et que fait Dieu? Il donne beaucoup plus que ce qu’Abram demandait. Dieu lui donne une garantie. Ce n’est pas Abram qui prend l’initiative. C’est Dieu lui-même qui commande de préparer le chemin de sang. C’est comme s’il lui disait: «Sois aussi sûr de ma promesse que de mon passage entre ces animaux coupés.» Mais n’est-ce pas comme insulter Dieu? Au moment où deux hommes vont conclure une telle alliance, on peut le comprendre. Ils veulent avoir une garantie. Un être humain peut être infidèle. Dans ce cas-là, il s’agit de deux partenaires égaux qui veulent avoir une assurance. Avec un être humain, on ne sait jamais: le mensonge se trouve dans chaque cœur (Ps 116.11). Mais ici, il s’agit de deux partenaires inégaux: Dieu et l’homme. Dieu qui ne ment jamais et qui n’a pas de regret, car il n’est pas un être humain pour éprouver du regret (Nb 23.19).

Abram, comment oses-tu demander à Dieu de passer sur le chemin de sang? L’idée en est inimaginable et choquante. Qu’on puisse dire: ce qui est arrivé aux animaux pourrait arriver à Dieu s’il ne tenait pas sa parole. Cependant, ce n’est pas Abram qui l’a proposé. Dieu lui-même en a pris l’initiative. Il a ordonné à Abram de préparer ce chemin sanglant. Il est surprenant que le Très-Haut s’adapte ainsi à un être humain pour lui assurer qu’il ne rompra jamais son alliance. En effet, quand Dieu a fait une promesse à Abram, il l’a faite avec un serment. Mais personne n’était plus grand que Dieu pour être témoin de ce serment. Alors, Dieu l’a fait par lui-même. Il certifie, de cette manière, son alliance. Comment comprendre que Dieu veuille accompagner un être humain sur ce sentier sanglant?

Abram a déjà tout préparé, depuis longtemps. Il attend et il attend. Mais rien ne se passe. Ça dure et ça dure encore. Et le Seigneur ne vient pas. Abram s’est-il trompé? A-t-il mal compris le commandement de Dieu? Serait-ce un fruit de son imagination? Il a pourtant bien entendu. Le Seigneur l’a dit clairement. Attendre sans réponse, cela peut susciter la souffrance. Les heures passent. Et les charognards commencent déjà à s’approcher des animaux. Cela est normal: tous ces cadavres en plein soleil attirent de tels oiseaux! Ils font des cercles autour de leur proie. Normalement, ils ont le loisir de tout finir après le passage des partenaires et la conclusion de l’alliance. Maintenant, Abram est obligé de les chasser. Les oiseaux de proie semblent le provoquer en disant: «Laisse tomber, Abram, arrête tout simplement, cela ne vaut pas la peine d’attendre; tu te trompes. Comment conclure une alliance tout seul? Laisse-nous faire et va-t’en!»

Pauvre Abram! II est mis à l’épreuve. La foi peut faire souffrir quand elle est mise à l’épreuve. Pourtant Abram attend, il ne perd pas espoir. Mais combien de temps peut-il patienter? Au coucher du soleil, Abram s’endort. A-t-il succombé au sommeil à cause de l’attente pendant toute la journée? Plus précisément, il est accablé de sommeil. Comme chez Adam, c’est Dieu lui-même qui le fait tomber dans un sommeil profond. De plus, une nuit lourde et effrayante l’environne. Souvent, après avoir fait de mauvaises expériences, il arrive qu’on passe une nuit agitée.

Le Seigneur révèle l’avenir. La descendance d’Abram ne se trouvera pas toujours dans des circonstances idéales. Bien au contraire, elle connaîtra l’esclavage et elle sera écrasée pendant quatre cents ans. Elle vivra des moments difficiles pendant lesquels les promesses de Dieu sembleront vaines. Chaque fidèle pourra le confirmer. Du point de vue humain, on pourrait se dire facilement que Dieu a oublié son peuple et que ses promesses ne seront jamais accomplies. Mais, finalement, le Seigneur tournera tout en bien. Dieu tiendra sa parole, malgré tout. Il fera que tout concourt au bien de ceux qui l’aiment.

Mais Dieu, que fait-il? II s’est approché d’Abram en lui disant: «N’aie pas peur!» Et, maintenant, Abram expérimente la peur. Pourquoi? Dieu envisage-t-il la peur de l’homme? Il est bien vrai qu’une vie humaine est impensable sans peur. J’ai vu la peur dans les yeux d’un homme à Bangui (en République Centrafricaine) quand, tout à coup, un hélicoptère militaire est passé. Pourquoi cette obscurité et cette peur doivent-elles submerger Abram? Puisque le fils ultime d’Abram va vivre tout cela. Son Fils ultime, Jésus-Christ, pénétrera dans des ténèbres profondes. II va endosser toute notre peur. Ici, nous percevons déjà les contours et les ombres de la croix de Golgotha. Christ a été abandonné par Dieu pour que nous, en tant que fils d’Abram, nous ne soyons plus jamais abandonnés par lui.

Après le coucher du soleil, ce fut la nuit noire. L’obscurité devint profonde. Abram le berger veille son troupeau, partagé en deux. Et, tout à coup, la gloire du Seigneur resplendit autour de lui. Dieu est apparu. De la fumée et des flammes, tels sont les signes de la présence de Dieu. Comme l’apparition dans une flamme au milieu d’un buisson devant Moïse, comme dans la colonne de feu pour éclairer son peuple, comme sur le Sinaï où Dieu manifeste sa présence. Abram voit une fournaise d’où sortent des flammes. Un feu qui dévore tout; le feu de l’amour ardent de Dieu.

Maintenant, nous sommes arrivés au moment suprême. Le Seigneur va venir. Abram, prépare-toi à rencontrer ton Dieu. L’alliance peut être conclue. Le Seigneur passe entre les animaux partagés avec de la fumée et des flammes. Le chemin sanglant est entièrement éclairé de sa présence. Evidemment, le Seigneur est le premier. Ensuite, c’est à toi, Abram! Dieu t’a précédé, maintenant tu vas emprunter le chemin sanglant. Comment pourrait-il y avoir une alliance s’il n’y a pas deux partenaires? Abram, où es-tu? Pourquoi attends-tu? Pourquoi traîner? Abram ne vient pas. Il n’est pas convié. Dieu seul passe et pas Abram. La seule chose qui lui reste à faire est de contempler, d’être impressionné par les actes du Seigneur. Lui, le Très-Haut, s’est humilié jusqu’à passer entre les animaux partagés afin de confirmer avec force sa promesse à Abram!

Alliance conclue par une personne unique? Y a-t-il jamais eu alliance? Peut-on vraiment parler d’une alliance puisque Dieu est passé, seul, entre les animaux coupés? Sans doute, mais il l’a fait pour les deux en même temps! Le Seigneur prend la place d’Abram. C’est une alliance unique.

Car Dieu et Abram ne concluent pas l’un et l’autre une alliance. Heureusement, il n’en est pas ainsi. Imaginez que cette alliance ait dépendu d’Abram, de ses moments faibles, de ses fautes, de son comportement déviant, de son infidélité, de ses opinions changeantes et de ses actions bizarres! Pensez à ce qu’il a fait en trichant avec le pharaon d’Egypte et, plus tard, avec le roi Abimelek, et son comportement avec Agar afin de s’assurer une descendance, faute de confiance en Dieu! Heureusement, la promesse de Dieu ne dépend pas de la fidélité d’Abram! Le Seigneur ne peut pas compter sur Abram, mais Abram peut compter sur lui. Celui qui ne pèche pas traverse le chemin sanglant et celui qui pèche ne le peut pas. La certitude ne se trouve pas en l’homme, mais seulement en Dieu lui-même. Le Seigneur conclut une alliance. Son amour est unilatéral. Son amour doit assurer cette alliance, ce lien profond entre le Seigneur et nous. C’est pourquoi cette alliance est appelée «alliance de grâce».

Voilà le style de notre Seigneur. II prend notre place. II prend en charge notre infidélité. Il se porte garant de nos fautes et de nos faiblesses. On voit ici que Dieu lui-même va se charger de nos douleurs, va porter nos souffrances. C’est le Christ, Fils de Dieu, fils d’Abram, qui a pris notre place. Ce qui devait nous arriver (comme à ces animaux partagés) lui est arrivé! Il a été blessé à cause de nos fautes, il a été écrasé pour nos péchés. La punition qui nous donne la paix est tombée sur lui. L’amour ardent de son Père, brûlant comme un feu, l’a consumé complètement. Vous vous êtes approchés de Jésus, qui a répandu son sang pour nous rendre purs. II est l’intermédiaire d’une alliance nouvelle que Dieu a établie avec nous. Et son sang répandu parle beaucoup plus fort que celui des animaux.

Encore une fois, peut-on parler réellement d’une alliance? L’amour doit logiquement venir des deux côtés? Oui, c’est bien vrai. Mais Dieu prend l’initiative. Il est source d’amour. Et nous sommes invités à vivre dans cette relation. Pas grâce à notre prestation, mais grâce à son œuvre. Abram reçoit cette alliance comme un don parfait. Dieu en donne autant à son bien-aimé pendant qu’il dort (Ps 127). Abram n’en est pas exclu. Il est appelé à une relation vivante avec son Dieu. Et cette relation est uniquement un don de Dieu. Le Seigneur n’exige pas de prestation; ni d’Abram, ni de nous comme fils d’Abram, le père de tous les croyants. Il demande une foi vivante en lui. «Oui Seigneur, tout dépend de toi. Je suis totalement dépendant de ta grâce.» Dieu a fait cela pour que personne ne puisse se vanter devant lui. «Mon avenir n’est pas déterminé par mon action, mais par ton œuvre.» La foi chrétienne n’est pas une religion, ni une prestation, mais une relation.

