La Bible : Une parole en prise avec le réel

La Bible : Une parole en prise avec le réel

Daniel BERGÈSE*

Il n’est pas dans mon propos de vous inviter à une réflexion philosophique sur la doctrine de la réalité telle qu’elle pourrait surgir de l’examen du Nouveau Testament. Mon objectif est plus nettement théologique, voire apologétique. Je prendrai donc ce concept dans son acception ordinaire; je voudrais ainsi parler de cette capacité qu’a le message biblique de nous mettre en prise avec l’existence quotidienne, avec les multiples aspects qu’implique notre être-au-monde. Si la religion a pu être accusée d’être une drogue empêchant l’homme d’exercer un vrai discernement quant à sa condition, et en conséquence d’agir pour améliorer cette dernière, il s’agissait sans doute alors d’uneautre religion que celle qui surgit de la lecture fidèle de la Bible! Car il m’apparaît nettement que l’enseignement biblique est le meilleur antidote face aux utopies irréalistes qui peuplent les consciences humaines. C’est ce que j’aimerais présenter dans les lignes qui suivent.

A) Un salut nécessaire

Le premier point que je soulèverai est tout à fait capital, car sur lui repose le reste de l’argumentation. Il s’appuie, en outre, sur un concept central de la pensée biblique, la notion de salut. Il convient donc de s’interroger: la prise en compte réaliste de la condition humaine fait-elle apparaître la nécessité d’un salut? Chacun le sait, c’est justement cette prédication du salut qui a été fustigée par Karl Marx; qui a été dénoncée comme un soporifique distribué par la classe possédante afin de pouvoir continuer à exploiter, en toute tranquillité et bonne conscience, un prolétariat rendu ainsi docile et inoffensif. Mais, si une certaine conception du salut a été contestée et vigoureusement rejetée par Marx, il ne s’ensuit pas que l’idée même d’un salut nécessaire ait été abolie! De fait, le marxisme n’a fait qu’appuyer cela. Sur ce point (essentiel pour notre propos), l’idéologie nouvelle s’est coulée dans les moules anciens de la religion, en proposant un autre salut et une autre voie pour y parvenir. Le politique, élevé au premier rang des aspirations humaines, est censé donner le change aux attentes religieuses: la société sans classes remplace le Royaume de Dieu, la conversion devenant Révolution. En fait, beaucoup d’observateurs l’ont remarqué: l’opposition envers le christianisme (que le marxisme dès ses origines a manifestée) a été d’autant plus féroce qu’il s’agissait bien d’une idéologie de salut devant s’opposer en tout point à l’espérance et à l’expérience chrétiennes. Un univers devait disparaître pour que l’autre survienne.

Si christianisme et marxisme ont concerné plus de la moitié des habitants de la planète au milieu du XXe siècle, faut-il généraliser et considérer que l’homme ne peut réellement se comprendre dans le monde sans une certaine perspective de salut? La porte semble, en effet, largement ouverte. Il se peut que nous soyons là en face, non pas d’une simple production culturelle interchangeable, mais d’une constance de la condition humaine. En réalité, force est de constater que l’existence humaine ne se résume jamais en un contentement béat de la condition présente. Il y a une tension qui naît de l’inadéquation entre l’idée que l’homme a de lui-même et de la vie, et les conditions actuelles dans lesquelles se déroule son existence. Cette tension se voit, se manifeste et tente aussi de se résoudre au travers des religions, mais aussi dans l’expression artistique, dans le débat politique, comme dans le progrès des sciences et des techniques. Et s’il y a bien une histoire des hommes (phénomène unique dans le monde, il n’y a pas d’histoire des lapins ou des platanes!), cette histoire est pour beaucoup marquée par la quête d’un lendemain meilleur. Dans cette optique, l’histoire est tout autant le fruit d’un déjà donné – à savoir la nature humaine capable de culture – que d’un au-delà qui éclaire la condition présente. Non que l’homme connaisse cet au-delà, puisqu’il ne fait pas partie de son présent, mais il se le projette, et cette préfiguration donne forme à son présent, oriente son avenir, trace les grands axes de son histoire.

