Amour et patience divine
Les sources spirituelles de la patience
Daniel Bergèse1
Introduction
Je vous propose, comme point de départ de cette réflexion, un verset de l’Écriture extrait du livre de l’Exode au chapitre 34 et, précisément, le verset 6. Il s’agit d’une parole solennelle par laquelle Dieu va révéler quelque chose d’essentiel sur sa propre nature.
Parole solennelle, en effet, parce qu’elle s’inscrit dans un moment qui ne l’est pas moins. Après l’épisode du veau d’or, Moïse a fracassé les tables de pierre sur lesquelles était inscrite la charte de l’alliance, et il se trouve dès lors dans une période de grande interrogation quant à sa mission. À vrai dire, il éprouve même un doute sur la possibilité, sur la faisabilité de cette mission. Comment conduire ce peuple en alliance avec Dieu, alors que, justement, il vient de démontrer qu’il n’a guère envie de suivre les prescriptions de cette alliance ? Moïse a bien intercédé en faveur du peuple, et il a obtenu une grâce. Mais en sera-t-il toujours ainsi ? L’Éternel, dont le nom a été révélé lors de l’épisode du buisson ardent, après avoir fait sortir les Israélites d’Égypte, ne sera-t-il pas aussi le Dieu qui va les exterminer dans le désert ? Moïse s’interroge sur l’attitude que Dieu adoptera pour l’avenir… et c’est pourquoi il a besoin de mieux connaître ses intentions. Il le formule au chapitre 33, verset 13 : « si j’ai trouvé grâce à tes yeux, fais-moi connaître tes voies ».
Puis, devant l’angoisse que suscite, en lui, cet avenir incertain, il surenchérit en réclamant une implication directe de Dieu dans cette mission : « Si tu ne marches pas toi-même avec nous, ne nous fais pas partir d’ici. » (V. 15)
Enfin, il y a cette demande qui résume peut-être toutes les précédentes : « Fais-moi voir ta gloire ! » (V.18)
Et l’Éternel va répondre, patiemment, à toutes les questions de son serviteur. Et, pour ce qui est de la dernière – voir Dieu, Dieu dans sa gloire, c’est-à-dire dans sa nature même, et pas seulement dans les manifestations qui marquent sa présence –, le Seigneur va organiser une « cérémonie », unique dans l’histoire biblique. Moïse, sur le mont Sinaï, devra se cacher dans un creux de rocher et l’Éternel fera passer « sa gloire » devant lui. Il est d’ailleurs précisé que la main de Dieu va faire écran au moment même du passage et ne sera levée qu’à l’instant suivant, de sorte que Moïse ne verra l’Éternel que « de dos ».
En revanche, lors de ce passage, Dieu va parler de lui-même, dire qui il est. C’est cette parole, dont la solennité est encore appuyée par la répétition du nom révélé au buisson ardent, qui va illuminer Moïse d’une connaissance nouvelle au sujet du Dieu de l’alliance, du Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob.
L’Éternel descendit dans une nuée, se tint là près de lui et proclama le nom de l’Éternel. L’Éternel passa devant lui et s’écria : « L’Éternel, l’Éternel est un Dieu de grâce et de compassion, lent à la colère, riche en bonté et en vérité. » (V. 5-6)2
Il est extraordinaire et bouleversant, aujourd’hui encore, d’entendre ces paroles. La gloire de Dieu se découvre, se révèle dans la série d’attributs qui nous sont communiqués ici. L’Éternel (Yahvé) nous éblouit de sa gloire lorsque nous sommes éblouis par sa bonté. Il est un Dieu « miséricordieux », « bienveillant », « lent à la colère », « plein de grâce et de vérité » pour reprendre la formulation du prologue de Jean à propos de la Parole faite chair : « […] elle a habité parmi nous, pleine de grâce et de vérité, et nous avons contemplé sa gloire, une gloire comme celle du Fils unique venu du Père. »3
1. Le Dieu « lent à la colère »
a) Petite étude de cette expression
Disons d’emblée que l’expression hébraïque – érek apaïm – est assez bien rendue par le « lent à la colère » de la plupart de nos versions ; avec une nuance cependant : érek a plus le sens de « long » que de « lent ». L’image suggérée est celle d’un parcours assez long entre le moment de l’offense et celui de la colère. Entre les deux se situe une histoire, et ceci est très important, car cette histoire peut soit confirmer la nécessité de la colère, soit au contraire l’infirmer ; ce que l’on voit de nombreuses fois dans l’Écriture. Jonas déclare : « encore quarante jours et Ninive sera détruite ». La destruction annoncée de la ville signifie que le comportement des Ninivites est une offense aux yeux de Dieu. Sa colère doit donc, naturellement, s’exercer sur cette population. Mais, en même temps, il y a les quarante jours. La justice de Dieu pourrait s’exercer immédiatement, mais l’Éternel est « long à la colère ». Il laisse encore aux Ninivites l’occasion de faire un parcours. Et vous connaissez l’histoire : finalement, ces quarante jours s’avèrent être un temps pour le salut, et Dieu lève la menace.