Cette alliance montre un lien lumineux, qui éclaire autant qu’une nuit pleine d’étoiles. Ce lien est irréversible. C’est le signe de notre baptême. Le baptême exprime le rapport avec le Dieu d’Abram et le rapport avec le fils d’Abram, Jésus. Une fois lié avec lui, on ne peut plus jamais se libérer. Personne ne pourra récuser l’acte du baptême qu’il a reçu. Personne ne pourra effacer le signe que Dieu a mis sur elle par l’eau de son baptême. Elle en gardera la marque pour toujours. La promesse de Dieu ne sera jamais retirée. Et si quelqu’un veut prendre de la distance vis-à-vis de son baptême? Et si son baptême n’a aucune signification pour lui, comme pour l’humoriste Dieudonné qui a voulu annuler son baptême? Sera-t-il libre? Non! Dans ce cas-là, le même amour brûlera contre lui et se changera en colère. Mais l’amour de Dieu demeurera à jamais! Sa fidélité est plus forte que mon infidélité. Heureusement, Dieu seul est passé sur ce chemin sanglant!

Les montagnes peuvent bouger, les collines peuvent changer de place, mais l’amour que j’ai pour toi ne changera jamais. L’alliance que j’ai établie avec toi pour te rendre heureux ne périra jamais. C’est le Seigneur qui nous dit cela, dans sa tendresse. C’est à nous de répondre à son appel vivant.

* E. Brink est pasteur de l’Eglise réformée libérée aux Pays-Bas et chargé de cours à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence.

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La prédestination et la liberté humaine peuvent-elles faire bon ménage ? http://larevuereformee.net/articlerr/n244/la-predestination-et-la-liberte-humaine-peuvent-elles-faire-bon-menage Thu, 28 Oct 2010 17:05:00 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=202 Continuer la lecture ]]> LA PRÉDESTINATION ET LA LIBERTÉ HUMAINE

PEUVENT-ELLES FAIRE BON MÉNAGE?

Egbert BRINK*

La doctrine calvinienne de la prédestination débouche-t-elle sur une sorte de fatalisme ou une forme de déterminisme démobilisateur? Elle semble vider la liberté et la responsabilité humaine de tout contenu significatif. L’enseignement théologique de Luther a développé la thèse de la liberté chrétienne, l’enseignement de Calvin l’a-t-il détruite?

1. Fatalisme ou théologie biblique?

«Nous appelons ‘prédestination’ le conseil éternel de Dieu, par lequel il a déterminé ce qu’il voulait faire de chaque homme. Car il ne les crée pas tous en pareille condition, mais ordonne les uns à la vie éternelle, les autres à l’éternelle damnation. Ainsi selon la fin pour laquelle est créé l’homme, nous disons qu’il est prédestiné à la mort ou à la vie.»1

A première lecture, hors contexte, ce texte peut faire surgir des idées fatalistes. Si tout était déterminé dans l’éternité, que resterait-il à l’homme? Que lui resterait-il de sa responsabilité humaine? N’est-ce pas un destin éternel qui prive fatalement l’action humaine de sens propre? Tout ce qui se passe dans le temps ne serait plus qu’un miroir de l’éternité. Dès le début, on a reproché un tel déterminisme à Calvin2. On a aussi prétendu que sa doctrine de la prédestination dominait toute sa pensée et toutes ses œuvres. On pourrait appeler cela un «prédestinationnisme» dans lequel la prédestination maîtrise tout. Un tel «hypercalvinisme» provient-il de Calvin lui-même?

En réalité, il est frappant de voir que Calvin n’a jamais pris son point de départ dans le conseil éternel de Dieu. En ne partant pas d’un préalable divin absolu, il diffère, par exemple, de Théodore de Bèze. Dans les premières éditions de l’Institution, la prédestination est traitée en combinaison avec la providence. Dans la dernière édition cependant, il aborde le sujet tout à la fin, après la foi, la justification et la conversion, comme couronnement de l’œuvre de l’Esprit Saint. Et dans la structure de la Confession de foi de 1559, Calvin ne fait mention de l’élection divine qu’après la chute et le péché originel.

La doctrine de la prédestination est loin d’être une invention spéculative de Calvin. Elle est d’origine biblique et n’est pas issue, comme on le suggère souvent, d’une polémique. Déjà, dans sa première œuvre exégétique de 1539 sur l’épître aux Romains, Calvin expose cette doctrine. Tout ce qui suit, de sa part, n’est plus qu’une élaboration élargie de ce qu’il avait déjà confessé quant au fond3. Calvin était convaincu d’entendre ici la voix de Dieu dans sa Parole. Et si Dieu parle de la prédestination, qui sommes-nous pour garder le silence? Dans l’exposition de l’Institution, il y a une grande énumération de données bibliques qui sous-tendent abondamment cette doctrine4. On ne peut devenir un être humain que dans l’écoute de la voix de Dieu et en tenant entièrement compte de sa Parole 5. Il nous faudra donc adopter une attitude d’écoute.

Dernier argument pour montrer qu’il ne s’agit pas d’un système fataliste: la théologie de Calvin veut traduire la vie dans une relation vivante avec Dieu. Le réformateur ne spécule pas sur le Créateur, mais veut apprendre à le connaître et à se confier de plus en plus en lui, par l’intermédiaire de sa Parole. Un homme peut trembler devant le Juge divin, il peut hésiter face à son dessein imposant, mais il finit toujours par se reposer en Christ. Dans ses milliers de sermons, Calvin a cherché le cœur des fidèles dans leurs faiblesses et leurs incertitudes. Il ne voulait surtout pas effrayer le peuple de Dieu par un système, mais plutôt l’encourager par les promesses divines6. Il prend son départ dans l’appel de Dieu et non pas dans son dessein éternel. Il commence par la vocation de Dieu et il termine également par là7.

2. La prédestination: une marque active de la providence

Dans les premières éditions de l’Institution, Calvin a lié la prédestination à la providence de Dieu; et cela avec raison. Le Créateur s’occupe intensivement de sa création8. Ses soins directifs concernent spécialement l’homme. Il prend soin de lui, personnellement, du berceau au tombeau. Il enserre toute sa vie. Du premier moment jusqu’à la fin de la vie de l’homme, il s’agit de prédestination, comme forme spéciale de la providence. Dieu se mêle personnellement des affaires humaines9. Il est fortement intéressé par toute notre vie. En se fondant sur la Bible, Calvin montre que, dans la doctrine de la prédestination, il est question d’une réalité concrète et actuelle, bien que Dieu envisage le but final qu’il vise pour sa Création.

Nous constatons, chez Calvin, un accent purement humain dans la doctrine de la prédestination. Dieu s’engage avec l’homme personnellement. La prédestination est, en fait, la relation de Dieu avec l’être humain, et vice versa, des origines «pré-historiques» jusqu’à la fin décisive10. Même les rejetés, les réprouvés se trouvent dans le cercle de l’activité de Dieu. Ils resteront toujours responsables et ne seront jamais sans référence à Dieu.

Mais Calvin ne néglige pas les critiques de ses opposants: reste-t-il de la place pour l’homme qui se veut raisonnable, réfléchi et acteur de sa vie? Le conseil secret de Dieu n’exclut pas l’activité humaine, mais l’inclut plutôt11. Il y a une limite pour l’homme, mais aussi un espace où il peut opérer et agir.

Tout d’abord, la limite: Calvin distingue entre deux niveaux. Le niveau de la compréhension humaine qui est limitée par celui de la providence divine. L’homme ne peut pas accéder au niveau du Créateur et voir les choses d’un point de vue céleste. L’homme n’en est pas capable, puisqu’il est limité par l’indolence de son esprit12. Il n’arrive pas à avancer de pair avec la mobilité de la providence divine. Calvin est catégorique: la théologie ne doit pas établir un siège devant la salle du conseil éternel de Dieu13. Elle ne doit pas spéculer sur le dessein secret de Dieu, mais doit attendre, dans une obéissance active et un travail persévérant, le temps du dévoilement final et de l’accomplissement de toute chose.

Tout en respectant cette limite, il restera de l’espace pour l’homme, qui pourra y envisager les choses de son propre point de vue. Les spéculations écartées, les desseins de Dieu ne nous gêneront plus14. Mais ils nous stimuleront plutôt à délibérer, à prendre nos responsabilités, à nous montrer prévoyants, à prendre et à assumer nos décisions personnelles15.

Ainsi la prédestination ne frustre pas l’espérance des êtres humains, mais la rend vivante. Un magnifique exemple se trouve dans l’explication que donne Calvin de ceux que concerne le Notre Père. Cette prière, dit-il, englobe tous les êtres humains vivant sur la terre, et pas seulement ceux qu’il connaît comme frères et sœurs en Christ. Ce que le Seigneur a décidé à leur égard se trouve hors de portée de notre connaissance, bien que nous devions souhaiter et espérer le meilleur pour eux16.

Dans la prédestination, il y a une sorte de tension entre Dieu et l’homme. Mais Calvin essaie de créer un lieu pour l’homme en tenant compte de ses limites. L’homme est totalement compris dans le dessein de Dieu. La tension mystérieuse qui existe entre la prédestination divine et l’engagement de Dieu envers les êtres humains a occupé Calvin durant toute sa vie.

3. Bipolarité: honneur de Dieu et bien de l’homme

Dans toute son œuvre, Calvin fait tout son possible pour que Dieu et l’homme prennent leur place réelle17. Constamment, il manœuvre entre ces deux pôles: l’honneur de Dieu et le bien (le salut) de l’homme18. L’honneur de Dieu est bienfaisant pour l’homme et, à son tour, le bien de l’homme est constructif pour l’honneur du Créateur. Cette bipolarité est essentielle pour la vision de Calvin concernant la prédestination.