Ainsi, lorsque la Bible présente ce thème du salut, elle ne plaque pas sur la condition humaine une idéologie arbitraire, une grille de lecture étrangère à la réalité! Bien au contraire. C’est tout à fait en prise avec l’expérience commune qu’elle s’exprime sur ce sujet. L’apôtre Paul parle d’un « soupir » de la création tout entière qui « gémit » en attendant sa délivrance1. La perspective et l’espérance d’un mieux-être s’inscrit, en effet, dans l’expérience individuelle et collective de la vie. Parler de la nécessité d’un salut, c’est donc déjà faire preuve de « réalisme ».

Cette question préalable étant entendue, il reste à voir comment le thème est traité, quelle analyse est faite de la situation présente et quels remèdes peuvent être appliqués pour parvenir à ce mieux-être, à ce salut que toute âme noble appelle de ses vœux. Et c’est immédiatement avec un esprit critique que nous allons aborder les deux grandes utopies salvatrices, qui paraissent tant aller de soi que bien peu semblent s’interroger sérieusement sur leur crédibilité:

– le salut par la praxis, ou le mythe de l’action salvatrice;

– le salut par la gnosis, ou le mythe de la connaissance salvatrice.

B) Le salut par la praxis

L’utopie de l’action salvatrice s’appuie, comme toutes les utopies, sur des éléments de vérité. Et, ici, l’élément fondamental de vérité est la constatation empirique selon laquelle l’homme peut avoir une action bonne ou une action mauvaise. Evidemment, le critère normatif par lequel on pourra juger les actions sera inclus dans le projet de salut que l’on se sera donné: l’action bonne sera celle qui contribue à l’avancement du projet ou qui préfigure sa réalisation; l’action mauvaise est celle qui retarde, contrecarre ou se situe en opposition à ce projet. Ainsi, en toute logique – c’est ici que l’on entre dans l’utopie -, lorsque l’action bonne devient prédominante, l’homme se trouve dès lors en passe d’être sauvé.

Dans la religion égyptienne primitive, le système apparaît dans la fameuse pesée des âmes, le dieu Osiris observant l’aiguille pour savoir si la Maat (la morale) a été plutôt bien observée – dans ce cas, le mort est justifié – ou plutôt mal observée, et alors le dévoreur des morts va engloutir l’individu soumis au jugement. Dans un contexte religieux différent, le christianisme va malheureusement épouser, de temps à autre, un programme semblable faisant naître une religion de l’action bonne, une religion des œuvres dans laquelle Dieu apparaît plus comme comptable que comme Rédempteur.

Parvenue à l’époque et dans l’environnement d’un Occident en voie de sécularisation, cette croyance en l’action salvatrice, loin de s’éteindre, va devenir envahissante. Libéré des croyances prémodernes, l’homme, croit-on, est désormais – et plus que jamais – en mesure de faire son salut. Celui-ci viendra, c’est sûr, car l’histoire le porte. La philosophie de Hegel, puis celle de Marx vont même donner à cet optimisme les fondements rationnels qui pouvaient lui manquer. En effet, grâce au ressort de la dialectique, même l’action mauvaise – qui est en soi une menace inhérente au système – se trouve récupérée et intégrée dans le processus du salut comme un moteur nécessaire à l’avancée du bien. Ce qui a donné en politique le goulag et la dictature (dite du prolétariat), étapes nécessaires sur le chemin du bien ultime: la société sans classes.

