Le parcours intérieur de Saint-Exupéry

Le parcours intérieur de Saint-Exupéry

Marie-Claire LEFEUVRE*

Seul l’Esprit, s’il souffle sur la glaise, peut créer l’homme.1

Avant de suivre le parcours intérieur d’Antoine de Saint-Exupéry dans son œuvre, rappelons brièvement qui il est né en 1900, d’une famille de noblesse provinciale. Orphelin de père en 1904, il est élevé avec soin par sa mère, qui reste veuve avec six enfants. L’auteur passe, avec son frère et ses sœurs, une grande partie des vacances de sa jeunesse à Saint-Maurice-de-Rémens, propriété familiale près d’Ambérieu, dans l’Ain, non loin de Lyon, à laquelle il restera très attaché. En 1926, il est engagé comme pilote par Didier Daurat, directeur de l’exploitation des lignes Latécoère (qui prit plus tard le nom d’Aéropostale), pour acheminer du courrier sur des vols entre Toulouse et Dakar (Sénégal). En 1929, il crée la ligne qui relie l’Argentine à la Patagonie (de Buenos Aires à Punta Arenas). C’est donc l’époque héroïque de l’aviation, celle aussi de Mermoz. Saint-Exupéry a quatre accidents en vol, dont deux graves pour sa santé, ce qui ne l’empêche pas de reprendre toujours du service. Il épouse Consuelo Suncin en 1931. Plus tard, il sera pilote pendant la guerre de 1939 et mourra en vol, lors d’une dernière mission qui lui sera accordée, en 1944.

Comment Saint-Exupéry se situe-t-il dans son temps? Si l’on ausculte l’œuvre des quatre grands écrivains autour de la guerre 1939-1945, Sartre, Camus, Malraux, Saint-Exupéry, on en déduit une morale humaniste de combat, énergique et dynamique. Ce qu’ils ont en commun:

– l’inquiétude; la mort (1936, 1939-1944…);

–  l’engagement, pour sauver l’homme du néant;

– la conscience de la mort et la politique2.

Nous pouvons suivre le jalonnement de ses œuvres dans le temps et mettre en évidence l’évolution et l’approfondissement de la pensée de l’écrivain.

  Dans sa première œuvre d’importance, Courrier sud (édité en 1928), Saint-Exupéry a 28 ans, puisqu’il est né avec le siècle. Il a un an de métier et le découvre peu à peu. Il est conscient de ses accomplissements qui ne sont pas l’apanage des hommes médiocres. Il doit affronter toutes sortes de difficultés. Quand il revoit ses anciens professeurs, il ne tremble plus devant eux et ceux-ci le traitent en égal, ce dont il est fier:

 «Nous revenions solides, appuyés sur des muscles d’homme. Nous avions lutté, nous avions souffert, nous avions… joué parfois à pile ou face avec la mort, pour simplement dépouiller cette crainte, qui avait dominé notre enfance, des pensums et des retenues, pour assister invulnérables aux lectures de notes du samedi soir…»3

Une sorte de religion du courrier leur est inculquée; c’est par lui que passe, non seulement toutes sortes de tractations concrètement utiles, mais surtout l’âme des hommes, leurs méditations scientifiques ou culturelles, biens précieux pour toute l’humanité:

«Le courrier avant tout: ‹Tu devais à l’aube prendre dans tes bras les méditations d’un peuple. Dans tes faibles bras. Les porter à travers mille embûches comme un trésor sous le manteau. Courrier précieux, t’avait-on dit, courrier plus précieux que la vie…»4

En effet, Saint-Exupéry montre à plusieurs reprises, dès cette époque-là, qu’il a foi en l’avenir, foi dans le progrès, et que cette foi-là exige d’être alimentée par les sacrifices des hommes:

«La compagnie nous avisait la veille au soir: ‹Le pilote X est affecté au Sénégal, à l’Amérique.› Il fallait… la nuit même, dénouer ses liens, clouer ses caisses, déshabiller sa chambre de soi-même, de ses photos, de ses bouquins…»5

Dès ce premier roman, Saint-Exupéry laisse paraître une inquiétude face à la mort, une sorte d’angoisse; il l’a depuis l’enfance, comme il nous le montre, et elle reviendra plusieurs fois dans son œuvre:

« Ces poutres énormes qui défendaient contre Dieu sait quoi la maison. Si, contre le temps. Car c’était chez nous le grand ennemi…»6

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La deuxième étape de son évolution, c’est Vol de nuit, paru trois ans après, en 1931. Ce second roman est centré sur la personnalité de Rivière, sous laquelle on peut reconnaître celle de Didier Daurat, le célèbre directeur de l’exploitation des lignes Latécoère. Saint-Exupéry lui est très reconnaissant de l’avoir engagé. Cela change sa vie. Pour lui qui n’a pas connu son père, ce directeur peut jouer le rôle d’un modèle; en effet, son admiration pour lui est grande.