D’une part, Calvin veut éviter le danger pour l’homme de devenir indolent, voire nonchalant (desidia). Une telle attitude est funeste et paralyse. Vis-à-vis de Dieu, toute initiative ne serait qu’impuissance, pour ne pas dire non-sens, l’homme devant alors aspirer au bien dont il est vidé et à la liberté dont il est privé. Calvin s’oppose donc à la paresse humaine et à toute résignation apathique. L’Eternel respecte l’humanité en la mettant en valeur. Rien de ce qui fait partie de son être ne doit lui être retiré19.

D’autre part, Calvin se préoccupe beaucoup de reconnaître la bonté rayonnante de Dieu. Il faut faire tout notre possible pour ne pas dérober à Dieu l’honneur qui lui est dû. Tel est le refrain que Calvin répète infatigablement dans toute son œuvre20. Le réformateur de Genève cherche ainsi à ce qu’aucune atteinte ne soit portée à la souveraineté de Dieu et à ce que l’homme ne prive pas le Créateur de son honneur.

L’homme doit être conscient qu’il se trouve devant Dieu (coram Deo) et qu’il doit l’honorer pour ne pas se rendre coupable. Celui qui connaît réellement Dieu tel qu’il est aspire à vivre cela et ne veut pas faire autrement21.

Cette bipolarité démontre que la souveraineté de Dieu et son honneur ne sont jamais isolés de l’homme22. L’honneur de Dieu est toujours lié à l’homme, élu ou rejeté. Il s’agit de Dieu et de l’homme en relation l’un avec l’autre23. Dieu n’est pas détaché de l’homme, ni l’homme de Dieu. C’est pour cette raison que la prédestination ne peut pas dominer l’ensemble de la doctrine calvinienne; elle ne prédomine pas. Dieu est regardé en action permanente vis-à-vis de l’homme, et ce dernier est toujours considéré à la lumière de l’œuvre de Dieu envers lui. Toute allusion à un caprice divin est une méconnaissance de l’intention profonde de Dieu24.

Dans cette bipolarité de la souveraineté de Dieu et de la responsabilité de l’homme, Calvin souligne la grâce divine qui libère. Le salut ne doit pas être dépendant de la décision humaine, même pas pour la moindre part. Ce serait trop d’honneur pour l’homme. L’élection est un choix purement de grâce. Dans ce cadre, Calvin met tout l’accent sur la miséricorde du Seigneur. Ni la dignité humaine, ni le mérite de ses œuvres ne peuvent susciter l’amour de Dieu25. Il n’y a nulle acception de personne dans l’élection céleste. Dans ses choix de grâce, Dieu est totalement libre et ne se soucie pas de critères concrets, comme le font les gens qui jugent et se jugent les uns les autres26.

4. L’humilité comme vraie humanité

Notre humilité est sa «hautesse»!27 Calvin ne parle pas ici d’une attitude ou d’une vertu. Encore une fois, il veut que l’homme prenne sa juste place devant Dieu. Il se trouve vis-à-vis d’une Majesté qui est miséricorde28. Il ne s’agit pas d’une humiliation volontaire forcée, mais plutôt d’une intelligence positive. Calvin ne prétend pas que l’homme perd de sa dignité pour Dieu; l’homme ne doit pas s’amoindrir plus qu’il n’est, en réalité, devant Dieu. Dieu ne demande pas qu’on fasse taire sa pensée, mais qu’on se démette de tout fol amour de soi-même et qu’on se contemple dans le miroir de l’Écriture29. La vraie humanité est fondée sur l’écoute de la Parole de Dieu qui valorise l’être humain. Vivre devant Dieu consiste en une vie tout à fait humaine.

A propos de la prédestination, il faut surtout éviter de tomber dans deux attitudes extrêmes: la curiosité et l’ingratitude. Avec elle, on essaie de pénétrer dans le sanctuaire de la sagesse divine. Si quelqu’un s’introduit dans ce sanctuaire de façon irréfléchie et audacieuse, il entrera dans un labyrinthe dont il ne trouvera jamais l’issue. Pourtant Calvin ne va pas aussi loin que Melanchthon, qui conseille de se taire au sujet de la prédestination. La raison humaine ne se laisse pas réprimer si facilement. Une certaine curiosité est humaine et doit être honorée, mais il importe de ne pas lui laisser la bride sur le cou. L’écoute de la Parole de Dieu limite la curiosité30.

Chaque prétention humaine devant la sagesse insondable de Dieu est confondue, mais ainsi l’homme est servi 31. Inscrutable et insondable, ce sont les mots favoris de Calvin. Devant la souveraineté et la volonté de Dieu, un être humain doit s’incliner. La sagesse divine est plus grande que ce qu’un homme ne pourra jamais saisir32. La gloire de Dieu, c’est de cacher les choses (Pr 25.2). L’être humain, en tant que créature consciente de ses limites, trouve alors sa place. Les choses cachées sont à l’Eternel, les choses révélées sont à nous (Dt 29.28).

Le fait que Calvin invite avec force à la modestie prouve comment il a lutté avec ce problème. Jamais il ne perd de vue l’homme dans sa dignité de créature de Dieu. L’homme doit connaître sa place, mais il n’est pas tenu en tutelle. De l’autre côté, l’homme terrien (terrenus homuncio) ne doit pas s’imaginer être capable de créer ses propres dieux33.

5. Libre arbitre comme idole

La distinction immense entre le Créateur et sa créature est fortement mise en relief par Calvin. Ainsi, il reste de l’espace pour une réflexion sur la réalité créée. Calvin ne rejette pas les prestations de la raison humaine, mais il les pèse à la lumière de la Parole de Dieu. Le raisonnement, la science, la technique, l’art sont explicitement évoqués comme dons et «ornements» de Dieu34. Or, l’homme n’est pas privé de raison en tant que don, mais la corruption de cette raison ne doit pas être niée. Il n’a pas été dépouillé de volonté, mais de saine volonté35. Vouloir faire le mal provient de la nature corrompue, vouloir faire le bien relève de la grâce36.

Or, Calvin ne veut pas parler d’un libre arbitre, comme s’il y avait une liberté qui puisse s’exercer étant affranchie de Dieu. Seulement, là où est l’Esprit du Seigneur existe la liberté (2Co 3.17). On pourrait utiliser le mot «libre arbitre» dans un bon sens, puisque la volonté de l’homme n’a pas disparu et qu’elle est inséparable de la nature humaine37. Mais Calvin estime qu’on ne peut utiliser ce terme sans grand danger. Il préfère donc qu’on ne l’utilise pas pour éviter les malentendus38.

Voilà encore une fois la tension due à la bipolarité de Dieu et de l’homme. Le libre arbitre peut se manifester en tant que provocation de Dieu. Comme s’il y avait un domaine dans lequel l’homme pouvait se soustraire au Dieu souverain. Dans tous les passages où Calvin reconnaît sa difficulté avec le libre arbitre, il se bat pour ne dérober aucun honneur à Dieu39. Il parle de façon assurée de la volonté humaine, mais il commence à être plus critique quand l’accent est mis sur l’initiative humaine qui néglige la souveraineté de Dieu.

Calvin combat une volonté capable de se distinguer et de s’affranchir de Dieu et qui se vante. Le libre arbitre est une des idoles les plus aimées et préférées40. En fait, il constitue la clé des relations entre le Dieu Créateur et sa créature.

Nul être humain ne pourra jamais vouloir faire le bien. Calvin ne veut pas dire que l’homme ne peut pas faire du bien, mais qu’il n’est pas capable de vouloir le bien dans la perspective du salut! La volonté humaine en tant que telle n’a pas le pouvoir de se convertir vers Dieu et d’opérer son salut41. Le réformateur veut éviter qu’on opère une confusion inadmissible. Tout mélange du libre arbitre et de la grâce de Dieu compromet la grâce, «comme si quelqu’un détrempait du bon vin d’eau boueuse et amère»42. Voilà le souci de Calvin: l’homme ne doit pas s’emparer de la louange qui appartient à Dieu.

Ainsi, de la volonté asservie, on ne peut pas dire qu’elle soit forcée à choisir le mal. Et encore moins, doit-on le dire, de la volonté libérée. Cette volonté est libérée par la grâce et, par la suite, incitée, stimulée et honorée43. Il s’agit de la rencontre de Dieu avec l’homme d’une manière tout à fait concrète. L’homme ne doit pas se présenter mieux qu’il n’est, mais pas davantage pire qu’il n’est.

6.L’appel au vrai repos

Comme nous l’avons déjà dit, Calvin ne prend pas son point de départ dans le conseil de Dieu et dans l’éternité. Comment le pourrait-il?! Il ne raisonne pas à partir de l’élection, opérée a priori. Il commence avec l’expérience de la foi; l’un rejette le message de l’Évangile et l’autre l’accueille. Celui qui a les yeux bien ouverts peut très bien constater ces diverses réactions. Il parlera de l’élection uniquement comme déclaration postérieure, a posteriori, comme miracle de la foi en tant que don de Dieu.

Dieu n’adresse pas la parole aux hommes en leur qualité d’élus, mais en leur qualité de créatures et de pécheurs44. Pour cette raison, Calvin envisage des hommes concrets, vivants sous les yeux de Dieu, des gens qui ont une volonté, décident, agissent, ressentent, se réjouissent et, parfois, s’abrutissent et s’abêtissent. A partir de cette réalité concrète, Calvin s’exprime sur la condition humaine. En rapport avec cette réalité, il explique les Écritures à ses contemporains. Il fait allusion à des gens «vifs» qui sont appelés par le Dieu d’Israël. Par exemple, ceux de Jérusalem en Matthieu 23.37: «Combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants (…) et vous ne l’avez pas voulu!»45

La certitude de l’élection constitue une base de confiance46. Il n’est pas vrai du tout que la prédestination est une cause de confusion et de terreur pour la foi. La Parole de Dieu fait aller de pair confiance et prédestination. C’est sur cette base inébranlable que repose la sécurité du salut47. L’élection veut confirmer que Dieu jetait les yeux sur son élu déjà avant sa naissance, même avant l’histoire. Ce message ne veut pas rendre inquiet et soucieux, mais donner le vrai repos48. Calvin reconnaît bien que la question est source de tourment dans la pratique pastorale: est-ce que je fais partie du peuple de Dieu, suis-je vraiment son enfant? Cela peut devenir une obsession. Cette expérience lui tient à cœur. C’est pourquoi il insiste fortement sur la vocation de Dieu, qui est aussi sérieuse et véritable qu’intègre 49.