Aujourd’hui, cette grande architecture idéologique a pris un coup de vieux et elle est largement remplacée par une croyance diffuse en un progrès de l’espèce humaine; progrès qui ne serait pas seulement de l’ordre du savoir-faire, progrès de la technique ou du politique, mais aussi, croit-on, progrès de l’être dans sa capacité à choisir le bien, à choisir l’action bonne contre l’action mauvaise2. L’humanisme est aujourd’hui, sans aucun doute, la religion majoritaire dans notre pays. Il exprime cette foi en l’homme capable dans son faire de répondre finalement aux aspirations de salut qui montent de son être.

Il est permis, cependant, de mettre en doute le bien-fondé de cette espérance. Affirmer que la capacité morale de l’homme s’élève avec le temps, avec le progrès des sciences et des techniques, c’est afficher un optimisme auquel manque seulement le moindre petit commencement de preuve! Il s’agit, en fait, d’un pari, semblable à celui de l’homme qui attend son salut d’une pesée des âmes, qui lui serait ultimement favorable. En réalité, si l’action humaine peut être aussi bien bonne que mauvaise, l’utopie réside dans cette croyance en une possible autopurification de l’action:

– la mauvaise étant en quelque sorte absoute par la bonne, sous le verdict d’Osiris (ou sous celui du Dieu comptable);

– la mauvaise étant justifiée par la bonne dans les systèmes dialectiques;

– la mauvaise étant minimisée, sectorialisée (dans le passé), et ainsi oubliée dans la célébration humaniste du salut de l’homme par l’homme.

Cette croyance n’est-elle pas un rêve? Une utopie? Car l’histoire parle, l’existence concrète parle, le réel nous parle et nous rattrape! N’est-il pas plus réaliste de considérer que toute la praxis humaine est atteinte d’une telle ambivalence qu’elle ne peut pas faire advenir un monde nouveau, un homme nouveau?

Si l’action des hommes est souvent la manifestation de cet effort pour être au-delà de la condition présente, il n’empêche que ce mouvement en avant a besoin d’un point d’appui, et que celui-ci s’inscrit nécessairement et malheureusement dans l’ambiguïté de l’existence présente. Tout le problème est là. La Bible, par la doctrine du péché originel, présente et développe cette critique. Elle s’élève contre toutes les prétentions autopurificatrices qui engendrent, soit les conformismes de la bonne conscience, soit quelque fanatisme de l’orthopraxie. En conséquence, elle met en garde chacun vis-à-vis de tous les messianismes politiques, qu’ils soient collectiviste ou libéral. Il n’y a dans la Bible, et ceci se révèle clairement dans le Nouveau Testament, aucune illusion quant à l’éventuelle possibilité d’une action humaine qui aurait une valeur rédemptrice. « Tout homme qui pèche, dit Jésus, est esclave du péché. »3Ce qui signifie que tout homme qui va à contresens de son salut n’y va pas seulement parce qu’il a fait un mauvais choix – comme s’il avait pu tout aussi bien en faire un autre – mais tout homme qui va à contresens de son salut montre, par là même, qu’il est cerné par une réalité qui le possède et dont il ne peut se dégager au gré de son bon vouloir. Ce n’est pas à dire que le Nouveau Testament nie la possibilité de l’action bonne ni la valeur de cette dernière, mais celle-ci n’existe dans le monde que comme une grâce venue d’ailleurs. Elle n’est jamais un matériau dont l’homme disposerait de manière autonome et avec lequel il pourrait construire son salut. Par le bienfait qu’elle apporte, l’action bonne est un signe de salut, elle annonce le Royaume de Dieu, mais elle ne le fabrique pas. Pour traiter le mal-être de l’existence, on ne peut guère opposer un faire quel qu’il soit, ce dernier restant en définitive, et malgré les meilleures intentions, captif de l’horizon tracé par le mal-être.