Les qualités de ce chef se résument en un mot: l’exigence, voulue, parfois, jusqu’à la dureté. Cette exigence s’explique par le fait que cet homme doit créer des héros; les équipages doivent sans cesse se dépasser: l’état des avions, à cette époque, est rudimentaire; les pilotes, défricheurs, ouvrent des routes dans le ciel pour les vols de nuit et n’arrêtent pas de prendre des risques qui engagent toute leur vie. Ils doivent s’habituer à faire l’impossible:

«Robineau, pour tous les départs retardés, lui avait dit un jour Rivière, vous devez faire sauter les primes d’exactitude.

– Même pour le cas de force majeure? Même par brume?

– Même par brume.»7

Rivière fait progresser sans cesse, non seulement les hommes, mais ces fameux vols de nuit. Toutefois, ce n’est jamais avec légèreté qu’il engage ses pilotes dans des situations qui les dépassent. Ainsi des vols de nuit… c’est le plus progressivement possible qu’il les a mis en place; on grignotait chaque fois un peu plus de temps de vol avant le lever du soleil et après…

Pourtant Saint-Exupéry montre les doutes qui assaillent Rivière: l’essor de la technique vaut-il de mettre sans cesse en péril la vie des hommes, leur bonheur, comme celui des leurs? Ainsi débute la réponse qui va se prolonger dans les œuvres suivantes, et être reprise comme un leitmotiv: l’homme ne peut vaincre la mort et avoir une durée au-delà d’elle que par son œuvre, sa création, la participation à la création commune des hommes; il parle même «d’éternité» de cette création et d’échange entre l’homme mortel et sa création.

«Mais durer, mais créer, échanger son corps périssable…»8

Nous arrivons enfin au passage demeuré célèbre:

«Ce pont vaut-il le prix d’un visage écrasé?… Au nom de quoi?…»

Et la réponse arrive: «Il s’agit de les rendre éternels.»9

Les rendre éternels par leur ouvrage dont les effets se prolongent, s’enchaînent de génération en génération, au-delà de la mort individuelle. Aussi Saint-Exupéry parle-t-il d’une «foi de bâtisseurs»10.

Le chef d’orchestre de cette œuvre commune, c’est cet admirable chef, qui va communiquer la religion du courrier à ses hommes:

«Le but, pour Rivière, dominait tout.»11

Rivière et son groupe rencontrent bien des obstacles, obstacles dus autant au hasard qu’à l’erreur humaine, plus que compréhensible parfois. Face à elle, Rivière va nommer tous ces obstacles d’un même mot, le mal, que je traduis par l’adversité; et celle-ci, il sait qu’il n’est pas toujours possible aux hommes de la juguler. Pourtant, il leur fera acquérir le sens de la responsabilité en plaçant l’adversité sous leur contrôle:

«Rivière pensa: ‹Ce n’est pas lui que j’ai congédié ainsi, brutalement, c’est le mal dont il n’était pas responsable, peut-être, mais qui passait par lui.»12

Il les habitue à l’humilité; il les fait parler de leur métier simplement, et l’image du charpentier face à la planche qu’il envisage avec gravité, avec amour même, revient souvent sous la plume de Saint-Exupéry. Piloter est un métier de création, comme un autre, même s’il exige davantage, sans doute, de ceux qui le pratiquent.

A cet idéal du «bel ouvrage», il sacrifie son bonheur pour «la cause», et ce qu’il demande à ses hommes, Rivière le vit, lui aussi. Combien de nuits sans sommeil passées au bureau de la compagnie à attendre les hommes dont certains ne reviendront peut-être pas… Un mot commence à apparaître; c’est celui de «servir», servir l’homme, servir l’humanité13… et «Il faut que je forge les hommes pour qu’ils servent»14, mot qui a une résonance chrétienne: «Que celui qui voudra devenir grand parmi vous se fasse votre serviteur…» (Mt 20.26-28.) Saint-Exupéry et son chef ont été formés de main de maître dès l’enfance; ils appartiennent à une grande civilisation, ce que l’on va approfondir ensuite.