Jonas, quant à lui, est profondément agacé de cela… puisque sa prophétie ne s’est pas réalisée. « C’est ce que je voulais éviter en fuyant à Tarsis », dit-il, et il rajoute ces mots : « En effet, je savais que tu es un Dieu de grâce et de compassion, lent à la colère et riche en bonté. » 4
Dans le livre de l’Ecclésiaste, le sage déclare stupide l’homme qui s’irrite trop vite (Ec 7.9), et il formule cette sentence : « Mieux vaut un esprit patient qu’un esprit arrogant. » (V. 8) Ici, l’expression traduite par « esprit patient » vient de l’hébreu érek rouah qui, littéralement, signifie « long d’esprit ». L’image complète celle que nous avons vue précédemment. Le « long à la colère » s’explique par la longueur de l’esprit. La notion est très intéressante. À l’opposé de l’esprit court, qui réagit immédiatement aux situations, à la manière d’un simple réflexe, l’esprit long voit plus loin, il s’inscrit dans une épaisseur de sens qui lui permet d’intégrer le temps. En français, la notion de « grandeur d’âme » est cousine de celle évoquée en hébreu. L’adjectif « magnanime » en est l’écho direct puisque le mot vient du latin magnus, qui veut dire « grand », et animus, l’âme ou l’esprit. Mieux encore, il existe un concept voisin ‒ plus guère utilisé dans le français d’aujourd’hui, et c’est la raison pour laquelle il disparaît de nos traductions bibliques ‒ qui rend parfaitement le sens des expressions hébraïques ; c’est cette vertu qu’on appelait la « longanimité » (longus animus). Le Petit Robert donne, en effet, cette définition : « Patience à supporter ce qu’on aurait le pouvoir de réprimer, de punir. » Mais comme l’adjectif « longanime » n’existe pas, on se contentera de « magnanime », en se souvenant qu’on y retrouve la même image que dans érek rouah : celui qui est magnanime est long d’esprit ou d’âme.
b) La colère différée
Mais revenons maintenant à ce que veut dire l’expression avoir un Dieu « lent à la colère ». Eh bien, cela signifie, d’abord, que Dieu peut être en colère et qu’il est en droit de manifester cette colère, c’est-à-dire son jugement sur les fautes commises par les hommes. On ne doit pas interpréter ce « lent à la colère » comme si la colère de Dieu avait disparu de l’horizon ! Je sais qu’aujourd’hui cela n’est pas très convenable de rappeler ce thème biblique. Je me souviens d’avoir assisté, en milieu protestant, à un colloque où l’un des intervenants avait dénoncé ce Dieu juge, s’offusquant au passage des paroles du célèbre « Minuit, chrétiens », qui mentionne – horreur suprême – le courroux de Dieu que le Fils est venu apaiser.
Dieu est-il courroucé ? Certainement : « La colère de Dieu se révèle du ciel contre toute impiété et toute injustice des hommes » nous dit Paul5, et dans l’Évangile, Jean nous met en garde : « Celui qui ne croit pas au Fils ne verra pas la vie, mais la colère de Dieu demeure sur lui. »6
En fait, je me demande si nous voulons vraiment d’un Dieu qui ne se mettrait jamais en colère ; d’un Dieu qui serait, certes, tendre et compatissant envers les victimes, mais sans jamais lever le petit doigt contre leurs bourreaux ? Dieu verrait toutes les injustices et les violences qui se commettent chaque jour sur la terre, il verrait les meurtres d’innocents, les viols, les persécutions, les tortures et toutes les barbaries que des hommes peuvent inventer, et il ne connaîtrait pas l’indignation, ni la juste colère que cela suscite.
