L’Église et la spiritualité : état des lieux

L’Église et la spiritualité : état des lieux

Frédéric HAMMANN*

La tâche qui m’incombe est loin d’être une mince affaire ! Quel défi, en effet, de devoir brosser un état des lieux du rapport existant entre ces deux réalités mouvantes que sont aujourd’hui l’Eglise, d’une part, et la spiritualité, d’autre part. En effet, force est de constater que, de nos jours, même si cela n’est pas forcément nouveau, l’articulation entre Eglise et spiritualité est jalonnée de lourdes questions.

L’époque semble révolue où la spiritualité se rapportait avant tout à une certaine conception, parfois mystique, de la relation à Dieu et à une discipline faite de technique et d’exercices particuliers, le tout vécu au sein d’une tradition religieuse donnée et clairement établie. De nos jours, le concept fait davantage référence à l’orientation qu’un individu donne à son vécu dans son rapport à l’ultime, le plus souvent en marge de toute religion définie ou, du moins, dans une relecture très personnelle de celle-ci. Les nombreux ouvrages sur le sujet parlent, entre autres, de nomadisme spirituel, de foi clignotante, de « hors-piste » !

Pour nombre de nos contemporains, l’Eglise apparaît dès lors comme l’institution religieuse dont la modernité a fortement atrophié l’influence et le rayonnement, alors que la spiritualité se présente comme l’expression d’une « verticalité » constitutive de l’être humain. L’anthropologie religieuse est passée par là et le rationalisme de la modernité a cédé une partie de son terrain à l’irrationalisme et à l’imaginaire de l’ultramodernité…

Désenchantement du monde, « réenchantement » du monde, nous ne sommes probablement pas sortis des recompositions et des tensions dialectiques que la modernité a entretenues avec le religieux.

Cependant, comme le dit Frédéric Lenoir, ce sont l’individualisation et la globalisation qui ont profondément modifié le paysage. Ainsi nos contemporains – au sein même des Eglises – (et nous-mêmes jusqu’à quel point ?) ne sont plus prêts à accepter des normes et des dogmes venant « d’en haut » et chaque individu revendique – en tout cas dans la pratique, car cela n’est pas toujours avoué dans le discours ! – le droit de construire son système de sens et de représentation symbolique. « Ce processus d’individualisation de la religion est véritablement la clef de voûte de la compréhension du fait religieux contemporain. »

 C’est l’aboutissement de l’autonomie du Sujet de l’humanisme de la Renaissance.

La difficulté majeure du rapport Eglise/spiritualité m’apparaît donc comme étant celle de la relation entre le contenu objectif de la foi, que l’on pourrait appeler le dogme, et la façon dont celui-ci est approprié et vécu par le fidèle. Si l’on convient, sans trop de peine, à une nécessaire stabilité du dogme, celle-ci est joyeusement relativisée par la liberté que le croyant s’octroie dans le domaine de la spiritualité.

La doctrina pietatis chère à certaines époques (notamment à la Réforme du XVIe siècle) n’est plus qu’un lointain souvenir. Le débat doctrinal fait figure d’ancêtre alors que le partage d’un vécu, ici ou là, commun, semble mieux correspondre à la vie en réseau recherchée de nos jours.

Il est donc devenu nécessaire de faire une grande distinction entre ce qui ressort de la religion (contenu de foi établi, institution, autorité, pratiques définies, etc.) et ce qui apparaît dorénavant comme la multiplicité de l’expression religieuse d’une dimension de la vie humaine (rapport à l’ultime, transcendance, etc.).

En Eglise ou hors de celle-ci, la notion de spiritualité recouvre donc l’aspiration au bonheur, à l’union avec le cosmos et à une identité renouvelée, aspiration si caractéristique de notre époque.

Faut-il se réjouir de ce regain d’intérêt, de cette sensibilité à nouveau affirmée et de cette quête de « transcendance » ? Faut-il y voir une ouverture pour la proclamation de l’Evangile ? Peut-être, mais ne soyons pas naïfs et n’écartons pas trop rapidement le côté tragique, à mon sens, de la situation…

Quelques remarques maintenant concernant l’aspiration à de nouvelles formes de spiritualité au sein même de nos Eglises protestantes.

