LA CRÉATION A-T-ELLE UN AVENIR ? L’eschatologie, les nouveaux cieux et la nouvelle terre

LA CRÉATION A-T-ELLE UN AVENIR ?
L’eschatologie, les nouveaux cieux et la nouvelle terre

Donald COBB*

Les autres articles de ce numéro abordent les interrogations touchant au sort final des êtres humains. Mais la question se pose aussi par rapport à la création : quel sort Dieu réserve-t-il à la création actuelle ? Celle-ci est-elle destinée à être éclipsée, à disparaître et à être remplacée par une « demeure permanente » avec laquelle elle n’aurait pas de continuité ? Ou notre espérance à son égard est-elle, au contraire, de la voir renouvelée et glorifiée ? Autrement dit, en situant la question de l’eschatologie dans un contexte cosmique, faut-il parler en termes de continuité ou de destruction ?

Pour beaucoup d’évangéliques, la réponse biblique est clairement la seconde. Le grand dispensationaliste du début du XXe siècle, Charles I. Scofield, écrit ceci au sujet d’Apocalypse 20.11 : « […] ‹Les cieux et la terre d’à présent› […] seront détruits ; ils s’enfuiront de la face de Celui qui s’assiéra sur le trône. Ce sera donc le jour de la destruction[1]. » Cette vision de la fin du monde a été popularisée par l’auteur britannique C.S. Lewis dans le dernier livre des Chroniques de Narnia, La dernière bataille : au moment où le monde « parallèle » de Narnia, qui connaît une histoire analogue à la nôtre, commence à s’effondrer et est sur le point de disparaître totalement, une porte de sortie apparaît pour ceux qui ne veulent pas y rester. La description est saisissante :

[…] Le soleil se mit à projeter vers [la lune] de grandes flammes, comme des moustaches, ou comme des serpents de feu écarlates. C’était comme s’il avait été une pieuvre tentant de l’attirer à lui dans ses tentacules. Peut-être y parvint-il. En tout cas, elle vint jusqu’à ce que, à la fin, ses longues flammes montent autour d’elle et que tous deux roulent ensemble, formant une seule énorme boule comme un boulet de charbon en train de brûler. De grandes langues de feu s’en échappèrent et tombèrent dans la mer, soulevant des nuages de vapeur. […] Tout le monde, à part Aslan, fit un bond en arrière pour fuir l’air glacial qui soufflait maintenant dans l’embrasure de la porte. Les bords en étaient déjà couverts de glace. […] Peter, frissonnant, se pencha dans l’obscurité et tira la porte vers lui. Elle grinça sur la glace. Puis, plutôt maladroitement […], il sortit une clef dorée et la ferma[2].

Or, cette fin de Narnia débouche sur un autre monde : le « pays d’Aslan », qui ressemble à Narnia mais en plus grand et plus beau, et dont Narnia n’était en réalité « qu’une ombre, une copie de quelque chose qui existe dans le monde véritable d’Aslan[3].» Il s’agit là, bien sûr, d’une allégorie sur notre monde actuel et le « paradis » ou le « ciel », mais la perspective est foncièrement platonicienne : notre monde matériel, n’est que la reproduction inférieure, provisoire, du monde céleste, le seul qui soit réel et permanent. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner lorsque Lewis fait dire au professeur Digory, un des personnages principaux des Chroniques : « Tout ça est dans Platon, tout est dans Platon[4]! »

Pourtant, si Lewis a immortalisé une certaine compréhension de l’eschatologie qui, pour beaucoup de chrétiens, coule de source, celle-ci n’est pas la seule. De fait, elle n’a probablement pas été majoritaire avant le XIXe siècle. Dans un petit livre fort intéressant intitulé Les réformateurs et la fin des temps, T.F. Torrance relève qu’une eschatologie catastrophiste n’était pas la position des réformateurs ; Calvin en particulier soulignait que les cieux et la terre actuels sont destinés, non à la destruction, mais à la purification[5]. Il va de soi que la position eschatologique des réformateurs ne nous contraint pas de facto à prendre parti pour une interprétation du message biblique plutôt que pour une autre. Mais leur réflexion à ce sujet nous invite à réfléchir sur le bien-fondé des interprétations actuelles et à sonder, de façon toujours renouvelée, les données de l’Ecriture.

Pour dégager quelques éléments de réponse à ces questions, nous aimerions regarder deux passages bibliques qui reviennent régulièrement dans la discussion sur le sort final de la création, à savoir Romains 8.18-23 et 2 Pierre 3.10-13. Après les avoir passés en revue, nous tenterons de resituer leur message au niveau de l’Ecriture dans son ensemble. A notre sens, deux principes herméneutiques précis doivent guider notre démarche en tant qu’évangéliques :

1°) Il n’y a pas de contradiction insoluble entre les différentes affirmations bibliques. Cela n’exclut pas une diversité de perspectives, de formulations ou d’imagerie, à laquelle il convient d’être attentif et qu’il s’agit de respecter. Cependant, ces différences ne peuvent pas être mises en opposition les unes avec les autres. Ce principe découle, en réalité, de l’inspiration des Ecritures.