Permettez-moi d’être offusqué, à mon tour, par ce type de représentation de mon Dieu ! Heureusement, tel n’est pas le langage de la Bible7. Et je suis heureux de voir que Dieu est en colère contre les arrogants, les menteurs, les escrocs, les magistrats corrompus, les politiciens véreux, les mafieux, les terroristes patentés et les méchants de toute espèce. Avec le psalmiste, je me réjouis de savoir que Dieu vient pour juger la terre (Ps 96.13 ; 98.9…).
Mais, en même temps, je constate, dans l’Écriture comme dans la vie, que le jugement de Dieu est largement différé. Dieu avait prévenu Adam : « Le jour où tu mangeras de ce fruit, tu mourras. » Adam a mangé du fruit et il est mort… mais pas instantanément. Il a vécu encore huit cents ans après la naissance de Seth ! Et heureusement pour nous, sans quoi nous ne serions pas là, nous ne serions pas venus à l’existence. La patience de Dieu, son retard dans le jugement est notre chance à tous. Ceci doit nous amener à considérer que le don du temps, le fait que la sanction n’est pas immédiate, est le premier cadeau de la grâce, d’une grâce générale qui concerne toute l’humanité. Souvenons-nous de l’engagement que Dieu prend après le déluge :
Tant que la terre subsistera, les semailles et les moissons, le froid et la chaleur, l’été et l’hiver, le jour et la nuit ne cesseront pas. Dieu bénit Noé et ses fils [l’humanité]. Il leur dit : Reproduisez-vous, devenez nombreux et remplissez la terre8.
Il faut du temps pour remplir la terre. Dieu donne ce temps. Il repousse le moment du jugement (comme avec Adam) pour qu’une histoire puisse s’écrire.
Et, au cœur de cette histoire, il y a le Christ, et avec lui tous les élus. Ainsi, le temps est le premier don de la grâce générale dont bénéficie l’ensemble des humains, et il est aussi en vue d’une grâce spéciale, d’une grâce à salut, telle qu’elle apparaît déjà dans la promesse faite à Ève que sa descendance écrasera la tête du serpent. L’apôtre Pierre décrypte ainsi le sens du temps présent :
Le Seigneur ne tarde pas dans l’accomplissement de la promesse, comme certains le pensent ; au contraire, il fait preuve de patience envers nous, voulant qu’aucun périsse mais que tous parviennent à la repentance9.
Notons que cette perspective du salut de beaucoup n’est pas une simple opportunité qu’offriraient le prolongement de la vie et la continuité des générations, c’est la raison même du jugement différé. C’est parce que Dieu, dans son conseil éternel, a décidé de sauver un peuple, en Christ, qu’il a accordé à tous le prolongement de la vie et la succession des générations.
En résumé, le Dieu « long à la colère » nous réjouit de deux façons :
- sa colère signifie, à la fois, qu’il considère le mal comme mal et qu’il tient l’homme pour un être responsable ;
- sa patience, sa longanimité, est l’expression bouleversante de son amour, de son alliance conclue en Christ et en faveur de son peuple, en vue de la rédemption, en vue du salut d’un grand nombre.
2. L’appel à la patience
a) L’importance du thème dans l’Écriture
Vous connaissez sans doute très bien cette parole fondatrice de l’éthique chrétienne : « Soyez saints, car je suis saint, moi l’Éternel votre Dieu. »10 L’homme créé à l’image de Dieu, c’est-à-dire comme fils de Dieu, est appelé à refléter les attributs de son Créateur. Et ceci est valable aussi pour le sujet qui retient notre attention. Le Dieu de grâce demande à ses enfants qu’ils fassent preuve d’une attitude semblable à la sienne.
« L’amour est patient », nous dit Paul dans l’hymne célèbre de 1 Corinthiens 13. Ce lien étroit entre l’amour et la patience, Paul le reçoit sans doute de la révélation d’Exode 34.6. Lorsque Dieu fait connaître à Moïse les attributs qui le définissent comme un Dieu d’amour, il y a mentionnée, comme nous l’avons vu, la patience. Ainsi l’amour est patient parce que Dieu, qui nous dit ce qu’est l’amour, est patient.