L’appel de Dieu comporte des promesses valables et sincères. Dieu fait appel à la conversion et à la foi et il utilise la responsabilité humaine. Son offre n’est pas sans engagement, mais exige la foi. L’Esprit Saint octroie la foi, par cette voie, sous la responsabilité humaine permanente50. Quand Calvin dit que les promesses de Dieu sont valables pour nous si nous les recevons par la foi, il ne veut pas dire que la promesse est seulement pour les élus. Mais nous ne savons si ses promesses ont leur effet(efficax) que si elles sont embrassées par la foi. L’effet de la promesse peut être compromis par l’incrédulité, mais l’incrédulité n’arrivera pas à supprimer la promesse. Calvin peut dire qu’il n’y a pas de foi sans promesse, mais non qu’il n’y a pas de promesse sans foi. Il y manque l’effet de la promesse!51

La façon dont Calvin expose la doctrine de la prédestination n’a donc pas un caractère spéculatif ou philosophique. Il envisage la foi qui nous amène à la connaissance de Dieu en Christ, en écoutant sa Parole. La foi consiste en une relation personnelle, et non en une contemplation philosophique.

7.Christocentrisme

L’élection en Christ ne peut jamais être fataliste! La prédestination n’existe pas de façon abstraite, hors du Christ52. En suivant saint Augustin, Calvin utilise l’image du miroir: Christ est le miroir de l’élection. «Si nous sommes élus en Christ, nous ne trouverons pas la certitude de notre élection en nous; pas même en Dieu le Père, si nous l’imaginons nûment sans son Fils. Christ donc est comme un miroir, dans lequel il convient de contempler notre élection, et dans lequel nous la contemplerons sans tromperie.»53

La certitude et le repos se trouvent en Christ seul. En Christ, il se fait une rencontre réelle entre Dieu et l’homme. En Christ, le cœur de l’homme et le cœur de Dieu trouvent leur repos. L’honneur de Dieu et le bien de l’homme se concentrent en Christ. La tension se résout dans une union mystique.

Calvin veut montrer aussi que cela est lié fortement à la voie de connaissance par la foi. Christ se présente dans le message de l’Évangile et demande la foi en lui. La grâce de l’élection de Christ donne la certitude au fidèle qu’il lui appartient. Calvin accentue la foi en Christ, mais non pas de manière à ce que la certitude de notre choix de foi en dépende. Ce choix est important, mais il n’est jamais à la base de la certitude de l’amour électeur. Ainsi la foi donnée est un mérite de Christ54.

Quand un homme se met à croire, nous y voyons un signe d’élection. Le Christ n’est pas seulement l’huissier qui nous parle de façon rassurante, alors que les portes de la salle du conseil restent fermées. Non, en lui, les préférences selon lesquelles Dieu choisit et rejette deviennent visibles. Tout est à voir dans le miroir de Christ dans lequel le salut des élus est attaché pour toujours55.

8.Un décret vraiment horrible?

Dans la version latine de l’Institution, le décret du rejet est appelé decretum horribile. Cela est souvent utilisé dans les caricatures d’après lesquelles Calvin au fond, lui aussi, critiquait ce décret. Mais, à l’époque, ce mot latin ne voulait pas dire «horrible», mais stupéfiant, redoutable56. L’expression est plutôt concrète, désignant l’effroi qui touche la peau et suscite un frisson froid dans le dos. Une telle expérience a sa place dans la relation de Dieu avec l’homme57. Calvin reconnaît que ce décret doit nous épouvanter: on ne peut nier que Dieu a prévu, avant de créer l’homme, à quelle fin il devait venir58.

A nouveau, Calvin se fait guider par la Parole de Dieu, même à propos de ce côté négatif de la prédestination. Il ne cesse de répéter qu’il ne fait que traduire la doctrine biblique, confirmée par les témoignages de l’Écriture59. La liberté de Dieu dans l’exercice de sa souveraineté est prouvée, pour lui, dans l’Écriture. Il est absurde de demander à Dieu de rendre des comptes, comme s’il prenait une décision et opérait une distinction injuste. Il s’agit de sa «complaisance»60.

Dans le décret de réprobation, Dieu ne semble rien laisser à la décision humaine61. La volonté de Dieu est tellement pénétrante qu’il ne reste pas le moindre espace pour l’homme, jusqu’à «la frontière ultime». Pourtant, la volonté humaine n’est pas annihilée, il lui reste un bout de terrain sur lequel elle est responsable. Mais, parfois, on ne reconnaît plus chez Calvin la lutte entre la volonté divine et la responsabilité humaine. Dans ce cas-là, on a l’impression que Dieu fait tout et que l’homme n’y est pour rien62. L’Eternel retire des hommes la vertu de son Esprit pour donner plus de lustre à sa grâce63.

Même si Dieu prend la décision de rejeter l’homme, celui-ci reste responsable de sa chute. La cause de sa perdition se trouve en lui-même. La perdition procède de la prédestination de Dieu, mais toujours la cause et la matière se trouvent en l’homme64. Tout l’accent est mis sur le pôle humain. «La cause la plus profonde de la chute est sa propre faute et vice ainsi qu’un manque de grâce divine.»65

Cependant, la réprobation est impensable sans relation avec l’homme concret, avec ses propres choix, ses convictions, ses décisions et ses sentiments. Calvin fait une distinction entre nécessité et contrainte (suivant Luther et Bucer). Jamais Dieu ne force l’homme à faire le mal, il ne lui impose rien de mal. Même si la volonté est dépouillée de liberté et nécessairement tirée vers le mal, elle n’y est pas forcée. La bonté de Dieu est tellement conjointe avec sa divinité qu’il ne lui est pas moins nécessaire d’être bon que d’être Dieu66. Dieu n’est pas à blâmer, il reste sans reproche.

Il est important aussi que Calvin reconnaisse qu’il ne discerne pas comment la volonté divine accompagne la responsabilité humaine. L’homme croit sans s’apercevoir que la souveraineté de Dieu se marie toujours avec sa propre responsabilité. Il s’agit, pour ainsi dire, d’une ignorance croyante. Calvin ne réussit pas à harmoniser la souveraineté de Dieu avec le pauvre reliquat de l’initiative humaine67. Même chez le rejeté, l’honneur de Dieu est seulement acquis en relation avec l’être humain. Sa justice doit y être exprimée68.

Je finis par un passage unique, à la fois frappant et nuancé. Il nous rend extrêmement prudents et modestes. On aurait bien voulu un plus grand nombre de passages de ce type. Il faut plutôt se tenir au jugement que Dieu a prononcé que de mettre en avant le nôtre. Calvin ne veut pas limiter et assujettir la miséricorde de Dieu à nos seules fantaisies et compréhensions: les plus méchants sont convertis en gens de bien, les étrangers sont reçus en l’Église, afin que l’opinion des hommes soit frustrée, et leur audace réprimée. L’Église ose toujours s’attribuer plus qu’il ne lui appartient, si elle n’est corrigée69.

Il n’y manque pas une nuance d’humour divin. Dieu est représenté comme quelqu’un qui embrouille les jugements humains. Il a choisi les choses folles, les choses viles et faibles du monde pour confondre les fortes (1Co 1.26-29).

Dans la version latine, Calvin utilise l’image d’un jeu de parade-riposte – eludere et retundere: parer un coup et repousser. Ainsi Dieu repousse l’homme à l’intérieur des limites qui lui sont imposées. L’homme reste toujours un être humain dans ses jugements. En le taquinant et en jouant avec lui, Dieu le maintient sur son terrain limité70. Et nous sommes invités à nous déplacer dans l’espace gigantesque de sa compassion divine.

9.Pour conclure

Parlant du rapport existant entre le conseil de Dieu et la responsabilité de l’homme, on ne peut pas faire le reproche à Calvin d’un déterminisme qui coupe toute initiative humaine. C’est là une caricature atroce de sa théologie. Calvin n’oppose jamais le dessein de Dieu à la réalité concrète, mais il montre que son plan de l’éternité envisage l’homme concret. La prédestination est une Providence spécifique.

Ensuite, nous avons remarqué une structure bipolaire. Calvin prend soin de donner leur place au Dieu souverain et, également, à l’homme en tant que créature. La place de l’un ne doit pas être à la charge de l’autre.

Le fait que Calvin est critique d’une certaine notion du libre arbitre ne veut pas dire qu’il n’existerait ni de volonté ni de choix humains. L’homme a encore beaucoup à entreprendre, avec des prestations impressionnantes appelées dons de Dieu. L’honneur de Dieu ne s’accommode pas à l’autonomie humaine. Calvin veut défendre la souveraineté de Dieu et ne jamais rendre le salut dépendant du choix de l’homme71. Quelle incertitude cela serait! Le repos et la certitude se trouvent ailleurs, uniquement en Christ.

L’homme garde toujours un terrain où il exerce sa propre volonté, bien qu’il ne soit pas capable de se convertir par sa propre force. C’est seulement par la grâce de Dieu qu’il peut vouloir le bien. En Christ, toutes les lignes convergent. En lui, le Dieu souverain et l’homme responsable se rencontrent réellement, puisqu’il est le miroir de l’élection. Parler de la prédestination sans lui est une abstraction impossible.

La souveraineté de Dieu se marie avec la responsabilité de l’homme, même si nous n’arrivons pas à le percevoir. Ce n’est pas sans raison, mais au-delà de la raison. Comme le disait Spurgeon quand on lui posait la question: «Comment comprenez-vous le mystère de la tension entre la souveraineté divine et la responsabilité humaine?» «Il n’est pas nécessaire de réconcilier des amis.»