2°) Des textes moins clairs doivent être interprétés à la lumière des textes plus clairs. Il y a là un principe cher à la théologie de la Réforme : des passages obscurs ne peuvent pas déterminer la portée des textes plus limpides. En ce qui concerne le présent article, cela implique qu’un texte aux éléments apocalyptiques et symboliques (2 Pierre 3) doit se comprendre à la lumière d’un texte didactique (Romains 8) et non l’inverse[6].

En tenant compte de ces deux principes, commençons notre recherche par Romains 8, qui est, à notre sens, le texte qui parle le plus directement sur tout ce sujet.

1. Romains 8.18-23 ou « la création glorifiée »

En Romains 8.18 et jusqu’à la fin du chapitre, Paul développe son enseignement sur l’espérance chrétienne.  Cette espérance permet une confiance inébranlable, quelles que soient les circonstances auxquelles les croyants peuvent être confrontés. Or, chose intéressante, il commence en parlant d’une espérance qui concerne non pas l’homme, mais la création :

18 J’estime qu’il n’y a pas de commune mesure entre les souffrances du temps présent et la gloire à venir qui sera révélée pour nous. 19 Aussi la création attend-elle avec un ardent désir la révélation des fils de Dieu. 20 Car la création a été soumise à la vanité – non de son gré, mais à cause de celui qui l’y a soumise – 21 avec une espérance : cette même création sera libérée de la servitude de la corruption, pour avoir part à la liberté glorieuse des enfants de Dieu. 22 Or, nous savons que, jusqu’à ce jour, la création tout entière soupire et souffre les douleurs de l’enfantement. 23 Bien plus : nous aussi, qui avons les prémices de l’Esprit, nous aussi nous soupirons en nous-mêmes, en attendant l’adoption, la rédemption de notre corps. (Rm 8.18-23)[7].

Cet enseignement sur l’espérance s’élabore autour de plusieurs affirmations. Relevons-en rapidement quatre.

a. L’attente de la création 

Chose étonnante, l’apôtre souligne, au verset 19, non pas tant notre attente face à la création que celle de la création elle-même. En réalité, la tournure est plus appuyée encore que les traductions ne le laissent entendre, car le sujet du verbe apekdechomai (« attendre avec impatience ») est « l’attente ardente » (hê apokaradokia). Nous pourrions traduire très littéralement de la façon suivante : « Car l’attente ardente de la création attend avec impatience la révélation des fils de Dieu. » Paul personnifie l’attente de la création pour insister sur l’idée que l’univers est, en quelque sorte, tout entier attente[8]. Dans notre espérance du salut, la création est elle aussi tendue en avant, soupirant après l’accomplissement définitif de la rédemption.

b. Une espérance qui concerne la création actuelle 

Au verset 20, Paul fait un pas de plus, affirmant que la création présente a été soumise à la « vanité », la « futilité » ou la « frustration »[9]. Cette « frustration » implique d’emblée un asservissement à la corruption et à la malédiction. Cependant, précise le texte, cet asservissement a été imposé « avec une espérance »[10]. Quelle est-elle ? Le verset 21 en livre le contenu. Dans la Bible dite « à la Colombe », nous lisons ceci : « Cette même création sera libérée de la servitude de la corruption, pour avoir part à la liberté glorieuse des enfants de Dieu. » Notons toutefois que, là encore, le grec donne une emphase particulière : « car la création elle-même aussi[11]» ! L’affirmation est fondamentale : l’attente de la création (v. 19) est d’être non détruite ou remplacée, mais affranchie, libérée des effets de la chute et de la corruption, et cela afin de participer à cette liberté glorieuse qui sera le privilège des « enfants de Dieu »[12]. Comme le souligne S. Bénétreau :

[…] La gloire de la création sera le retentissement, le prolongement, de la gloire accordée aux fidèles. […] Il n’est d’ailleurs pas pensable que des êtres transformés, des « corps spirituels » ne bénéficient pas d’un environnement qui leur corresponde […]. Dans le projet éternel, le créé a toujours été conçu comme une unité, et l’eschatologie répond à la protologie[13].

c. Les douleurs d’un « accouchement »