Une autre valeur très importante vient aussi du métier: c’est celle de l’amitié. Antoine de Saint-Exupéry la découvre en la vivant, peu à peu. C’est en travaillant à la même œuvre que l’on tisse ces liens-là, ainsi que par les rencontres qui se multiplient au hasard des escales ou des veilles communes:

«Ainsi cette remarque nocturne à propos de la communication avec un radiotélégraphiste: ‹Un camarade de combat, pensait Rivière. Il ne saura sans doute jamais combien cette veille nous unit.»15

Il approfondira encore davantage cette notion dans Terre des hommes:

«La grandeur d’un métier est peut-être, avant tout, d’unir les hommes: il n’est qu’un luxe véritable et c’est celui des relations humaines.»16

Mais c’est aussi le deuil des camarades, dans ce métier à haut risque.

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La troisième grande œuvre d’Antoine de Saint-Exupéry n’est plus un roman; c’est un essai à partir de son expérience de pilote: Terre des hommes. Il est édité en 1939, à la veille de la guerre, mais n’en contient pas encore les traces. Je ne reviendrai pas sur les thèmes récurrents qui ont déjà été abordés, comme l’angoisse et l’insécurité, l’amitié, le service de l’homme et le sens de la responsabilité, bien que ces thèmes soient souvent repris avec beaucoup de poésie et de bonheur et de diverses manières. Sera traité, ici, l’éveil de la conscience de l’homme, selon Saint-Exupéry: de sa grandeur et de sa petitesse, de la vérité et de l’Esprit, du vrai bonheur. Nous percevons combien sa conscience, avec la richesse de sa vie, se fait de plus en plus vive.

Une conscience: c’est ainsi que Saint-Exupéry désigne tout homme «éveillé» au spirituel: il compare souvent, en beauté, ces consciences aux étoiles. Lors de ses longues nuits de vol, il médite sur toutes ces lumières encore allumées, tard dans la nuit, sur la grande diversité des motifs de l’éveil de la conscience: «Chacune signalait, dans cet océan de ténèbres, le miracle d’une conscience.»17

Mais, inversement, après avoir quitté la vision de la voûte céleste pour atterrir dans un vieil autobus rempli de petits employés, à l’aube, il s’interroge aussi sur tant de «consciences endormies». C’est le célèbre passage du «petit bourgeois de Toulouse». Ce passage qui commence par «Vieux bureaucrate, mon camarade, ici présent…»18 que nous frémissons d’être tous, face à ces héros. Saint-Exupéry le compare encore, plusieurs fois dans son œuvre, à l’habitant d’une termitière… qui perd peu à peu conscience, par la routine…

La grandeur de l’homme est entièrement contenue dans le portrait célèbre que fait de son ami Guillaumet «Saint-Ex, ou Saint-Exu» ­– pour ses amis qui eurent la chance d’être parmi ses intimes. Ce portrait serait sans doute très voisin de celui de Mermoz, pour l’endurance, l’énergie, le courage, l’audace – les avions étaient construits pour voler jusqu’à 5200 mètres et l’altitude de la Cordillère des Andes était de 7000 mètres – … et ils sont passés. On connaît cette phrase que Guillaumet a prononcée et qui sépare avec orgueil l’homme… du chimpanzé: «N’aimerait-on pas nous faire croire, aujourd’hui, que nous en sommes l’égal?» Cet orgueil, le bel orgueil, nous dira ensuite Saint-Exupéry dans Citadelle, est existence et permanence. Il est conscience et reconnaissance de son don aux autres; il est donc, dans la durée, créateur, et ses effets durent après lui; il est, ici, relié au sens des responsabilités de l’homme:

«Etre homme, c’est précisément être responsable… C’est sentir, en posant sa pierre, que l’on contribue à bâtir le monde.»19

Guillaumet va marcher au-delà des ses forces; c’est l’Esprit qui marchera en lui, pour préserver la vie, là-bas, qui se tisse, et dont il est un des maillons importants. On pourrait extrapoler et dire que plus l’homme «existe», aux yeux des siens, à ses propres yeux, plus il a la capacité de lutter contre la mort.