1L’Institution chrétienne, III.xxi.5 (Aix-en-Provence: Kerygma, 1978).

2 Ses contemporains opposants: le prêtre hollandais Albert Pigghius, De libero hominis arbitrio et divina gratia (Coloniae, 1542), et le médecin Jérôme Bolsec.

3 A.D.R. Polman, De praedestinatieleer van Augustinus, Thomas van Aquino en Calvijn (Franeker 1936), 355, et François Wendel, Calvin, sources et évolution de sa pensée religieuse (1950); J. Kamphuis, Met Calvijn in de impasse? (1989), 25.

4Institution, III.xiii.10; xxi.3; xxii.

5Institution, II.i.4: «Et de fait, en ne tenant compte de la Parole de Dieu, on abat toute la révérence qu’on lui doit, parce que sa majesté ne peut autrement subsister parmi nous, et qu’aussi on ne le peut dûment servir qu’en se rangeant à sa Parole.»

6Institution, III.xxiii.12: «Car elle ne nous parle pas de la prédestination pour nous faire enfler de témérité, ou pour nous inciter à éplucher par une hardiesse illicite les secrets inaccessibles de Dieu: mais plutôt pour qu’en humilité et modestie nous apprenions à craindre son jugement, et magnifier sa miséricorde.»

7Institution, III.xxiv.4: «Que ce soit donc là notre vie pour en enquérir: à savoir, de commencer par la vocation de Dieu et de finir par elle.»

8J. van Eck, God, mens, medemens, humanitas in de theologie van Calvijn (1992), 58s.

9Institution, I.xvi.1.

10M. De Kroon, De eer van God en het heil van de mens (1996), 137.

11Institution, I.xvi.9: «Je dis donc que, bien que toutes choses soient conduites par le conseil de Dieu, toutefois elles nous sont fortuites. Non pas que nous réputions fortune dominer les hommes, pour tourner haut et bas toutes choses témérairement… mais parce que des choses qui adviennent, l’ordre, la raison, la fin et nécessité est le plus souvent cachée au conseil de Dieu, et ne peut être comprise par l’opinion humaine.»

12 Probablement une influence de la philosophie de Duns Scot (cf.J.van Eck, idem, 60).

13H. Oberman, De erfenis van Calvijn (Grootheid en grenzen, 1988), 28.

14Institution, III.xx.39: «Nous pouvons et devons aider par oraison ceux mêmes dont nous n’avons point de connaissance, et que sont éloignés de nous par quelle distance et intervalle que ce soit.»

15Institution, I.xvii.3-4: «Car celui qui a limité notre vie, nous en a aussi commis la sollicitude, et nous a donné les moyens pour la conserver, en nous a fait prévoir les périls pour qu’ils ne nous pussent surprendre, nous donnant les remèdes, au contraire, pour y obvier.» Et Institution, I.xvii.6, le chrétien «regardera toujours à Lui comme à la cause principale de tout ce qui se fait; mais cependant il ne laissera point de contempler les causes inférieures en leur degré».

16Institution, III.xx.38.

17Cf. Wendel, Calvin, 111.

18 Le catholique romain De Kroon, dans sa thèse De eer van God en het heil van de mens, a choisi cette polarité comme point de vue pour résumer l’ouvrage de Calvin. Voir le sermon de Calvin sur Ep 1.4, de l’an 1559 (http://www.the-highway.com/Calvin_Eph3.html). Il parle de deux buts, l’un est que Dieu soit glorifié comme il faut, et l’autre que nous soyons sûrs de notre rédemption. S’il nous manque un des deux, malheureux sommes-nous, parce que, dans ce cas, il n’y a ni foi ni religion.

19Institution, II.ii.1; II.ii.4.

20Institution, p.e. II.iii.6; II.iii.10; II.iii.12.

21De Kroon, idem, 71.

22A. De Quervain, Calvin, Sein Lehren und Kampfen (Berlin, 1926), 64.

23De Kroon, idem, 152.

24Institution, III.xxiii.2: «Nous n’imaginons point aussi un Dieu qui n’ait nulle loi, vu qu’il est loi à soi-même.»

25Institution, III.xxi.5.

26Institution, III.xxiii.10: «Car par ce vocable de personnes, elle ne signifie pas l’homme, mais les choses qui apparaissent à l’œil en l’homme, pour lui acquérir faveur, grâce, dignité, ou au contraire haine, mépris, ou honte, comme sont richesses, crédit, noblesse, offices honorables, pays, beauté de corps et choses semblables.»

27Institution, II.ii.11: «Car comme notre humilité est sa hautesse, aussi la confession de notre humilité a toujours sa miséricorde prête pour remède.»

28Institution, III.xii.6.

29Institution, II.ii.11.

30Institution, III.xxi.2 et 3.

31Cf.Canons de Dordrecht, I.14 (Aix-en-Provence: Kerygma, 1988): «Or, puisque cette doctrine de l’élection divine, selon le très sage conseil de Dieu, a été prêchée par les Prophètes, Jésus-Christ lui-même et les Apôtres, tant sous l’Ancien que sous le Nouveau Testament, et ensuite rédigée par écrit dans les Saintes Écritures: aussi doit-elle être encore aujourd’hui publiée dans l’Église de Dieu, à laquelle elle est spécialement destinée, avec un esprit de prudence, religieusement et saintement, en temps et lieu, en écartant toute indiscrète recherche des voies du Dieu souverain; le tout à la gloire du saint Nom de Dieu, et à la vive consolation de son peuple.»

32Institution, IIIxxi.1 et xxiii.4.

33Institution, I.xi.4 et IV.iii.1: «Mais quand un homme de basse condition et de nulle autorité quant à sa personne parle au nom de Dieu.»

34Institution, II.ii.15.

35Institution, II.iii.5.

36Institution, II.viii, faisant référence à Bernard.

37Institution, II.xii.

38Institution, II.iv.

39 De Kroon, idem, 67.

40Institution, II.v.11.

41 De Kroon, idem, 72, 178.

42Institution, II.v.15.

43Institution, II.iii.14.

44 J. Kamphuis, idem, 40, et Canons de Dordrecht III/IV.17.

45 Dans son commentaire sur Mt 23.37 (1555), Calvin reconnaît que la volonté de Dieu est une unité. Il ne peut y avoir une double volonté en Dieu lui-même, mais Il s’adapte à notre compréhension. Il est possible de distinguer. Christ fait un appel émouvant: vous n’avez pas voulu. Ici, il n’y a pas une révélation du conseil de Dieu, mais de sa volonté mobile comme décrite dans la Parole. Ceux qui sont rassemblés effectivement sont attirés, par l’Esprit, à l’intérieur.

46Institution, III.21.1, cp. aussi son sermon sur Ga 4.26-31 pour le motif de consolation (www.the-highway.com/Calvin_Gal4b.html).

47Institution, III.xxiv.9.

48Institution, III.xxiv.2, faisant référence à Bernard: «Voici le lieu du vrai repos, et qu’à bon droit nous pouvons appeler chambre, quand nous contemplons Dieu, non pas trouble de colère ou gîte de son, mais pour savoir sa volonté bonne, agréable, et parfaite. Cette vision n’effraye point, mais apaise et adoucit. Elle n’émeut point des curiosités bouillantes, mais les rabat toutes. Elle ne travaille point les sens, mais les rend tranquilles. Voici où il nous faut droitement reposer: c’est que Dieu étant apaisé, nous apaise, parce que notre repos est de l’avoir paisible.»

49Institution, III.xxiv.4: «Que ce soit donc là notre vie pour en enquérir: à savoir, de commencer par la vocation de Dieu et de finir par elle.» Cf.Canons de Dordrecht, III/IV.8: «Or, si nombreux que soient ceux qui sont appelés par l’Évangile, ils sont appelés sérieusement. Car Dieu montre sérieusement et très véritablement par sa Parole ce qui lui est agréable: à savoir, que ceux qui sont appelés viennent à lui. Aussi promet-il sérieusement à tous ceux qui viennent et croient en lui, le repos de leur âme et la vie éternelle.»

50Institution, IV.i.5: «C’est bien Dieu qui nous inspire la foi, mais par l’organe de son Évangile, comme Paul admoneste que la foi vient de l’ouïe (Rm 10.17).» Cf. aussi Canons de Dordrecht III/IV.9 «Et si beaucoup de ceux qui sont appelés par le ministère de l’Évangile ne viennent pas à Dieu, ni ne se convertissent, la faute n’en est ni dans l’Évangile, ni en Jésus-Christ qui leur est offert par l’Évangile, ni en Dieu qui, par l’Évangile, les appelle et même leur confère divers dons, mais en ceux-là mêmes qui sont appelés. De ceux-ci, les uns, par leur nonchalance, ne reçoivent point la parole de vie; d’autres la reçoivent pourtant, mais non au plus profond de leur cœur, et c’est pourquoi, après la joie momentanée d’une foi temporelle, ils se retirent; d’autres encore, par les épines des sollicitudes et des voluptés de ce monde, étouffent la semence de la Parole, et ne portent aucun fruit, comme notre Sauveur l’enseigne dans la parabole de la semence (Mt 13).»

51Institution, III.xxiv.16, et son commentaire sur Hé 4.2: «verbum autem a fide seperatum nihili conferat-Ita fit, ut perpetuo sit efficaxverbum Dei et salutare hominibus, si ex ses aestimetur ac sua natura; sed fructus non sentiatur nisi a credentibus». Efficax ne signifie pas valable, mais effectif.

52Institution, III.xxiv.16: «Si nous demandons d’avoir clémence paternelle de Dieu et sa bénévolence envers nous, il nous faut tourner les yeux en Christ, auquel seul repose le bon plaisir du Père. Si nous cherchons salut, vie et immortalité, il ne faut pas non plus recourir ailleurs, vu que lui seul est la fontaine de vie, le port de salut, et l’héritier du royaume céleste.»