L’apôtre poursuit au verset 22 : la création présente « souffre les douleurs de l’enfantement ». Le choix du vocabulaire est important, car les souffrances actuelles ne sont pas les affres de la mort qui conduiront à la disparition. Il s’agit bien plutôt d’un processus de naissance qui mène à la vie – processus qui mène, en définitive, au royaume éternel. De fait, d’une façon qui peut nous paraître paradoxale, la création, au même titre que ceux qui sont au Christ, participe à présent à ce temps de souffrance et elle aspire, comme les croyants, au moment où ce qui l’entrave ne sera plus.

d. La glorification de la création

A deux reprises dans ce passage, Paul rapproche cette espérance incluant l’avenir de la création à la gloire (vv. 18 et 21). La gloire tenue en réserve pour la création est celle-là même qui est promise aux enfants de Dieu, à ceux qui attendent la rédemption de leurs corps (v. 23). Que signifie cela pour notre propos ? Paul ne pense sans doute pas seulement à la libération de la création ; il songe encore à sa glorification, ce qui implique très certainement aussi sa transformation[14]. En effet, dans l’affirmation du verset 21, à savoir que la création actuelle sera libérée de « la servitude de la corruption (douleias tês phthoras) », est sous-entendue l’idée que le cosmos atteindra, au retour du Christ, la même « incorruptibilité » qui est promise à ceux qui sont en Christ[15]. Bien plus encore qu’un retour à son état premier – la situation édénique de la Genèse – la condition finale de la création sera semblable à celle de nos corps ressuscités : « Semé corruptible (en phthora), on ressuscite incorruptible (en aphtharsia). » (1 Corinthiens 15.42)

Ces versets de l’épître aux Romains suggèrent donc une forte continuité entre la situation que la création connaît actuellement et son « sort final ». Il y a bien une glorification attendue ; la situation finale dépassera, et de loin, la condition présente. Au niveau créationnel, l’eschatologie ne représente donc pas un simple retour en arrière. Mais, dans les deux cas, il s’agit fondamentalement de la même création. J. Murray prolonge la perspective de ces versets en faisant la remarque suivante :

Cette représentation [de Paul] ne peut s’harmoniser avec la notion parfois avancée que la création matérielle sera anéantie, car une telle compréhension est étrangère à tout ce qu’implique l’espérance. Celle-ci comprend l’attente de quelque chose dont le sujet qui espère sera le destinataire. En l’occurrence, il s’agit ici de l’émancipation de la création en vue de la liberté glorieuse des enfants de Dieu. L’anéantissement ne saurait fournir cet ingrédient ultime. Ce serait, au contraire, l’ultime négation[16].

2. 2 Pierre 3.3-13 ou « un jugement radical »

Or, de prime abord, 2 Pierre 3 suggère le message opposé ! Si Paul insiste sur la continuité, Pierre semble mettre en relief une forte notion de discontinuité, voire de rupture radicale entre création présente et monde futur :

3 Vous savez, avant tout, que dans les derniers jours il viendra des moqueurs pleins de moqueries, qui iront au gré de leurs propres désirs 4 et diront : « Où est la promesse de son avènement ? Car, depuis que les pères se sont endormis dans la mort, tout demeure comme depuis le commencement de la création. » 5 En effet, ils oublient volontairement qu’il y eut, autrefois, des cieux et une terre qui surgit de l’eau et se tint au milieu de l’eau par la parole de Dieu, 6 et que par cela même le monde d’alors disparut, submergé par l’eau ; 7 or c’est par la même parole que les cieux et la terre de maintenant sont gardés en réserve pour le feu, en vue du jour du jugement et de la perdition des impies. […] 10 Cependant le jour du Seigneur viendra, comme un voleur. En ce jour-là, les cieux passeront avec fracas, les éléments embrasés se dissoudront et la terre, avec ses œuvres, sera mise à découvert. 11 Puisque tout cela est appelé à se dissoudre ainsi, comment ne devriez-vous pas vivre ! C’est avec une conduite sainte et avec piété 12 qu’il vous faut attendre et hâter l’avènement du jour de Dieu, où les cieux enflammés se dissoudront et où les éléments embrasés se fondront. 13 Or nous attendons, selon sa promesse, des cieux nouveaux et une terre nouvelle, où la justice habite[17].

On le voit, plusieurs affirmations dans ces versets font songer à une destruction totale. Le verset 10 semble particulièrement clair, surtout si nous retenons la traduction de la Bible à la Colombe : « Les cieux passeront avec fracas, les éléments embrasés se dissoudront, et la terre, avec les œuvres qu’elle renferme, sera consumée[18]. » Suite à cette description de la « dissolution », la situation finale – les « nouveaux cieux » et la « nouvelle terre » – est annoncée de façon à suggérer un monde nouveau sans lien avec la création présente (v. 13). Nous pourrions être tentés de dire que les choses sont tout aussi claires ici qu’en Romains 8… mais dans un sens diamétralement opposé ! Il est toutefois nécessaire de tenir compte du caractère spécifique de ce passage et de son message. Nous proposons de faire, comme pour Romains 8, quatre remarques à ce sujet.