On ne sera donc pas surpris de trouver de nombreuses exhortations à la patience dans l’ensemble de la Bible. Le livre des Proverbes, en particulier, souligne cette vertu de différentes manières.
D’abord la patience est un facteur de paix. Dans un contexte tendu, les répliques immédiates participent d’une montée des conflits. « Un homme violent, dit le texte, excite les querelles, mais celui qui est lent à la colère apaise des disputes. »11 C’est pourquoi le sage rédacteur des Proverbes accorderait volontiers à l’homme patient une médaille de citoyenneté, plus honorifique encore que celle qu’on accorderait à l’auteur d’une action militaire brillante ! Il écrit en effet : « Celui qui est lent à la colère vaut mieux qu’un héros, et celui qui est maître de lui-même, que celui qui prend des villes. »12 Dans ces contextes de tension, il n’est pas étonnant de voir apparaître, avec la patience, la maîtrise de soi. En effet, impossible de vivre la patience sans cette longueur d’esprit, cette grandeur d’âme qui permet d’absorber les chocs, les contrariétés et les oppositions, non pas dans une indifférence zen, mais avec le recul nécessaire, peut-être pour ne pas aggraver la situation par une réaction inconsidérée et, toujours, pour garder une vue d’ensemble et une clarté d’analyse. Cette capacité à gérer ses émotions afin de ne pas se laisser dominer par elles, cela s’appelle, en effet : la maîtrise de soi. Maîtrise de soi et patience sont donc sœurs. On les retrouve d’ailleurs toutes deux dans le descriptif du fruit de l’Esprit en Galates 5.22.
Mais je viens d’évoquer la clarté d’analyse, d’une part, et les émotions, d’autre part. Soyons précis. Il n’est pas dans mon intention d’assimiler la vie émotionnelle, affective, avec la vie selon la chair, laquelle s’opposerait systématiquement à l’Esprit ! Les émotions ne sont pas la conséquence de la chute. Elles appartiennent à la nature créée par Dieu et sont donc essentiellement bonnes. Elles participent à la richesse de l’existence humaine. En conséquence, toute spiritualité qui viserait à les écarter, pour un mieux-être, ou pour un meilleur agir, fait fausse route. Il ne s’agit pas d’éteindre le feu des émotions, mais de le contrôler, de le guider, afin qu’il ne dégénère pas en incendie. Car, bien sûr, notre vie affective a été atteinte par le péché et, sous le coup de l’émotion, nous pouvons perdre une nécessaire clarté d’analyse et nous comporter de manière sotte, inappropriée.
C’est pourquoi « celui qui est lent à la colère a une grande intelligence »13, dit aussi le livre des Proverbes, dans lequel on trouve encore cette belle formule : « L’homme qui a de la sagesse est lent à la colère, il met sa gloire à oublier les offenses. »14 L’homme intelligent, l’homme sage, c’est donc celui qui sait faire preuve de patience.
Notons aussi que si la patience a à voir avec l’intelligence, avec la sagesse, elle est aussi en lien avec la force. Jean de La Fontaine l’avait justement remarqué : « Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage. »15 Celui qui est patient saura être persévérant dans son activité. Et, dans de nombreux domaines, cette action persévérante obtiendra des résultats bien meilleurs que ceux obtenus par une action ponctuelle, fût-elle opérée par d’importants moyens. Être patient, c’est faire du temps un allié et non un ennemi.