53Institution, III.xxii.1 et xxiv.5.

54 Dans le sermon sur Ep 1.3-4: «Car si notre foi dépendait de nous, il est certain qu’elle nous échapperait bien tôt, elle nous pourrait être escousse, sinon qu’elle fût gardée d’en haut.»

55Institution, III.xxi.7, et J. van Eck, idem, 255.

56 K. Schilder, Heidelbergsche Catechismus, IV, 92, il fait référence à la Vulgate où on trouve le mot horribilum en Dt 4.34; 2S 7.23 «redoutable»; et Ez 1.22 «l’éclat».

57 Voir son commentaire sur le Ps 119.120.

58Institution, III.xxiii.7.

59Institution, III.xxi.2; xxi.3; xxi.7; xxii.

60Institution, III.xxii.1; xxii.7; xxiii.11, et dans le sermon sur Ep 1.3-4: «Or là dessus si on demande pourquoi Dieu a pitié d’une partie, et pourquoi il laisse et quitte l’autre, il n’y a autre réponse, sinon qu’il lui plaît ainsi.»

61Institution, I.xiii-xiv; I.xviii.2.

62Institution, I.xvii.2; III.xxiii.5.

63Institution, III.xxiv.2, et De Kroon, idem, 146.

64Institution, III.xxiii.8.

65Institution, III.xxiv.12.

66Institution, II.ii.5; iii.5.

67 De Kroon, idem, 68.

68Institution, III.xxi.3.

69Institution, IV.xii.9: «Il ne nous faut point entreprendre plus de licence à juger, sinon que nous veuillions limiter la vertu de Dieu, et assujettir à notre fantaisie sa miséricorde, à laquelle toutes les fois qu’il lui semble bon, les plus méchants sont convertis en gens de bien, les étrangers sont reçus en l’Église, afin que l’opinion des hommes soit frustrée, et leur audace réprimée, laquelle ose toujours s’attribuer plus qu’il n’appartient, si elle n’est corrigée.»

70 J. van Eck, idem, 26.

71Canons de Dordrecht, III/IV.16: «C’est pourquoi, si cet admirable Artisan de tout bien n’agissait de la sorte envers nous, il ne resterait à l’homme aucune espérance de se relever de la chute au moyen du libre arbitre par lequel, alors qu’il était encore debout, il s’est précipité dans la perdition.»

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POUR UNE APPROCHE PASTORALE

DANS LE CONTEXTE POST-TRAUMATIQUE

 

 

Egbert BRINK*

 

Prologue

 

Le cocon du papillon

Un jour, une ouverture apparut dans un cocon. L’homme s’assit et regarda le jeune papillon se battre longuement pour sortir de son abri en forçant le petit trou à s’agrandir. Mais bientôt l’homme eut l’impression que l’insecte ne progressait plus. Ce papillon naissant était allé aussi loin qu’il avait pu et, maintenant, il ne bougeait même plus.  L’homme ayant pitié prit alors une paire de ciseaux et découpa délicatement le cocon afin de faciliter la sortie du papillon, qui émergea sans problème du cocon. Le papillon avait un corps chétif avec des ailes atrophiées et froissées. L’homme se dit: «Patience! Ce n’est pas grave, il va se développer.» Il continua à regarder longuement le papillon, attendant qu’il déploie ses ailes et qu’il vole. Mais cela n’arriva pas. Le papillon passa le reste de sa vie à ramper avec son petit corps, incapable d’utiliser ses ailes rabougries. Ce que l’homme n’avait pas compris dans son élan de bonté, c’est que le cocon trop étroit est une sagesse de la création pour forcer le papillon à le percer et à entraîner ses ailes… Ainsi le suc de la vie se faufile de son corps dans ses ailes. A cette condition seulement, le papillon peut voler. Le processus de la bataille, disons la souffrance endurée, pour sortir du cocon, donne au papillon la force de voler.1

 

«C’est pourquoi nous ne perdons pas courage. Et même lorsque notre homme extérieur se détruit, notre homme intérieur se renouvelle de jour en jour. Car un moment de légère affliction produit pour nous au-delà de toute mesure un poids éternel de gloire. Aussi nous regardons, non point aux choses visibles, mais à celles qui sont invisibles; car les choses visibles sont momentanées, et les invisibles sont éternelles.» (2Co 4.16-18)

 

I. Description d’un exemple pratique

 

Une jeune femme (que nous appellerons Marilyne) a demandé une aide pastorale étant dans une situation spéciale de traumatisme. Elle avait déjà suivi un trajet psychanalytique et avait participé à une psychothérapie de groupe. Elle avait aussi fait une thérapie individuelle, suivie de l’art-thérapie, qui avait fait appel à son imagination créatrice. En collaboration avec sa thérapeute, nous avons établi un suivi pastoral. Le matériel que je vais vous présenter: 1°) des résumés des réflexions faites lors de nos entretiens pastoraux; 2°) les objectifs de l’art-thérapie; tout cela, évidemment, avec l’autorisation de l’intéressée.

 

Le trouble dû au stress post-traumatique

 

Il s’agit d’un type de trouble dû à une sévère anxiété qui se manifeste à la suite d’une expérience vécue comme étant traumatisante2. Ce syndrome de stress post-traumatique (SSPT3) est une réaction psychologique consécutive à une situation anxiogène durant laquelle l’intégrité physique (ou psychologique) du patient ou de son entourage a été menacée et/ou effectivement atteinte. Il s’agit, par exemple, de situations où la vie est en jeu: catastrophes (naturelles), mort violente, viol et abus sexuel, agression, maladie grave, situation de guerre, camp de concentration, attentat, et ainsi de suite.

 

La réaction immédiate face à l’événement a été une peur intense, un sentiment d’horreur. Un autre facteur essentiel a été le sentiment d’impuissance éprouvé durant l’expérience traumatisante, l’impossibilité de se défendre contre le danger. Au moment où la victime se remémore la scène, elle peut être submergée par l’angoisse et la tristesse. Une des réactions logiques de la victime est celle de tenter d’oublier, de passer sous silence, de ne pas vouloir se souvenir, de se replier sur soi-même en cachant ses sentiments. Tout ce qui fait penser à la scène, la moindre allusion est évitée (cp. Il y a longtemps que je t’aime, Philip Glaudel). Mais, durant la nuit, les souvenirs enfouis se réveillent sous forme de cauchemars.

 

Dans ce cadre, un autre phénomène est la dissociation mentale4. C’est comme si la personne subissait à nouveau la situation anxiogène, la faisant partiellement sortir de la réalité dans une sorte d’échappée. Voici ce qui distingue la fugue psychotique et la dissociation: dans la fugue psychotique, le psychotique se détache entièrement de la réalité, tandis que, dans la dissociation, une partie de la personne reste connectée à la réalité, bien qu’elle essaie de se détacher d’une situation qu’elle ne peut pas gérer.

II. Approche herméneutique

L’approche herméneutique présuppose, d’une part, une recherche du sens des Ecritures saintes et, d’autre part, une analyse fine de la situation historique actuelle. Elle demande de la bonne volonté pour établir un rapport entre les deux.

 

C’est dans cet état d’esprit que nous avons entrepris une lecture du livre de Job. Par celle-ci, nous voulions mettre en relation l’histoire personnelle de Marilyne avec la réalité de la souffrance présente dans le livre de Job. Nous avons voulu cheminer ensemble, pasteur-accompagnant et accompagnée, posant à Dieu des questions de vie et de foi, étant guidés par sa parole et par l’Ecriture. Nous sommes partis sur un sentier de découverte spirituelle afin de trouver la présence de l’Esprit Saint, même dans la zone de tension.

 

L’approche herméneutique demandait, en premier lieu, une approche des Ecritures. Il fallait suivre l’accompagnée, Marilyne, dans sa lecture et dans ses choix de textes, sans que le pasteur n’opère de présélection. Une attitude de neutralité et d’ouverture était nécessaire dans l’écoute du discours de l’accompagnée, sous l’inspiration vivante des Ecritures. Non pas une approche a priori, mais a posteriori; suivre d’abord, puis diriger et corriger seulement si nécessaire. Un suivi spirituel dans un mouvement de compréhension vers l’interprétation et l’application.

 

L’approche herméneutique a demandé, en second lieu, une observation attentive de la situation actuelle de Marilyne, dont le sens était encore à découvrir. Même si le pasteur  percevait, entrevoyait celui-ci, il était encore trop tôt pour le désigner ou l’interpréter. Les expériences traumatiques peuvent être présentes, mais pas clairement énoncées. Elles doivent se dévoiler au fur et à mesure et prendre place au rythme du discours de l’accompagnée. Cela demande au pasteur une écoute réelle et patiente, une observation de la communication non verbale et la capacité d’instaurer un climat de confiance et d’intimité. Il a dû avoir la patience d’attendre que Marilyne se livre peu à peu et communique ses souffrances.

Complexité

La complexité, dans la situation de Marilyne, a été augmentée par l’enchevêtrement des différents événements traumatiques. Cela a rendu confuse et de plus en plus complexe sa perception de la réalité. Cela a exigé une analyse très fine de la situation, mais surtout une grande prudence pour ne pas tomber dans le piège de l’homme qui prend sa paire de ciseaux…

La comparaison des deux situations – celle de Job et celle de notre accompagnée – s’est avérée palpitante. La première lecture «se brisa» sur Job 16 et s’est arrêtée. Six mois plus tard, une nouvelle tentative a échoué aussi. La piste était semée d’embûches et de pièges (souffrances de Job, expériences anxiogènes, tout ce qui faisait revivre le passé). Nous avons découvert ce terrain, pas à pas, l’Esprit Saint tenant parfaitement compte du rythme de Marilyne. Il a agi avec précision, avec sensibilité et grande prudence. Il vient au secours des créatures par des soupirs inexprimables (Rm 8.26-27).