a. Un texte aux consonances apocalyptiques

La littérature prophétique et plus précisément « apocalyptique » – celle de la Bible comme celle de la période dite « du Second Temple » – est truffée d’images cataclysmiques[19]. Elle décrit souvent les événements (comme la destruction de Jérusalem en Marc 13 et parallèles, par exemple) dans des termes évoquant une conflagration cosmique : la disparition du soleil, de la lune, des étoiles et de la terre. Un exemple assez typique se trouve en Esaïe 34. Dans ce texte, le prophète annonce le jugement du pays d’Edom au VIe siècle av. J.-C. Le contexte montre qu’il s’agit bien d’une invasion militaire du voisin contemporain d’Israël[20] ; mais cet événement est décrit comme la disparition totale de la création présente, assimilable à une intervention directe du Seigneur : « Toute l’armée des cieux se dissout ; les cieux sont roulés comme un livre, et toute leur armée se flétrit, comme se flétrit la feuille de la vigne, comme se flétrit celle du figuier. » (Es 34.4)[21]. Or, il en est de même en 2 Pierre 3. L’événement décrit est bien la fin de l’histoire présente, mais, comme le remarquent E. Fuchs et P. Reymond, à partir du verset 10 notamment, Pierre recourt pour la décrire à des formulations relevant de la littérature apocalyptique : « […] L’évocation prend des allures catastrophiques, suivant de très près en cela la plupart des apocalypses juives[22]. » Le langage est donc imagé et ne doit pas nécessairement être pris au pied de la lettre.

A ce sujet, formulons une précision qui n’est pas sans pertinence pour l’interprétation de ces versets, à savoir que Pierre, au verset 13, cite le livre d’Esaïe, en parlant de « nouveaux cieux et d’une nouvelle terre[23]. » Or, ce texte présente deux aspects qui, pris littéralement, sont inconciliables. D’un côté, il y est question d’une situation eschatologique où régnera une nouveauté radicale : « Car je crée de nouveaux cieux et une nouvelle terre ; on ne se rappellera plus les événements du début, ils ne remonteront plus à la pensée. » (v. 17) Pourtant, la continuité avec la création actuelle y est tout aussi fortement connotée, car dans cette situation finale, les processus naturels continueront : les hommes mourront[24], d’autres naîtront (v. 23)… De même, il y est question de la ville de Jérusalem, qui sera non détruite, mais rebâtie (vv. 18-19). C’est dire que, chez Pierre comme chez Esaïe dont il s’inspire, nous avons affaire à un langage symbolique qui n’est pas censé être pris de façon « platement littérale ». Dans les deux cas, une telle lecture nous induirait en erreur et nous ferait passer à côté de l’essentiel.

b. Le jugement des impies (verset 7)

Quel est donc le message de ce texte ? Pierre parle bien d’une destruction, ou d’une « perdition » (apôleia). Il s’agit pourtant moins de celle de la création que de celle des hommes pécheurs : « Mais, par la même parole, les cieux et la terre actuels sont gardés en réserve pour le feu, en vue du jour du jugement et de la perdition des impies. » (v. 7) Si Pierre évoque la destruction de la création, c’est pour rappeler que ceux qui contestent la fin de l’histoire présente subiront bien le jugement, lors du retour du Seigneur. Un commentateur, R. Bauckham, va jusqu’à dire que « la destruction de l’univers n’intéresse l’auteur qu’en tant que moyen de jugement des hommes et des femmes[25]. Il est peut-être possible de préciser davantage : clairement, Pierre regarde au jugement des impies. Mais ce jugement est en rapport avec la fin de l’histoire présente, laquelle est présentée au moyen d’images apocalyptiques évoquant la destruction du monde présent.

c. Un problème textuel

Il faut également prendre conscience de l’existence d’une difficulté dans ces versets. La Bible Segond (1910), suivie par celle à la Colombe et d’autres, traduit ainsi le verset 10 : « La terre avec les œuvres qu’elle renferme sera consumée[26]. » Les données textuelles sont complexes. Disons simplement que la Segond reflète, à cet endroit, une leçon particulière, à savoir le texte byzantin. En revanche, les meilleurs manuscrits proposent la leçon retenue par la NBS : « La terre, avec ses œuvres, sera mise à découvert[27]. » Toujours selon R. Bauckham, l’idée serait la suivante : les cieux se dissoudront et seront enlevés pour que la terre et ses œuvres – c’est-à-dire les œuvres des hommes ! – deviennent manifestes devant Dieu. Dans l’imagerie apocalyptique, Dieu met la terre « à nu » lorsqu’il vient pour le jugement, il écarte les éléments face aux impies qui cherchent à fuir devant lui en se réfugiant sous les rochers et les montagnes (Esaïe 2.19 ; Osée 10.8 ; Apocalypse 6.15-16)[28]. En d’autres termes, d’après cette interprétation, tout sera écarté sauf la terre, afin que l’humanité pécheresse et ses actions soient découvertes devant le Juge céleste[29].