Mais si la patience peut être un moyen efficace pour agir sur le monde, elle requiert aussi une force intérieure pour se manifester. D’un point de vue extérieur, la patience peut quelquefois être confondue avec une nonchalance, voire avec une certaine lâcheté. On pourra alors suspecter cette patience de n’être qu’une expression de faiblesse. Mais, en réalité, la patience à laquelle la Parole de Dieu nous appelle implique une maîtrise de soi qui est tout à l’opposé de la faiblesse. Puisqu’il s’agit de dominer sur des forces intérieures qui peuvent être particulièrement puissantes, l’homme patient est, je vous le rappelle, comparé à un héros ! Et, comme nous n’avons pas tous l’étoffe des héros, l’apôtre Paul promet le support efficace du Seigneur lui-même lorsqu’il écrit aux Colossiens : « Vous serez fortifiés à tout point de vue par sa puissance glorieuse pour être toujours et avec joie persévérants et patients. »16
b) L’univers de la patience
Mais, enfin, il faut oser la question : doit-on toujours être patient ? Ou, en d’autres termes, la patience est-elle toujours une vertu ? Lorsqu’on lit l’affirmation lapidaire de Paul : « L’amour est patient », on a naturellement tendance à répondre par l’affirmative. Si, en effet, la patience est toujours une expression de l’amour, elle est toujours une vertu. Mais, en réalité, si l’amour est patient, il n’est pas certain, a contrario, que toute patience soit l’expression de l’amour. Lorsque Paul, dans le livre des Actes, demande au roi Agrippa de l’écouter patiemment17, il lui demande simplement une faveur qui est conforme à la justice. On est assez loin de l’amour ici. Et il peut y avoir, et il y a, des situations où le retard dans l’action, ou dans la réaction, est plus coupable que vertueux. En conclusion de la parabole de la veuve et du juge inique, il apparaît que Dieu ne veut pas renvoyer aux calendes grecques la réponse qu’il doit apporter – dans sa justice et dans son amour – aux cris de ceux qui l’implorent « jour et nuit »18. Ici, l’amour dicte une action qui se doit d’être sans retard. L’urgence existe. Et, face à elle, celui qui mise sur le temps (« ça s’arrangera ! ») peut se parer des belles couleurs de la patience, alors qu’il est dans un déni de responsabilité. La patience ne saurait donc ouvrir la porte à un quiétisme démobilisateur.
Alors, où et quand devons-nous être patients ? La première réponse découle directement de la situation dans laquelle l’Éternel se révèle comme un Dieu « lent à la colère ». Cette situation se situe après l’épisode du veau d’or, où le peuple s’est comporté avec incrédulité et défiance par rapport à l’Éternel. La patience est en rapport avec une offense personnelle. Il s’agit donc d’une situation où l’autre a commis à mon égard une injustice. Il n’a pas respecté mon droit, ou bien il s’est opposé à moi dans une affaire qui me tenait très à cœur. Il s’est peut-être comporté de manière méprisante, voire il a prononcé des paroles méprisantes à mon sujet, et ceci a provoqué en moi une réaction de colère. Là, sans aucun doute, je suis appelé à être magnanime, à être maître de moi-même et de mes émotions de telle sorte que j’écarterai toute idée de vengeance. Cette attitude sera héroïque si elle est le fruit de mon self-control, elle sera simplement spirituelle si elle découle de ma relation à Dieu, et donc de l’action de l’Esprit Saint en moi.
Ce faisant, j’imiterai Dieu dans sa nature et, par conséquent, je me comporterai en enfant de Dieu. Mais si, pour le Seigneur, le renvoi du jugement découle purement et simplement de sa bonté, sans autre raison que son amour et son désir de salut, pour nous, la patience, dans ce contexte de l’offense, s’appuie aussi sur une autre considération biblique. C’est cette dernière qui est mentionnée dans l’exhortation de Jacques 1.19-20 :
Que chacun soit prompt à écouter, lent à parler, lent à se mettre en colère, car la colère de l’homme n’accomplit pas la justice de Dieu.
Il y a, évidemment, une grande différence entre l’appréciation que nous pouvons avoir d’une situation et le regard que Dieu porte sur cette même situation. Le retard dans la réaction est donc aussi pour nous, afin que nous ayons le temps d’évaluer cette situation, et donc d’avoir une réaction appropriée. De plus, la colère de l’homme, dans ce contexte, a ceci de profondément viciée en ce qu’elle est, par essence, l’expression du désir de se faire justice soi-même. Or, celui qui se fait justice n’avoue-t-il pas, implicitement, qu’il ne croit pas à la justice de Dieu ? Paul exhorte les Romains de cette manière :
Ne vous vengez pas vous-mêmes [ne cherchez pas à vous faire justice], bien-aimés, mais laissez agir la colère de Dieu, car il est écrit : c’est à moi qu’appartient la vengeance, c’est moi qui donnerai à chacun ce qu’il mérite, dit le Seigneur19.