Il était très important que l’accompagné apprenne petit à petit à désigner ses sensibilités, même si cette progression infime. Il doit oser dire ce qui s’est passé. Dans notre cas, Marilyne a utilisé d’abord un langage codé pour ne pas trop s’approcher des expériences vécues. Tout cela était indispensable pour ne pas porter atteinte au processus de réparation et de cicatrisation de blessures graves. Ce processus a été très difficile, souvent pénible, et a exigé énormément d’énergie (images access denied et struggling to get through).

 

III. La piste pastorale en pratique

 

A) Identification et rencontre: deux horizons

 

1. Faire face à sa souffrance

«Quelle est ma force pour que j’attende? Et quelle sera ma fin pour que je prolonge ma vie? Ma force est-elle une force de pierre? Ma chair est-elle de bronze?» (Jb 6.11-12)

«Je n’ai ni calme, ni tranquillité, ni repos. Et c’est l’agitation qui survient.» (Jb 3.26) To vigilant to feel safe…

 

Dans sa recherche d’identification, Marilyne a osé peu à peu se reconnaître dans cette réalité accablante. Elle a eu de moins en moins le réflexe de nier la réalité et de fuir. Auparavant, elle a fui dans une expérience religieuse dans laquelle le malheur n’avait aucun espace. Le malheur s’exprimait douloureusement dans l’automutilation5, mais était forcément exclu du domaine religieux. Maintenant, prudemment, elle a osé établir quelques liens avec Job.

 

La tâche pastorale a consisté à l’encourager et à la stimuler dans sa marche dans cette direction, pour qu’elle admette cette réalité et à donner le courage de s’identifier, d’une certaine manière, à Job. Autrement dit, il fallait rapprocher leurs horizons différents et  qu’une rencontre réelle ait lieu. Job a été une personne unique, mais la réalité de sa souffrance s’exprime dans un langage compréhensible par tous. Son langage a aidé Marilyne à s’exprimer.

 

Marilyne a dû se battre avec une sorte de dualité. Pour elle, il y avait deux mondes, plus ou moins séparés, puisqu’elle n’arrivait pas à intégrer ses douleurs dans son existence devant Dieu. La façon de s’exprimer de Job, avec un langage audacieux, a été le début de la démolition lente du mur de séparation qui existait entre ces deux mondes (image walls of restraint) jusqu’au remplacement de cette cloison par une frontière perméable.


2. Expérimenter Dieu comme Adversaire dans ses mystères

«Les terreurs de Dieu se rangent en bataille contre moi.» (Jb 6.4)
«Je sais que tu ne me tiendras pas pour innocent. C’est moi qui serai le coupable!» (Jb 9.28-29)

«Le Tout-Puissant m’a rempli d’épouvante.» (Jb 23.16b)

 

Le pas suivant dans l’identification avec Job en tant que fidèle meurtri est qu’il considère Dieu comme son Adversaire et qu’il ose le faire très ouvertement. Marilyne a appris à discerner que colère et déception en Dieu faisaient parties de plusieurs de ses émotions. Un combat violent a alors commencé entre sentiment et conscience (cette dernière étant extrêmement formée, pour ne pas dire malformée). Elle s’autorisait difficilement à avouer de tels sentiments envers Dieu. «Job, je l’ai lu; j’ai ressenti une sorte de contact. − Avec qui? − Hum, je pense avec Dieu, mais par une voie détournée. Je peux m’identifier à Job. − Dans quoi?»

« Il fait des choses grandes et insondables, des merveilles sans nombre. Voici qu’il passe près de moi, et je ne le vois pas, qu’il disparaît, et je ne le comprends pas. Qui ramènera ce qu’il arrache ? Qui lui dira: Que fais-tu?» (Jb 9.10-12)

«Si j’appelais et qu’il me réponde, je ne croirais pas qu’il ait prêté l’oreille à ma voix, lui qui m’assaille comme par une tempête, qui multiplie sans raison mes blessures.» (Jb 9.16-17)

 

«D’accord. C’est cela que je ressens. Dieu l’a-t-il fait, m’a-t-il blessé? Mon cœur dit ‹oui›, mais ma tête ne permet pas cette réponse. Qui prend la parole? Je le sais (je réalise tout à coup): le ‹sage›, c’est moi. Encore une fois: Dieu, m’a-t-il blessée? Oui. D’accord, c’est ce que Job ressent, et je m’identifie à lui. Le pas suivant, par conséquent: quelles sont mes émotions? (…) Effrayant certes, mais le pas doit être fait. Si je le dis, je m’exprime, et cela sort de mon intérieur. J’y arrive, je m’entends dire: je suis déçue par Dieu et en colère contre lui; je pense que le dernier mot ne devait pas faire partie de la phrase, mais je ne suis pas arrivée à le retenir. J’essaie de nuancer malgré tout.»

 

3. Dieu: Partenaire et Adversaire en même temps !

«C’est lui qui fait la blessure et qui la panse; il écrase et ses mains guérissent.» (Jb 5.18)

«Même s’il voulait me tuer, je m’attendrais à lui; oui, devant lui je défendrai ma conduite.» (Jb 13.15)

«Mes amis se raillent de moi; c’est Dieu que j’implore avec larmes, puisse-t-il être l’arbitre entre l’homme et Dieu, entre le fils de l’homme et son ami!» (Jb 16.20-21)

 

Pendant la première lecture, Marilyne s’est heurtée au passage de Job 16.19-21. Ce passage était crucial dans la rencontre des deux horizons. L’expérience de souffrance de Job qui demande l’impossible: il fait appel à Dieu contre Dieu. Dieu est appelé comme témoin-arbitre, puisqu’il a été présent durant chaque événement. Job interpelle fortement Dieu pour qu’il le défende contre Dieu lui-même: paradoxe immense!

 

Ces expressions paradoxales mettent en évidence les liaisons, dans une réalité troublante: Dieu du présent, il est là pour elle, Lui, le grand Témoin de son passé, de tous les événements anxiogènes. Il a permis cela activement, sans pour autant en être la cause directe. Paradoxalement, il est en même temps Partenaire et Adversaire!

 

Dans la première lecture, cette idée a occasionné un choc profond qui a mis Marilyne au bord de la rupture interne (sauter les plombs!). La cause de ce court-circuit provenait de ce que plusieurs traumas étaient touchés en un seul coup. Mais, dans cette crise, le conflit a servi également de contact. De là, une identification nouvelle s’est amorcée, dans la reconnaissance, l’approbation et l’estime de soi. Une rencontre forte qui a mis ses nerfs à rude épreuve. Ce processus particulièrement éprouvant a été crucial dans la reconnaissance de son expérience de souffrance.

 

«C’est comme s’il y avait deux ‹dieux›, le Dieu du ‹passé› et le Dieu du présent? Comme disait Job: c’est Dieu que j’implore avec larmes, puisse-t-il être l’arbitre entre l’homme et Dieu (Jb 16.20-21). D’une part, être attirée, vouloir se diriger vers Dieu, amis, d’autre part, être rejetée, vouloir prendre ses distances, être aussi loin que possible, se mettant à l’opposé de lui. Parce qu’il était présent et qu’il a tout permis… Dieu Témoin (littéralement). Présent, permettant. Difficile!»

 

Ce qui rendait la rencontre difficile avec le texte se trouvait aussi dans les mots: entre le fils de l’homme et son ami! La façon de s’exprimer de Marilyne reste toujours un peu rationnelle. Mais on peut constater la chose suivante dans son processus, bien que sa progression s’exprime en millimètres. Elle arrive, de plus en plus, à verbaliser, ce qui rend sa position pénible devant Dieu.

 

Marilyne s’est bien rendu compte qu’elle était dépendante de Dieu, même dans son processus de thérapie psychique, pastoral, dans ses confrontations. D’une part, elle réalisait que sans Dieu veut dire sans issue; d’autre part, elle combattait Dieu comme Adversaire, dans son rejet, et son propre complexe de culpabilité. Ce paradoxe ne relève pas de la logique. L’art de vivre est de laisser persister cette tension.

 

Le paradoxe décrit est exprimé dans le rapprochement suivant. Deux textes, mis à part, jouent un rôle: Job 3.8a et 9.12b placés à côté de Psaume 143.8a.

 

«Qu’elle (la nuit) soit exécrée par ceux qui maudissent le jour, par ceux qui savent réveiller le Léviathan!» (Jb 3.8)

«Qui lui dira: que fais-tu?» (Jb 9.12)

«Fais-moi entendre dès le matin ta bienveillance! Car je me confie en toi.» (Ps 143.8a)

 

L’expression de ce paradoxe se voit aussi dans un autre rapprochement. On voit deux trônes, deux textes bibliques, et elle au milieu. Cela montre clairement cette dualité. D’un côté Dieu comme Témoin, qui a permis l’événement, de l’autre Dieu comme Partenaire et Aide. Les deux expériences sont présentes. A un moment, l’une l’est plus que l’autre et inversement. Parfois, elle ne ressent plus rien, aucun sentiment. Le vide ou, plutôt, le repos malgré l’agitation.

 

Job 9.17a placé à côté du Psaume 142.8.

 

«Lui qui m’assaille comme par une tempête.» (Jb 9.17a)

«Fais sortir mon âme de la prison, afin que je célèbre ton nom! Les justes viendront m’entourer quand tu m’auras fait du bien.» (Ps 142.8)

B. Reconnaissance et libération
1. Moment prometteur
Peu à peu, nous avons vécu des moments de reconnaissance qui avaient une influence libératrice. Ces moments n’étaient pas planifiés ou programmés. Mais l’histoire du texte connaît une longue tradition et joue un rôle dans les sons connus et familiers: «Mais je sais que mon Rédempteur est vivant (…).» (Jb 19.25) Des lueurs libératrices apparaissaient, de manière fragmentaire, dans la rencontre des horizons de Job et de Marilyne. Pourtant, la navette entre les pôles du paradoxe continuait sans cesse.