Nous retrouvons deux soucis du siècle, traités par Saint-Exupéry, et sur lesquels je passerai rapidement, à savoir la technique et l’argent. L’avion est le fruit d’une magnifique technique, mais c’est un outil, non un but; il en est de même de l’argent: les choses les plus précieuses sont celles que l’on n’achète pas:

«On n’achète pas l’amitié d’un Mermoz… Cette nuit de vol et ses cent mille étoiles, cette sérénité, cette souveraineté de quelques heures, l’argent ne les achète pas…»20

Il en est de même du bonheur de vivre après l’étape périlleuse, ou de la richesse des souvenirs. C’est à ce propos que l’on peut voir quel est le vrai bonheur.

Ainsi les longues étapes dans le désert, comme les nuits de vol, permettent la méditation intérieure et le rêve, l’essor de la poésie:

«Je n’étais rien qu’un mortel égaré entre du sable et des étoiles… et cependant je me découvris plein de songes… J’avais besoin de ces mille repères pour me reconnaître moi-même, pour découvrir de quelles absences était fait le goût de ce désert…»21

C’est là que Saint-Exupéry découvre, dans sa propre vie intérieure, à quoi il tient le plus, à quoi il est vraiment attaché: c’est le monde protecteur et merveilleux de l’enfance, la vieille maison des grandes vacances, les demoiselles protectrices qui gardent les enfants et qui entretiennent la maison.

Pour finir je retiendrai de ce livre deux vérités fondatrices: – la conscience se transmet:

«Ce qui se transmettait ainsi de génération en génération, avec le lent progrès d’une croissance d’arbre, c’était la vie mais c’était aussi la conscience, le patrimoine spirituel…»22

– et qu’est-ce qui fonde l’homme? 

«La vérité pour l’homme, c’est ce qui fait de lui un homme.»23

Nous allons approfondir cette vérité.

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Le titre de l’ouvrage suivant, Pilote de guerre, parle de lui-même et, pourtant, il recèle une autre expérience très importante et nouvelle, une méditation capitale… Cet ouvrage paraît en pleine guerre, en 1942, en anglais et en français, mais il est interdit en France par les autorités allemandes en 1943. L’état des lieux, décrit par Saint-Exupéry, en 1939 et en 1940, est la défaite française, l’immense désordre et l’exode. On envoie sciemment les hommes à l’abattoir.

Avec la situation de guerre, de nouveaux mots, de nouvelles idées surgissent dans l’œuvre: la mort prend une réalité nouvelle, très concrète24; le mot «Esprit» s’emploie aussi de manière plus dense25 et le mot «dieu» arrive, d’abord avec une minuscule26, puis avec une majuscule27

La vie de l’intelligence n’est pas celle de l’Esprit: «L’esprit ne considère point les objets, il considère le sens qui les noue entre eux.»28 Se battre jusqu’au bout, bien que la défaite soit assurée; aller consciemment vers la mort… voilà la supériorité de l’esprit sur l’intelligence. Avoir tout essayé; laisser sa chance à Dieu, jusqu’au bout.

«Le combat entre l’Occident et le nazisme», telle est, en bref, la cause du combat qui n’est plus patriotique, mais qui se change en un combat moral, supérieur à celui qui est engagé pour la patrie. A la veille de grands sacrifices, Saint-Exupéry arrive à l’essentiel: «Nous avons négligé l’Etre.»29

La véritable étendue est intérieure, là où tout se charge de sens. C’est un réseau de relations, des plus humbles aux plus vastes, qui n’en finit pas de se décrire30. Plus on avance dans le livre, plus on arrive à l’essentiel, aux environs du chapitre XXV: retrouver les éléments essentiels de notre civilisation, bâtis autour d’un seul pôle, Dieu. Le langage, les mots, deviennent de plus en plus spirituels: la communion autour du pain du fermier31, l’image de la cathédrale à bâtir, qui revient plusieurs fois dans l’œuvre32… le sens de la responsabilité et de la solidarité. «Chacun porte tous les péchés de tous les hommes (p. 369). Il importe de sauver l’héritage spirituel.»33 Et le mot qui va venir en premier à Saint-Exupéry est celui qui ressort de sa riche expérience concrète: l’humanisme, l’Homme avec un grand H… mais comment se construit-il? Il est, d’abord, appartenance à un tout. Comment reconstruire la cathédrale, qui est davantage qu’une somme de pierres? Et Saint-Exupéry arrive à l’idée de Dieu: «Je connais bien l’origine de ce champ de forces. Durant des siècles ma civilisation a contemplé Dieu à travers les hommes…»34 Il va revoir tous les concepts fondamentaux à partir de cette idée-là: l’égalité, la liberté, la fraternité, la charité, le respect de l’homme… et ces concepts s’éclairent alors parfaitement, tandis que l’on glissera de plus en plus vers la confusion; le rapport essentiel, le but suprême, s’est peu à peu perdu.