Sans soutenir la thèse selon laquelle la modernité est le quasi-avènement du protestantisme, il est clair que, pour nombre de protestants, l’individualisme, le pluralisme et le relativisme ambiants ne sont pas forcément problématiques.

Esprit d’ouverture, liberté de choix « en fonction de sa conscience » dominent et il n’est donc pas étonnant de voir fleurir toutes sortes d’approches et de demandes de spiritualité. Ici c’est un rite d’onction d’huile qui réapparaît – parfois justifié par une réflexion plus sociologique que théologique –, là c’est la marche et le pèlerinage, là c’est une redécouverte des retraites et de la méditation silencieuse, là encore des groupes « ignaciens », ou encore une grande place accordée à l’icône et à diverses formes de prières venant de la tradition orthodoxe.

Parfois une quête intense de la volonté de Dieu, vécue de manière très distante par rapport à la révélation biblique, suscite diverses pratiques « charismatiques » pouvant aller jusqu’à rappeler les consultations de l’oracle dans le monde antique

Comment encadrer le rôle de la subjectivité de l’individu ? Comment rester dans une démarche que je qualifierai d’intellectuellement consciente ? Là aussi, les interrogations ne manquent pas.

Bien sûr, ces recherches disent quelque chose d’important sur le manque ressenti par beaucoup au cœur même de leur propre tradition et nous devons être interpellés. La réflexion théologique et la pratique de l’Eglise n’ont pas toujours été à la hauteur de l’articulation essentielle entre foi proclamée, ecclésiale, et vécu personnel. L’union avec Dieu ne se réduit pas à une compréhension intellectuelle de ce qu’est la justification par la foi ! Le sentiment, l’affect, la volonté sont, eux aussi, concernés et doivent être renouvelés par cette union.

Cependant, si cette situation interroge, c’est bien parce qu’elle pose également – au cœur même de nos Eglises – plusieurs problèmes majeurs. Je termine cette conférence introductive en en esquissant trois :

Tout d’abord la question du rapport au monde. La recherche de spiritualité qui se déploie sous nos yeux exprime-t-elle un juste rapport au Dieu créateur en cherchant à aider l’individu à comprendre et à vivre sa vocation de chrétien dans ce monde (mandat culturel, service, renoncement à soi selon l’Evangile) ? Ou est-elle mondaine dans le sens d’une recherche de bonheur ici et maintenant, dans une démarche très égocentrée, loin de la tension eschatologique et de l’attente active du royaume qui vient ?

Deuxièmement, la dimension trinitaire. Cherchons-nous à exprimer une foi trinitaire, ancrée dans l’œuvre du Christ et vivant de la présence de l’Esprit de Dieu en nous ? Dans ce cas, la spiritualité se rapporte à ce que Dieu a fait – et fait encore – pour nous, en nous et à travers nous. Il y a alors union, communion et non pas fusion ni dépersonnalisation.

Finalement, je mentionne le rapport à l’Ecriture, à la liturgie, à un donné normatif extérieur à l’individu. Quelle place le concept d’obéissance occupe-t-il dans l’exercice de notre spiritualité ? Une obéissance non pas subie et avilissante, mais active et responsable. Ainsi les moyens de grâce recevront la place qui leur revient et la trajectoire de la vie spirituelle sera celle de l’histoire de la rédemption.

Si notre spiritualité se fonde dans la justification par la foi, se nourrit réellement de l’Ecriture et se comprend dans une vraie dimension ecclésiale, elle ne sera, alors, ni simple accomplissement de soi, ni contrepartie aux angoisses ou vacuités existentielles. Dans une diversité réelle et constructive, elle témoignera de la vitalité de l’œuvre de Dieu au cœur de son Eglise et de la vie de ses enfants. Et sinon ? …

Veillons à ce que la perte de toute métaphysique, phénomène qui semble n’épargner personne, ne soit pas remplacée – au sein même d’une quête de sens véritable – par une approche qui, au final, se révélerait tristement fonctionnelle et pragmatique

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* F. Hammann est professeur de théologie pratique à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence.

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