d. La destruction de la première création

Incontestablement, ce texte évoque des images de conflagration universelle. En même temps, Pierre souligne que cette destruction sera analogue à une autre, qui a déjà eu lieu. En effet, aux versets 5 à 7, il met en relief un contraste entre « le monde d’autrefois », qui a « péri » dans le déluge, et « les cieux et la terre actuelle ». A cause de cette première destruction, il y a eu, dit l’apôtre, une vraie rupture entre le monde antédiluvien et la création présente : « Ainsi pour notre auteur, le déluge est une destruction totale de l’univers […], cieux et terre[30]. » Pourtant, très clairement, cette « destruction » du monde d’alors n’a pas nécessité une nouvelle création ex nihilo. Au-delà du jugement, c’est la même création qui a repris vie après le déluge. Malgré une première destruction, il y a continuité avec la création actuelle.

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Que conclure de tout cela ? Pris isolément, ce passage ne permet pas d’affirmer une continuité entre la création présente et les « nouveaux cieux et la nouvelle terre ». Mais il ne permet pas davantage d’affirmer une discontinuité absolue entre les deux. En réalité, la préoccupation de l’auteur est ailleurs. Son souci est d’affirmer que, quoi qu’en disent les railleurs, le jour du jugement des êtres humains est inéluctable. Ce jour viendra et mettra à découvert les impies et leurs œuvres – en particulier les œuvres de ceux qui, cherchant à se faire passer pour des enseignants de la vérité dans l’Eglise, s’élèvent en réalité contre Dieu[31].

3. Eléments de synthèse

Si nous plaçons ces deux passages côte à côte – l’un soulignant la participation de la création actuelle à la situation eschatologique, l’autre mettant en évidence le jugement radical tenu en réserve pour cette même création –, nous pouvons avancer la conclusion suivante : en tant que théâtre où se joue l’histoire humaine et où ont lieu les agissements corrompus des hommes, la création actuelle, souillée par le péché, sera l’objet d’un jugement divin allant de fond en comble. Cependant, il s’agira d’un jugement non pas destructeur, mais purificateur. La création, marquée par les conséquences du péché, est aussi appelée à participer à la situation eschatologique ; comme ceux que le Christ a rachetés, elle est destinée à la transformation et à la glorification.

Cela étant, il convient d’élargir la perspective et de replacer ces textes dans le cadre d’une théologie biblique plus globale : en effet, la finalité eschatologique de la création se dévoile à la lumière à la fois de la création originelle de Dieu et de la résurrection du Christ. Considérons rapidement ces deux points.

– Au commencement, Dieu a créé l’univers pour qu’il manifeste sa gloire et sa bonté ; le récit de la Genèse montre d’ailleurs que cet objectif a été entièrement atteint : à la fin des sept jours de la Genèse, Dieu a pu dire que cette création était « très bonne » (Genèse 1.31). Suite à l’irruption du péché et de ses conséquences néfastes, Christ est venu afin d’apporter la rédemption. Cependant, il s’agit bien d’une rédemption (d’une re-demption !) et non d’une destruction[32] ! Le Christ est apparu, nous dit la première épître de Jean, afin de détruire non la création, mais « les œuvres du diable » (1 Jean 3.8).

– C’est d’ailleurs cette bonté foncière de la création qui permet de comprendre la résurrection du Christ. Le Vendredi-Saint, le corps de Jésus a été mis au tombeau ; au matin de Pâques, c’est ce même corps qui en est sorti. Cela ne s’est pas fait sans changement : le corps humain du Christ a connu une transformation radicale. Rendu « incorruptible », il est devenu « un corps glorieux », parfaitement capable de rendre visible la présence et la gloire de Dieu[33]. Il s’agit pourtant du même corps que Jésus avait avant de monter à la croix. C’est pourquoi, d’après les évangiles, le Christ ressuscité porte encore les marques des clous. Il a mangé et a pu être reconnu de ses disciples. Dans sa résurrection, le Christ n’est pas devenu une « âme désincarnée »[34].

La résurrection du Christ a des conséquences pour comprendre la situation éternelle tenue en réserve pour ceux qui lui appartiennent[35] ; mais elle a des implications tout aussi profondes pour la création matérielle. Dans la logique biblique, la création n’est pas appelée à être anéantie mais à être purifiée dans le jugement et transformée. Son sort final n’est pas d’être détruite, mais de passer par la même « transformation » que le corps physique de Jésus-Christ a connue lors de sa résurrection. Elle est destinée, tout comme nous – qui en faisons partie – à participer à la liberté glorieuse du Royaume éternel.