L’humanisme35 a progressivement remplacé cette conception de Dieu, mais sans qu’on comprenne que, pour fonder l’homme, il ne fallait pas la seule expression impuissante des mots des intellectuels, il fallait des sacrifices, «dons de soi-même à l’Etre dont on prétendra se réclamer». On a confondu peu à peu l’Homme et l’homme. D’où une morale du collectif, de «termitière», du sacrifice à la communauté des hommes, et non du sacrifice pour sauver un seul homme, grandeur de l’homme née de l’idée de Dieu. Saint-Exupéry approfondit cette idée à la fin du livre36.

L’humanisme a failli; l’humanisme pouvait-il exister sans Dieu? Non, apparemment. En tout cas, Saint-Exupéry ne trouve pas la solution.

On peut dire aujourd’hui, à l’heure de la mondialisation, que l’homme n’a pas la clé de l’Homme, probablement parce que la clé de l’Homme se trouve au-dessus de lui, puisqu’il ne s’est pas créé lui-même et qu’il ne peut pas l’atteindre. Le rôle des religions et des philosophies est d’en proposer une. La réponse à la question de la fondation de l’Homme – avec un grand H – ne sera jamais parfaite par définition, puisque c’est l’homme – avec un petit h – qui la donnera. Notre civilisation chrétienne n’est, certes, pas à déconstruire tant qu’on n’aura pas trouvé mieux, et on aura du mal à trouver, puisque c’est elle qui donne la clé de l’amour de Dieu aux hommes et aux hommes entre eux!

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Le court ouvrage suivant, Lettre à un otage (1943), développe surtout l’idée que seuls comptent pour l’homme la vie intérieure et… le sourire vers l’autre.

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Inutile de s’étendre sur Le petit prince (1943), l’ouvrage probablement le plus connu dans le monde, si ce n’est pour rappeler l’importance, là encore, des liens du cœur et la découverte d’étrangers terrestres, qui n’ont pas encore percé le secret de ce mystère, comme le businessman ou le vaniteux.

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Citadelle (Ci) est une œuvre posthume dont les premières pages ont été écrites dès 1936. En 1940, une quinzaine de chapitres (sur plus de deux cents) sont déjà écrits.

Ici, Saint-Exupéry pense à la réorganisation de son pays selon son idéal:

«Il est un temps pour la conquête, mais vient le temps de la stabilité des empires: moi qui suis serviteur de Dieu, j’ai le goût de l’éternité.»37

Dans ce début de phrase, répété et repris, «Il est un temps pour… mais il est un temps pour», on reconnaît le style de l’Ecclésiaste. Saint-Exupéry prend son inspiration aux sources et ne craint pas de dévoiler son identité religieuse.

Il imagine le Seigneur d’une citadelle à l’œuvre pour la réorganiser38. Y fait-il parler en imagination «son père»? Celui-ci est décédé subitement d’une crise cardiaque en 1904; aussi peut-on dire que Saint-Exupéry ne l’a pas connu. Il le fait réapparaître, ici, dans l’imaginaire, probablement tel qu’il l’aurait souhaité, peut-être tel qu’il en a entendu parler par sa mère ou par une autre personne de son entourage.

Les maîtres d’œuvre, ce sont Dieu, l’amour, valeur éminemment chrétienne, la transmission des valeurs, des coutumes, dans la durée, le temps:

«Je veux qu’ils se nourrissent, pareils à des fruits qui s’achèvent, de puissance et de lenteur… je veux qu’ils soient semblables à la branche de l’olivier. Celle qui attend. Alors commencera de se faire sentir en eux le grand balancement de Dieu qui vient, comme un souffle, essayer l’arbre…»39

Le mot Dieu – avec majuscule – revient maintenant constamment (une dizaine de fois de la page 511 à la page 517).