C) Le salut par la gnosis

L’autre voie tout à fait prometteuse dans laquelle beaucoup s’engagent pour tenter de répondre à cette problématique du salut, c’est la piste nouménale. Le nous, en grec, c’est la pensée, l’intelligence, la capacité humaine d’absorber des informations, de les classer et d’élaborer ainsi une connaissance. Cette faculté est remarquable! D’une part, à cause du pouvoir qu’elle a de voir l’invisible (grâce à la fabrication des idées et des concepts) et, d’autre part, parce qu’elle semble apte à aborder tous les problèmes de l’existence en proposant des solutions. De là à penser que la grande question existentielle du salut est à sa portée, il n’y a évidemment qu’un pas. Le salut de l’homme ne résiderait pas tant dans sa capacité morale que dans la perspective d’une pensée juste. En conséquence, la vraie gnosis (connaissance) serait la condition nécessaire mais suffisante pour répondre à cette quête existentielle de l’humanité.

Cet enthousiasme a été décliné, au cours de l’histoire, sous des formes très variées. Au Ier siècle de notre ère, un mouvement va incarner de manière radicale ce type d’approche; il s’agit du gnosticisme. Les gnostiques ont été tellement séduits par le mystérieux pouvoir de la pensée qu’ils ont élaboré un système dans lequel le salut de l’homme devient accessible, non plus dans un quelconque faire, mais par l’assimilation d’un savoir. Reprenant quelques éléments de la révélation biblique, Basilide, un des leaders d’une école gnostique, explique que la rédemption de l’homme est maintenant à l’ordre du jour grâce à la venue en forme humaine du « premier-né du Père », à savoir le nous, l’Intelligence (avec un grand i), le révélateur des mystères du monde. Dès lors, en accédant à la connaissance, la libération du principe spirituel emprisonné dans le corps humain s’effectue. On le comprend très vite: ce système est fondé sur un dualisme très marqué entre la matière et l’esprit. La tension existentielle, génératrice de la notion de salut, est ici traduite en termes d’opposition entre l’esprit et la matière. Cette dernière n’est donc pas appelée à une rédemption puisqu’elle constitue en elle-même le lieu de notre déchéance. En conséquence, le gnosticisme n’a pas vraiment d’éthique, et on verra les gnostiques osciller entre l’ascèse la plus stricte et l’immoralisme le plus dévergondé.

De nos jours, ce dualisme réapparaît dans nos sociétés sous l’influence discrète des religions et philosophies orientales. L’important, ce n’est pas tant de bien faire que d’être « zen », autrement dit de pouvoir s’évader au-delà des contingences par le pouvoir de l’esprit sur soi. Toutefois, la piste nouménale peut s’exprimer autrement que dans le cadre de ce dualisme. La connaissance juste pourrait bien être le canot de sauvetage de l’homme tout entier et non seulement de son esprit, et ceci par deux voies parallèles:

– par l’avènement de la toute-puissance;

– par l’avènement d’une éthique (éthique sociale en particulier) éclairée.

a) L’avènement de la toute-puissance

Il est bien certain que les progrès technologiques issus du savoir sont tels qu’ils exercent une fascination sur les consciences de nos contemporains. Grâce à l’accumulation des connaissances, l’homme se donne chaque jour toujours plus de moyens pour résoudre une multitude de problèmes liés à l’existence quotidienne. Lorsque nous regardons à nos parents ou à nos grands-parents, lorsque nous comparons notre existence avec celle des peuples ou des populations qui ne bénéficient pas de ces progrès, nous mesurons objectivement le mieux-vivre qui est le nôtre. Et lorsque nous nous projetons vers l’avenir, nous pouvons énumérer, avec confiance, un certain nombre de problèmes actuels qui seront bientôt solutionnés grâce au progrès du savoir et des techniques. De là à penser que sciences et techniques augmentant nous serons un jour en passe de maîtriser notre propre salut, il n’y a qu’un tout petit pas. Mais est-ce bien réaliste?