 

«Je fais référence au chapitre 19 de Job dans lequel une phrase m’a marquée. Tout au milieu des plaintes et après la parole de Job adressée à ses amis: pourquoi me poursuivez-vous comme Dieu me poursuit, il dit: mais je sais que mon Rédempteur est vivant (Jb 19.25). Cette phrase m’a complètement surprise dans un tel contexte. En même temps, cela reste aussi difficile à lire.»

A son tour, Elihu veut montrer un chemin alternatif, qui s’écarte de celui que les autres amis ont présenté. Elihu, lui aussi, a tendance à défendre Dieu. Mais, de façon différente, il veut montrer à Job la voie du seul Médiateur: «Mais s’il se trouve pour lui un ange intercesseur, un seul entre mille, qui annonce à l’homme son devoir, alors il lui fera grâce (…).» (Jb 33.23)

Ces lueurs l’attirent vers la libération. Quel message prometteur! Mais Marilyne se disait perpétuellement: trop beau pour être vrai. Le pasteur la reprend patiemment et avec prudence en disant: trop beau pour ne pas être vrai!

2. Distinction et aliénation

 

Les derniers chapitres du livre de Job invitent à s’identifier à lui dans sa souffrance et sa libération. Premièrement, Job prend conscience des limites qu’il a dépassées. Dans cette transgression, il est corrigé par le Créateur. Même l’excellent, le fidèle serviteur de Dieu n’arrive pas à trouver l’équilibre dans son expérience de Dieu considéré comme un Adversaire. Après la splendide révélation de Dieu, avec une multitude de questions «impossibles» (Jb 38-39), il doit finalement se taire. Il ne lui reste qu’à mettre la main sur sa bouche (Jb 40.4-5).

 

«Mais, enfin, Elihu. Selon moi (Marilyne), le sens de cette histoire est que Dieu ne commet rien d’injuste. Signifie-t-il ainsi que Job s’est trompé dans tout ce qu’il a dit? Dieu ne dit-il pas, dans la dernière partie du livre, que Job a eu tort? Si je devais comprendre cela, cela serait comme si la porte qui vient de s’entrouvrir (commencer, d’une certaine manière, à exprimer de la colère contre Dieu) devait se refermer.»

 

N’oublions pas non plus que Dieu lui-même prend la défense de Job contre ses amis, qui se sont présentés comme des avocats de Dieu. Dieu se montre Partenaire dans l’arbitrage, puisque Job a parlé avec droiture à son endroit. Marilyne n’arrêtait pas, aussi, de se demander si elle était aussi intègre que Job. Cela fait bien distinguer les deux horizons, mais cela peut aussi être la source d’aliénations ou de courts-circuits.

 

«Job dit quelque part qu’il n’a pas commis de faute et qu’il est dans son droit devant Dieu. Cela me donne le sentiment que… (voici le moi irritant qui ne laisse aucun espace à la petite-moi; finalement je m’exprime tellement). Lui, Job, a le droit pour lui devant Dieu alors que moi (Marilyne), je ne l’ai pas! Mais, selon le pasteur, Job dit qu’il est sans reproches bien que ses amis l’aient forcé à reconnaître que Dieu ne punit pas sans raison…, qu’il doit y avoir, chez lui, quelque chose de fautif qui appelle une punition. D’ailleurs Job admet qu’il n’est pas pur puisqu’il est né dans le péché, dès le ventre de sa mère (Jb 14.4) et Dieu reconnaît que la souffrance de Job est sans cause (Jb 2.3).»

 

«Dieu a dit que, seul, Job a eu un comportement droit et n’a pas rompu l’alliance avec lui. Job a, certes, maudit le jour de sa naissance, mais pas Dieu. Il a cherché son Dieu dans toutes ses démarches plus ou moins compliquées. Alors, je (Marilyne) râle ferme face à cette lecture parce que j’exige de pouvoir tout comprendre, de faire entrer aussi cette attitude dans mon système personnel et d’obtenir LA réponse ultime6. Mais non! Et puis, cela recommence et un autre niveau apparaît. En définitive, il existe deux conclusions: tout d’abord, être en colère contre Dieu est une grâce en soi et, en second lieu, il n’y a qu’une voie, celle de la croix (réconciliation).»

 

Actuellement, nous voyons clairement la distinction entre la souffrance de Job et celle de l’accompagnée. Leurs horizons peuvent diverger. Il faut reconnaître l’unicité des situations et bien distinguer les contextes. Leur lien se trouve en Dieu lui-même! Il est le seul à percevoir toute la réalité, il l’englobe entièrement (Ec 3.11). Dieu fait en sorte que les horizons de Job et de Marilyne restent ouverts, se touchent, mais ne se confondent pas. Cela provient de ce que chaque situation est complexe dans son unicité et dans son interaction avec la souffrance, la tristesse, le deuil, le détachement, la culpabilité, la honte et la confusion.

 

«Puis-je m’identifier à Job? Job savait bien pourquoi il était en colère contre Dieu. Est-ce que moi (Marilyne), je connais le pourquoi de ma colère? Je sens comme des puits s’ouvrir à l’intérieur de moi. J’entends des sonnettes d’alarme. Serais-je capable de le mettre par écrit, au lieu de le dire, me demande le pasteur. Hum… je ne sais pas. Si, j’ose le faire. Nous changeons de cap. Le pasteur dit: chez Job, il s’agissait de perte, il trouvait injustifié de tout perdre (enfants, possessions, santé, épouse en plus). Chez vous, y a-t-il aussi une perte? Douloureux!… Mais je tiens le coup. Je réponds: oui! La question est inévitable. Mais, maintenant, tout en moi proteste contre une réponse tellement complexe à une question si simple. Je ressens toutes mes angoisses s’agiter au fond de mon cœur. Les signaux d’alarme apparaissent rouge sang.»

 

«Fais sortir mon âme de la prison, afin que je célèbre ton nom!» (Ps 142.8)

 

«En contemplant le dessin, le pasteur me pose la question de savoir s’il s’agit surtout d’une reconnaissance ou, plus précisément, s’il s’agit de mon expérience. J’y réfléchis un peu. Cela dépend des moments. Un passage du psaume, du moins en partie, exprime exactement ce que je (Marilyne) ressens et vis. A d’autres moments, le psaume exprime ce que je désirerais ressentir. A d’autres encore, j’aimerais jeter tout ce texte par la fenêtre qui est située près de mon lit.»

 

Il restait un long chemin à parcourir, mais le processus était bien entamé et orienté dans la bonne direction; la marche en avant de Marilyne, guidée par l’Esprit de Dieu, qui inspire toujours par sa parole vivante, était vraiment amorcée. Un pasteur est appelé à se soumettre, à ne pas dominer, à être au service, les yeux ouverts pour observer tout ce que l’Esprit du Christ nous montre. Son style doit être empreint de prudence, de précision et d’ouverture. Il ne force pas, mais laisse le fidèle être lui-même. Il manifeste de l’amour et de la patience dans le traitement et le soin des blessures.

 

IV. Conclusion

 

Le pastorat dans un contexte de stress post-traumatique demande beaucoup de patience, prudence et de réserve (voir l’exemple du cocon du papillon). Avant tout, il est important de comprendre que l’accompagné est propriétaire de sa propre problématique (qu’elle soit complexe ou non, il en est propriétaire). Le pasteur doit s’abstenir de toute forme de curiosité. Le rythme du processus du traitement des blessures doit surtout être déterminé par l’accompagné, le pasteur faisant tout son possible pour le respecter.

 

Dans l’accompagnement pastoral, ils poursuivent ensemble une route, guidés par l’Esprit Saint, par l’intermédiaire de la Parole vivante qui se fait entendre dans ce cadre précis. Le pasteur intervient avec sa propre compétence dans le processus herméneutique, dans l’interprétation des textes, et il essaie, avec prudence, de le faire aboutir dans la situation concrète de l’accompagné, petit à petit, pas à pas. Il prend en compte la contribution professionnelle des psychologues et des psychiatres, mais il reste maître dans son propre domaine.

 

Nous avons évoqué deux horizons, celui de Job et celui de l’accompagné, qui se rencontrent, se croisent et divergent. Finalement, ils gardent leur propre indépendance, ils ne s’entremêlent pas. Certes, les expériences de souffrance sont comparables, mais elles doivent rester distinctes. D’un côté, nous envisageons une ouverture vers l’horizon présenté par les Ecritures et, de l’autre côté, vers l’histoire de vie de la personne, qui doit être respectée en tant que telle.

 

Le livre de Job invite à s’identifier à lui et il aide aussi à exprimer les sentiments qui sont évoqués dans un contexte de trauma, surtout dans la relation avec Dieu. L’expérience de foi dans la souffrance de Job est cruciale, celle de Dieu comme Adversaire et Partenaire, dans ses mystères. Marilyne a rencontré le Dieu de Job dans une expérience similaire. Cette rencontre a pu l’aider dans son processus de guérison des blessures des traumas et dans le soin de ses cicatrices.

 

La Parole de Dieu est vivante et dynamique, elle parle dans chaque contexte, ouvre des perspectives jusque dans la souffrance du fidèle. Elle donne une vision sur Dieu et sur soi-même. Elle nous amène à une connaissance, un approfondissement et un enrichissement dans la rencontre réelle avec le Dieu Tout-Puissant, qui était, qui est et qui va venir.

 

Cette perspective s’inscrit parfaitement dans le panorama de l’œuvre du Christ, lui, le Juste par excellence, qui a souffert. Le Christ nous invite à nous identifier à lui, qui est plus que Job. Il est notre témoin-arbitre, dans le procès de Dieu contre Dieu, entre le fils d’homme et son ami!

 

Avec Job, nous sommes arrivés à reconnaître qu’il s’agit «de merveilles qui me dépassent et que je ne connaissais pas. (…) Mon oreille avait entendu parler de toi, mais maintenant mon œil t’a vu.» (Jb 42.3 et 5)

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