Ce dernier verset nous introduit dans le deuxième domaine où nous sommes résolument exhortés à la patience. Ce n’est plus nécessairement en rapport avec la colère, ni même, de manière directe, avec l’amour, mais avant tout avec la foi. Il faut prendre acte du fait que le Dieu auquel on croit est un Dieu patient, c’est-à-dire qu’il agit dans le monde en prenant en compte la durée. Même dans son œuvre de rédemption, ce n’est pas le règne de l’instantané. L’Éternel travaille dans le temps, avec le temps. S’il retarde le temps de la colère, c’est parce que son œuvre de salut non pas nécessite du temps, car Dieu n’est pas contraint par la temporalité, mais implique le temps. La rédemption concerne, en effet, toute la création, et le temps fait partie de la création bonne de Dieu. Si les temps que nous vivons sont « mauvais »20, c’est parce que le péché est entré dans le monde, mais cela n’est pas dû au temps en lui-même.
Si donc Dieu étire, en quelque sorte, ses actes de salut au sein d’une temporalité qu’on peut trouver très longue, le risque est celui de la lassitude, laquelle peut déboucher sur un naufrage de la foi. Le peuple d’Israël, au désert, « s’impatienta en route et parla contre Dieu et contre Moïse »21. Il est normal qu’il y ait une impatience à voir les grandes délivrances de Dieu, mais là encore cela nécessite une certaine maîtrise de ses sentiments. Il nous faut apprendre l’attente : l’attente confiante dans l’ordinaire des jours, comme dans les moments d’épreuve. Jacques prend l’exemple du cultivateur qui jette la semence en terre et qui, dès lors, est tenu d’entrer dans le rythme qu’impose la nature : « il attend le précieux fruit de la terre en faisant preuve de patience »22.
Cet exemple permet aussi de se rendre compte que si le kaïros de Dieu, ici le temps de la récolte, n’arrive qu’au terme d’une durée assez longue, cela ne signifie pas que le temps qui précède est un temps vide, où il ne se passerait rien. Même lorsque le grain est en terre et que rien de visible ne se manifeste, une activité secrète s’accomplit qui prépare le surgissement de la plante et de son fruit. Ceci permet de penser que l’œuvre de la rédemption ne consiste pas ‒ dans mon histoire, comme dans celle du monde ‒ en une série d’événements ponctuels séparés les uns des autres par des périodes d’inaction divine ! Il s’agit plutôt d’un continuum d’où surgissent, quand les temps sont accomplis, les grandes œuvres de Dieu pour le salut ‒ pour mon salut, ou pour le salut du monde.
Cette réalité précise la nature de l’attente chrétienne. Celle-ci ne disqualifie pas le temps présent, ou le temps ordinaire, comme s’il n’était qu’une parenthèse inutile entre deux interventions glorieuses de Dieu. Du coup, l’exhortation à la patience s’en trouve enrichie. En effet, si le temps ordinaire n’est qu’un temps vide et inutile, à quoi bon la patience ? Seule l’impatience est justifiée. Mais si je sais que dans ce temps que je peux trouver ordinaire, ou difficile, Dieu travaille secrètement pour mon salut ou pour le salut de son peuple, la patience trouve alors sa raison d’être. Loin d’être une simple endurance passive ou stoïcienne, elle devient une forme de participation à l’œuvre de Dieu. Elle me permet d’entrer dans le rythme de Dieu. Il y a un temps pour agir et un temps pour attendre. Tous deux sont productifs lorsqu’ils sont vécus « en Christ », c’est-à-dire en communion avec Dieu23. On voit bien ici le rapport étroit entre foi et patience. Seul celui qui sait, par la foi, « que tout contribue au bien de ceux qui aiment Dieu »24 – alors que sa vue pourrait lui dire le contraire –, seul celui-là pourra trouver les ressources nécessaires à la patience.