4. Pratiquement…

La vision biblique de l’avenir de la création implique un salut qui est autre chose que la simple « béatification de l’âme » dans une perspective profondément individualiste (notion empreinte à la fois de la philosophie platonicienne et de la théologie médiévale !). Ce salut, c’est la rédemption de tout le peuple de Dieu « élu avant la fondation du monde »… et du monde lui-même !

Pratiquement, l’eschatologie biblique permet un équilibre essentiel pour notre vie et notre action de croyants : d’un côté, elle montre que notre aspiration en tant que chrétiens ne peut pas être d’échapper au monde matériel pour « aller au ciel ». Il est vrai qu’une telle perspective a souvent été – et est souvent encore – prédominante dans la spiritualité chrétienne ; la piété tend alors à se concevoir comme l’exigence de se soustraire le plus possible au « monde ». La vie chrétienne s’associe, dans cette vision des choses, à l’ascétisme, au désengagement politique, à une compréhension fortement pessimiste du monde matériel. La vision biblique, elle, souligne que c’est l’ensemble de l’œuvre de Dieu – l’homme et la création à laquelle il appartient – qui est appelé à être racheté et glorifié, ce qui entraîne une façon très concrète de le regarder, de nous y engager et d’en prendre soin[36].

Mais, d’un autre côté, l’espérance chrétienne fait que nous ne pouvons pas vivre notre foi uniquement comme un « plus spirituel » qui donnerait une simple « valeur ajoutée » sur le plan de la verticalité et du sens de l’existence présente. Notre espérance en tant que chrétiens n’est pas d’avoir une vie la plus réussie possible avec, en plus, une dimension spirituelle ; elle est que le monde où nous vivons soit radicalement transformé et glorifié par le Christ, « par le pouvoir efficace qu’il a de s’assujettir toutes choses » (Ph 3.21). En nous attachant ainsi à une spiritualité véritablement biblique, notre regard ne sera donc pas focalisé sur notre situation présente mais sur l’avenir que Dieu nous prépare… pour nous et pour sa création. Pour reprendre l’image de l’Apocalypse, nous aspirons non à « une vie réussie » ni, simplement, à ce que notre âme aille au ciel au moment de notre mort, mais nous attendons que le ciel descende sur la terre renouvelée et glorifiée et que, sur cette terre, nous vivions en communion avec Dieu, et les uns avec les autres, pour l’éternité (Apocalypse 21.1-5).


* D. Cobb est professeur de Nouveau Testament à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence.

[1] Bible Segond, avec les commentaires de C.I. Scofield, Genève, Société biblique de Genève, 1975 (italiques dans le texte).

[2] C.S. Lewis, La dernière bataille (coll. Folio-Junior), Paris, Gallimard Jeunesse, 2002, 186-187.

[3] La dernière bataille, 202.

[4] Ibid.

[5] T.F. Torrance, Les réformateurs et la fin des temps (coll. CT), Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1955. La remarque de Calvin, Commentaires bibliques. Epîtres de Jacques et de Pierre, première épître de Jean et épître de Jude, Aix-en-Provence-Marne-la-Vallée, Kerygma-Farel, 1992, 208, sur 2 P 3.10 est intéressante et va dans ce même sens : « Ce qui s’ensuit après du ‘brûlement du ciel et de la terre’ n’a pas besoin de longue explication, moyennant que nous considérions de bien près l’intention de l’Apôtre. […] Car il argumente ainsi que le ciel et la terre seront purifiés par le feu, afin qu’il y ait quelque correspondance avec le règne de Christ, et que partant le renouvellement est beaucoup plus nécessaire chez les hommes » (italiques dans le texte).

[6] Pour cette même raison, nous laissons de côté des affirmations comme Ap 22.1 : « Je vis un nouveau ciel et une nouvelle terre ; car le premier ciel et la première terre avaient disparu, et la mer n’était plus ». La priorité accordée à un texte comme Rm 8,18-23 plutôt qu’à celui-ci tient au caractère hautement symbolique de l’Apocalypse dans son ensemble. Le caractère spécifique du dernier livre du Nouveau Testament n’amoindrit en rien sa valeur mais implique que son message doit se comprendre suivant les règles que fournit son propre symbolisme, symbolisme emprunté qui plus est du genre apocalyptique.

[7] Sauf indication contraire, les citations bibliques sont tirées de la Bible Segond révisée, dite « à la Colombe ».