Tout d’abord, force est de constater que si nous pouvons mesurer objectivement le mieux-vivre qui est le nôtre grâce aux moyens dont nous disposons, il ne s’ensuit pas que nos concitoyens ont le sentiment subjectif d’un mieux-être. Est-on plus heureux dans la société du XXIe siècle que nos aïeux l’étaient dans la leur? Et certains peuples démunis ne nous donnent-ils pas l’impression d’être plus gais, plus à l’aise, plus en accord avec la vie que nous-mêmes? Nos sociétés technologiquement avancées produisent, on le sait, plus de suicides que les autres. L’analyse est rapide et le verdict tombe sans qu’il soit aisé de le contester: rien n’indique que la tension existentielle diminue au prorata des pouvoirs et des savoirs. Progresser sur le chemin de la connaissance offre sans doute une meilleure maîtrise du monde, mais ne donne, en aucun cas, le sentiment d’une avancée sur la voie du bonheur.

En second lieu, quittant le terrain de la subjectivité, on est amené à observer un phénomène décourageant pour les adeptes du salut par les sciences et techniques: chaque solution apportée par le progrès ouvre de nouvelles questions et fait jaillir de nouveaux problèmes. Un seul exemple: il est certain que l’automobile a apporté un plus dans la vie des gens en termes de liberté, d’autonomie, de champs d’action. Mais la somme de problèmes que cette invention a engendrée est phénoménal! Il y a un engrenage multiplicateur qui imprime à l’existence un désenchantement au fur et à mesure que la connaissance permet des applications censées nous offrir une vie meilleure. Cet aspect du réel ne permet pas de rêver à une existence parvenue à son salut, à une humanité délivrée de sa condition grâce au pouvoir conféré par l’intelligence.

Enfin, il faut bien reconnaître que, certes la connaissance scientifique développe le pouvoir de l’homme ainsi que ses moyens d’action, mais un pouvoir pour faire quoi? Des moyens pour quelle fin? L’homme saura-t-il orienter ces fabuleuses capacités pour son bien ou pour son malheur, pour son salut ou pour sa perdition? Et voilà que se repose le problème éthique.

b) L’avènement d’une éthique éclairée

La connaissance peut-elle donner un jour à l’éthique une base fiable et contraignante, et ainsi orienter l’homme dans la bonne direction? On peut en douter.

Il convient, en effet, d’écarter en premier lieu la démarche qui va chercher à établir les normes de la moralité sur une base naturaliste, c’est-à-dire en fonction de la nature de l’homme. En soi, cette approche peut sembler logique: une morale qui s’applique à l’homme doit être humaine. On s’interrogera ainsi à propos de la nature humaine afin de savoir quelles sont les orientations qui lui conviennent. On s’appuiera sur les connaissances actuelles au sujet de l’homme: sur l’histoire, l’ethnologie, la paléontologie, la biologie, la génétique, notamment, et, à partir de là, on tentera d’établir une image globale de l’homme. Tentative qui touche sans doute à la haute voltige, mais grâce au grand principe unificateur que constitue aujourd’hui la croyance en l’évolution des espèces, l’incommunicabilité entre les sciences pourra être dépassée. Que donnerait donc un système moral fondé sur cette connaissance? Il n’y a pas lieu de s’interroger longtemps: la philosophie de Nietzsche en est l’application la plus conséquente, et on sait qu’elle débouche sur une antimorale, sur un éloge de la vitalité, de la force, de la brutalité primitive. Idéologie que Hitler et les nazis mettront en pratique quelque quarante ans plus tard. Utopie dévastatrice s’il en est!

Plus perspicace, le philosophe Emmanuel Kant, un siècle auparavant, avait bien vu que le concept même de morale interdit une approche naturaliste ou « originaliste » telle que la présente Nietzsche. La morale, cette science du devoir-être, ne peut pas se déduire de ce qui se fait ou de ce qui est. Il faut très nettement séparer les mœurs de la moralité. Mais, dans ce cas, comment fonder ce devoir-être si les données extérieures du monde phénoménal ne nous sont pas d’un grand secours? Kant répond: sur la raison. Dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, il dégage ce qu’il appelle l’impératif catégorique de la morale rationnelle: « Agis toujours de manière que la maxime de ton action puisse être érigée en loi universelle. » Et quant à la finalité de l’action, il nous dit ceci: « La personne humaine doit être toujours traitée comme une fin et jamais simplement comme un moyen. » Chacun peut apprécier la sagesse de ces règles (dont le contenu est d’ailleurs déjà présent dans la Bible). Que la raison triomphe donc, et le monde ira mieux!