Conclusion : l’homme contemporain et le temps
Le politologue Zaki Laïdi faisait paraître, en 2000, un ouvrage intitulé : Le sacre du présent25, dans lequel il cherchait à comprendre comment les hommes ont pu appréhender cet aspect de l’existence qu’est la perception du temps. Sa thèse peut se résumer ainsi : après une période où l’homme (occidental) a réussi à mettre le temps en perspective, avec un passé, un présent et un avenir, trois périodes spécifiques mais liées entre elles de telle sorte qu’elles produisent une histoire ‒ et donc pour chacun une forte conscience de son insertion dans le temps ‒, nous serions entrés, depuis peu, dans une exaltation du présent qui a tendance à écraser les deux autres pôles du temps. Il y eut, d’abord, un rejet du passé et des traditions, notamment au travers des philosophies de l’histoire qui ont fleuri au xixe siècle et qui ont tout misé sur l’avenir. Ce fut l’ère des utopies. « Du passé, faisons table rase », chante le prolétariat depuis le second congrès de l’Internationale en 1904. Le présent tirerait son sens et ses valeurs uniquement de cet avenir projeté. Mais le temps des utopies est passé. Pour Zaki Laïdi, la chute du mur de Berlin, en 1989, qui consacre la fin du marxisme, constitue le tournant symbolique qui nous fait entrer dans un nouveau contexte : celui de l’homme-présent.
L’homme du xxie siècle a effacé les deux autres pôles du temps : le passé, qui n’a plus d’intérêt qu’aux titres touristiques ou exotiques, voire nostalgiques ; et l’avenir, dont plus personne ne peut dire ce qu’il sera, un avenir qui n’est donc plus envisagé sous l’angle du projet, mais sous celui du risque à éviter, c’est-à-dire sous le diktat de plus en plus envahissant du principe de précaution. Ce qui, évidemment, ne suffit pas pour donner un sens au présent.
Les conséquences de cela sont nombreuses. C’est un véritable virage culturel. Et, en ce qui concerne précisément notre sujet, vous en percevez sans doute les implications. Si la patience a toujours exigé la maîtrise de soi, elle s’inscrit aussi dans un rapport au temps qui est spécifique. L’homme patient sait que l’instant présent n’a pas un caractère absolu, et le chrétien sait d’où il vient et où il va. Pour lui, la vie s’inscrit dans un grand récit où le passé et l’avenir ne sont pas cantonnés dans des mondes à part, mais nourrissent et éclairent le vécu d’aujourd’hui. Tel n’est pas le cas de l’homme-présent. Ayant, d’une part, déclassé le passé, il est obligé aujourd’hui de choisir ce qui, autrefois, lui était naturellement donné par la tradition. Et, d’autre part, n’ayant plus de point de fuite dans l’avenir26, il est tenu de trouver sens à sa vie dans le présent. Le résultat, c’est que l’homme-présent vit dans un présent surchargé. Il vit sous « la tyrannie de l’urgence »27. Celle-ci n’est plus un moment particulier de l’existence. Elle devient un mode d’être. « Une fois engouffrée, l’urgence s’installe, se déploie dans tous les recoins du temps et de la pensée. »28
Dans ce contexte, l’attente est insupportable. Alors qu’autrefois l’attente était porteuse d’espoir et de rêves, on en a aujourd’hui une perception très négative : c’est la file d’attente au supermarché ou à La Poste, c’est la salle d’attente du médecin. Très loin d’avoir fait du temps un allié, l’homme-présent est en lutte contre lui. Par la technologie, il a réussi à gagner beaucoup de temps sur ses déplacements, grâce aux machines, il produit plus et en moins de temps, puis, par le téléphone, la radio, la télévision et, surtout, l’internet, il s’est créé un monde de l’instantané29. Dans les années 1970, le philosophe Jean Brun avait déjà remarqué que l’affichage digital de l’heure enlevait à l’horloge sa capacité à nous montrer le passé et l’avenir. Désormais le temps n’a plus de continuité. Zaki Laïdi, à propos de notre représentation actuelle du présent, dit qu’il s’agit d’un « temps autarcique » ; il n’est plus en relation d’échange avec le passé et l’avenir.
Certes, toutes les cultures ne sont pas impactées comme nous le sommes en Occident par cette nouvelle représentation du temps. En revanche, il serait illusoire de penser que notre foi nous mettrait automatiquement à l’abri de ce conditionnement. Ce monde de l’urgence, ce monde de l’homme-présent, c’est notre monde. Nous sommes entraînés avec lui dans son rythme effréné. Nous usons des mêmes technologies, nous participons à sa vie économique et nous sommes soumis aux contraintes du monde du travail comme tout un chacun. Et la conséquence, c’est que nous perdons patience !