[8] Comme le souligne D. Moo, The Epistle to the Romans (coll. NICNT), Grand Rapids-Cambridge, Eerdmans, 1996, 514, cette personnification de la création est déjà présente dans l’Ancien Testament, dans les Psaumes et les livres prophétiques notamment : Ps 65.12-13, 114.3-7 ; Es 24.4 ; Jr 4.28, 12.4, etc. Cf. aussi J. Schlosser, « L’espérance de la création, Rm 8,18-22 », Ce Dieu qui vient. Etudes sur l’Ancien et le Nouveau Testament offertes au Professeur Bernard Renaud à l’occasion de son soixante-cinquième anniversaire (coll. LD), Paris, Cerf, 1995, 331-332.

[9] Il s’agit, peut-être plus précisément, de « frustration ». Cf. W. Arndt, F.W. Danker et W. Bauer, A Greek-English Lexicon of the New Testament and Other Early Christian Literature, Chicago, University of Chicago Press, 20003 (BDAG dans la suite). Ainsi, de même, D. Moo, The Epistle to the Romans, 515.

[10] BDAG propose, pour l’expression eph’ elpidi, « sur la base de l’espérance », « avec le soutien de l’espérance ».

[11] Hoti kai autê hê ktisis.

[12] Pour l’expression eis tên eleutherian (littéralement, en vue de la liberté), BDAG propose la traduction : « [la création sera libérée] pour entrer dans la liberté ».

[13] S. Bénétreau, Epître de Paul aux Romains t. 1, Vaux-sur-Seine, Edifac, 1996, 234.

[14] Ainsi de même J. Schlosser, « L’espérance de la création », 338-339.

[15] Comparer cette affirmation avec 1 Co 15.50-54 : « Ce que je dis, frères, c’est que la chair et le sang ne peuvent hériter le royaume de Dieu, et que la corruption n’hérite pas l’incorruptibilité. Voici, je vous dis un mystère : nous ne mourrons pas tous, mais tous nous serons changés, en un instant, en un clin d’œil, à la dernière trompette. Car elle sonnera, et les morts ressusciteront incorruptibles, et nous, nous serons changés. Il faut en effet que ce corps corruptible revête l’incorruptibilité, et que ce corps mortel revête l’immortalité. Lorsque ce corps corruptible aura revêtu l’incorruptibilité, et que ce corps mortel aura revêtu l’immortalité, alors s’accomplira la parole qui est écrite : La mort a été engloutie dans la victoire ». Ce qui est remarquable, c’est de voir que l’incorruptibilité promise à ceux qui ressusciteront grâce au Christ est décrite de la même façon en Romains 8 pour la création.

[16] J. Murray, The Epistle to the Romans (coll. NICNT), Grand Rapids, Eerdmans, 19844, 304, n. 28 (italiques dans le texte).

[17] 2 P 3,3-13, Nouvelle Bible Segond (NBS dans la suite).

[18] Cf. aussi le v. 12.

[19] Nous entendons par littérature apocalyptique des textes de l’Ancien Testament ou de l’époque du Nouveau Testament décrivant la situation présente et la fin du monde à l’aide d’images fortes et de symboles. Ces descriptions sont souvent – quoique pas toujours – rapportées par un ange ou un être divin, délivrées à un homme qui se distingue par sa piété. Le livre de l’Apocalypse est l’exemple le plus clair dans le Nouveau Testament (cf. aussi Mc 13 ; Mt 24 ; 2 Th 2.5-12), mais on en trouve bien d’autres dans la littérature juive de la période avant et un peu après celle du Nouveau Testament (1 et 2 Hénoch, Baruch, IV Esdras, etc.). Les racines de cette littérature sont à chercher dans l’Ancien Testament, en Daniel, Ezéchiel ou encore Zacharie. Par ailleurs, on donne régulièrement le nom de « période du Second Temple » à toute la période historique qui s’étend, grosso modo, du Ve siècle av. J.-C. jusqu’à la destruction du Temple d’Hérode par les Romains en l’an 70 ap. J.-C. A l’intérieur de cette période, les deux siècles avant et le premier siècle ap. J.-C. ont été particulièrement féconds et l’on possède un nombre important d’écrits qui nous renseignent sur la mentalité, les croyances et les convictions qui caractérisaient le judaïsme d’alors.

[20] Cf. Es 34.5-6 : « Car mon épée s’est enivrée dans les cieux ; voici qu’elle va descendre sur Edom, sur le peuple que j’ai voué à l’interdit pour le jugement. L’épée de l’Eternel est pleine de sang, enduite de graisse, du sang des agneaux et des boucs, de la graisse des rognons des béliers ; car il y a un sacrifice pour l’Eternel à Botsra et un grand carnage dans le pays d’Edom ».

[21] Cf. aussi Es 13.10-13 ; 24.9 ; Mi 1.4, etc.