L’auteur est conservateur en ce qui concerne les rites et les coutumes40. Ainsi, pourquoi le «chapelet à treize grains»? «Parce qu’il pèse le poids de toutes les têtes qu’en son nom j’ai déjà tranchées…» Il est peut-être permis d’ajouter que ces éléments prennent racine dans l’enfance la plus reculée et que l’on s’y attache dans la durée, que beaucoup de souvenirs conscients et inconscients y sont rattachés, si bien que cela fait partie intégrante de la pratique de sa foi. On peut comparer cela avec une plante que l’on replante à racines nues ou avec une bonne partie de sa terre d’origine; elle repoussera sans doute bien mieux dans le second cas.

Saint-Exupéry parle de l’œuvre de la création de chacun, «paix de l’éternité où rentrent les choses accomplies… de ce qui devient cadeau à Dieu, une fois bien fait» (page 516). Il va longuement développer l’idée de cette création de chacun par le travail (pages 527 à 536), idée reprise ensuite: l’œuvre dure, alors que nous sommes périssables, mais pour cela il faut une certaine stabilité, hors des révolutions (page 528). Saint-Exupéry évoque l’idée d’échange entre quelque chose de périssable (l’homme) et quelque chose qui dure (son œuvre) (pages 527 et 530); cette œuvre est au service de tous les hommes et elle dure: «moi qui suis serviteur de Dieu, j’ai le goût de l’éternité» (page 517). Elle procure le bonheur, mais l’homme ne peut se satisfaire de son œuvre et s’installer égoïstement dans la sédentarité (page 536); elle ne nécessite pas la perfection, mais la ferveur (page 543). L’échange de ces travaux entre les hommes et la collaboration entre eux dans ces travaux, c’est la charité, selon Saint-Exupéry, et cela justifie, en Dieu, que l’on sauve la vie d’un inconnu (pages 538 à 539). «Force-les de bâtir ensemble une tour et tu les changeras en frères. Mais si tu veux qu’ils se haïssent jette-leur du grain.» (Page 541.) En résumé: «L’homme, disait mon père, c’est d’abord celui qui crée. Et seuls sont frères les hommes qui collaborent.» (Page 542.)

Impossible de donner, ici, toutes les idées de détail intéressantes, disséminées dans une œuvre inachevée de près de cinq cents pages. Elles confirment les grandes idées clés évoquées jusqu’à présent.

Pour conclure, j’espère qu’après cette brève analyse de près de mille pages, certains auront envie de relire l’œuvre de Saint-Exupéry. Il semble qu’elle pourrait nous aider à revenir à nos valeurs fondamentales, qui se sont précisées progressivement et lentement au cours des siècles de la civilisation chrétienne au sein de la vieille Europe. Cet héritage donnerait bien des sujets de méditation.

1* M.-C. Lefeuvre, professeur de lettres, est l’auteure d’une Anthologie de la prose française (t. I, 1100-1900) et d’une «Etude des Evangiles», suivie de Les Evangiles et l’écologie, étude libre (L’Harmattan, collection Chrétiens autrement, septembre 2006). 

A. Saint-Exupéry, Terre des hommes (Paris: La Pléiade-Œuvres, 1953), 261.

2 Malraux: les communistes chinois dans La condition humaine (1933), et la guerre d’Espagne, L’Espoir (1937).

Camus, La Peste

Saint-Exupéry. La mort, compagne jamais si lointaine, dans les risques d’un métier: servir la vie, servir son pays, servir l’homme.

3 Courrier sud (CS), III, 10.

4 CS, III, 8.

5 CS, III, 9.

6 CS, III, 62.

7 Vol de nuit (VN), IV, 99.

8 VN, IX, 106.

9 VN, IX, 106.

10 VN, IX, 130.

11 VN, VI, 96.

12 VN, IX, 104.

13 Terre des hommes (TH), 255.

14 VN, XI, 110.

15 VN, VIII, 103.

16 TH, II, 157-158.

17 TH, «Introduction», 139.

18 TH, I, 148.

19 TH, II, 166.

20 TH, II, 158.

21 TH, 176-178.

22 TH, VIII, 3, 258.

23 TH, VIII, 3, 253.

24 Pilote de guerre (PG), 271, 275, 286-287.

25 PG, 275, 287.

26 PG, 272, 277.

27 PG, 284, 288-289.

28 PG, 275, VII, 286-287.

29 PG, 361.

30 PG, 313-314, 347, 361.

31 PG, 363.

32 PG, 365.

33 PG, 366.

34 PG, 373.

35 PG, 377-378.

36 PG, 378-384.

37 Ci, 517.

38 «J’étais un seigneur berbère…», note des éditeurs, 501.

39 Ci, I, 513-514.

40 Ci, 520-522.

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