Dans l’Église même, nous nous impatientons. L’instant présent dicte tout. On la voudrait, cette Église, tellement présente à son présent qu’on en oublie qu’elle est le lieu par excellence de la transmission et de la tradition, qu’elle est le lieu par excellence d’une attente eschatologique. On en oublie la communion des saints lorsque ceux-ci appartiennent au passé. Et peut-être parce que nous ne croyons pas vraiment que Dieu travaille dans la durée, nous ne voulons pas attendre le temps de Dieu, nous voulons qu’ici et maintenant s’accomplissent des actes glorieux. C’est que le temps est court, il n’a que la longueur du présent ! Cette impatience, motivée souvent par les bonnes intentions d’une vie chrétienne riche et engagée, peut malheureusement générer de fâcheuses conséquences. En effet, comme il est impossible de faire entrer dans le temps présent toutes les décisions que notre perte de passé exige et toute la richesse de nos attentes, la déception pointe et, avec la déception, la tentation du murmure… et de la colère. Certes, nous ne critiquerons pas Dieu… mais Moïse en prendra pour son grade !
Soyons vigilants, laissons tomber la pression. Notre temps est celui de l’éternité. Vivons donc notre présent à la lumière de l’éternité. Retrouvons la vertu de la patience. Ayons de la grandeur d’âme. Les Églises, et le monde, en ont besoin.
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Daniel Bergèse est pasteur retraité et chargé de cours d’histoire et de théologie systématique à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence.↩
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Il s’agit ici de la traduction Segond 21. Remarquons que les mots hébreux rendus par « grâce », « compassion » et « bonté » ont des significations assez proches, de telle sorte que, selon les versions, ils peuvent être arrangés différemment. Les traducteurs peuvent également faire appel à d’autres mots français comme « bienveillant » (Colombe), « miséricordieux » et « fidélité » (TOB), « clément » (NBS), « tendresse » et « pitié » (Jérusalem). De même le mot émet, traduit par « vérité », est quelquefois rendu par « loyauté » ou « fidélité ».↩
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Jn 1.14.↩
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L’impact de cette révélation se mesure, en effet, dans l’Écriture quand on considère les nombreuses fois où ces paroles seront reprises, presque mot à mot. Voir Nb 14.18, Né 9.17, Ps 86.15, 103.8, 145.8, Jl 2.13, Jon 4.2 pour ce qui est de l’Ancien Testament. Dans le Nouveau, outre Jn 1.14 cité plus haut, on en retrouve encore un écho en Jc 5.11.↩
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Rm 1.18.↩
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Jn 3.36.↩
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Sur la cohabitation de la colère et de la bonté de Dieu, voir l’étonnant Nahum 1.1-8.↩
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Gn 8.22 et 9.1.↩
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2P 3.9.↩
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Lv 19.2.↩
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Pr 15.18.↩
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Pr 16.32.↩
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Pr 14.29.↩
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Pr 19.11. Il y a peut-être là encore un écho de l’épisode d’Exode 33‒34, puisque justement le « lent à la colère » est prononcé en réponse à la demande de Moïse de voir la gloire de Dieu.↩
-
« Le lion et le rat ».↩
-
Col 1.11.↩
-
Ac 26.3.↩
-
Lc 18.7.↩
-
Rm 12.19.↩
-
Ep 5.16.↩
-
Nb 21.5.↩
-
Jc 5.7.↩
-
Voir le Psaume 127.1-2.↩
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Rm 8.28.↩
-
Zaki Laïdi, Le sacre du présent, Paris, Flammarion, 2000.↩
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Le point de fuite, c’est ce qui organise la perspective dans un tableau. Sans point de fuite, il n’y a plus de relief. En ce qui concerne le temps, Zaki Laïdi parle aussi d’un nécessaire « horizon ».↩
-
Titre d’un livre précédent de Zaki Laïdi, paru en 1999 aux Éditions Fides.↩
-
Zaki Laïdi, op. cit., p. 216.↩
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L’évolution du langage est, souvent, révélatrice : à la radio ou à la télévision, quand on pouvait suivre un événement au moment où il se produisait, on disait qu’on était « en direct ». Aujourd’hui, on dit « en temps réel ». Seul, le présent est donc considéré comme temps réel !↩