Mais l’accroissement de la connaissance va-t-il obligatoirement de pair avec une influence toujours plus grande de la raison sur les comportements? Ou bien, dans une optique légèrement différente, faut-il croire avec Platon qu’« il suffit de bien savoir pour bien faire »? Autrement dit: la connaissance du vrai en morale, c’est-à-dire du bien, entraîne-t-elle nécessairement la pratique du bien? Il est fort intéressant de voir que Kant lui-même, après un temps où (influencé par Jean-Jacques Rousseau) il estimait que le mal était une maladie guérissable, a très nettement changé de point de vue. Le grand philosophe de Königsberg est devenu par la suite beaucoup moins optimiste et a défendu la thèse de l’existence d’un mal radical qui jette un doute profond sur les possibilités qu’auraient les sociétés d’évoluer vers une éthique éclairée. Il constate, selon ses propres mots, « qu’il existe dans l’homme un penchant naturel au mal »4.

D) L’approche biblique: le salut par la foi en Jésus-Christ

L’existence de ce « mal radical », pressenti par le vieux Kant, est présenté avec clarté et force dans ce passage de la lettre aux Romains qui annonce en même temps la perspective biblique en ce qui concerne le salut:

« Je ne comprends pas ce que je fais: car je ne fais pas ce que je voudrais faire, mais je fais ce que je déteste. Si ce que je fais, je ne le veux pas, je reconnais ainsi que la loi est bonne. Ce n’est donc pas moi qui agis ainsi, mais c’est le péché qui habite en moi. Car je sais que le bien n’habite pas en moi, c’est-à-dire dans ma faiblesse humaine. En effet, quoique le désir de faire le bien existe en moi, je suis pourtant incapable de l’accomplir. Je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas. (…)

 »Au fond de moi-même, je prends plaisir à la loi de Dieu, mais je trouve dans mon être une autre loi qui combat contre celle qu’approuve mon intelligence. Elle me rend prisonnier de la loi du péché qui est en moi. Malheureux que je suis! Qui me délivrera de ce corps qui m’entraîne à la mort? Dieu soit loué, par Jésus-Christ notre Seigneur. »5

Ni la connaissance du bien, ni la volonté de bien faire, ni l’hypothétique bonne action n’apportent, du point de vue de la Bible, une issue à la condition humaine en prise avec le mal. C’est ce que l’on appelle quelquefois le pessimisme biblique: il n’y a pas de salut de l’homme par l’homme. Et c’est ce « pessimisme » que je propose d’appeler simplement un « réalisme », c’est-à-dire une analyse lucide du réel lorsque tous les feux d’artifice des jeux de l’esprit se sont éteints. Cependant le message vers lequel toute la Bible pointe, c’est l’Evangile. Et l’Evangile ne serait pas « évangile » – c’est-à-dire « bonne nouvelle » – s’il n’apportait pas en même temps, sur la base de cette lucidité retrouvée, la solution à cette énigme de l’attente d’un salut.

Dans le livre de l’Ecclésiaste, le sage constate à plusieurs reprises le caractère lassant et finalement inutile d’un monde qui tourne, qui bouge, qui travaille sans jamais pourtant aboutir quelque part. « Ce qui manque, dit-il, ne peut être compté. » En d’autres termes, nous sentons bien qu’il manque quelque chose pour que l’espérance soit accrochée solidement, pour que la vie retrouve un sens, mais nous sommes incapables de dire quel est ce manque puisque, par définition, nous ne le connaissons que comme un inconnu. La Bonne Nouvelle, l’Evangile, c’est le surgissement dans le monde de cette pièce centrale du puzzle, sans laquelle le dessin demeure incompréhensible et même insensé. Jésus-Christ est cette pièce centrale qui n’est pas du monde mais qui est venue dans le monde pour apporter ce qu’il y manque. Et Jésus-Christ, en venant dans le monde, ne change pas seulement notre connaissance, notre compréhension du monde, il change le monde lui-même!