[22] E. Fuchs, P. Reymond, La deuxième épître de Saint Pierre (coll. CNT2) Genève, Labor et Fides, 1988, 118. Cf. aussi P. Jones, « L’eschatologie et l’avenir de la création », LRR 169/3 (1991), 57-62, et M. Green, The Second Epistle of Peter and the Epistle of Jude (coll. TNTC), Grand Rapids, Eerdmans, 1973, 132.

[23] Cf. Es 65.17 et 20.

[24] Quoique pas avant l’âge de cent ans ! Cf. v. 20 : « Il n’y aura plus là de nourrisson vivant quelques jours seulement, ni de vieillard qui n’accomplisse pas ses jours ; car le plus jeune mourra à cent ans, et le pécheur âgé de cent ans sera considéré comme maudit ».

[25] R. Bauckham, Jude, 2 Peter (coll. WBC), Waco, TX [E-U], Word Books, 1983, 319.

[26] Kai gê kai ta en autê erga katakaêsetai, littéralement : « La terre et les œuvres en elles brûleront ».

[27] Kai gê kai ta en autê erga heurethêsetai, attesté par P72, Sinaiticus, B, 1739, etc. Cf. Col. (texte proposé en note).

[28] R. Bauckham, 2 Peter, 319, cite W.E. Wilson, « [Heurethêsetai] in 2 Pet. iii.10 », ExpTim 32 (1920-21), 44-45 : « Ainsi l’auteur, avec un sens aiguisé de crescendo littéraire, rend la disparition des cieux et la destruction des êtres intermédiaires – cela étant déjà terrible en soi – plus terrifiantes encore, en ce sens où elles débouchent sur la mise à découvert des hommes et de toutes leurs œuvres par Dieu, lesquels se trouvent exposés, sans la protection qu’offrait la terre. Le jugement est ici présenté, non pas tant comme un acte destructeur de Dieu que comme une révélation de celui auquel nul ne peut échapper. »

[29] Ainsi, de même W. H. Harris (éd.), The NET Bible Notes, Biblical Studies Press, 2005.

[30] E. Fuchs, P. Reymond, La deuxième épître de Saint Pierre, 113. Le livre apocalyptique de 1 Hénoch donne un exemple saisissant de la façon dont le déluge pouvait être dépeinte comme une destruction totale : « J’ai vu en vision le ciel se détacher, s’effondrer et s’abattre sur la terre. Et comme il s’abattait sur la terre, j’ai vu celle-ci s’engloutir dans un vaste abîme, les montagnes se suspendre aux montagnes, et les collines s’abîmer sur les collines. De grands arbres étaient abattus de leurs souches, s’écroulaient et sombraient dans l’abîme. Alors une parole est tombée dans ma bouche, et je me suis écrié : ‘C’est la destruction de la terre’ » ; 1 Hé 83.3-5 in La Bible. Ecrits intertestamentaires (coll. Bibliothèque de la Pléiade), Gallimard, sans lieu, 1987, 573.

[31] Cf. 2 P 2,1-22.

[32] Notre terme « rédemption » vient du latin redemptio (« rachat »), lui-même en rapport avec le verbe redimere (« racheter »). Dans les deux, l’idée de re-faire ou de ré-tablir une situation (d’acheter en retour) est présente.

[33] Cf. 1 Co 15.35-44.

[34] Cf. Lc 24.39-43. On pourrait penser que ce que Paul dit au sujet du « corps spirituel » contredit cette affirmation : « Semé corps naturel, on ressuscite corps spirituel (sôma peumatikon) » (1 Co 15.44). Cependant, « spirituel » ne doit pas s’entendre ici par opposition à « matériel », puisque ce corps, même « spirituel », reste corps ! Il s’agit bien de la résurrection des corps auparavant réduits à l’état de « cadavres ». Le terme « spirituel » doit plutôt être pris dans le sens d’« entièrement soumis à la direction de l’Esprit ». Dans la situation actuelle, nous avons « les arrhes » de l’Esprit ; à la résurrection, nos vies, jusque dans notre existence corporelle, seront totalement soumises à l’influence, à la direction et à la puissance vivifiante de l’Esprit Saint. Sur le plan de la science moderne, le mode de continuité entre notre corps actuel – condamné à une dissolution apparemment totale – et ce corps ressuscité reste un mystère. Qu’il nous suffise de savoir que cette continuité, qui est assurée par Dieu, est bien ce que souligne la notion même de « résurrection ».

[35] Cf. Ph 3.20-21.

[36] Il serait utile – et important – de réfléchir aux implications de la vision biblique de la création pour une « écologie évangélique », à la fois délestée de certains relents panthéistes que l’on voit dans l’écologisme ultra-moderne et réellement conçue comme une « domination » bienveillante de notre monde, reçu comme un cadeau sur lequel il s’agit, aujourd’hui encore, d’exercer un vrai soin et une vraie vigilance.

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