Venu dans la condition d’un homme, il bouleverse par sa présence les données apparemment permanentes de l’existence humaine. Par sa vie, par sa mort et sa résurrection, il fait du salut, non plus seulement une projection en avant dans un avenir incertain ou un au-delà éventuel, mais une réalité inscrite dans le monde, dans sa propre personne. De telle sorte que quiconque met sa foi en lui, c’est-à-dire quiconque l’accueillera en lieu et place de ses propres prétentions au salut, de ses propres utopies, celui-là fera l’expérience personnelle de la transformation fondamentale que sa présence apporte au monde. L’apôtre Jean, à la suite de Jésus lui-même, décrit cette expérience sous une terminologie qui est à la hauteur de l’enjeu: il s’agit d’une « nouvelle naissance ». S’appuyant sur l’œuvre objective et historique de Jésus, et venant la confirmer de manière subjective et intérieure, cet événement de la nouvelle naissance se manifeste chez le croyant par un processus de renouvellement de l’intelligence et du comportement donnant une vive prise de conscience du sentiment de son propre salut6.

Ainsi, ce salut révélé et manifesté en Jésus-Christ comporte un « ici et maintenant » qui le rend tout à fait réel pour ceux qui vivent cette démarche de foi. Cet aujourd’hui du salut ne court-circuite cependant pas l’attente d’une restauration de toute chose. Avec toute la création et dans un même soupir et dans un même gémissement, le croyant mise aussi sur l’avenir7. Cependant il ne s’agit ni d’une pure spéculation intellectuelle, ni d’un optimisme ravi et sans fondement. L’attente eschatologique chrétienne est une certitude de la foi. Elle ne trouve ses raisons ni dans la gnosis ni dans la praxis humaines, mais en Dieu qui agit: celui qui expérimente l’aujourd’hui du salut en Jésus-Christ « sait » que son espérance ne sera pas déçue. De ce salut dont il connaît maintenant les prémices, il attend avec confiance la réalisation cosmique, lorsque la cité actuelle parvenue à la plénitude de son histoire laissera la place à la nouvelle Jérusalem, à la cité selon Dieu, dans laquelle la mort elle-même, dernier adversaire irréductible, disparaîtra de nos horizons.

Voilà le salut plein et entier dans la perspective biblique. Dans sa dimension présente comme dans sa dimension à venir, il me semble qu’il « colle » parfaitement à la réalité que nous éprouvons, aux conditions de vie que nous connaissons.

D. Bergèse est pasteur chargé de l’animation biblique dans les Eglises réformées évangéliques indépendantes.

1*Rm 8.18-24.

2 Les théories de l’évolution des espèces sont bien sûr en arrière-fond de cette croyance. Et ceci sans que l’on s’interroge sur l’étrange capacité qu’aurait l’évolution biologique à se transformer en progrès moral.

3 Jn 8.34.

4 Voir l’étude de J. Brun, « Kant (1724-1804) », in Hokhma, 25 (1984), particulièrement p. 58.

5 Rm 7.15-19 et 22-24. Traduction de la Bible en français courant.

6 Le propos de 1Jn 5.4-5 met clairement en rapport la foi en Jésus et la transformation victorieuse qu’elle opère chez le croyant par rapport à sa condition: « Tout enfant de Dieu peut vaincre le monde. Voici comment nous remportons la victoire sur le monde: par notre foi. Qui peut vaincre le monde? Seul celui qui croit que Jésus est le Fils de Dieu. »

7 Voir Rm 8.22-25.

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